Littérature

L’INCIPIT DU CAHIER : CESAIRE, PORTEUR DE PAROLES

Ethiopiques numéro 63 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2ème semestre 1999

L’incipit du Cahier : Césaire porteur de paroles [1]

« C’est au cri que l’on reconnaît l’homme » [3].

Le Cahier est un évènement [4]. Avènement, dirait plutôt Claudel. Car, avec Césaire, le Poème advient et ne cesse de devenir parce qu’il constitue « une parole essentielle » [5]. Et les premiers mots du dialogue que le poète entretient avec la page blanche lui permettent de mettre en place les linéaments de son univers et de se décharger, au moins en partie, de son angoisse (non métaphysique) de créateur. Au point de surgissement de sa parole, Césaire prononce des mots laissant vive en nous la trace de la fulgurance de l’étincelle poétique qui nous éclaire un instant avant de nous laisser à plus de nuit : « Au bout du petit matin……. » [6]

Dans une démarche souvent partielle, la critique littéraire a abondamment étudié les incipit romanesques [7] négligeant ainsi la poésie qui semble déjouer les tentatives de saisie. Il s’agira, dans ces pages, d’analyser l’incipit du Cahier à travers ce qu’il pose et présuppose afin de déterminer le rôle et la fonction de ce discours d’ouverture dans la structure du recueil.

L’incipit est un lieu stratégique [8] dont la fonction est de programmer le texte. Une contrainte spatiale interdit de prolonger indéfiniment le début du poème mais, en peu de mots, Césaire réussit à mettre en place les éléments qui fonctionnent comme un point d’ancrage de son discours. En quittant le domaine du silence – et non du vide – précédant l’écriture de l’œuvre, la parole poétique acquiert de l’épaisseur. A l’instant précis où sa parole prend naissance et devient un acte fondamental qui crée un espace linguistique et entre en contact avec un destinataire, Césaire dit : « Au bout du petit matin….. ».

Curieusement mais significativement placés dès l’ouverture de l’oeuvre, les points de suspension, qui semblent situer l’incipit sous le signe de l’inachèvement, indiquent un vide que le poème va combler, une carte des (im) possibilités que l’écriture devra (in) valider. Et, grammaticalement, cet incipit se décompose ainsi : une locution prépositive jouant, au sens large, le rôle de déterminant (« Au bout du ») et un groupe nominal (« petit matin »). Dans chacune des deux composantes du discours d’ouverture, le poète présente une idée de fin et de commencement. La polysémie, la surcharge de sens et le redoublement montrent, comme l’a si bien dit Césaire, que « la poésie commence avec l’excès, la démesure, les recherches frappées d’interdit, dans le grand tam-tam aveugle, dans l’irrespirable vide absolu, jusqu’à l’incompréhensible pluie d’étoiles (…) » [9].

Par cette dimension polysémique, le porteur de paroles qu’est le poète indique la mission dont il est investi ; tout entier au verbe attaché, il est un écrivain dont le travail porte d’abord sur les signes qu’il dépense, déporte et délimite en les faisant voyager au-delà de leur situs d’origine.

Semblable aux « matinaux » dont parle René Char, Césaire, au début de ce poème portant la marque d’un embryon de récit, évoque l’aube. Sur son Mont des Oliviers, le poète ne s’endort pas ; il veille aux portes entrouvertes et infranchissables de la Terre Promise afin de surprendre le réel à son point d’origine. Ce « petit matin » qui donne l’impulsion initiale à la parole poétique constitue un moment privilégié ; c’est « l’Aube transparente d’un jour nouveau » évoquée par Senghor [10], l’éclat virginal de la Jeune Parque dont parle Paul Valéry, ou le « premier matin » claudélien.

