Hommage à Cheikh Anta Diop

L’IDENTITE CULTURELLE DANS L’OEUVRE DE CHEIKH ANTA DIOP

Ethiopiques numéro 44-45

Revue socialiste de culture négro-africaine

nouvelle série – 2ème trimestre 1987 – volume IV, N° 1.2

Le commentaire du texte introductif à mes conférences [1] va constituer le point de départ de ma réflexion ; en effet, il y est dit que Cheikh Anta Diop aurait quelque rapport avec le Mouvement de la Négritude [2].

Pourtant les propos de Cheikh Anta Diop au sujet de la Négritude sont sans équivoque.

Déjà dans Nations Nègres et Culture il disait : « Tout au plus reconnaîtra-t-on au Nègre des dons artistiques liés à sa sensibilité d’animal inférieur. Telle est l’opinion du Français Gobineau, précurseur de la Philosophie des nazis, qui dans son livre célèbre De l’inégalité des races humaines, décrète que le sens de l’art est inséparable du sang du Nègre… ».

Un tel climat d’aliénation a fini par agir profondément sur la personnalité du Nègre, en particulier du Nègre instruit qui a eu l’occasion de prendre conscience de l’idée que le reste du monde se fait de lui et de son peuple.

Il arrive très souvent que le Nègre intellectuel perde confiance en ses propres possibilités et en celles de sa race à un point tel que, malgré la valeur des démonstrations exposées au cours de cette étude, il ne sera pas étonnant que certains d’entre nous, après en avoir pris connaissance, éprouvent encore du mal à admettre que nous ayons vraiment assumé le premier rôle civilisateur du monde.

Il est fréquent que des Nègres d’une haute intellectualité restent victimes de cette aliénation au point de chercher de bonne foi à codifier ces idées d’une prétendue dualité du Nègre sensible et émotif, créateur d’art, et du Blanc fait surtout de rationalité. C’est ainsi que s’exprime de bonne foi un poète nègre africain dans un vers d’une admirable beauté : « L’émotion est nègre et la raison héllène » (Léopold Sédar Senghor) .

Ainsi s’est créée peu à peu, une littérature nègre de « complémentarité » se voulant enfantine, puérile, bon enfant, passive, résignée, pleurnicharde…

C’est ainsi qu’un autre grand poète nègre, le plus grand peut-être de notre temps, Aimé Césaire (Soleil coupé, p. 66) écrit dans un poème intitulé : « Depuis Akkad, Depuis Elam,

Depuis Sumer ».

« Maître des trois chemins tu as en

face de toi un homme qui a

beaucoup marché

« Maître des trois chemins, tu as en

face de toi un homme qui a

« marché sur les mains, marché sur les pieds, marché Sur le

« ventre, marché sur le cul

« Depuis Elam, depuis Akkad,

depuis Sumer »

Ailleurs il écrit :

« Ceux qui n’ont inventé ni la poudre, ni la boussole

« Ceux qui n’ont jamais su dompter

ni la vapeur, ni l’électricité

« Ceux qui n’ont exploré ni la mer ni

le ciel ».

Et Cheikh Anta Diop précise en note que cette citation n’atténue en rien la profonde admiration qu’il a pour l’auteur [3]. D’ailleurs dans lapréface à l’édition de 1979, il n’a pas manqué de rendre hommage « au courage, à la lucidité et à l’honnêteté du génial poète Aimé Césaire : après avoir lu en une nuit toute la première partie de l’ouvrage ; il fit le tour du Paris progressiste de l’époque, en quête de spécialistes disposés à défendre avec lui, le nouveau livre, mais en vain ! Ce fut le vide autour de lui » [4].

Ainsi donc on constate que bien avant Stanislas Adotevi, bien avant M. Towa, Cheikh Anta Diop avait entrepris la critique de la Négritude sur un ton serein et très courtois.

Dans « Civilisation ou Barbarie » il revient sur la question : « Les poètes de la « négritude », dit-il, n’avaient pas à l’époque les moyens scientifiques de réfuter ou de remettre en question de pareilles erreurs » [5].

De sorte qu’on peut se demander si influence il y a, est-ce qu’il ne faudrait pas l’envisager partant de Cheikh Anta Diop vers les tenants de la Négritude. Le témoignage de Léopold Sédar Senghor confirme cette hypothèse dans un hommage qu’il lui rend :

« Je voudrais, tout de suite, dissiper un malentendu. Il y a un domaine où je n’étais pas d’accord avec le professeur C.A. Diop, c’était le domaine politique, et je ne l’ai pas caché. Par contre, j’avais de l’admiration pour le grand chercheur qu’il était. J’étais le premier à reconnaître qu’il a joué un rôle décisif dans la découverte des origines égyptiennes, non seulement de la civilisation négro-africaine, mais encore de la Civilisation de l’Universel.

