Aspects philosophiques et religieux des valeurs traditionnelles sénégalaises

LES VALEURS DE CIVILISATION SENEGALAISES D’HIER A AUJOURD’HUI(ASPECTS PHILOSOPHIQUES)

Abdou SYLLA

impression Imprimer

Ethiopiques numéro 31 révue socialiste

de culture négro-africaine

3e timestre 1982

 

Depuis une décennie, la société sénégalaise est le théâtre d’événements sociaux inédits, signes des temps nouveaux, mais qui n’ont pas manqué de susciter l’émotion du peuple et d’ébranler sa sensibilité.

Les échotiers du quotidien « Le Soleil » ont, en effet, relaté, dans les colonnes de ce journal, des événements singuliers, jusque là inconnus dans notre société.

Ce fut d’abord la mort récente d’un pauvre hère qui, faute de soin et d’assistance à l’hôpital Le Dantec, parce qu’indigent, succombe sur les marches du Palais de Justice où, épuisé par une marche de 300 mètres séparant l’hôpital du Palais de Justice, il avait demandé à sa sœur qui l’accompagnait un temps de repos pour récupérer un peu de force. Qui est responsable de cette mort ?

Les médecins ? Les services de l’administration hospitalière, ses hommes et son règlement ? Le peuple sénégalais dans son entier pouvait être accusé de non assistance à une personne en danger de mort.

Puis ce furent des crimes horribles, perpétrés à Dakar, à Rufisque, à Sébikotane… et qui ont conduit leurs auteurs, dans la plupart des cas des jeunes, devant la Cour d’Assises.

Ce furent également la course effrénée vers l’enrichissement rapide, et donc les détournements de deniers publics, les faillites et dépôts de bilan de sociétés et d’entreprises de la place, la mauvaise gestion, le développement, à travers la capitale, de villas somptueuses, surgies de terre comme par miracle, l’exhibitionnisme…

Parallèlement, dans le domaine des mœurs s’ancraient des habitudes nouvelles génératrices de mentalités nouvelles : indifférence à tout ce qui ne nous touche pas directement, individualisme et égoïsme, légèreté et libertinage, prostitution et parfois promiscuité… Et dans le domaine professionnel, absentéisme et retards, manque d’ardeur dans le travail, indifférence ou négligence de la chose publique…

Que fit-on alors face à une société en mutation profonde, et dont certaines valeurs traditionnelles se dégradaient tandis que d’autres se disloquaient ? Tout semblait alors aller à la dérive.

Pendant la même période, Abdou Diouf, alors Premier Ministre, dans un discours radiotélévisé, professait un véritable cours de morale professionnelle, centré sur la conscience morale. Il a été, semble-t-il, entendu, par les larges couches de notre population. Mais a-t-il convaincu ? Devenu Président de la République et au lendemain de la fête anniversaire de l’Indépendance de notre pays, Abdou Diouf, au cours de la cérémonie de remise de décorations à des notabilités religieuses, politiques, économiques lançait un appel pour une « moralisation de nos mœurs ». Tout récemment, il instituait le tribunal chargé de la répression du délit d’enrichissement illicite et en nommait les membres.

Ce sont là trois actes politiques importants, et révélateurs. Ils s’inscrivent dans la même perspective et sont le fait d’une même conscience, éveillée à la vie quotidienne du peuple, mais inquiète. Qu’une telle conscience et une telle connaissance, que de tels actes politiques soient le fait d’un homme politique, est révélateur d’un état d’esprit et du rôle de nos chercheurs et intellectuels dans cette phase cruciale de notre histoire. Quelle fut leur réponse ? Silence ? Indigence ? Démission ou double lâcheté par rapport à l’opinion publique et par rapport à l’autorité politique ?… Toujours est-il que la crise n’a pas été pensée, n’a pas été théorisée. Et c’est encore l’autorité politique qui invite à une réflexion nationale !

Il est dès lors légitime de penser que ce dont les autorités politiques du pays sont conscientes est très largement connu par nos populations laborieuses, et ne pouvait être ignoré par nos intellectuels : notre société vit et traverse une crise de valeurs, qui est une crise de civilisation et s’étend désormais à tous les domaines de la vie nationale : économique et politique, religieux et moral, social, esthétique et culturel.

Quelle est la situation présente de nos valeurs de civilisation ?

