Philosophie, sociologie, anthropologie

L’ESPACE PUBLIC SENEGALAIS REORGANISE : POUVOIR, MEDIAS ET MARABOUTS

Ethiopiques n°88.

Littérature, philosophie et art

1er semestre 2012.

Espaces publics africains, crises et mutations

L’ESPACE PUBLIC SENEGALAIS REORGANISE : POUVOIR, MEDIAS ET MARABOUTS

Problématique

À l’instar de beaucoup de pays africains, le pouvoir au Sénégal recouvre les caractéristiques de l’État néo-patrimonial. Comme l’affirme Birnbaum (1975, p.24) :

« l’Afrique a abordé la construction étatique essentiellement par mimétisme, par reprise plus ou moins forcée de modèles exogènes, issus de l’Ouest et de l’Est, artificiellement plaqués sur des structures économiques, sociales et politiques qui réclamaient probablement un autre type d’organisation… ».

Ce qu’il convient donc de souligner, c’est que c’est l’adaptation même des modèles importés de l’extérieur qui a, quelque part, échoué. Et l’adoption de la conception néo-patrimoniale du pouvoir en Afrique résulte de cet échec. Jean-François Médard (1982, 1991) fait cette proposition théorique pour donner une interprétation de l’État et du politique en Afrique. On sait que pour Weber, la domination patrimoniale « idéal type » survient avec l’élargissement de la sphère des dépendants au-delà de la parenté et suppose l’usage de « moyens d’allégeance ». Mais puisque Médard étudie surtout des États contemporains, il a préféré faire appel au préfixe « néo » qui s’ajoute au concept weberien de « patrimonialisme ». C’est donc un type mixte, parce qu’il emprunte à la fois au modèle organisationnel occidental (bureaucratisation) et à des conceptions locales marquées par la persistance de données locales socioculturelles dans le fonctionnement des États. Ce type mixte se nomme « néo-patrimonialisme » selon Médard, et renvoie à la situation qu’on rencontre le plus couramment en Afrique subsaharienne.

Mais pour le cas du Sénégal qui nous intéresse ici particulièrement, il faut préciser que cet État « néo-patrimonial » s’exprime de façon singulière. Le « Prince » sénégalais, dans sa stratégie de domination d’un espace élargi au-delà de la parenté, a recours à des moyens d’allégeance particuliers dont l’objectif est de consolider son pouvoir qui souffre d’un déficit de légitimité sociologique. C’est ce que tente de démontrer Coulon dans ses réflexions sur les rapports entre le pouvoir politique sénégalais et certains de ses réseaux clientélistes les plus en vue, les marabouts. C’est ce que nous tentons de démontrer dans cette présente analyse, en expliquant comment le champ religieux, dit pouvoir maraboutique, soumet le champ médiatique. Il faut dire qu’au Sénégal, un autre pouvoir s’exprime avec plus de force que tous les autres pouvoirs légalement et légitimement établis : c’est le pouvoir maraboutique [2]. Il entraîne même la confusion des acteurs : la dialectique entre par exemple l’acteur journalistique porteur d’une volonté d’indépendance dans le choix des sujets et dans leur angle de traitement, et l’acteur social pris entre les mailles des forces de stabilité sociale. Ceci fait l’exception sénégalaise (Coulon, 1981). Ce pouvoir là ne supporte pas la contestation, confinant ainsi la presse à la soumission, sinon l’acceptation tacite et fataliste d’un ordre ni légal, ni rationnel. Quel est l’avenir de l’État de droit dans ce contexte ? Quelle est la pertinence de l’image projetée à l’extérieur, de celle de la vitrine démocratique de l’Afrique ? Si l’État est détenteur du monopole légitime de la violence dans le modèle wébérien, ce texte démontre que dans le contexte africain, l’existence de l’État de droit s’accommode avec la persistance de forces non-institutionnelles – ni légales ni rationnelles – qui tirent leur légitimité de croyances religieuses plus fortement ancrées que les principes de l’égalité et de liberté, qui caractérisent le modèle démocratique. La liberté d’expression des médias trouve ses limites non plus seulement dans les obstacles posés par l’État, mais dans les résistances socioculturelles.