En effet, si le mouvement de la Négritude, que, quelques étudiants, dont j’étais, ont lancé dans les années 30, s’est développé (s.p.n.) malgré les assauts des racistes blancs et de quelques faux Nègres, il le doit, en grande partie, à l’œuvre scientifique de C.A. Diop ».

Il est donc évident que même si C.A. Diop a influencé les théoriciens de la Négritude, ce fut-après que la Négritude eut dépassé sa phase de gestation. Il serait donc intéressant de voir comment se manifeste par la suite l’apport de C.A. Diop dans les écrits des écrivains de la Négritude voire des écrivains noirs en général.

Nous pouvons remarquer que les travaux de C.A. Diop ont conforté Senghor dans ses thèses sur le métissage.

C’est ainsi que dans la préface à l’ouvrage d’A. Bourgeois « La Grèce antique devant la Négritude » (Paris,Présence Africaine, 1971, p.7) il évoque l’apport de l’Egyptologie sans toutefois se réferer à C.A. Diop. « Plus pertinemment des linguistes ont souligné le caractère métis, sémito-chamitique et négro-africain de la langue des hiéroglyphes. Et le docteur Abdel-Monrein Abu-Bakre, un savant égyptien, a souligné les affinités culturelles entre « l’Egypte ancienne et l’Afrique noire » dans un ouvrage remarqué qui porte ce titre ».

Précisons que C.A. Diop n’évacue pas le problème du métissage, mais pour lui le métissage de l’Egypte pharaonique s’est opéré tard, dans la phase de déclin (cf. Nat. Nègres et cult. T.I. p. 42-43) et ne saurait expliquer le « miracle » égyptien.

Toutefois dans la déclaration qu’il a faite dans la presse et que nous avons citée plus haut, Senghor semble épouser la thèse de C.A. Diop dans sa forme la plus radicale.

« Comme on le sait, poursuit-il, le professeur C.A. Diop a, plus que tout autre Africain, établi méthodiquement, scientifiquement que les Egyptiens, c’est-à-dire les fondateurs, avec la première écriture, de la première civilisation digne de ce nom, étaient des Nègres… ».

Cette remarque ne fait que confirmer notre hypothèse à savoir que les théoriciens de la Négritude ont évolué et continuent d’évoluer en fonction de l’influence de l’œuvre de C.A. Diop.

Est-ce à dire que C.A. Diop n’a pas subi l’effet du choc de retour ?

Cette étude si elle doit être entreprise ne devra pas s’en tenir seulement aux théoriciens classiques de la Négritude (Césaire, Seghor elle devra interroger le rapport de Cheikh Anta avec les théories du père Tempels ou de l’Abbé Kagam à propos du vitalisme africain [6] elle devra aussi analyser à fermer les conclusions auxquelles aboutit Cheikh Anta à l’issue de la comparaison systématique entre sociétés européennes et africaines. Même si C.A. Diop a essayé de prouver la xénophobie des pays nordiques et la xénophilie des pays à régime matriarcal (le berceau méridional africain) à partir d’une démarche matérialiste (en étudiant l’influence de la géographie, du climat, des conditions économiques etc. :.) on peut se demander s’il n’est pas influencé dès le départ par des théories sur l’optimisme nègre par opposition au pessimisme européen [7].

Il serait tout aussi intéressant d’étudier le vocabulaire cheikhantéen, il parle en effet « du sens instinctif du rythme chez l’Africain (N.N. et cult. t. n, p.541), des pulsations nègres (ibidem)

Mieux, l’impact des écrits d’Européens tel Maupertus [8] sur l’œuvre de C.A. Diop pourrait être une piste féconde. Le savant sénégalais n’a d’ailleurs pas manqué d’évoquer ce qu’il doit à Volney [9] et à d’autres écrivains européens mieux disposés à l’égard des nègres.

Tout cela pour dire que C.A. Diop n’est pas parti d’une « tabula rasa », il a eu des devanciers. Son apport s’est situé au niveau de la rigueur de son argumentation et de la systématisation de certains thèmes, à tout celà il faut ajouter un souffle novateur par l’introduction de nouveaux axes de réflexion.

