Le "Tirailleur sénégalais" dans la littérature

LES TIRAILLEURS SENEGALAIS ET L’ANTHROPOLOGIE COLONIALE UN LITIGE FRANCO-ALLEMAND AUX LENDEMAINS DE LA PREMIERE GUERRE MONDIALE

Ethiopiques numéro 50-51

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série-2ème et 3ème trimestres 1988-volume 5 n°3-4

Le poème de Léopold Sédar Senghor consacré, dans son recueil Hosties Noires (1948), aux « Tirailleurs Sénégalais morts pour la France », s’insurge à la fois contre un oubli et une diffamation : contre l’oubli, d’abord, dans la mémoire collective et historique de la France, des quelque 189.000 soldats africains et malgaches de la Première et des 120.000 de la Seconde Guerre Mondiale dont le rôle s’est trouvé largement refoulé des « Lieux de mémoire » des deux guerres mondiales de ces siècles : manuels scolaires, livres d’histoire, monuments, musées, romans et films de guerre, etc. Ensuite, Senghor rappelle explicitement, par deux mots en langue allemande mis en italique dans le texte de son poème, à savoir les mots « Schwarze Schande » (« Honte Noire »), la virulente campagne diffamatoire contre les « Tirailleurs sénégalais » en Allemagne pendant les années 1919 à 1923, campagne attisée par des cercles et journaux d’extrême-droite comme Die Nacht am Rhein (« La Nuit sur le Rhin ») proches des débuts du National socialisme. Ceux-ci réussirent à gagner une certaine influence sur une bonne partie de la presse et de l’opinion publique allemandes à l’époque. La diffamation de la « Honte Noire » visant précisément le stationnement de près de 10.000 soldats africains et malgaches en Rhénanie et dans la Sarre, territoires occupés par la France après la Paix de 1918, eut pour but à mettre fondamentalement en cause la légitimité même de la victoire française. La France aurait – telle fut cette argumentation diffamatoire – eu recours à des moyens illégitimes et indignes d’une nation européenne en recrutant massivement des soldats d’une civilisation très différente, « primitive », et ne connaissant pas les règles d’une guerre européenne. Cette campagne qui prit très vite des accents racistes en insistant sur des cas de viol et de violence physique imputés aux tirailleurs stationnés en Allemagne mais généralement inventés de toutes pièces, rencontra néanmoins, en Allemagne aussi, des voix dissonantes et contestataires. Nombre de journaux, notamment la presse sociale démocrate tel le journal Die Freiheit soulignèrent, en effet, les bonnes relations entre les tirailleurs sénégalais et la population allemande et citèrent de nombreux témoignages individuels à l’appui.

La campagne allemande contre les « tirailleurs sénégalais » rencontra, en retour, en France un immense retentissement public. Dans le contexte des fêtes de la victoire de 1919, cette campagne devint un enjeu national. L’argumentation d’une grande partie de la presse allemande de l’époque qui dénonça la légitimité même du triomphe français dans la Première Guerre Mondiale, provoqua, en effet, une triple forme de réplique.

D’une part, le gouvernement français, de même que l’opinion publique en France, chercha à réfuter les crimes, notamment les viols et autres agressions sexuelles, imputés aux tirailleurs, comme pure invention d’un discours raciste. Furent ainsi publiés et largement divulgués dans la presse française de l’époque, des brochures, tels le rapport officiel du Capitaine Bouriand publié en 1922 qui donna les résultats d’une enquête détaillée sur le comportement des troupes noires en Rhénanie. Au mythe de la « Honte Noire » diffusé par une bonne partie de la presse allemande, de nombreux journalistes français allégèrent celui d’une « Honte Blanche » prouvée par les nombreux mariages et liaisons amoureuses entre femmes allemandes et tirailleurs sénégalais ­ une stratégie de réplique dont Maurice Delafosse releva le caractère à la fois discutable et foncièrement ambivalent dans les colonnes de la Dépêche Coloniale et Maritime [1].