Méthodologie Dans le schéma décrit supra, les rapports de force et les relations de domination au Sénégal se retrouvent réorganisés de telle sorte que pour comprendre comment fonctionnent les champs politique et médiatique, il faut d’abord étudier la relation qu’ils entretiennent avec le champ religieux [3]. Une étude de cas qui porte sur le Sénégal montre que le langage de la violence « symbolique » généralement utilisé par le champ religieux est souvent annonciateur d’une violence physique, et est là pour rappeler à une opinion publique (témoin ou complice ?) que les véritables détenteurs du pouvoir ne sont pas seulement ceux légitimés dans leur fonction par le recours au suffrage universel (les politiques), ni ceux à qui la démocratie offre l’opportunité d’abriter et d’arbitrer le débat public (les médias). Cette étude s’appuie sur une analyse des discours médiatiques ciblés sur la question maraboutique, une interprétation des cas de conflits directs opposant des journalistes et des marabouts, des entretiens avec des responsables de la presse privée sur cette question d’importance, qui interroge en profondeur la portée de la liberté de la presse et la nécessité de relativiser l’indépendance postulée de certains médias dans un contexte socioculturel spécifique et par extension, la survie de l’État de droit dans un pays considéré pendant très longtemps comme la « vitrine démocratique » en Afrique.

  1. L’ÉTAT DES LIEUX

Le pouvoir maraboutique

Comment s’exprime cette exception sénégalaise ? On ne peut y répondre sans évoquer le pouvoir maraboutique. La société sénégalaise offre une image que l’on peut qualifier de contrastée. L’observateur extérieur retient surtout l’image d’une société profondément marquée par l’héritage colonial français, où les gouvernants et les élites sont très imprégnés des modes de vie occidentale. L’univers symbolique de ces couches éduquées relègue traditionnellement l’Islam au niveau d’une pratique privée ou de vagues valeurs morales ; on ne lui reconnaît guère de statut particulier dans des projets sociaux et politiques. Tout au plus, les élites sont-elles attentives à l’implication des communautés maraboutiques dans l’agriculture ou au pouvoir des féodalités religieuses sur les masses : « C’est donc une vision très instrumentale de l’Islam qui prévaut » (Coulon, 1984 : 63).

Seulement, dès que l’on observe de près, la société sénégalaise présente l’image d’une société profondément musulmane où les grands rassemblements de confréries religieuses réunissent des milliers de personnes. Les leaders musulmans mobilisent plus que les leaders politiques. Comment dès lors ne pas comprendre que ces marabouts prennent conscience de leur importance, de leur force, et veuillent l’exprimer ? En effet, l’Islam recouvre un caractère particulier au Sénégal. Triaud (1985) fait remarquer que le poids symbolique du confrérisme islamique au Sénégal n’a pas d’équivalent en Afrique de l’Ouest. Dans aucun pays de la région, l’Islam soufi n’est parvenu à se constituer en une véritable force politique, sociale et économique avec une telle efficacité. On ne peut s’empêcher de voir se développer un pouvoir qui occupe son espace dans le champ de domination, le conserve jalousement, s’il ne soumet pas d’ailleurs les autres pouvoirs à sa propre volonté. Et cette force, ni les mutations sociales, ni les transformations politiques résultant des lendemains d’indépendance (1960), encore moins l’alternance politique (2000) n’ont pu l’affecter au point de l’affaiblir.

Comment expliquer cette situation ? Selon Coulon (1981), cette situation s’explique par l’histoire propre des sociétés sénégalaises. En effet, les systèmes politiques indigènes ont souffert de l’action successive de la traite esclavagiste, de la colonisation et de la pénétration de l’économie marchande. Toutes ces transformations ont créé un vide social et politique que les confréries musulmanes ont réussi à combler. Les marabouts, apparus au XIXe et au XXe siècles sont les porteurs d’un nouvel ordre moral et social, qui corrige l’anomie subie par les populations, traumatisées par la succession de ces événements historiques dramatiques. Il faut donc admettre, avec Coulon, la double fonction remplie par ces confréries soufis : il s’agit, d’une part, d’une contestation directe ou indirecte des nouveaux rapports de pouvoirs, mais également de la construction dans la société dominante d’une société propre aux dominés et se voulant autonome. La force des marabouts tient donc à ce fait qu’ils viennent apporter une réponse à une demande sociale de réinvention des rapports dominés/ dominants.

Le comportement général des acteurs

Comment les populations sénégalaises se comportent-elles généralement face au pouvoir maraboutique ? Leur adhésion au phénomène maraboutique est-elle inconditionnelle, se nourrit-elle de convictions profondément religieuses ? Perçoivent-elles ces confréries comme des réponses conjoncturelles ? En observant les réactions de la plupart des Sénégalais devant l’autorité maraboutique, on serait presque tenté de valider le postulat durkheimien : les faits sociaux sont extérieurs aux individus et sont doués d’un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s’imposent à eux. L’adhésion des masses au discours des marabouts s’exprime quelquefois sous la forme de scènes d’extase, de délires des foules. Les paroles du marabout sont aussi sacrées que sa personne. Mais il faudrait bien se garder de conclure à une sorte d’expression des ignorances qui ne mériteraient aucune explication d’ordre rationnel.

