Témoignages

LEOPOLD SEDAR SENGHOR : LE CONTEMPORAIN CAPITAL

Ethiopiques n°70.

Hommage à L. S. Senghor

1er semestre 2003

La mort d’un « grand homme » semble, très souvent, une occasion unique pour permettre à ses pires ennemis de prendre une suprême revanche et de l’enterrer définitivement. En effet, le moyen le plus sûr de discréditer un homme et de lui nuire c’est, sous prétexte de faire croire qu’on témoigne une reconnaissance émue à cette personne, de verser dans l’excès, d’aller au-delà de certaines limites. Cette « senghorolâtrie », notée depuis un certain temps, peut prêter à sourire. Comme on le sait, il y a des hommes qui travaillent dans les coulisses sans apparaître devant le public, et d’autres, qui se rendent importants en public, tout en ne faisant rien.

« La mort seule est certaine », nous dit Maupassant dans son Bel Ami [2]. Mais, comme le dit Roger Garaudy :

« Chacun sait, combien les êtres vivent profondément en nous quand nous savons que nous n’entendrons plus jamais leur voix ailleurs que dans le souvenir. Il semble qu’alors nous leur devions plus que jamais compte de ce que nous sommes et la fidélité de leur exemple est chose douce » [3].

Mais pourquoi ce témoignage ?

Parce que nous avons, aujourd’hui, dans ce Sénégal post-alternance (suite aux élections présidentielles de 2000), les plus grandes obligations à l’égard de Senghor.

Senghor avait une dimension poétique et une profondeur philosophique. Il a servi sa gloire à de nobles causes ; il a su mettre au service de son pays et de son parti une intelligence vive et ductile, une grande capacité de vulgarisation, une plume alerte, une aptitude à absorber dossiers austères et méandres tactiques, le goût et le talent de plaire, et un brio sans pareil. C’est pour cette raison qu’il suscite défis pour l’esprit et sursauts du cœur.

« Le jugement de la « postérité » n’est préférable, a dit Serge Doubrovsky, que parce qu’il est, justement, mieux armé » [4]. C’est armé du Senghor intégral et de tout ce que sa critique, certains de ses collaborateurs et de ses amis ont dit que nous essayerons, en guise d’hommage, de révéler une des facettes de cet homme exceptionnel.

Nous circonscrivons ce travail autour de trois axes : le politique, les enseignements de son action et l’humaniste. Il va sans dire que ce plan est plus pratique que scientifique. Car il est clair que la dualité du tempérament de Senghor montre que sa biographie n’est pas détachable de ses œuvres, comme la plupart de ces dernières ne le sont de l’homme politique. Au reste, Joseph Mathiam le note fort bien : « (…) son action proprement politique a été conçue et vécue comme un poème et une œuvre d’art » [5].

  1. LE POLITIQUE

Ecoutons d’abord Senghor :

« Pour paradoxal que cela puisse paraître, les écrivains et artistes doivent jouer, jouent encore un rôle de premier plan dans la lutte pour la décolonisation. Il leur appartient de rappeler aux politiques que la politique, l’administration de la cité, n’est qu’un aspect de la culture, que partant le colonialisme culturel, sous la forme de l’assimilation, est le pire de tous (…) » [6].

Mais qu’est-ce que la culture ?

Senghor répond :

« Une certaine façon propre à chaque peuple de sentir et de penser, de s’exprimer et d’agir (qui est) la symbiose des influences de la géographie et de l’histoire, de la race et de l’ethnie » [7].

Il est clair que, pour Senghor, l’émancipation des hommes est une nécessité morale, puisque « l’homme doit être au centre de toutes les préoccupations ». Il est tout aussi vrai que l’émancipation politique est un pas nécessaire vers l’émancipation sociale.

Mais « la culture, Romain Gary l’a bien précisé, n’a absolument aucun sens si elle n’est pas un engagement absolu à changer la vie des hommes » [8]. C’est pour cette raison qu’elle est « une perpétuelle remise en question de la condition humaine et des valeurs qui donnent un sens » [9] .

Ainsi, Senghor décide d’ouvrir la culture à ce qui, fatalement, l’imprègne, c’est-à-dire la politiké, « l’art de conduire la Cité » et qui « consiste à rendre les hommes plus prospères, meilleurs et, partant plus heureux », selon son heureuse formule [10].

Peut-être demeure-t-il, lui dont la pensée ne procède pas par circonlocutions, analyses sinueuses, insinuantes ou vaseuses, l’unique homme politique du siècle dernier à avoir mis les questions culturelles au cœur de son discours politique. La question fondamentale qu’il n’a sans doute pas cessé de se poser indéfiniment dans le colloque intérieur qu’il entretenait avec lui-même est : que faire pour rendre la dignité à mon peuple ? Question grave à laquelle il donne une réponse par l’exemple.

Il est un fait, aujourd’hui, que Senghor, en quittant le pouvoir en décembre 1980, a laissé au Sénégal un parti moderne ; un Etat et une administration efficaces ; une tradition démocratique éprouvée. En décembre 1980, l’unité et la paix civile régnaient. On n’avait pas encore la rébellion casamançaise.

Il est tout aussi vrai qu’il a été un chef, un démocrate, un citoyen respectueux de la loi, un patricien cultivé, sans morgue, avec des manières élégantes, un esprit aimable, ouvert à toutes les affaires de la politique, un orateur disert, qui a su user d’une « souple fermeté », en sachant « plier sans rompre ».