DEFINITION DE L’IDENTITE CULTURELLE

Un point sur lequel s’affirme ce caractère systématique se trouve être sa définition de l’identité culturelle.

Le plus grand reproche que C.A. Diop a fait aux tenants de la négritude, c’est le défaut de l’unilatéralisme [10].

Ainsi selon lui, ils ont privilégié le facteur psychique de l’identité culturelle ; alors qu’à son avis celle-ci doit être appréhendée dans ses trois dimensions : historique, linguistique, psychologique ; ces 3 facteurs ne sont pas statiques et n’ont pas toujours la même importance [11].

 

Toute son œuvre littéraire a consisté à asseoir une nouvelle conscience et un nouveau projet africain à ces 3 niveaux :

– Il a mis l’historiographie africaine sur des bases scientifiques et objectives en dénonçant les falsifications [12].

Il a posé la nécessité de développer les langues nationales [13]et a montré la voie pour les développer [14].

-Il tôt fait de soupçonner l’origine des mythes sur le Nègre [15].

Diop ne s’est pas contenté seulement de fonder les caractéristiques de l’identité culturelle négroafricaine, il a tenté de nous offrir un répertoire des différentes productions culturelles des civilisations nègres au niveau de la sculpture, de la peinture, de l’architecture, de la poésie, du théâtre [16].

Et à chaque niveau, il n’a pas manqué de donner des indications précieuses pour une revitalisation de ces productions.

Ce caractère systématique de l’œuvre de C.A. Diop fait que des courants contradictoires peuvent se réclamer de lui en exploitant unilatéralement tel ou tel aspect de son apport ; ainsi parmi ses admirateurs on peut trouver des nationalistes révolutionnaires africains, des éléments de la bourgeoisie noire américaine et des tenants de l’afro-nazisme.

Le fait également que cette œuvre constitue de manière indiscutable une défense et une illustration des civilisations négro-africaines n’a pas manqué de lui attirer l’inimitié de fondamentalistes musulmans, chrétiens ou marxistes [17], mais aussi le soutien et l’estime de musulmans [18], de chrétiens [19] et de marxistes [20] résolument attachés à la défense et à l’illustration des civilisations négro-africaines. Ainsi est le destin des grands hommes et en reformulant un dicton wolof, on pourrait dire : « sama waay, gaynde waa y » (telle est mon idole qui se trouve être un épouvantail pour l’Autre). [21].

[1] Cette contribution fait partie d’une série de conférences que j’ai effectuées à l’Université de Bayreuth, en juillet 1986, sur l’invitation du Centre interdisciplinaire d’Etudes africaines (Sonderforschungs bereich 214).

[2] Die Veranstaltung beabsichtig, eine Einfûhrung in das Werk des senegalesischen Philosophen und Historikers C.A.DIOP zu geben, der im Februar 1986 in Dakar verstab. Sein werk und vor allem die von ihm vertretene these des Ursprungs schwarzafrikanischer Kulturen in der altâgyptischen Zivilisation, machten C.A. DIOP zum einfluBreich und zunglei C.A. Diop N.N. et Cult. éd. 1979, tome 1, pp. 54-57

[3] C.A. Diop N.N. et Culture , éd 1979,tome 1, pp54-57

[4] Op. cit. p.5, Césaire à son tour rend hommage à Cheikh Anta Diop en disant de Nations négres et culture qu’il est le livre le plus audacieux qu’un négre ait jusqu’ici écrit et qui comptera à n’en douter dans le réveil de l’Afrique, cf. Discours sur le colonialisme, Présence Africaine, 6e édition, p.33 sq.

[5] Civilisation ou Barbarie, Paris. Présence Africaine, 1961, p. 279.

[6] Voir par exemple : Civilisation ou Barbarie, ch. 17, Existet-il une philosophie africaine ?

[7] Voir par exemple : l’Unité culturelle, éd.1982, ch., p.135 sq.

 

[8] Maupertuis par ex notait en 1756 : « Si les premiers Blancs qui en virent des Noirs les avaient trouvés dans les forêts, peut-être ne les aurait-ils pas accordé le nom d’hommes. Mais ceux qu’on trouva dans de grandes villes qui étaient gouvernées par des sages reines qui faisaient fleurir les arts et les sciences dans le temps où presque tous les autres peuples étaient des barbares, ces Noirs-Ià auraient pu ne pas vouloir regarder les Blancs comme leurs fréres (Maupertuis Vénus physique, œuvres 1756, vol. Il, p. 97).

[9] Cf. N.N. et Culture, t. 1, p. 59 sq.