Alors que pendant longtemps, les confréries étaient restées circonscrites aux zones rurales qui abritaient leur dynamisme, elles sont devenues un phénomène urbain offrant une parfaite visibilité. La ville est donc devenue une partie intégrante de l’univers confrérique. L’incursion des jeunes scolarisés dans des mouvements religieux, prolongeant et affermissant les messages des autorités religieuses, enlève tout caractère d’ignorance, d’irrationalité à leur expression. Au contraire, leurs réactions découlent d’un calcul qui consacre leur choix alternatif devant un modèle valorisé par l’État qui incarne des façons de vivre importées de l’Occident. Ces jeunes islamisés qui ne se reconnaissent pas dans le modèle de l’État, ni dans celui des partis politiques dont le discours souvent progressiste est tout aussi teinté d’exotisme, voient, par exemple dans la confrérie des mourides, une sorte de « parti de masse », qui se valorise en puisant ses références dans la culture nationale traditionnelle. C’est d’ailleurs le point de vue exprimé par Coulon (1988) qui considère que le « mouridisme » est pour ces jeunes une sorte de « Mouvement national ». Le « mouridisme » est symbole d’Islam national. Son fondateur, dont la mémoire est exaltée avec insistance, devient le symbole de la résistance aux Blancs. D’autre part, l’importance accordée au wolof et les talents d’orateur du khalife général dans cette langue locale, témoignent d’un nationalisme culturel auprès duquel les tentatives du gouvernement d’introduire les langues nationales à l’école font pâle figure. La dimension nationale des confréries est donc déterminante dans l’explication de l’adhésion des masses au phénomène maraboutique. La promptitude à investir les confréries religieuses se nourrit d’une certaine désillusion du progrès qu’est censée apporter la modernité. L’attachement à certaines valeurs traditionnelles musulmanes sécurise ainsi les populations qui y voient un moyen de défense face à la dégradation des mœurs résultant du contact d’avec l’Occident. On comprend mieux, dès lors, que l’engagement a priori inconscient des masses se nourrisse in fine d’un nationalisme éclairé (Loum, 2003). Il se pourrait même, comme l’affirme Copans (1980), que le « mouridisme » remplisse le rôle d’une « idéologie nationale ».

  1. DES CONFLITS LARVÉS AUX CONFRONTATIONS DIRECTES ENTRE LE POUVOIR MARABOUTIQUE ET LE CHAMP MÉDIATIQUE

De la violence symbolique

Cette violence peut prendre plusieurs contours :

– Affirmation directe d’un supposé pouvoir mystique pour nourrir la crainte des représailles inconnues et imprévues Dans la perception populaire, les marabouts sont des « protégés » de Dieu, capables de tous les prodiges : « Les taalibe [4] sont intarissables sur les miracles de leur serigne. Fallou Mbacké avait la réputation de faire pleuvoir quand il le désirait. Tel grand marabout tidjane [5] passe pour être né en connaissant le français (…) et pour changer de couleur à sa guise, le khalife [6] quadir de Ndiassane, Lamine Kounta avait, dans un rêve, reçu de l’ange Gabriel et du prophète l’ordre de bâtir un palais selon des recommandations précises » (Coulon, 1981 : 109). Persuadé donc de la proximité entre le marabout et Dieu, le taalibe ne peut douter de sa capacité d’intercession, au moment du jugement dernier plus particulièrement. Ceci renforce la crainte et la peur du public envers le chef religieux qui peut user voire abuser de son pouvoir sans risque.