D’autre part, la campagne allemande contre la « Honte Noire » suscita, du côté officiel français, une mise en valeur ostentatoire du rôle des « tirail­eurs sénégalais » pendant la Première Guerre Mondiale. En témoignent entre autres la participation de bataillons de Tirailleurs Sénégalais au défilé du 14 juillet 1919, et les projets d’élever des monuments officiels à la gloire des troupes noires, à Bamako, à Paris, à Dakar, à Saint-Raphaël et à Reims. A Reims sur les champs de bataille même de la Première Guerre Mondiale, fut ainsi inauguré en juillet 1924 un « monument commémoratif de l’armée noire », réalisé à l’aide de souscriptions des communautés de France et des « Amis des troupes noires françaises », recueillis par un comité présidé par le Général Archinard. Archinard, ancien commandant supérieur au Soudan français, présenta comme suit les exploits des tirailleurs dans la guerre de 14-18 :

« Nos tirailleurs noirs se sont conduits en bons Français, ils se sont montrés dignes de combattre sous nos trois couleurs (…). Ces troupes s ’y sont montrées terribles pour les Allemands parce qu’elles les regardaient comme des sauvages combattant avec des armes déloyales, saccageant tout par amour du mal » [2].

Le drapeau des tirailleurs sénégalais, décoré déjà de la Légion d’Honneur, reçut en mai 1919 comme consécration suprême « la fourragère aux couleurs de la Médaille militaire et la Croix de guerre à quatre palmes » – un événement auquel Le Petit Journal, l’un des quotidiens français les plus populaires à l’époque, consacra même son « Supplément illustré » du 1er juin 1919. La réfutation de la campagne allemande contre la « Honte Noire » entraîna ainsi, dans l’ensemble de la presse française des années 1919 à 1922, des journaux coloniaux jusqu’aux quotidiens tels Le Temps ou Le Petit Journal, une revalorisation, voire une exagération, du rôle militaire jusque-là largement refoulé des tirailleurs sénégalais. Henry Vidal publia au cours des années 1919 et 1920, dans la Dépêche Coloniale et Maritime, une série de plus de 50 articles intitulée « Nos Coloniaux dans la Grande Guerre ». Blaise Diagne, député du Sénégal, prit farouchement la défense de ses compatriotes, dans un article sur la première page de la D­pêche Coloniale et Maritime du 2 mai 1921 et intitulé « La mauvaise foi allemande. Les calomnies contre nos troupes noires. Il faut y répondre en envoyant nos Sénégalais sur le Rhin » :

_ « Les Tirailleurs sénégalais et malgaches », écrit Diagne, « par leur bonne tenue, leur discipline, la correction de leur attitude ont toujours fait l’admiration de ceux qui ont pu les approcher sur le Rhin. Ils ont su par leurs qualités si bien se faire apprécier par les habitants que ceux-ci n’hésitent pas à déclarer ouvertement qu’ils les préfèrent aux troupes blanches qui les ont précédées.

Les viles calomnies répandues contre eux sont un tissu de si grossiers mensonges qu’elles soulèvent d’indignation non seulement des étrangers qui ont pu se rendre compte par eux-mêmes sur place mais même des Allemands de bonne foi ayant assez d’indépendance et de courage pour dire et écrire la vérité. Les protestations indignées et spontanées d’hommes sincères et connus abondent ».

Le Général Mangin, créateur avant la guerre de l’« Armée Noire », prit également la parole au sein de cette réfutation collective et publique des diffamatoires d’Outre-Rhin :

« Il n ’y eut guère de grande offensive », souligna Mangin dans une déclaration donnée à l’occasion des fêtes du 14 juillet 1920, « où nos noirs n’aient joué un rôle important et souvent décisif. Il suffit de mentionner la reprise du Fort de Douaumont, à l’assaut duquel collaborèrent deux bataillons de Sénégalais, un bataillon de Somalis et un bataillon d’Indochinois. (…).

 

Il faut que l’Allemagne s’accoutume à cette idée que notre patrie ne se limite point à ses frontières européennes… Ce n’est pas seulement 40 millions, c’est 100 millions d’hommes que la France pacifique, guidée par le plus haut idéal de justice et d’humanité, peut mettre au service de la civilisation » [3].