Une conscience inquiète est déjà une conscience éveillée ; mais surtout une conscience engagée dans une situation qui la dérange et dans laquelle elle n’est pas satisfaite. Elle s’interroge.

Le problème de nos valeurs de civilisation est donc posé. Car ce problème est réel : il existe. Il est donc urgent et impérieux que nous le méditions afin de lui apporter des solutions nationales, au risque de voir s’installer l’anarchie et le désordre, la morosité et l’indifférence… Car le désintéressement et l’indifférence des hommes à l’égard de la vie sociale, de la vie religieuse, de la vie morale… sont non seulement signes de dégénérescence, mais également signes précurseurs de temps nouveaux où il est impossible de déterminer ce qui peut surgir. Mais aussi, dans un monde où tout s’uniformise et s’universalise, il est essentiel que les peuples préservent leur authenticité et leur spécificité et sauvent leur âme, c’est-à-dire l’ensemble de leurs valeurs de civilisation. Ces impératifs impliquent également que notre peuple cesse désormais de n’être que consommateur de valeurs de civilisation. Notre peuple doit redevenir ce qu’il était dans un passé récent, dans la société traditionnelle : un peuple créateur de valeurs.

Les peuples et leurs civilisations se caractérisent, admet-on désormais, par des traits dominants. L’Occident euraméricain se caractérise par sa matérialité et les peuples et civilisations d’Asie, par leur spiritualité. Il fut un temps où l’on déniait à l’Afrique toute civilisation : peuplée de sauvages et de barbares, l’Afrique était exclue de l’histoire, n’avait pas d’histoire, encore moins de civilisation. Il s’agissait là, bien sûr, d’affirmations et de thèses d’ethnologues et de missionnaires européocentristes ou, pour reprendre Paulin Hountonji, d’ethno-philosophes. Mais bien des évidences scientifiques ont fini par s’imposer en moins d’un siècle, et notamment l’impossibilité pour des peuples entiers de vivre sans produire des valeurs de civilisation, si par civilisation l’on entend l’ensemble des manières de faire et d’agir, l’ensemble des productions, matérielles et immatérielles des hommes confrontés avec la nature et avec l’autre homme, et contraints d’exister et de produire leur propre existence.

Car avant de faire leur histoire, les hommes doivent être à même de vivre c’est-à-dire d’exister, de manger, de boire, de se loger, de se vêtir… Et c’est en produisant leur existence qu’ils produisent les moyens de production et d’échanges, qu’ils entrent dans des rapports déterminés, qu’ils organisent cette production elle-même c’est-à-dire donc qu’ils déterminent des normes, des règles, des lois… Et c’est à l’intérieur de ces groupes, dans la production et dans la division sociale du travail que les normes et valeurs sociales sont acquises et inculquées, en même temps que la société s’organise, se structure tout en se complexifiant.

Les sociétés africaines, comme toutes les autres sociétés, ont donc produit des valeurs de civilisation. L’illusion est sans doute venue de la colonisation. Mais aussi, l’Afrique, et en particulier le Sénégal, depuis la colonisation, a davantage consommé de valeurs qu’elle n’en a produit et offert en exemple. Et les survivances de nos valeurs de civilisation d’hier demeurent encore perceptibles et résistent aux divers massacres intervenus depuis plusieurs siècles. Parmi ces survivances, certains théoriciens ont voulu retenir l’intuition, la solidarité, le communalisme ou communautarisme, des valeurs morales comme le courage, le sens de l’honneur, le respect de l’autre, le respect de la hiérarchie et du droit d’aînesse…

Un examen, aussi bref soit-il, de ces valeurs de civilisation d’hier et des mutations profondes survenues dans notre société sénégalaise, peut permettre de percevoir l’importance de la rupture et la légitimité de l’inquiétude que suscite notre situation présente.

La société sénégalaise, comme toutes les sociétés négro-africaines traditionnelles, était une société communautaire. Cette expression s’entend de plusieurs manières. Elle signifie d’abord que le groupe prime sur l’individu. Celui-ci n’existe et n’a de sens que dans le groupe ; l’individu existe bien, mais par le groupe, à l’intérieur du groupe : il vit, agit et se réalise dans le groupe, grâce au groupe. L’existence des classes d’âge l’atteste : à tous les niveaux et à tout âge, l’individu est intégré dans une classe d’âge, dans une structure sociale, littéralement pris en charge par le groupe. L’expression signifie également que la société négro-africaine rejette l’individualisme, plus précisément l’individualisme bourgeois pour lequel le principe premier et fondamental est la recherche de l’intérêt et du profit personnels. Le communautarisme négro-africain signifie plus essentiellement activité de production commune, vie commune, répartition commune, prise en charge des problèmes individuels par le groupe : toutes les énergies et potentialités sont mobilisées et mises au service de l’intérêt commun.