Comment expliquer cette dépendance à l’endroit du marabout, qui fait du disciple un acteur ignorant toute forme de contrainte autre que celle imposée par l’autorité religieuse ? Selon Paul Marty (1917, p.280), la personnalisation de l’autorité maraboutique est liée aux « tendances des indigènes vers l’anthropomorphisme et sa conséquence pratique : l’anthropolâtrie ». Cette affirmation d’un ancien administrateur colonial, bien que reflétant le point de vue éclairé d’un observateur averti de la société sénégalaise, exhale le mépris culturel et souffre d’un manque sérieux, de rigueur scientifique. Considérons alors la proposition de Coulon qui pousse la réflexion plus loin en affirmant que : « Le lien personnel qui unit le marabout à son taalibe repose sur un système complexe de croyances faisant appel à l’auréole sacrée du chef religieux, mais aussi aux avantages que son prestige est supposé procurer aux fidèles » (Coulon, 1981 :103). Il peut certes arriver que la soumission frise l’aveuglement et dissolve l’esprit critique. Coulon cite la confidence faite à lui par un marabout : « Même si je dis des bêtises, les taalibe m’approuvent ». Mais la dimension utilitaire de cette relation reste un paradigme important pour comprendre les liens unissant le disciple au marabout : si le chef religieux peut se glorifier de tels actes d’allégeance populaires, le taalibe peut tirer de sa proximité avec ce dernier des avantages certains comme nous le verrons infra.

– L’existence d’une police parallèle dont la vocation est d’abord dissuasive

L’un des phénomènes nouveaux et émergents dans la consolidation du pouvoir maraboutique ces cinq dernières années, c’est l’apparition des cellules de sécurité privées [7] des marabouts, composées essentiellement de disciples formés aux arts martiaux et prêts à sévir chaque fois que l’autorité du marabout est contestée par un quelconque individu. Les groupes de presse, relais d’informations toujours considérés comme sensibles lorsqu’elles concernent les marabouts, sont souvent victimes de la furie de cette police parallèle, comme nous le démontrerons infra.

– L’instrumentalisation des pouvoirs légalement légitimés

Il arrive que le pouvoir politique et les journalistes se fassent les défenseurs des actes et donc deviennent des porte-paroles des marabouts. Sollicités par le pouvoir politique (gouvernants et opposants), les marabouts monnayent chèrement leur soutien et attendent en retour considération et déférence. Celles-ci se manifestent de différentes façons : soutien financier et matériel, passeports diplomatiques, recommandation auprès des autorités judiciaires et administratives, soit pour diligenter un dossier en attente, soit pour retirer ou faire échouer une décision défavorable. On est ici en situation d’une allégeance indirectement rétribuée, qui valide encore l’importance du paradigme utilitaire comme explication du phénomène maraboutique.

Du côté de la presse, un exemple illustre parfaitement la confusion entre l’acteur professionnel et l’acteur social, et l’arbitrage interne toujours favorable à l’expression de ce dernier : en 1996, le Khalif général des Mourides avait ordonné la fermeture de toutes les écoles publiques à caractère laïc dans la ville qui abrite le siège de cette confrérie, Touba. Avant même de vérifier si l’information était confirmée ou non par le marabout en question, le directeur de la rédaction du quotidien de l’un des premiers groupes de presse privés en Afrique francophone (Sud Communication) prenait sur lui la responsabilité de trancher le débat suscité par la fermeture des écoles publiques par une autorité autre que celle de l’État. Sur quelles bases légales le marabout a agi ? De quelles sources tient-il cette compétence ? Le rédacteur en chef de Sud Quotidien coupe court à ces questions avec un raisonnement qui ne souffre d’aucune équivoque : « Si cela se confirme, Touba a raison… À supposer même que la décision de fermeture des classes ait été effectivement prise, cela ne devrait point choquer les citoyens attachés au caractère laïc de la République » [8]. Il conclut que le refus de Touba d’admettre l’école publique aurait été celui de tous les citoyens qui auraient eu la possibilité de trouver une voie jugée meilleure pour assurer l’éducation de leurs enfants.

On n’est là ni dans l’ordre de l’implicite, ni dans celui du suggestif : on est dans une déclinaison extrapolative de la rhétorique voire son extension ou son exagération : c’est la pragmatique qui, elle, ne se sert pas de la composante argumentative en tant qu’elle est explicite. Elle ne se préoccupe même pas de l’argument, car le discours est lui-même porteur d’une force en soi : il entraîne l’autre dans son univers de croyance.

Par conséquent, en adoptant un tel comportement favorable à l’autorité maraboutique au point d’en être le porte-parole médiatique, le journaliste gagne la sympathie des autorités religieuses et s’attire à n’en point douter, leur bénédiction. C’est ainsi qu’il renforce sa position dans le champ social. Par ailleurs, les journalistes situés à un niveau inférieur dans la hiérarchie interne au groupe de presse, mais qui auraient l’intention de poser un regard critique sur la décision de l’autorité religieuse, doivent y renoncer définitivement, il y va de leur survie dans le « système médiatique », pour parler comme Michel Mathien (1992). C’est dire combien le poids des déterminismes sociaux l’emporte sur les tendances à l’autonomie professionnelle. À l’instar de Daniel Cornu (1994), on peut affirmer qu’aucun journaliste, dans sa pratique quotidienne, n’est totalement détaché de cette tension qui continue d’animer ses combats et ses refus. Son action est fortement déterminée par les conditions d’exercice de sa liberté, par ses contraintes. Et ces conditions paraissent plus contraignantes dans les sociétés complexes comme celles que l’on rencontre souvent en Afrique, qui exposent l’individu à remplir une fonction, davantage qu’elles ne lui permettent de s’affirmer comme personne autonome.