La déclaration de Mangin renvoie à une troisième stratégie de réplique à la campagne allemande contre les tirailleurs sénégalais. Celle-ci mit l’accent non pas sur la différence anthropologique et culturelle des troupes noires – qu’avaient fortement soulignée Mangin et d’autres militaires français avant et pendant la Première Guerre Mondiale -, mais au contraire sur leur capacité d’évolution intellectuelle et leur pouvoir d’assimilation culturelle. L’univers militaire que le général Mangin, créateur de la « Force Noire », avait considéré avant la guerre comme un système de « dressage » de soldats africains à tenir soigneusement à l’écart des « influences pernicieuses » de la société blanche, apparut maintenant comme le modèle même d’une relation paternaliste réussie. « L’attachement des Sénégalais à la France est absolu », pouvait-on lire ainsi dans la Dépêche Coloniale Illustrée. « Les Sénégalais sont aussi fiers de leurs chefs que leurs chefs sont fiers d’eux » [4]. Le général Mangin lui-même souligna, dans les colonnes du journal anglais The Observer, en mars 1922, l’égalité culturelle fondamentale de la race noire – une position qui démentit celle qu’il avait prise avant la Guerre et qui lui valut alors même les éloges de leur revue noire américaine The Crisis. Alain Locke, professeur de philosophie à la Howard University à Washington D.C. et l’un des porte-parole intellectuels de la Harlem Renaissance, prit en 1922, dans les revues telles Opportunity, la défense de la France face à la campagne allemande contre les tirailleurs sénégalais. « Aucun peuple », écrit-il dans une lettre ouverte adressée à Maurice Delafosse, rapidement diffusée dans la presse française en 1922, « au monde n’est capable de faire des Noirs ce que vous en faites, parce qu’aucun peuple ne sait les comprendre et les aimer comme vous : d’autres les traitent en esclaves et en enfants ; vous, vous les traitez en frères (…) ; vous avez regardé dans leur cerveau et dans leur âme » [5].

La réévaluation ostentatoire des tirailleurs sénégalais, conséquence directe des répliques françaises à la campagne allemande contre la « Honte Noire », trouva enfin son ancrage dans de nouveaux registres de perception. Au lieu de représenter les tirailleurs comme un ensemble sans visage personnalisé, une masse homogène et anonyme poussée à bout dans l’angoissante métaphore des « flots noirs inondant l’Allemagne » (« Schwarze Fluten, die Deutschland überfluten ») à laquelle eut recours le journal allemand Die Nacht am Rhein en 1923, nombre d’articles de presse relatant leurs exploits tentèrent au contraire de dégager des figures individuelles de soldats africains. La Revue Indigène mentionna ainsi en mars 1919, dans son compte-rendu de la manifestation organisée début janvier 1919 au Trocadéro à Paris « en l’honneur des troupes noires », le chef soudanais Baa Khane Diop, « fils de l’un des plus fameux adversaires de notre pénétration au Soudan » qui était l’un des trois Tirailleurs à recevoir lors de cette manifestation la Légion d’Honneur. Baa Khane Diop, ajouta le journaliste de la Revue Indigène, une revue d’ethnologie et de culture coloniales qui avait jusque-là très peu prêté attention aux soldats africains, « l’un des premiers et des plus ardents, répondit à l’appel de la France envahie… Amère déception pour l’Allemagne qui, avant la guerre, avait envoyé son savant doktor Frobenius, sous couleur d’études scientifiques, se­er des germes de révolte dans notre Afrique Noire ! » [6]. La même Revue Indigène évoqua, dans son numéro de septembre-octobre 1922 et dans le cadre d’un hommage aux troupes noires, les exploits de Mamadou Diarra, sous-officier « d’une bravoure incomparable et d’une énergie farouche, dans la bataille de Verdun » [7]. Alphonse Séché esquissa, dans son livre Les Noirs publié sous une forme fragmentaire dès 1915 dans la revue L’Opinion, toute une série de portraits de tirailleurs, tel celui de l’adjudant Moro Diallo, du 6e régiment colonial mixte qu’il peint comme suit :