Ce communautarisme se retrouve à tous les niveaux de la vie sociale : dans l’organisation de la société, dans la production, dans l’éducation, dans les relations et structures sociales… La famille sénégalaise traditionnelle, par sa nature et par sa structure, par le type de relations entre ses membres, traduit assez parfaitement le caractère communautaire, et donc socialiste, a-t-on dit, de notre société traditionnelle. Il faut sans doute préciser que l’Afrique, et le Sénégal en particulier, ignorait le type de famille occidentale, la famille nucléaire, composée des deux parents et uniquement de leurs enfants, la famille sénégalaise était généralement très large. Elle comprenait plusieurs générations : le père, dans la plupart de cas polygame, et donc ses épouses et leurs enfants ; mais aussi les tantes, les cousines, les oncles ; souvent les grands-parents lorsque ceux-ci étaient très vieux.

Tout ce monde vivait sous une autorité unique, celle du père ou du grand-père, s’il était encore valide, et obéissait à des règles strictes.

Au plan économique, le mode de production était traditionnellement l’agriculture : culture des champs (mil, arachide, coton…) pour les hommes et culture dans les rizières pour les femmes. Cette agriculture était d’abord de subsistance ; le surplus n’était commercialisé, sous forme de troc, que pour satisfaire certains besoins ou se procurer ce dont la famille ne disposait pas. Dans la production des biens nécessaires à la famille, le travail était collectif. Il existait pour chaque famille un champ ou des champs communs, où tous les membres, y compris le père, devait travailler pendant un nombre déterminé de jours de la semaine ; les autres jours, chaque membre devait se consacrer à son propre champ.

Le produit du travail collectif était aussi mis en commun, était une propriété collective, gérée par le patriarche ou l’autorité parentale : son usage était strictement réservé à la satisfaction des besoins de la famille. Pour les besoins individuels, le produit des champs individuels y était consacré.

L’autorité parentale avait l’obligation de satisfaire les besoins élémentaires de la famille et de l’ensemble ; c’est elle qui organisait habillement, habitation. C’est elle qui décrétait les travaux à réaliser dans les intérêts du groupe ou de l’un de ses membres ; c’est elle qui organisait la vie de la famille : c’est elle qui répartissait les tâches des membres tandis que celles des femmes étaient réglementées par la plus vieille femme.

C’est l’autorité parentale qui organisait les mariages, scellait les alliances, représentait la famille…

Dans les relations familiales, la hiérarchie et le droit d’aînesse étaient scrupuleusement respectés. Nos sociétés traditionnelles ignoraient les conflits des générations. Très tôt, par la pratique quotidienne comme par l’initiation, les enfants prenaient conscience de la hiérarchisation du groupe, des structures et relations entre ses membres, de la place et du statut de chacun des membres du groupe.

Les classes d’âge comme les diverses structures sociales contribuaient à cette prise de conscience et à l’intégration harmonieuse de l’individu dans le groupe. De sorte que dans l’organisation comme dans la vie quotidienne, nos sociétés se caractérisaient par leur cohésion, leur unité et leur forte résistance à tous les facteurs extérieurs perturbants.

Il n’est donc pas étonnant qu’elles aient ignoré, dans le domaine économique, la famine et les disettes ; car le groupe, en raison de l’effectif important de ses membres, de sa population active (ce qui est consécutif à la polygamie), produisait souvent plus qu’il n’en avait besoin : l’Afrique traditionnelle connaissait les surplus alimentaires.

Grâce au type d’organisation et de structures qu’elles avaient institué et grâce aux normes et valeurs inculquées, nos sociétés ignoraient également l’anarchie et les troubles sociaux dans le domaine politique et social, et dans le domaine psychologique, les maladies mentales, les perversions sexuelles et autres perturbations de la personnalité

Dans le domaine moral, pendant et après l’initiation lors de la circoncision et de l’excision, les valeurs morales telles le courage, le respect de l’autre, le sens de la solidarité… étaient enseignées progressivement au cours des différentes phases de l’évolution de l’homme, dans les classes d’âge.