Amadou Ali Dieng donne dans une interview à paraître dans « Farlu » (journal de jeunes) des informations précieuses sur des auteurs qui, avant Cheikh Anta Diop, ont défendu la thése d’une Egypte négre.

Mahjmout Diop signale que Dubois avait déjà soulevé le caractrre négre de l’Egypte (cf. Histoire des classes sociales en Afrique, t.2, p. 262 sq.).

[10] « La négritude » accepta cett prétendue inleriorité et l’assuma crânement à la face du monde. Césaire s’écria : « … ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel » ; et Senghor : « l’émotion est négre et la raison hellène ».

On était donc amené, de proche en proche, à trop spécifier, à privilégier, peut-être, ce troisiémé facteur psychique, constitutif de la personnalité, et que tous les autres peuples appellent simplement le tempéramment national et qui varie du slave au germain, du latin au papou.

La pente était trop glissante et on l’a suivie. Cela est dû au fait que ce dernier facteur est traditionnellement appréhendé de façon qualitative à partir de la littérature, et de la poésie en particulier : tous les peuples ont chanté leurs vertus, tandis que les deux autres facteurs, historique el linguistique, ne sont susceptibles que d’une approche scienlifique et rigoureuse… » (Civilisalion ou Barbarie, p.279).

[11] « Les facteurs historiques et linguisliques conslituent des coordonnées des repères quasi-absolus par rapport au flux permanent des changements psychiques. Et les noirs de la diaspora Le lien linguistique est rompu, mais le lien historique demeure le plus fort que jamais, perpétué par le souvenir (ibidem. pp. 280-281).

[12] Nations négres et Culture, t.I, p. 59.

[13] Ibidem, p. 415 sq.

[14] Ibidem, p. 418 sq.

[15] Ibidem, t.I. p. 49.

[16] Ibidem, t.II, Ch. IV. Les problèmes de l’art africain.

[17] Cf. N.N. et Culture, sa préface à l’éd. de 1954 où il rassure marxistes, les musulmans ou les chrétiens qui pourraient se sentir heurtés par son œuvre.

« Cet ouvrage n’est pas une « invention » sur des questions données : quiconque voudra se servir du marxisme comme guide d’action sur le terrain africain arrivera sensiblement aux mêmes resultats.

Mais comprenons-nous bien, je tiens à dire que je ne fais aucune allusion à la véracité de la religion musulmane ou chrétienne. Je pense que tout Africain sérieux qui veut être efficace dans son pays à l’heure actuelle évitera de se livrer à des critiques religieuses. La religion est une affaire personnelle. Ici, il est question uniquement de problèmes concrets qui doivent être résolus pour que chaque croyant puisse pratiquer librement sa religion dans des conditions matérielles meilleures. Il serait donc malhonnête de lire ce livre avec l’intention secrète d’y trouver un seul mot permettant de crier au blasphème ». II faut ajouter que l’auteur a su éviter les pièges qu’on lui tendait lors du symposium en lui demandant si la science est compatible avec la religion ou quand on voulait l’amener à attaquer le marxisme. Cela n’a pas empêché qu’il a été l’objet d’attaques virulentes dans la presse intégriste (toutes tendances confondues).

[18] C’est ainsi que le docteur Pape Kamara, membre du CERID (Cercle d’Etudes et de Recherches…Islam el Développement ») lui a rendu hommage dans ..Le Soleil », du mercredi 12 Février 1986, en évoquant la contribution de Cheikh en islam.

[19] Cheikh a dédié Nations nègres et Culture à son ami Alioune Diop, le grand animateur de Présence Africaine, qui était chrétien pratiquant.

[20] Amadou Ali Dieng est l’intellectuel africain qui nous semble avoir le mieux tenté une critique marxiste des thèses de Cheikh Anta Diop. II lui a rendu hommage tout en formulant des réserves sur certains aspects de son œuvre, cf. A.A. Dieng « Contribution à l’étude des problèmes philosophiques en Afrique noire », éd. Nubia

Il a eu le courage de reconnaître la faiblesse de certaines attaques marxistes contre C.A. Diop, cf. A.A. Dieng « Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l’Afrique noire », éd. Sankoré, 1978, p. 95 sq.

Il faut reconnaître qu’à sa mort, les formations politiques légales qui se réclament du marxisme au Sénégal lui ont rendu hommage.

[21] Le dicton original est « Xarum waay, gaynde waay » , traduction : « tel peut être doux comme un agneau pour quelqu’un, alors qu’il a tout l’air d’un lion pour quelqu’un d’autre ».