A partir de ce noyau générateur, il se développe un mouvement in(dé)fini de départ et de retour comme si le poème était asservi à une idée directrice ayant force d’exigence absolue au point de donner le sentiment d’une obsession. Mais, au-delà d’un simple procédé de rhétorique dont la fonction serait de montrer que « la litanie a envahi la poésie moderne » [11], le retour intermittent de ce « petit matin » est fonctionnel. Ce « petit matin », qui donne le la au poème, a le statut d’un « mot-accoucheur » rythmant la production du texte ; il demeure lui-même jusqu’au moment où il se trouve devant son autre :

« Au bout du petit matin, le vent de jadis qui s’élève, des fidélités trahies, du devoir incertain qui se dérobe et cet autre petit matin d’Europe… [12]

Parallèlement à la temporalité, aux conditions atmosphériques et à la verticalité ascendante, Césaire évoque un autre espace (l’Europe) et une obligation morale non encore assumée.

La rencontre de ces deux petits matins est loin d’être fortuite. Puisque, la poésie est une parturition [13], cette rencontre fonctionne comme une fécondation. Elle permet de figurer la dialectique de l’inspiration qui, selon Georges Poulet et Jacques Sôjcher [14], se structure autour d’un mouvement de concentration-expansion, de compression-jaillissement. Dans l’organisation interne du poème, cette rencontre est fondamentale parce que, sans transition, elle débouche sur une décision de départ qui est surdéterminée :

« Partir (…)

Partir. Mon coeur bruissait de générosités emphatiques. Partir … » [15].

Prolongeant les métaphores du déplacement présentes depuis le titre de recueil, ces mots montrent que Césaire dit l’errance et que la poésie fonctionne surtout comme une porte ouverte sur l’ailleurs car, ainsi que l’affirme Henri Michaux, « Les poètes donnent éternellement le départ » [16].

L’analyse de ces postulations permet de poser beaucoup de problèmes au nombre desquels celui de l’identité qui est pensable comme une trajectoire parce que la connaissance de soi est aussi mémoire de soi. Traversé comme d’un trait de feu par une passion ardente qui finit par l’embraser dans la totalité de son être et surtout par l’angoisse d’une question existentielle, – celle-là même qui tourmentait saint Augustin-, Césaire devient une énigme pour lui­même [17]. Quis sum ? quae natura ? C’est aussi la question inaugurale de Nietzsche dans Ecce homo, de Breton dans Nadja, de Bernard Noël dans Le Lieu des signes…. Césaire fait irruption à l’intérieur de la question pour la fonder sur lui-même et sur la communauté au nom de laquelle il parle : « Qui et quels sommes-nous ? Admirable question ! » [18].

La littérature devient alors l’expérience d’un questionnement identitaire légitimant les nombreuses définitions que le poète donne de lui-même et surtout la formulation d’une exigence qui dépasse le statut de celui qui parle. Cette postulation au départ définit le statut du poète et le sens de son oeuvre. Elle constitue un art poétique qui fonde les moyens et les fins d’une création s’affirmant comme le résultat d’une interrogation portée tout le long d’une existence.

Alors, si la postulation au départ est si importante, pourquoi le poète a-t-il attendu une vingtaine de pages pour énoncer ce projet qui est au centre de l’œuvre et de toute la rhétorique sur laquelle elle repose ? Dans cette perspective, la description des Antilles qui occupe les premières pages du Cahier constitue une pause intérieure permettant de formuler le problème de l’attente en poésie. Essentielle dans le Cahier, cette question est, par exemple, envisagée par Rimbaud qui conçoit la création littéraire comme une célébration des « Fêtes de la patience » [19] :

« Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes » [20]

et Léopold Sédar Senghor dans son Œuvre Poétique :

« Vous savez ma patience paysanne [21].

Avec une patience paysanne, j’ai travaillé à la lime des dix-sept heures d’été

Quand il faut serrer la récolte et que menace le temps grondant » [22].