Une telle éducation, parce que collective (l’éducation des enfants étant prise en charge par tous les adultes) impliquait que chaque membre du groupe se sentait responsable des autres ; l’entreprise de création spirituelle et morale de l’homme concernait tous les hommes. L’initiation proprement dite était l’occasion de communiquer aux enfants les secrets et systèmes métaphysiques et religieux, les connaissances pratiques essentielles à la vie, les recettes médicales… Ce processus d’éducation et de formation de l’homme était continu, permanent.

Et ces valeurs morales, sociales, religieuses… inculquées tout au long de la vie, présidaient non seulement aux relations parentales, mais encore au niveau plus élevé des classes d’âge, des groupes sociaux…

Tous ces facteurs, normes et valeurs, ces structures et institutions sociales, ce mode d’organisation, contribuaient à faire de nos sociétés traditionnelles des sociétés stables, harmonieuses, à l’abri des bouleversements sociaux.

Mais nos sociétés traditionnelles ont été profondément perturbées par le choc de la traite des Noirs, de l’islamisation et de l’influence du monde arabo-berbère, et enfin de la colonisation de l’Occident. Ces trois faits historiques ont en effet modifié et remodelé le visage de l’Afrique traditionnelle, au point que beaucoup de nos valeurs anciennes ont été abandonnées et ont progressivement disparu cependant que d’autres valeurs de substitution étaient proposées à la consommation de nos peuples.

Dominés politiquement et culturellement, exploités économiquement, nos populations ont davantage subi l’histoire qu’elles n’y ont participé. Elles devenaient ainsi plus exclusivement consommatrices de valeurs importées et imposées, créées ailleurs.

Ce long processus d’aliénation, de domination et d’exploitation a duré plusieurs siècles. Les indépendances octroyées n’ont pas fondamentalement modifié la situation de nos peuples.

Il était dès lors légitime, qu’à plus ou moins long terme, une prise de conscience s’opère, une inquiétude naisse et une crise axiologique s’installe.

Cette dernière a été intensément vécue par les consciences, et une évolution en phases, des types de réaction ont été observés : après la prise de conscience et l’inquiétude, ce furent tantôt la révolte, la résignation et la fatalité, la recherche désordonnée, tantôt la quête lucide et patiente. En tous les cas, la crise est installée et le processus n’est pas achevé. Des indices positifs laissent penser que le peuple sénégalais ne perdra pas son âme.

Car nous assistons, dans notre pays, et depuis près d’une décennie, à une recherche effrénée, quasi-obsessionnelle, de valeurs à la fois morales et religieuses, mais aussi politiques.

Car les valeurs de la société traditionnelle ont éclaté, se sont dissoutes sous les effets divers de la modernité, des mutations socio-politiques et économiques. Il y avait eu la colonisation, qui eut comme corollaire l’importation et l’invasion de valeurs de civilisation étrangères, dans leur essence, à notre civilisation négro-africaine. L’ethnocide a certes commencé avec la colonisation mais a été continué et se pérennise en Afrique par les élites occidentalisées.

La formation de ce que Balandier a appelé « les Brazzavilles noires », l’éclatement dans ces nouvelles villes de la famille africaine traditionnelle par l’adoption du mode de vie occidental et par la structure même des habitations, liée aux faibles revenus des populations urbaines, le développement de l’exode rural et du chômage, la promiscuité, la délinquance juvénile… constituent des facteurs non négligeables de la mort de nos valeurs de civilisation. Au même moment, des exemples peu édifiants étaient proposés aux palabres des places publiques : détournements de deniers publics, corruption politique et économique, mendicité, vols à mains armées, banditisme, toxicomanie, prostitution, adultère, viols, infanticides… ; autant de faits répugnants et qui révoltent la conscience des hommes.

Cette dissolution de nos valeurs de civilisation apparaît bien comme un long processus qui, par ses caractères diffus et inconscients, ne semblait pas présenter de danger réel, préoccupant pour les responsables politiques. Or ces valeurs constituent l’âme d’un peuple. Un peuple peut-il pourtant exister sans âme, sans normes de référence ? L’Afrique moderne semble avoir pêché dans ce domaine. N’a-t-elle pas voulu se développer (économiquement) trop rapidement en négligeant ou en oubliant les aspects moral et spirituel de son être ? Il demeure que nos populations sont ballottées. Et la quête angoissée de valeurs à laquelle nous sommes témoins depuis quelques années au Sénégal traduit sans nul doute un désarroi, ou, à tout le moins, un sentiment de malaise. Car, d’aucune part ne surgissaient des propositions de solutions : ni du côté de la politique ni du côté moral. Et dans le domaine économique, le chômage et les difficultés croissant, la mendicité se développait en même temps que les hommes semblaient désormais ignorer les sentiments de fierté, de dignité, d’honneur (Jom et Kersa) si chers à nos ancêtres. La misère et la honte sont incompatibles voire antinomiques.