La conséquence de tout cela, en cas d’acte manifestement illégal d’un marabout, c’est la non saisine de l’autorité judiciaire, qui ne peut elle-même s’autosaisir dans ce contexte de confusion entre l’acteur professionnel et l’acteur culturel ou social.

Lorsqu’un journaliste de la presse privée, dite « indépendante » en Afrique, écrit que la presse est au fond le reflet fidèle de l’état des peuples [9], il a déjà résolu l’équation du pouvoir maraboutique en exprimant une opinion qui, sans le vouloir expressément, fonde la crainte de l’anticonformisme. En effet, soulever certaines questions équivaudrait à déranger des habitudes qui, à force d’être cultivées dans le temps, sont devenues des héritages fortement défendus par des franges importantes de la population. La difficulté à traiter de telles questions réside dans le problème sous-jacent qu’elles posent, c’est-à-dire le rapport à l’Islam. La question est de savoir si le journaliste est prêt à remettre en cause un héritage culturel qui tire sa justification de la religion, même s’il le perçoit comme un obstacle à la démocratie, à l’État de droit.

L’analyse des lignes éditoriales augure une réponse négative. Ainsi le grand thème de controverse longtemps occulté par les médias est celui du pouvoir maraboutique et de ses dérives. A tire d’exemple, l’incident ayant opposé l’hebdomadaire Le Témoin au chef de la confrérie layenne : un article du journal publié dans une édition de janvier 1994, donnait une information relative au caractère particulier de certaines interdictions dans un village du Sénégal, Camberène (siège de la dite confrérie). Le journaliste aurait-il posé au passage la question d’une exception juridique dans une portion du territoire sénégalais ? La question peut paraître anodine aux vues de l’observateur étranger, mais au Sénégal, donner une telle information sur fond de dénonciation, c’est franchir les limites du culturellement correct. Cela équivaut à violer ce que nous nommons le « code tacite du conformisme social » (Loum, 2003). Il faut donc dès lors, dans ce genre de situation, s’attendre à la réaction des marabouts. Les journalistes du Témoin s’exposèrent au pire. Ainsi, l’auteur de l’article fut invité à répondre à la convocation du chef de la confrérie en question. Le journaliste obéissant se présenta naturellement devant l’autorité religieuse et subit une humiliation et des menaces de bastonnades et de répression mystiques.

Tout au plus, le journaliste s’était plaint des menaces en rappelant que d’autres confrères avaient déjà eu dans le passé à subir les récriminations et menaces du même marabout. Il est ici question de l’aveu d’impuissance de toute une profession presque obligée de limiter sa riposte face aux excès du pouvoir maraboutique. Il préfère incriminer l’État sénégalais qui a pris la responsabilité de donner des privilèges au pouvoir politico-religieux. L’incident ayant opposé ce journal au chef religieux aurait pourtant été une opportunité à saisir pour poser toutes ces questions liées à la liberté d’expression : quel est le sens de l’autorité juridique dans ce pays où les chefs religieux se font justice eux-mêmes ? Où commence et jusqu’où peut aller l’autorité de police des marabouts ? De quelles sources la tiennent-ils ? Y-a-t-il des limites à la liberté de la presse, en dehors de celles prévues par la loi et les règlements propres à la profession journalistique ? L’indépendance relative des médias peut-elle perdurer en dehors de ces questions qui engagent l’existence même de la presse libre ? Le journaliste est-il prêt à choisir entre la liberté d’informer, l’objectivité ou la vérité que lui dictent la déontologie professionnelle, et le conformisme social entretenu par des systèmes de références religieuses intouchables ?

Pour avoir minimisé l’importance de ces questions, toute la presse sénégalaise s’expose de façon permanente au harcèlement psychologique de certains marabouts imbus de leur pouvoir. La conséquence attendue, faute de réaction du pouvoir légal-rationnel, est l’émergence d’une violence physique, touche finale d’une mutation de la violence symbolique et comme nouveau mode d’expression des relations de pouvoir en contexte africain, particulièrement dans le champ sénégalais qui nous sert ici de terrain d’expérimentation.