Permettant de donner une autre mesure de la perception et du temps, l’attente signifie ici la prédisposition à l’éclatement ; elle est la matrice de la rencontre, du redoublement ou du dédoublement. Le poète semble guetter l’imminence d’un signe. Nécessaire à la réception du texte poétique, la patience est aussi fondamentale dans le processus de création. Elle permet d’accumuler une prodigieuse réserve de rancœur qui va s’exprimer dans un élan irrépressible que Césaire présente en se référant justement à la patience. Car, en évoquant la Négritude, le Cahier nous dit qu’ « elle troue l’accablement opaque de sa droite patience » [23].

La postulation au départ constitue un projet éminemment politique car elle aide à dépasser le « sale bout de monde . Sale bout de petit matin »[ [Ibid., p. 31]]. À la présentation des Antilles [24], succède la figure d’un poète qui fait de l’acceptation du devoir envers sa race une exigence à promouvoir. Mais Césaire nous donne une superbe leçon de poétique d’une œuvre politique. Au niveau rhétorique, les motifs politiques du Cahier sont classés dans l’inventio, la dispositio et l’elocutio. Reposant essentiellement sur ce que Gabriel Ravillon a appelé une « poétique du dire subversif » [25], l’œuvre de Césaire valorise une probité esthétique, une fureur inspirée et une folie artistique qui prônent le démantèlement du système de références occidental accusé d’oblitérer constamment le sens du réel.

L’écriture valorise la promotion de la révolte totale : « Ici poésie égale insurrection » [26]. Elle transgresse les interdits moraux et syntaxiques et banalise la ligne de partage entre la Folie et la Raison. Césaire s’amuse parfois à indiquer le point possible de la disparition et de l’annulation d’une parole qui évolue vers le cri ; c’est-à-dire la désagrégation de la codification phonique des mots : « voum rooh oh (…) [27] Eia (…) [28] hurrah (…) »  [29]. Par-delà sa dimension subversive, le cri présente un statut poétique. Contre les artifices rhétoriques d’une littérature qui, à force de raffinement et de politesse exquise, devient précieuse et ridicule, Césaire veut faire de son poème un « cri fondamental » [30]. Et, contrairement à ce qu’affirme Stanislas Adotévi, le cri n’est pas un simple balbutiement [31] mais un moyen de communiquer et un acte portant la marque d’une authenticité : « (…) et je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées » [32]

À mi-chemin entre le génie caractéristique de Rimbaud, le scandale de Lautréamont, les messes de Claudel et les liturgies païennes de Saint-John Perse, Césaire prononce une parole neuve, libre de toute borne et pure de toute compromission. Lue à la lumière de cette problématique, le Cahier, dès son incipit, pose les conditions de possibilités d’une histoire des soleils levants [33]. La montée irrépressible de la parole poétique et celle de la « négraille (…) inattendument debout » [34] s’additionnent, se relaient et informent en profondeur récriture de l’œuvre.

« Au bout du petit matin… ». L’Alpha porte la marque de l’Oméga et le commencement indique déjà une fin dans cet incipit qui participe aussi du caractère ritualisé de la prise de la parole. D’ailleurs, dans toutes les civilisations, il existe une solennité des inaugurations et des clôtures [35]. Mais le poète du Cahier commence par un geste de rupture radical :

« Il faut bien commencer.

Commencer quoi ?

La seule chose au monde qu’il vaille la peine de commencer :

La Fin du monde parbleu » [36].

Césaire porte ainsi au summum de l’intensité possible l’expression d’une dimension subversive sans laquelle il n’y a pas de poésie. Prophète de l’imminence du jour et du « crépuscule des idoles » de toute sortes, le Zarathoustra de Nietzsche, l’eût, sans aucun doute, reconnu comme un des siens.

[1] Texte de notre communication au Congrès sur L’Oeuvre de Césaire organisé par le Pr. L. Kesteloot au Centre Culturel Français de Dakar le 5 Mai 1996.

[2] Alioune DlANÉ est Docteur ès-Lettres de l’Université de Paris IV, Maître de conférences à la Faculté des Lettres de l’Université Cheikh Anta DIOP de Dakar et à l’U.F.R de Lettres de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.