« il n’a cessé de se distinguer par son calme et son sang-froid exaltant le courage de ses tirailleurs par son magnifique exemple (…). C’est un grand diable, sec comme une trique, un peu à l’étroit dans sa vareuse bleue. Quarante ans environ. Sous son képi, il a une bonne face douce et humble. Entré au service de la France en 1896, il n’a pas cessé de faire campagne. Il se bat contre Samory, que son père Salla Diallo avait servi (…). En octobre 1914, il vient en France comme volontaire ; se bat à Reims (…). Le 8 mai (…) il reçoit une balle en pleine poitrine. Cela fait six blessures à son actif. On lui donne la médaille militaire » [8].

Alphonse Séché prolongea ces bribes de récits de vie de tirailleurs fréquemment dans des comptes-rendus de brefs entretiens avec eux. Ainsi il interrogea Moro Diallo déjà cité sur ce qu’il « pense des Allemends et de la guerre » – et nota e.a. la réponse suivante, transcrite dans le « français des tirailleurs » : « Tirailleurs plus braves que les Allemands ; Allemands deux fois partir devant charge (…). Si nous sommes gagner ça bon ; si nous sommes pas gagner, c’est que Français tous morts, Sénégalais aussi tous morts, car tous mourir après Français » [9].

Cette attention fragmentaire – et souvent entachée de clichés tel celui du « français des tirailleurs » – prêtée aux « témoignages authentiques » de tirailleurs sénégalais, perceptible dans les articles et le livre d’Alphonse Séché par exemple, prit au cours des répliques françaises à la campagne allemande contre la « Honte Noire » la forme d’une incitation à la prise de parole des concernés – des tirailleurs sénégalais eux-mêmes. La Dépêche Coloniale Illustrée en 1919 et des écrivains coloniaux tel le médecin René Trautmann (dans son livre (Au Pays de « Batouala ». 1922) publièrent de nombreuses lettres de Tirailleurs Sénégalais visant à faire preuve de leurs exploits et de leurs loyalisme patriotique. La même intention de donner au public français – et à l’opinion publique internationale également ­ une « vision de l’intérieur » fut également à la base de deux ouvrages de Lucie Cousturier qui avait côtoyé des Tirailleurs sénégalais hospitalisés près de Saint-Raphaël pendant et après la Guerre de 14-18 : Des inconnus chez moi (1920) et Mes inconnus chez eux (1925). Le journal Les Annales Coloniales publia en 1923 toute une série de témoignages autobiographiques de tirailleurs, généralement sous forme de lettres, sous le titre évocateur « L’Armée noire vue par les noirs » [10]. La Revue des Troupes Coloniales ouvrit ses colonnes en 1925 à un des rares officiers de l’armée noire, le Gabonais N’Tchoréré, pour deux articles intitulés « Le tirailleur sénégalais vu par un officier indigène » qui « fait ressortir », précise l’introduction, « par son exacte connaissance de la mentalité du tirailleur (…), les qualités et les travers de nos soldats noirs » [11].

L’incitation à la prise de parole des diffamés et l’intérêt à la fois social et anthropologique qui la sous-tend, furent enfin à la base de la publication des deux premiers ouvrages littéraires d’auteurs négro-africains : Batouala, de René Maran, d’une part, dont le couronnement par le Prix Goncourt en 1921 fut associé, dans l’opinion publique de l’époque, à l’ensemble des répliques françaises à la campagne allemande contre la « Honte Noire » ; et Force-Bonté, l’autobiographie du tirailleur sénégalais Bakary Diallo. Les deux ouvrages, et notamment le second, étaient censés présenter des vues « authentiques », des « visions de l’intérieur », de la mentalité des soldats africains au service de la France. Comme œuvres littéraires écrites, elles témoignaient en même temps, dans l’optique des contemporains, des capacités intellectuelles de la race noire et de la réussite de l’acculturation coloniale française, fournissant ainsi une double et triomphale réponse à la campagne allemande et ses soubassements anthropologiques. « Les races », écrit René Gillouin en 1929 dans un essai sur l’importance de Batouala, « ne se différencient pas tant par leurs masses que par leurs élites. C’est une élite qui avait jusqu’ici manqué à la race noire, mais voici que la grande guerre lui a donné l’occasion de manifester son héroïsme et son esprit de sacrifice ; voici qu’elle délègue au Parlement français plusieurs hommes d’une véritable valeur ; voici qu’elle nous donne un bon écrivain » [12].