Nous avons manqué de prophètes et de messies.

Et les valeurs importées ne correspondaient pas au génie de notre peuple, qui se trouvait donc dans un état de frustration réelle.

Les espérances naîtront d’un vaste mouvement d’essence éthico-religieuse dont les dates initiales importantes furent : l’accession de Abdou Lahad Mbacké au Khalifat mouride, le rassemblement, au cours des fêtes de Noël 1977 au stade Iba Mar Diop, de toute la jeunesse sénégalaise, toutes sectes confondues, le nombre, de plus en plus impressionnant, de fidèles aux annuels « Magal » de Touba, la visite à Dakar que le Khalife général des Mourides a faite à Ndiouga Kébé et la ferveur populaire que cette visite a suscitée. Sans doute, y a-t-il eu des tentatives de récupération de ce mouvement, mais elles n’ont pu empêcher qu’il se poursuive et se développe. Un tel développement a correspondu avec un besoin réel en valeurs spirituelles, morales et religieuses, du peuple qui en était sevré.

Ce développement s’est accompagné d’une expansion massive et exceptionnelle du mouridisme ayant coïncidé avec l’avènement d’Abdou Lahad Mbacké au Khalifat mouride. C’est que, pendant la même période de dérèglement des valeurs et des mœurs, le mouridisme se présentait comme un des rates systèmes, une des exceptionnelles forces qui offrait au peuple sénégalais des valeurs et des productions authentiquement sénégalaises.

Ce qui explique son enracinement dans les consciences et la ferveur que manifestent les fidèles au point que le « ndigal » du Khalife apparaît bien, à chaque fois, comme un « impératif catégorique ». De sorte qu’en quelques années, nous avons vu se créer et se multiplier les « dahiras » mourides, les associations de jeunes mourides ; nous avons vu s’accroître, chaque année davantage, le nombre de nouveaux fidèles. Nous avons vu toute une cosmétique, une vêture, bref une esthétique mouride s’enraciner dans les habitudes quotidiennes des populations. Tout cela ayant comme fondement une mystique sincère et profonde. Le refus de certaines valeurs ne se traduisait pas uniquement par des manifestations extérieures vestimentaires, comportementales…

Le mouridisme et le mouvement religieux, dans le cas du Sénégal, ne sont qu’un des exemples types de renouveau de l’Islam dont certains observateurs ont fait mention à travers le monde. Le parallèle avec ce qui se passe en Iran ne serait que trompeur.

En Afrique, la situation est tout autre. Aucun mouvement politique ne s’y est jamais développé sur la base des données strictement religieuses. Non pas que les populations africaines et sénégalaises ne soient pas profondément religieuses.

Mais simplement, dans un monde qui ne leur propose aucune valeur authentique comme garde-fou contre les fausses valeurs importées dont elles ne veulent pas et qui ne s’accordent pas avec leur génie, nos masses laborieuses cherchent, confusément mais avec détermination, et parviennent parfois à créer les valeurs conformes à leurs aspirations et leurs besoins.

Le mouridisme comme mystique, comme morale, comme système socio-économique et culturel, est un ensemble de valeurs spirituelles authentiquement sénégalaises. Il n’est pas loin, pour certains Sénégalais, de faire figure d’idéologie.

Les valeurs spirituelles, contrairement à ce que pensent certains sont aussi essentielles que les valeurs économiques et politiques. C’est ce que nos populations ont compris. C’est ce qu’elles ont traduit dans les faits : par un retour spontané à l’authenticité sénégalaise, dans une société et un univers qui ne leur proposent que des valeurs fausses, empruntées et inadaptées.

