Djibril Tamsir NIANE
Notes

LETTRES, CIVILISATION : l’esclavage en Afrique précoloniale

Ethiopiques numéro 04

Revue socialiste de culture négro-africaine

Octobre 1975

Lettres, Civilisation

 

L’ESCLAVAGE EN AFRIQUE PRECOLONIALE

Dix-sept ETUDES PRESENTEES par Claude MEILLASSOUX, ed. FRANCOIS MASPERO, Janvier 1975

 

Par son titre l’ouvrage que nous vous présentons indique nettement qu’un tournant est amorcé dans les études africanistes. En effet de plus en plus on veut cerner des questions bien précises, aller plus en profondeur dans l’analyse.

Claude Meillassoux ethnologue bien connu a groupé autour de lui dix-sept spécialistes pour étudier l’importante question de l’esclavage dans l’Afrique précoloniale. L’intention affichée dans l’avertissement est bonne : il s’agissait pour les auteurs de « situer la recherche ethnologique dans un cadre historique et géographique intégré ». Les auteurs se proposaient également de vivifier l’anthropologie « afin de dégager la problématique qui permettrait à la fois de préciser la nature de l’esclavage en général et de caractériser les modes de production de l’Afrique précoloniale ».

Toutefois il faut déplorer avec le présentateur que dès le départ une ambiguïté a nui à l’unité du travail : les uns parlent de « captivité et de captifs » alors que d’autres (dont Meillassoux lui-même) optent pour « esclavage » et « esclave ». De cette imprécision du vocabulaire résultent plusieurs contradictions.

Après lecture des 17 articles qui constituent ce volume, on constate avec amertume qu’il n’y a aucun fil d’Ariane pour sortir du dédale aux multiples couloirs qui partent du Sahara, passent à travers les savanes du Niger, pour déboucher dans les forêts du Sud. Chaque article est une étude qui n’a pas de liens visibles avec les autres articles.

L’Histoire n’aura été qu’un prétexte pour étudier la situation socio-politique de l’Afrique du XIXe l’ambiguïté signalée plus haut éclate dans le litre de l’un des articles : « Captifs ruraux et esclaves impériaux du Songhay » signé J.P. Olivier de Sardan.

L’imprécision réside d’abord dans le titre ; qu’entend-on par l’Afrique précoloniale – Est-ce l’Afrique d’avant la conquête armée, ou l’Afrique d’avant l’arrivée des Européens : la distinction est capitale. A la lecture, les uns situent leurs études avant le XVIème siècle, mais pour la plupart, il s’agit bien de l’Afrique au XIXème siècle, voire l’Afrique au début de notre siècle.

Il est à déplorer qu’aucun auteur ne se soit placé dans la perspective dynamique de l’évolution historique d’un royaume, d’un peuple. Les rapports des conquérants et des premiers administrateurs qui ont recensé les populations de l’Afrique Occidentale française et l’ex A.E.F. constituent la base de documentation des auteurs. Ou alors quand on invoque les écrits anciens des arabes ou des lettrés noirs, c’est pour se livrer à des exégèses du texte arabe qui ne mènent pas loin.

Si Claude Meillassoux a raison d’écrire dans son introduction : « l’organisation interne renvoie donc nécessairement au contexte social et historique dans lequel se situe la société et à la nature des relations qu’elle entretient avec l’extérieur », il est cependant regrettable que ni lui ni les autres membres du groupe n’ont tenté de restituer l’évolution historique des phénomènes socio-politiques que les conquérants et les administrateurs ont observés. Chacun des auteurs s’est enfermé dans son champ d’étude sans se soucier du contexte général qui était celui de l’Afrique entre les XVe et XIXe siècles à savoir l’impact de la Traite négrière. La description d’un état de fait n’est point une explication. Que dirait-on de l’œuvre d’un historien qui tenterait de décrire et d’expliquer la société hellénistique en ignorant tout de l’Histoire de la Grèce depuis les temps héroïques 1500 avant J.C. jusqu’à la période historique 778 avant J.C. et surtout qui ignorerait tout de la Grèce des VIe et Ve siècles, époque des révolutions politico – sociales qui ont défini et circonscrit les cités – Etat de l’Hellade  ?

Les intentions clairement posées dans l’avertissement et dans l’introduction jurent avec le contenu des articles. Il ne s’agissait rien moins ici que de définir ce qu’on appelle esclavage en Afrique, de situer le rôle et l’importance de celui-ci dans la société, partant sa place dans l’économie.

La connaissance du vocabulaire de la géographie et des traditions était indispensable pour une approche sérieuse de la question.