Guillouin considère ici la prise de parole – ou plutôt la « prise d’écriture » – des premiers écrivains négro-africains comme l’ultime étape d’une Révolution qui avait commencé, à ses yeux, avec la participation des tirailleurs à la Première Guerre Mondiale, puis leur contribution à la victoire militaire de 1918 et, enfin, leur représentation politique au Parlement français, par des personnages comme le député Blaise Diagne. « L’effort colonial », pouvait-on lire dans un compte-rendu de Force-Bonté publié en 1928 dans la Revue Indigène :

« que nous avons déjà accompli et qui a trouvé sa rémunération légitime dans l’accroissement de notre production et de notre commerce, parce qu’il était en même temps d’éducation totale de nos noirs africains, a trouvé aussi sa récompense dans l’ordre intellectuel et moral (…), Le vrai visage de la France coloniale, il est là, dans ce petit livre d’un Peulh qui a fait, presque seul, son ascension intellectuelle et morale – il y est dans sa ressemblance et sa vérité » [13].

Le livre de Bakary Diallo, né dans le sillage des réactions françaises et africaines à la campagne contre la « Honte Noire », et comme aboutissement des prises de parole de Tirailleurs qui l’accompagnaient, montre que l’auteur voulait aller bien au-delà d’une pure affirmation de l’ordre et de l’idéologie coloniaux. Il formula, malgré son éloge dithyrambique de l’œuvre colonisatrice de la France, de sa « Force » militaire et de sa « Bonté » humanitaire, d’abord une revendication extrêmement gênante pour la France de l’époque : celle de mettre à pied l’égalité, financièrement, juridiquement et politiquement, les tirailleurs sénégalais et les soldats métropolitains avec lesquels ils avaient partagé les mêmes souffrances pendant la guerre, revendication surtout énoncée dans les derniers chapitres de son livre, mais volontairement passée sous silence dans les commentaires et comptes-rendus à l’époque en France. Face à l’immense mise en cause que constituait la campagne de la « Honte Noire », le livre de Bakari Diallo formula ensuite la revendication d’une dignité humaine, à la fois intellectuelle et morale, à partir d’un récit autobiographique qui donnait à lire tout au long de ses 200 pages non seulement des bribes de vie, mais toute la trajectoire individuelle d’un tirailleur, la force de sa personnalité et de sa pensée. Et, enfin, Force-Bonté est habitée par la revendication d’une place et d’une parole, s’imposant ainsi au sein de l’ensemble considérable de ces discours qui évoquaient, pour un bref laps de temps et pour réagir aux diffamations Outre-Rhin, en France le rôle et les exploits des tirailleurs sénégalais : la prise de parole des concernés eux-mêmes. « Son livre », écrit en 1931 Roland Lebel, l’un des écrivains coloniaux les plus connus à l’époque, qui saisit immédiatement l’importance majeure de cette « prise d’écriture »,

« est un étonnant témoignage dans lequel il nous raconte sa vie de berger au Sénégal et sa vie de soldat pendant la guerre. Une grande simplicité s’allie à une hauteur de sentiments qui touche le lecteur au vif. « Ecrivains de France et de tous les pays, écrit Bakary Diallo, je vous salue, vous dont la plume apporte au monde une bienfaisante lumière dans l’effort de la pensée humaine. « L’écrivain noir vient prendre sa place parmi ses frères. On ne peut pas rester indifférent devant ce livre qui exprime pour la première fois la pensée africaine et l’intègre dans notre littérature  » [14].

