LES NEGRES
Ethiopiques numéro 13
Revue socialiste
de culture négro-africaine, 1978
(Traduit par René LF. DURAND)
Un nègre avance, avance sur la rive
D’un crocodile, d’un rouge serpent.
Il vient de la mer, du ventre des bateaux,
Il arrive, sans nom, plein de son exil.
Un nègre double, triple, identique au suivant ;
Deux nègres, mille, cent mille nègres arrivent.
Dieux, tribus, parlers confondus,
Multitudes qui ne font qu’un seul homme.
Un nègre peut se retrouver en son pareil,
Contempler la même image de misère
Redécouvrir, les yeux fermés, la même traversée,
Pareille détresse en langues différentes.
On leur coupa la route, on leur donna la chasse,
On cloua leurs traces et leurs chemins.
On les bannit du soleil, du poisson et du buffle.
Et ils tombèrent à terre, dans le puits, la vermine.
Ils roulèrent plus bas que l’homme, plus bas que l’univers,
Ils roulèrent jusqu’au fond des navires
Au point de perdre leurs noms :
L’identité de plante, d’animal, d’objet,
Celle de l’ancêtre hurlant parmi les masques.
Mais restèrent les pipes et les armes,
Les paniers, les houes et les vases.
Restèrent les trompes, les tam-tams,
Les masques, le fromager originel.
On sépara le corps de son ombre,
On sépara l’âme de son image,
On expulsa les forces de leurs centres,
Et la Fête des hommes mourut.
Cargaisons de néant, d’apparences,
De morceaux de chair qui respirent.
Chante un pied de poumon, les mains pensent,
Des yeux d’épines entendent, pleurent des dents,
Un dos se hérisse, creuse son trou ;
Un ventre saigne tristement et fond,
En vain veut marcher quelque front
Et à la fin seule demeure un pouls pâle.
La ténèbres mille-pattes, l’air insecte,
Une araignée se hâte qui s’achève en rat,
Volent de froids museaux qui s’écrasent,
Le Rêve dodeline, souillé et ivre,
Un filet vert glisse entre ses lèvres,
Autour de lui s’étend un limbe glacé,
Végétation de lèpres et de moignons,
Marais sans issue ni rivages,
Où rampent d’aveugles intestins,
Errent mâchant leur faim les estomacs,
S’étouffent et se crevassent les poumons,
Sanglotent des cœurs écorchés.
Quand nul désormais n’attend rien
Qu’il semble qu’il n’y aura plus jamais de rivage
Et que les corps s’enfoncent en leurs plaies
Et que les cris restent rivés aux os
Et que l’âme tremble de faim et de froid sous la gale
Et que dans la jungle se cache le double en fuite
Et que tombe la foudre sur l’œil mâle
Et qu’un vautour fouille l’œil féminin,
Lorsque le Temps lui-même semblait mort
Il se mit à la fin à marcher sur les eaux :
Le voyage s’arrêta, il arriva au port,
La Mort s’en alla, Soleil et Terre entrèrent.
De la spirale du Temps en marche,
Du fond de la nuit et des mers,
Du fond du vide, naît un visage,
Naît en parlant une voix dédoublée.
La voix forma une autre voix, mâle et femelle,
Couple bourdonnant de mots,
Langues qui se conjuguent et se mêlent,
Fertilité de chair et de sons.
La voix mâle de soleil et de plumes parla
« Mon Gardien m’assiste, Seigneur du Nord,
Sept fois nommé bien que toujours le même
Maître des métaux et de la guerre
Maître des féroces guerriers
Maître des forgerons qui gouvernent le feu
Maître de ceux qui sculptent des ivoires et des bois,
Des bourreliers et des fondeurs,
Sept fois nommé bien que toujours le même
Maître des coiffeurs maître des bouchers maître des pêcheurs
Maître des chasseurs
Mon Gardien m’assiste, Seigneur du Fer,
Des Forges, du Feu et des Armes
Mon Ancêtre rouge aux muscles d’acier, flamboyant
Glouton et buveur, féroce, indomptable.
