LETTRE A RENE DEPESTRE
Ethiopiques n°61
revue négro-africaine
de littérature et de philosophie
2e semestre 1998
1948-1998
Cinquantenaire
de la l’Anthologie
de la nouvelle poésie nègre et malgache
de langue française
de Léopold Sédar Senghor
Dakar, ce 4 août 1998
Oui, j’avais vingt-cinq ans et toi vingt-deux, René,
Quand l’Anthologie a paru. Moi ton aîné
De trois ans, dans mon coin. Et toi, déjà célèbre.
Moi jeune licencié en droit, pauvre zèbre
Echappé du troupeau. A peine. Un somptueux
Imbécile. Un songe-creux, qui croyait que deux
Et deux faisaient quatre toujours. Tes Etincelles
Avaient sonné la charge. – Or, moi, j’ouvrais mes ailes
(Mes deux L, on disait) juste à ce moment-là
En donnant mes premiers Cahiers de Jean Lilas [2]
– Oui, pour son numéro de Noël – à Salnave
(Marcel, si tu t’en souviens), un bien bon et brave
Directeur de journal. Moi, j’étais rédacteur
Et prote en même temps ; ou, si tu veux, lecteur.
Je donnais le bon à tirer. Ah ! ces damnées
Virgules, cher Laleau, qu’au bout de la journée
Vous me laissiez sur les bras ! Hé ! oui, vous aviez
La virgulite aiguë, – soit dit sans offenser
Votre mémoire, ô prince de la ciselure
(Citons : Jamais occasion n’eut chevelure
Plus abondante – de vous), orfèvre des mots,
Vous qui m’avez tenu sur les fonts baptismaux
Cette année-là, joignant vos Proses refroidies
A mes vers, honorés d’un « Visa de sortie ».
Et boum ! l’Anthologie ! – Ah ! l’émerveillement
Divin, le choc, l’ébranlement profond, l’éman-
Cipation ultime que ce fut ! … Césaire,
Senghor, Damas ; Bélance et Roumain et Brierre
Que nous retrouvions ; David et Birago ;
Et Gratiant et Tirolien, et mon Laleau,
Et Lero… et Niger, qu’aujourd’hui l’ombre cache [3],
Ensemble réunis ! – sans compter ces Malgaches
Si beaux, si fiers, et Jean-Joseph tout le premier.
Ce n’est pas le moment de relire Chénier,
Aujourd’hui. Ni demain. – Ah ! cette Anthologie,
Quelle fête, ô bon Dieu de nègres, quelle orgie !
Ni Chénier, ni un autre. Eluard ? Connais pas.
Pour moi, Haïtien (à l’époque), pour moi
Ce fut, ah ! comme une seconde Indépendance :
Tous ces nègres, lâchés dans la plaine, et qui dansent,
Et qui chantent, ayant arraché le bâillon
Qui les paralysait ; quelques-uns en haillons,
Comme un certain Premier Janvier Mil Huit Cent Quatre…
Ne me dites plus rien. J’écoute mon coeur battre.
Ne me demandez pas qui était Maupertuis.
Ah ! ne me parlez pas d’autre chose aujourd’hui.
A peine puis-je encor tolérer Saint-John Perse.
Pendant que je t’écris, René, il pleut à verse
Sur Dakar (il n’avait pas plu depuis un an).
C’est bon signe. Et tant pis pour Montaigne, Renan,
Je n’ai d’oreille, je n’ai d’yeux que pour Césaire
Et Senghor aujourd’hui, et Roumain et Brierre,
David et Birago, Damas… et cetera.
Et pour toi mon René, qui n’y figures pas,
Hélas ! Nous étions bien trop jeunes, à l’époque,
Trop jeunes. Toi surtout, René. Et tu t’en moques.
Cinquante ans. Ça ne nous rajeunit pas, René.
Allez ! restons-en là, vieux frère. Et c’est signé
Lucien Lemoine, poète. Boîte postale :
Soixante – soixante dix-huit – Dakar-Etoile.
[1] Poète (Sénégal)
[2] Dix poèmes, que suivraient dix autres, dans le même Haïti-Journal, deux ans plus tard. En tout vingt, vingt péchés de jeunesse, dont quelques-uns tout de même m’ont été remis. Comme j’ai eu l’occasion déjà de le dire.
[3] Quelle ombre ? Paul Niger, ce très grand poète noir, qui aurait dans les quatre-vingts ans aujourd’hui, on ne sait même plus s’il est mort ou vivant.