L’attention massive, mais brève et éphémère, prêtée par la société française du début des années vingt aux tirailleurs sénégalais, dans les répliques françaises à l’Allemagne, n’eut pas un impact social de longue durée. La revue Outre-Mer regretta en 1935 que les visiteurs de l’Exposition Coloniale de Paris n’identifiaient, pour l’immense majorité parmi eux, le tirailleur qu’à cette « large face couleur de cirage au rire naïf et confiant » qui leur souriait partout des affiches « Y a bon… Banania ! » (15). La mémoire des tirailleurs qui hante, tel un retour du refoulé, la littérature africaine de Bakary Diallo jusqu’à L. S. Senghor, Birago Diop et Doumbia Fakoly (Mort pour la France, roman, 1983), fut presque totalement exclue, en France, des lieux et discours de commémoration rappelant les deux guerres mondiales. Mais la querelle franco-allemande de l’après-guerre autour des tirailleurs sénégalais déclencha des processus d’une importance majeure et inattendue : la prise de parole des concernés et l’amorce d’un nouveau discours anthropologique.

Née ainsi dans le sillage d’un douloureux litige franco-allemand, la prise de parole autobiographique de Bakary Diallo trouva, 22 ans plus tard, sa continuation, sous une autre forme et dans un autre son, à travers les Hosties Noires de L. S. Senghor. Malgré la différence d’écriture, on y décèle la force revendicative, la même lutte acharnée contre l’oubli tombé sur les tirailleurs sénégalais, et la même affirmation, fière et digne, d’une parole à soi.

[1] Maurice DELAFOSSE : Pour les troupes noires. Une réponse officielle à la campagne allemande. On s’y étonne d’y voir figurer des attestations d’une nature un peu spéciale. Dans : La Dépêche Coloniale et Maritime, n° 7286, 20 mars 1922, p. 1.

[2] « Pour les héros de l’armée noire ». Dans : Les Annales Coloniales, n° 1 00, 15 juillet 1924, p. 1.

[3] Hommage du général Mangin aux créateurs disparus et à l’armée de l’A.O.F. à l’Exposition Coloniale de Marseille. Dans : La Dépêche Coloniale et Maritime, n° 6769, 16 juillet 1920, p. 1.

[4] La Dépêche Coloniale Illustrée, 1919, p. 7.

[5] Cité d’après l’article d’Eugène DEVAUX : Hommage d’un Américain aux troupes noi­res. Dans : Annales Coloniales, n° 76, 30 mai 1924, p1.

[6] « Les troupes coloniales à l’honneur ». Dans : La Revue Indigène, janvier-mars 1919, p. 35-4’0, ici p. 36.

[7] « Le monument aux troupes noires. Discours de M. Maginot ». Dans : La Revue Indigène, septembre-octobre 1922, p. 247-254, ici p. 251.

[8] Alphonse SECHE : Les Noirs. – Le loyalisme des Sénégalais. Dans : L’Opinion, 2 octobre 1915, p. 263-265, ici p. 264.

[9] Ibid., p. 264-265.

[10] Voir e.a. L’ANGELY : L’Armée noire vue par les noirs. Dans : Les Annales Coloniales, no 38, 8 mars 1923, p. 1.

[11] N’TCHORERE : Le tirailleur sénégalais vu par un officier indigène. Dans : Revue des Troupes Coloniales, 1925, p. 113-129, ici p.113.

[12] René GILLOUIN : Le problème de la colonisation. Dans : R.G., Le Destin de l’Oc­ident, suivi de divers essais critiques. Paris, Editions Prométhée, 1929, p. 69-84, ici p.73.

[13] « Force-Bonté », par Bakary Diallo, tirailleur. Dans : Revue Indigène, n° 234-235, juillet-août 1928, p. 128-130, ici p. 128, p.130.

[14] Roland LEBEL : Le mouvement intellectuel indigène. Dans : La Critique Littéraire, 15 janvier1931, p. 3-5, ici p. 5.