Contrairement à ce qu’écrit Monsieur Jean Bazin, Jon en bambara ne signifie pas « captif » ; le mot bambara désigne l’esclave (stricto sensu) il signifie également serf (sens médiéval) il signifie également sujet (sens de sujet du Roi) : le terme ouolof correspondant Jam renferme les mêmes sens. Le sens de jam ou jon est très large. De deux cousins issus d’un frère et d’une sœur est appelé jam l’enfant issu de la sœur : belle plaisanterie qui permet à l’enfant issu de la sœur de mettre à contribution son cousin, en toute amitié. Cette extension de sens se retrouve aussi chez les Mandingues. En faisant une étude fouillée des traditions, les différentes acceptions du terme apparaissent clairement. Par exemple Ton jon signifie non pas « esclave de l’association » comme on pourrait être amené à le penser, mais « membre de l’association ».

L’étude sur le Fouta Djallon aurait pu donner matière à une sérieuse approche du statut de l’esclave si l’auteur avait accordé un peu plus de place au Fouta préislamique. Alors on comprendrait mieux la levée générale de boucliers des animistes du Solima, de Wassulu et du Sangalan contre les musulmans esclavagistes en 1760, en 1820 et en 1880 ; une histoire des révoltes d’esclaves reste à faire pour le Fouta Djallon.

Enfin un mot sur l’article de Claude Meillassoux lui-même (Etat et conditions des esclaves à Gumbu (Mali) au XIXème siècle ». L’auteur connaît la région pour y avoir séjourné à plusieurs reprises ; il a même écrit plusieurs ouvrages ou articles sur le pays soninké, entre autres, « La légende de la dispersion des Kusa (épopée soninké) Dakar IFAN 1967.

Si les différentes catégories sociales sont clairement délimitées avec les noms que les indigènes eux-mêmes emploient, il demeure que l’investigation historique reste superficielle. En effet l’origine de Gumbu dont l’auteur situe l’établissement entre le XVIème et le XVIIIème siècles procède d’une mauvaise interprétation des traditions. Gumbu est l’un des plus vieux noms de villages soninké, il y a eu donc plusieurs Gumbu.

Selon certaines traditions, Gumbu, Koumbi et Karonga seraient contemporains – Ce sont en fait des établissements antérieurs au VIIème siècle avant J.C., au moins. Les habitants au cours de leur histoire ont eu à déplacer leur village, mais la nouvelle fondation perpétuait toujours le nom ancien sacré. C’est l’origine de beaucoup de confusions chez les chercheurs sur l’emplacement des villes anciennes du Soudan occidental.

Le mode de production africain qu’on tente de définir ici (sans l’avouer clairement) ne saura être cerne si l’on ne restitue au préalable le déroulement historique dans son contexte géographique ; si l’on ne saisit les mutations internes que la société a connues. Sur ce point capital, seule une connaissance de plusieurs traditions peut aider l’historien objectif ou l’anthropologue culturel. Vaine entreprise que celle de l’anthropologue qui veut en I ’espace de trois mois connaître les structures sociales et se familiariser avec la manière d’être, la mentalité des populations ! Cette incursion dans le passé à travers le dédale des mythes, des légendes, des contes, et des récits de tous genres qui constituent l’essentiel de la tradition orale, revient aux Africains. Ils ont l’avantage d’une connaissance intime des langues, des us et coutumes, de l’origine des alliances et des parentes à plaisanteries entre familles et entre clans, toutes réalités qu’ils vivent encore ; les chercheurs africains en possession de ces outils indispensables doivent présentement passer au travail sans se laisser obnubiler par des schémas vrais pour d’autres sociétés. C’est le lieu de dire que la réflexion marxiste repose fondamentalement sur une connaissance de l’évolution historique ; or ethnologues et anthropologues catapultent les réalités qu’ils observent aujourd’hui sur l’Afrique d’il y a trois ou quatre siècles, sinon plus.

Il demeure cependant que l’ouvrage de Claude Meillassoux a le grand mérite de s’attaquer à une question bien précise : le temps n’est plus aux généralisations hâtives à partir de la sommaire connaissance d’une région bien limitée géographiquement. Disons-le, l’étude de l’esclavage dans l’Afrique précoloniale ne saurait être dissociée de l’Histoire de l’Afrique. Aujourd’hui grâce aux traditions à l’archéologie et à une ethnologie dynamique, nous connaissons mieux les faits historiques d’avant 1500. Mais beaucoup de préjugés entravent encore la recherche historique en Afrique.

Pour finir, on compte aujourd’hui beaucoup de spécialistes africains tant en anthropologie, en archéologie, qu’en histoire, capables de résoudre « toutes les questions encore pendantes : une étude des institutions politiques est aujourd’hui possible, des Africains en ont donné la preuve. Les séminaires pour éclairer les points d’histoire encore controversés doivent se situer selon nous sur le continent africain ; chercheurs africains et étrangers y gagneraient beaucoup par le contact vivant avec les populations concernées.