À la violence physique

Dans des études consacrées aux relations entre les marabouts, le pouvoir politique et les médias (Loum, 2003), nous laissions un probable usage de la violence comme forme d’expression et dépassant ainsi la violence symbolique évoquée supra. L’argument sur lequel reposait ce pronostic volontairement pessimiste partait de l’idée de la rupture d’équilibre, occasionnée par la tentation d’abuser du pouvoir, qui guette tous ceux qui le détiennent comme le supposaient déjà les théories libérales sur la démocratie, telles qu’élaborées par Locke et Montesquieu. En vérité, des actes de violences, isolées à l’époque, annonçaient des dérives. Ainsi, en août 1999, un journaliste du quotidien Le Matin, pour avoir rendu compte dans le style habituel classique d’un journal d’informations générales, a reçu la visite des disciples du marabout qu’il a eu le malheur de citer dans son article. Le corps expéditionnaire, mandaté par le marabout, a mis à sac la chambre du journaliste « fautif », avant de réduire en cendres le contenu de la pièce. Les membres de ce corps jugent aussi nécessaire de prendre en otage le frère du journaliste « impénitent ». À cette occasion également, les réactions de la profession ont été des plus timides et modérées : les mêmes lamentations d’usage pour des faits désormais habituels. Mieux, les réactions en public ne préfigurent en rien des attitudes adoptées en catimini et qui viseraient plutôt à stopper le développement de « l’affaire », en invitant par exemple le journaliste en cause à présenter ses excuses au marabout. Est-il alors étonnant qu’en mai 2006, un journaliste, correspondant régional de la radio RFM, ait été attaqué par 7 hommes armés de barres de fer ? Des témoins de l’agression ont reconnu l’un des agresseurs comme faisant partie des disciples d’un marabout [10], qui assurait être en mesure de mobiliser 4 millions de disciples. L’agression du journaliste serait intervenue en réaction à l’interview réalisée avec un disciple du marabout, qui aurait démenti les propos de son chef religieux, quant à l’ampleur du soutien populaire dont il bénéficie. Les dérives suivent leur cours, portant un tort certain à la démocratie sénégalaise tant vantée. Ainsi, en septembre 2009, les locaux du groupe de presse Walfadjri sont attaqués par des disciples d’un marabout [11], qui n’aurait guère apprécié que le quotidien de cette entreprise de presse ait ouvert ses colonnes aux propos désobligeants à l’endroit de son frère, tenus par un autre membre de la famille. Le directeur du groupe de presse a été kidnappé, les agents de sécurité trouvés sur place battus et le matériel informatique détruit. L’impunité est la cause d’un tel déferlement qui s’accommode mal avec l’Etat de droit. Un Etat faible n’assure guère la sécurité de ses citoyens, surtout lorsque les tenants du régime souffrent d’un sérieux déficit de légitimité sociologique qu’ils espèrent combler en s’attirant les sympathies des marabouts. Comment ne pas comprendre ainsi qu’en mai 2010, une jeune fille témoigne sous le couvert de l’anonymat à la télévision privée 2STV, qu’elle est victime d’un marabout qui l’a séquestrée et en a fait une esclave sexuelle. Elle n’ose pas donner le nom de son bourreau par crainte des représailles des disciples du marabout, qui l’ont menacée de mort en cas de dénonciation. La journaliste animatrice de l’émission, qui a produit le témoignage, n’ose pas elle-même citer le nom du marabout mis en cause, nourrissant sans doute les mêmes craintes de représailles, qui peuvent en l’occurrence aller jusqu’à la fermeture de la télévision. Et cette perspective difficilement envisageable n’est guère exagérée à la lumière de la réalité décrite supra.

Ainsi se combinent structures institutionnelles empruntées au modèle légal-rationnel de l’État de droit avec logiques locales qui dessinent les contours d’un pouvoir réinventé où le centre de domination se déplace de l’État vers le marabout.

CONCLUSION : LES RISQUES D’UN DÉPÉRISSEMENT PROGRESSIF DE L’ÉTAT DE DROIT ?