Il danse couvert de sang, fend l’air,
Fait résonner son vêtement de feuilles sèches
Saute du sol sur le svelte palmier
De la cime de l’arbre au ventre de la terre
De l’abîme au nuage
Ses pas creusent des trous
Ses cris lancent des dards
Son regard retentit
Il avance donnant des coups de taille
Il vibre tel le fer et le bronze
Personne ne peut l’abattre, personne, personne,
Personne ne lui résiste, personne,
Tout est femme, butin, ville soumise
Avec lui un fils commence, un peuple, un royaume,
Avec lui moi je commence, oui je commence,
Mon Ancêtre rouge aux muscles d’acier, flamboyant,
Glouton et buveur, féroce, indomptable… »
La voix femme de source et de lune parla :
« Je suis fille de la maîtresse des Eaux
Notre Mère nourricière et féconde
Notre Mère ruisselante et fleurie
Larges sont ’Ses hanches
En elles tourne le monde, naissent des dieux,
Jaillit la Mère Source des eaux
La Mère Bourgeon de toutes les plantes
Se brise l’œuf tendre des sèves
Glissent des flux lents de graines
Ondule un horizon bleu d’écumes.
Je suis fille de la maîtresse des eaux
Notre Reine aux mamelles comme des lèvres
Aux mamelles tels les yeux quand ils pleurent
Maîtresse de la lune
Des herbes humides et des escargots
Qui danse comme l’eau
Qui comme l’eau ondule
Qui brille comme l’eau
Comme l’eau enveloppe
Et quand elle est nue
Ressemble au sable que la marée découvre
Et quand elle est endormie
Est telle la montagne penchée dans la nuit
Notre Mère qui dort
Calme comme le lac
Et prompte à s’éveiller comme l’orage
Pleine comme les mers et peuplée
D’animaux, d’étoiles, de plantes et de phosphorescences.
Notre Reine de la Mer assoupie
Aux mamelles vastes, large des hanches
Qui ondule en dansant faite de vagues
Maîtresse des miroirs des eaux
Des colliers de corail et de perles
De la ceinture d’écume
De l’éventail argent de la lune
Des bracelets cristal d’argent
Reine Mère de l’Eau, elle dort enceinte
Du mouvement de la vie
Bourdonnante de la chanson de l’eau
De la respiration du vent dans les palmes
Elle est endormie, gémit, se renverse
Et de ses vastes seins jaillissent des sources
Des filets lactés, de torrentielles écumes
De ses hanches profondes naissent des flots,
Affluent les marées, se lève le vent
Débouchent les fleuves, s’échouent de grands poissons s’épand la nuit, déborde la lune
Et se mettent à pousser les tiges et les bourgeons ».
Un nègre s’avance, marche sur le rivage
D’un jour intact à l’image de l’aube.
Il vient de l’océan, du ventre des bateaux
Arrive avec un nom, tout plein de son exil.
Un nègre double, triple, identique au suivant,
Deux nègres, mille, cent mille nègres arrivent.
Dieux, tribus, parlers, confondus,
Multitudes qui ne font qu’un seul homme.
Ils viennent d’un pôle aux ténèbres glacées,
Ils viennent des sables mouvants
Du bourbier du Sommeil, de la Nuit,
Ils viennent de leurs cadavres résignés.
Ils furent asphyxiés et maintenant sont vol,
Ils furent eaux croupissantes et sources les voici,
Ils furent déserts, gale, et les voici semence,
Ils furent membres épars et à présent sont hommes.
Ils vont comme foulant la fourrure du tigre,
Ils vont comme coiffés de rutilantes plumes,
Et sur la côte du Levant ils chantent
D’une seule et même voix marine :
« Nul ne meurt tout à fait, ni ne finit
Le corps appartient à la terre et fermente.
La conscience à l’air et se propage.
L’image à l’eau et se répète.
L’âme est aux hommes et prolifère
Nul ne meurt tout à fait ni ne finit.
La chair est nourriture des termites.
Les termites sont la pâture des oiseaux.
Les oiseaux dispersent les graines.
Les graines deviennent fleurs et fruits.
Vivant, je suis vivant, en moi se multiplient
Ferments, vols, flux et bourgeons.,
Vivant, je suis vivant et je sors de la mort ».
Extrait de Nouveau Monde Orénoque