[3] A Césaire, « Introduction à la poésie négro-américaine », Tropiques, n° 2, Juillet 1941, p. 31

[4] L. Kesteloot-B. Kotchy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre, Paris-Versailles, Présence Africaine -Les Classiques Africains, 1993, p. 23.

[5] « La Poésie, parole essentielle », Présence Africaine, n° 126. 1983, pp. 7-23.

[6] Cahier d’un retour au pays natal, nouvelle édition, Paris, Présence Africaine, 1983, P. 7.

[7] Voir la bibliographie établie par A Del Lungo, « Pour une poétique de l’incipit », in Poétique, 94, Avril 1993, pp. 149- 152.

[8] R Jean, Pratiques de la littérature. Paris, Seuil, 1978. p. 13 ; A Del Lungo, art., cit., pp. 131-132, et Y. Reuter, Introduction à l’analyse du roman. Paris, Bordas, 1991 pp. 140-141.

[9] « Isidore Ducasse de Lautréamont », Tropiques, n° 6-7, Février 1943. p.11-12.

[10] « A l’appel de la race de Saba », Hosties Noires, In Oeuvre Poétique, Paris, Seuil, 1990, VIII, p.62.

[11] J. Onimus, La Connaissance poétique, Paris, Desclée de Brouwer. 1966, p. 174.

[12] Cahier d’un retour au pays natal, p. 20. Nous soulignons.

[13] A Césaire, « Poésie et connaissance », Tropiques, n° 12, Janvier 1954. p. 164.

[14] J. Söjcher, La Démarche poétique, Paris, U.G. É.. 1976, pp. 122-134

[15] Cahier d’un retour au pays natal. pp. 20-22.

[16] Passages (1937-19631), nouv. édition, Paris, Gallimard, 1965, p. 55.

[17] « Césaire reçoit Senghor », In Hommage à Léopold Sédar Senghor homme de culture, Paris, Présence Africaine, 1976, p. 46.

[18] Cahier d’un retour au pays natal, p. 28.

[19] Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, 1954, pp, 131-141.

 

[20] Ibid., « Adieu », Une Saison en enfer p. 244, Nous soulignons.

[21] « Élégie de Minuit », « Nocturnes », p. 200. Nous soulignons.

[22] Ibid., « Libération », Chants d’ombre, p. 27. Nous soulignons.

[23] Cahier d’un retour au pays natal. p. 47.

[24] Cf. L. Kesteloot-B. Kotchy, op. cit., P. 26.

[25] Aimé Césaire ou de la minorité à la littérarité, Mémoire de Maîtrise, Université d’Orléans, 1989, pp. 22-30.

[26] A Césaire. « Maintenir la poésie », Tropiques n° 8-9, Octobre 1943, p. 7

[27] Cahier d’un retour au pays natal, pp. 30-31.

[28] Ibid., pp. 47,48, et 49,

[29] Ibid., p.60.

[30] « La Poésie, parole essentielle », art. cit., p, 17.

[31] Négritude et négrologues, Paris U.G.É, 1972, p. 18.

[32] Et les chiens se taisaient. Paris, Présence Africaine, 1956, p, 81. Cf. O ; Sankharé-A Diané. Coups de pilon de David Diop : poétique d’une oeuvre politique, Dakar, P.U.D., 1995. pp. 34-37.

[33] Cf. KL.. Walker, La Cohésion poétique de l’oeuvre césairienne, Tübingen-Paris, Gunter Narr Verlag. Jean-Michel Place, 1979, pp. 56-74.

[34] Cahier d’un retour au pays natal. p. 61

[35] Consulter R Barthes, « l’Ancienne rhétorique », in Communications, XVI. (Recherches rhétoriques) 1970, p. 214 ; Leçon inaugurale de la chaire de Sémiologie du Collège de France, prononcée le 7 Janvier 1977, Paris, Seuil, 1978, p. 38, et M. Foucault. L’Ordre du discours, Leçon inaugurale au Collège de France, prononcée le 2 Décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971.

[36] Cahier d’un retour au pays natal, p. 32.