Voilà la réalité sociopolitique sénégalaise. L’analyse en termes de relations de domination doit donc être extrêmement précise, pour saisir tous ces mécanismes de régulation sociale, qui font échec à l’émergence de tous les facteurs contestataires susceptibles de perturber le jeu des rapports de force. Les freins du pouvoir médiatique ne se situent pas du côté du pouvoir politique mais de celui du pouvoir maraboutique qui stabilise à son profit les rapports de force déjà établis. Toutefois, il reste à se demander s’il faut considérer la prégnance maraboutique comme un signe de dépérissement de l’autorité étatique qui, à terme, pourrait bloquer et même inverser le processus de démocratisation dans ce pays africain cité en exemple ?

En réalité, il ne serait pas juste de tomber dans la « survalorisation » ni de sous-évaluer les phénomènes que nous venons de décrire. Il ne faut pas donner à ces dynamismes « islamiques » une capacité à transformer la scène politique qu’ils n’ont pas. On ne peut que partager le point de vue de Coulon à ce propos :

« La progression de l’Islam dans la société civile, au niveau des conduites sociales en particulier, ne signifie pas qu’elles puissent produire une configuration politique alternative, capable de se substituer à l’ordre préexistant ou même de le menacer directement. Certes, la percée islamique taraude l’État et l’oblige même à redéfinir ou à renégocier ses pratiques et ses relations avec des acteurs religieux devenus plus exigeants et plus audacieux, mais les mobilisations islamiques ont aussi des limites » (Coulon, 1988 : 42).

Les divisions entre marabouts font qu’ils sont dans l’impossibilité pratique de construire un projet cohérent, susceptible de constituer une alternative crédible au modèle importé de l’Occident. L’État et la majorité des acteurs de cette société semblent donc se satisfaire de cette situation duale. La légitimé sociologique des autorités maraboutiques est d’autant plus renforcée que là où l’État et l’administration ont échoué (s’implanter dans le tissu urbain et constituer des réseaux de communication sociale efficaces), le marabout, lui, se substitue aux politiques en comblant ces lacunes et ces échecs de régulation sociale. Le développement exponentiel des dahira (associations religieuses) en est la meilleure preuve, ces derniers constituent des refuges de re-sociabilisation, qui atténuent les difficultés nées d’une urbanisation rapide et non maîtrisée. Le contrôle social exercé par les confréries islamiques constitue un élément important de stabilité et peut dans une situation de crise éviter les émeutes qui se sont produites dans certains pays africains.

Ce sentiment est aujourd’hui largement partagé non seulement par les acteurs engagés dans le champ politique, mais aussi par l’ensemble des acteurs sociaux dont le vécu quotidien par rapport au phénomène religieux contribue à valoriser l’action des autorités religieuses. Qui, dans ces conditions, s’aventurerait à critiquer avec véhémence les abus de ce pouvoir maraboutique décrits supra, sans risquer au moins la marginalisation ? Le statu quo semble arranger tout le monde, il se mue en une sorte de « code tacite du conformisme social » dont les règles, bien connues de tous, s’adaptent aux évolutions en cours dans le monde et constituent un bloc de résistance qui renforce l’exception sénégalaise.