Ce retour spontané à l’authenticité sénégalaise s’est réalisé non seulement dans le domaine religieux (mouridisme, tidjianisme, layène…), mais également dans bien d’autres domaines. Mais c’est surtout au sein de deux catégories sociales qu’il s’est traduit et manifesté avec plus d’éclat et de pertinence : la jeunesse et la gent féminine. Un tel état de choses est compréhensible : les adultes disposent en général de valeurs plus assurées, mieux amarrées.

Au sein de la jeunesse, nous avons constaté un engouement réel, depuis quelques années, pour le fait religieux. Et c’est dans ce domaine précis que s’est manifestée avec plus de force la quête de valeurs et de normes de notre jeunesse.

Cette quête s’est réalisée sous diverses formes : appartenance à un ou divers associations ou mouvements religieux, participation concrète et active, assidue et engagée à leur vie, mobilisation et disponibilité à toute épreuve ; adoption d’un mode de vie et d’un code de conduite conforme à l’idéal religieux et moral choisi ; adaptation de la vie intellectuelle et des habitudes quotidiennes aux choix primordiaux. L’option initiale irradie toutes les sphères de la vie de l’individu.

Il se dégage ainsi de la personnalité de ces jeunes êtres plus de sérénité, plus d’assurance, plus de calme et plus de pondération : une véritable métamorphose. Une telle métamorphose est difficilement compréhensible pour quiconque ne vit pas une telle richesse spirituelle, un tel renouvellement intérieur de l’être.

Il semble ainsi qu’une certaine jeunesse sénégalaise a trouvé une voie, profondément différente de celles qui lui sont proposées quotidiennement et partout, dans la rue et dans les places publiques, mais qui lui apparaissent comme celles de la facilité et de la facticité, de la frivolité et de l’arrivisme, de la réussite au moindre effort et de l’hypocrisie.

Plus que les autres, la jeunesse a besoin, d’une manière générale, de normes et de valeurs de référence. Toujours insatisfaite et contestataire, elle est en quête permanente de valeurs et de sources de renouvellement. La crise de valeurs, qui est une crise de civilisation, concerne plus intimement et plus directement cette jeunesse qui, par sa nature même, aspire au Bien, au Beau et au Vrai. Mais parce qu’immature et fragile, elle succombe parfois aux tentations.

Il n’est donc pas étonnant qu’une catégorie de cette jeunesse ne puisse résister aux diverses sollicitations et à certains modèles qui lui sont servis dans son environnement social immédiat. Une jeunesse dépravée ne l’est pas d’elle-même : elle n’est pas, au sens strict, responsable exclusive de sa dépravation ; les moyens et les conditions d’une telle dépravation sont réunis dans la société et les sirènes n’ont plus besoin, dans notre société, de cacher leur jeu.

Elles ont pu et elles peuvent déployer, impunément et au grand jour, leurs sataniques activités. L’alcool, les stupéfiants, les lieux de plaisir et perdition existent à profusion et sont à la portée de main et à la portée de la plus modique bourse de n’importe quel individu.

Et quand les adultes ne témoignent plus que de l’indifférence à l’égard de la vie, quand chaque homme ne se considère plus responsable strictement que de lui-même, quand le tabou et l’interdit se dissolvent et qu’il n’y a plus aucune voix pour les imposer, alors chacun se croit tout permis : pourvu qu’il en dispose les moyens et qu’il ait le courage d’incarner ses désirs.

Et si l’absence de morale et le relâchement des mœurs s’accompagnent d’une indigence économique et d’un chômage chronique de la jeunesse, il n’est pas alors étonnant que cette même jeunesse, pour réaliser ses illusions, se « vende » au plus offrant, pour toutes sortes de besognes, même les plus immorales et les plus dangereuses : le seuil de la criminalité est proche. Dans ce contexte et pour toutes ces raisons, ce seuil a été atteint par certains de nos jeunes.

En réalité, tout cela traduit le désarroi d’une catégorie de notre jeunesse, privée de normes de référence et ne sachant à quel saint se vouer.

Le même désarroi, la même agitation désordonnée, la même recherche confuse de normes et de valeurs sûres se retrouvent dans des catégories déterminées de la gent féminine sénégalaise. Car c’est par les femmes et les jeunes que la mode, les changements et mutations sociaux se perçoivent le plus souvent et le plus aisément. Le goût du changement, de la nouveauté est typiquement féminin.