On est donc loin de la « quite remarkable succes story » dont parlait Cruise O’Brien (1978 : 173-188) à propos du Sénégal. Succès qui, selon l’auteur, est lié à l’émergence d’une culture politique nationale authentique, à une articulation relativement harmonieuse entre les communautés locales ethniques et la société politique, et la capacité du parti gouvernemental à fonctionner comme une machine politique efficace. Et lorsque surgissent des contraintes d’ordre religieux, l’art politique consommé des dirigeants permet de les contourner, de les étouffer ou de les circonscrire. Ce qui fait de l’État sénégalais un « uniquely effective political apparatus », instrument d’une stabilité peu commune en Afrique, à défaut d’avoir pu amorcer une véritable politique de développement (Coulon, 1988 : 1). Le déclin du ndigël (consigne politique du marabout) confirmé par les dernières élections présidentielles de février et mars 2012 au Sénégal ne remet pas en cause fondamentalement le pouvoir maraboutique. Nous l’écrivions récemment en tirant les leçons des scrutins de février et mars 2012 [12]. Des travaux réalisés par des chercheurs de l’Université Gaston Berger de Saint-Louis démontraient déjà en 1998 le déclin du ndigël, et cela même dans les foyers religieux (Tivaouane et Touba) : l’enseignement que l’on en tire est que le disciple peut être très attaché à son marabout et se montrer insensible à ses mots d’ordre politique. Ce qui invalide le postulat de l’ignorance comme modèle d’interprétation du rapport entre le marabout et son disciple. Cette relation est à la fois mystique et utilitaire [13]. Nous y distinguions les marabouts centraux (ceux qui tirent leur légitimité de leur appartenance directe à la famille régnante à la tête de la confrérie) et les marabouts périphériques (ceux qui justifient de leur proximité avec les familles régnantes pour en tirer une certaine légitimité). Il est dès lors évident que selon que le ndigël provienne de l’une ou l’autre de ces sphères, il n’a pas le même impact psychologique, ni la même valeur symbolique, ni la même conséquence politique. Le génie politique décadent de Wade n’a pas su percevoir ces nuances. Pire, il a joué sur la division, affichant de façon ostentatoire ses préférences pour une confrérie. Si l’on y ajoute les bavures policières, leurs lots d’assassinats et de provocation jusque dans les mosquées, les ingrédients d’une défaite annoncée étaient réunis. Les gesticulations d’un cheikh dont le mysticisme relève plus d’une croyance à une existence que de l’existence elle-même, ne pouvaient rien y changer. Attention ! Le déclin du ndigël ne signifie pas la fin du pouvoir maraboutique. Les marabouts ne sont pas des acteurs politiques mais des acteurs de la vie politique. Ils font partie du jeu politique et leur implication est si lointaine et ancrée qu’elle est historiquement déterminée et sociologiquement légitimée. Comme les marabouts maîtrisent les temporalités politiques, ils savent, selon les circonstances, tirer leur épingle du jeu en faisant parfois preuve d’une subtilité qui n’a rien à envier aux grandes stratégies politiques. Les plus intelligents s’en tirent toujours, c’est ce qu’on peut lire dans l’attitude nettement prudente et non partisane des grands chefs des confréries lors de ces élections de février et mars 2012.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] Université du Québec en Outaouais (UQO)

[2] Ces forces religieuses sont communément nommées « marabouts » dans le contexte local et leur pouvoir est ainsi dit « maraboutique ». Ces marabouts tirent généralement leur légitimité de leur descendance familiale avec les fondateurs des confréries islamiques dominantes au Sénégal et dont les principales sont : la Tijanya, le Mouridisme, les Layennes.

[3] Nous empruntons à Pierre BOURDIEU la notion de champ (champ de forces et champ de lutte pour transformer les rapports de force) et son modèle d’analyse des médias en termes de relation de domination ; ce qui lui permet de décrire les mécanismes de fonctionnement dans le champ journalistique (voir, Sur la télévision, suivi de L’emprise du journalisme, 1995, Paris, Liber). Mais il s’agit ici pour nous d’analyser, au-delà des rapports de force dans le champ médiatique sénégalais, les relations de domination entre ce dernier et les autres champs, celui maraboutique notamment. L’intérêt de la notion « bourdieusienne » de champ et sa théorie générale des champs, c’est qu’elles permettent des comparaisons et des rapprochements entre des choses qui n’ont apparemment rien à voir.

[4] Ce mot désigne les disciples d’un chef religieux nommé marabout ou « serigne » (en wolof) dans le contexte sénégalais.

[5] Nom donné aux adeptes de la confrérie Tijanya qui est une des deux plus grandes confréries musulmanes avec les Mourides. Les autres sont les Quadir, les Layennes.

[6] Nom qui désigne le chef de la confrérie ou d’une des branches familiales de la même confrérie.

[7] On peut les distinguer par exemple des « baye Fall » (ils portent le nom d’un fidèle compagnon de Cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de la confrérie des Mourides, Cheikh Ibra Fall). On peut considérer les « baye Fall » comme une main d’œuvre disponible et acquise a priori à l’ordre du marabout. Ils n’hésitèrent pas dans le passé à faire une incursion violente dans des débits de boisson alcoolisée.

[8] GAYE, Sidy, « Touba a raison », in Sud Quotidien, n° 1085, 19 novembre 1996.

[9] FALL, Ibrahima, in Sud Magazine n° 13.

[10] Le marabout en question s’appelle Cheikh Bethio Thioune de la confrérie des Mourides. Il n’est pas de la lignée des familles régnantes dans cette confrérie. Il doit son titre de « Cheikh » (représentant) à la reconnaissance du défunt Khalife général des mourides, Serigne Saliou Mbacké.

[11] Le marabout en question cette fois-ci, Mame Thierno Birahim, est un descendant de la lignée du fondateur de la confrérie des Mourides.

[12] LOUM, Ndiaga, « Leçons de mars », in Walfadjri, 27 mars 2012.

[13] Voir notre ouvrage Les médias et l’État au Sénégal, l’impossible autonomie, Paris, L’Harmattan, 2003.