Il y a quelques années, un vent d’émancipation et de libération a commencé à souffler si fort que nombre de nos braves sénégalaises se sont retrouvées propulsées à des centaines de lieues du pays ; el1es se sont découvertes une nouvelle vocation : le commerce, l’import-export ; leur goût du voyage a trouvé non seulement satisfaction mais a pu également se développer. Il n’était pas toujours facile, pour bien des maris, de les arrêter quand elles avaient goûté aux nouveaux plaisirs des voyages.

D’où les multiples conflits qui surgissaient dans bien des ménages sénégalais (cf. notre théâtre amateur a pu décrire, en des scènes saisissantes, certains travers et les nouvelles habitudes de nos femmes commerçantes) ; conflits dans les ménages, crise de l’autorité du mari, nouvelle mentalité de la femme, nouvelles aspirations, nouveaux besoins… : Voici autant de raisons de l’affaiblissement de la structure sociale de base : la famille. Les causes de l’irrespect et de l’éclatement de la famille ne se limitent pas à celles-ci. D’où le nombre élevé de jeunes ménages disloqués depuis quelques années ; et les statistiques de nos institutions judiciaires pourraient bien être révélatrices de la situation dramatique de la famille sénégalaise.

En prenant goût à l’autonomie, en refusant d’assurer des responsabilités au niveau social en se complaisant dans les plaisirs faciles, les risques de l’immoralité, de l’extravagance deviennent réels. Mais ceux-ci n’ont pas toujours résisté devant l’audace de certaines de nos femmes. Et pour beaucoup d’entre elles, l’émancipation, la promotion socio-professionnelle, la liberté et la réalisation de soi devaient s’extérioriser, se manifester par l’extravagance esthétique et l’exhibitionnisme : parure et vêture à profusion étaient souvent disproportionnées et inappropriées ; une cosmétique importée (donc méconnue) était utilisée pour rendre la peau moins noire c’est-à-dire moins laide (c’est le phénomène du « Khessal ») : et les cérémonies familiales (mariages, baptêmes et même parfois décès…) étaient l’occasion d’exhiber tout cela ; c’est-à-dire toutes ces richesses, essentiellement destinées à prouver à la prétentieuse d’en face que « je suis plus riche et plus belle » parce que plus couverte d’or, de fards, de cosmétiques, plus rouge ou plus jaune ou plus orange mais « JAMAIS PLUS BLANCHE ».

Ce vaste processus de dépersonnalisation n’a pu être arrêté ni même être endigué, alors qu’au même moment nous affirmions notre Négritude et que s’opérait un retour à la coiffure sénégalaise traditionnelle : les tresses. De tels faits et comportements ne pouvaient que s’accompagner d’un relâchement des mœurs sexuelles voire d’une licence et d’une luxure.

Or, il semble que la moralité sexuelle soit liée à la situation économique. Sans doute, la prostitution, comme emploi et moyen de subsistance, a une cause économique : la misère économique. Mais il est une autre forme nouvelle, de prostitution, apparue dans notre société et qui est liée aux phénomènes décrits antérieurement : l’autonomie, l’émancipation, la libération incitent la femme à prendre désormais plaisir là où elle veut, les partenaires mâles ne sont-ils pas toujours prêts à accepter l’aventure, celle-ci ne leur coûtant rien, étant toujours du reste excitante ?

Les jeunes et les femmes ne constituent pas nécessairement des reflets absolument fidèles de l’état de santé d’un peuple ; mais leur situation dans une société est indicatrice de ce que le peuple et la société sont à un moment précis de leur histoire. Jeunes et femmes subissent, assez maladroitement, les effets multiples et concomitants d’une situation économique gravement dégradée ; d’une crise économique globale s’accompagnant, mieux, ayant provoqué une crise axiologique s’étendant à tous les domaines de la vie nationale.

Toutes ces crises sont nécessaires, découlent d’un long processus et ont une cause unique qui est de nature économique. Ce qui confirme une thèse chère à Marx : supprimez l’exploitation de l’homme par l’homme et vous abolirez toutes les formes d’aliénation. La liberté authentique n’existe que là où les conditions économiques de son existence sont réunies.

La liberté de créer, d’innover, de vivre pleinement, d’être soi et de préserver son authenticité, la honte et la dignité, la fierté et l’honneur demeurent des illusions dans la misère économique. Nos ancêtres créaient des valeurs de civilisation parce qu’ils étaient libres, parce qu’ils ignoraient toute dépendance économique : ils cultivaient en eux et chez leurs enfants le « Jom » et la « Kersa » et préféraient la mort à la honte.