S’il a su présider avec autant de bonheur, avec une heureuse autorité, aux destinées d’un jeune pays stupéfiant d’effervescence culturelle, qu’il a aimé d’un amour vrai, constant, profond, avec la grâce de la simplicité vraie et le charme de la bonhomie en un temps « trop chargé de chair et de sang », c’est parce qu’il a su faire preuve de rares qualités de gouvernement. C’est cela qui explique ses grandes options :

– l’engagement dans le socialisme au temps de l’Ecole (lui-même dit que c’est Georges Pompidou qui le convertira au socialisme) [11]. Un socialisme à visage humain, voulant allier les performances de la gestion capitaliste aux aspirations égalitaristes d’une humanité en quête de justice sociale et de bien-être pour tous ;

– l’engagement dans le mariage et dans la paternité ;

– l’engagement dans la défense des libertés (celle de l’homme noir) ;

– l’engagement dans la résistance à l’occupant ;

– l’engagement dans la défense, non sectaire, mais digne et ferme, de tous les collègues et amis qu’il voyait injustement méprisés (le Shah d’Iran, par exemple).

Mais il faut surtout retenir que Senghor était un maître, qui ne cessait d’enseigner, de manière vivante, comment un socialiste, pris entre la détérioration constante des termes de l’échange et la nécessité de bâtir un Etat moderne, doit gouverner, c’est-à-dire agir.

Il s’agissait, pour lui, de s’orienter vers une conception du pouvoir qui au privilège du droit substitue les vertus cardinales du Peuple sénégalais : la souplesse et la patience.

En fait, pour Senghor, le pouvoir n’a jamais cessé d’être un exercice. Dès lors, tout se joue sur la manière de l’exercer.

La morale pour Senghor c’est d’abord « le respect du réel ». De là découle cet impératif catégorique : l’exercice du pouvoir commence avec celui de la vérité. Mais l’exercice, c’est aussi la confiance dans la démocratie. Il est à noter que, des indépendances à nos jours, beaucoup d’hommes politiques, souvent animés d’une volonté farouche, quasi surhumaine, se sont révélés, une fois élus et à l’épreuve des faits, beaucoup moins exceptionnels – ou providentiels – qu’ils le laissaient accroire.

  1. LES LEÇONS DE SENGHOR

Senghor, fort heureusement, a su conformer ses actes à ses paroles. Ainsi laisse-t-il à la postérité plusieurs leçons.

Une foi : la foi en l’Homme noir, en la réalité et la beauté de sa civilisation, en ses vertus. Dans Liberté I, en parlant de Négritude, Senghor précise nettement :

« Telle est cette Civilisation de l’unité par symbiose, par symbole. L’individu s’y réalise en personne par et dans la société. Une société qui n’est pas collectiviste, c’est-à-dire agrégat hétéroclite d’individus, mais communielle, je veux dire un peuple tendu vers le même but, animé de la même foi » [12].

Le sens du relatif : être un serviteur vigilant et mobilisé du Peuple noir et, surtout, se mettre au service des plus démunis ; apprendre à se dépasser pour servir tous les hommes, quelles que soient leurs idéologies politique ou religieuse, leur race ou leur condition sociale.

Le respect de l’adversaire : l’adversité ne l’a jamais détourné de son chemin, malgré sa fréquence tout au long de son parcours.

« J’ai traversé, moi aussi, des fleuves et des forêts d’embûches

vierges

D’où pendaient des lianes plus perfides que serpents.

J’ai traversé des peuples qui vous décochaient un salut

empoisonné,

Mais je ne perdais pas le signe de reconnaissance.

Et veillaient les Esprits sur la vie de mes narines » [13].

Mais Senghor n’a jamais fait la politique de la forteresse assiégée. Si, avec certains hommes politiques de l’époque, Cheikh Anta Diop notamment, il eut de nombreux conflits, avec tout ce que cela comprend comme heurts, d’incompréhensions, de réticences et d’agressions rentrées, il reste que Senghor a toujours nourri en son endroit estime, déférence et respect.

La rigueur et la méthode : être intransigeant avec soi-même, tolérant avec les autres. Cette rigueur a comme corollaire la méthode à laquelle Senghor tenait comme à la prunelle de ses yeux :

« Des leçons de mes maîtres, j’ai retenu, essentiellement, l’esprit de méthode. Je l’ai souvent dit – en manière de boutade -, la seule chose que j’ai apprise en Khâgne, c’est la méthode. Encore une fois, pour être précis, l’esprit de méthode : une volonté de clarté, d’objectivité, d’efficacité » [14].

Senghor, face au marxisme, refusera de l’admettre comme vérité absolue, comme loi naturelle, le résultat d’un empirisme dogmatique dont on s’interdit par avance le contrôle. Pour lui ce qui compte, c’est la fidélité, non à des systèmes changeants, mais à la méthode. L’outil demeure, mais non la bible.

La stratégie : Tout en étant conscient que la société sénégalaise est tributaire de la structure démocratique, Senghor n’en avait pas moins pensé que la conquête de l’indépendance nationale devait requérir l’unité de tous les Sénégalais. S’il a toujours admis, en démocratie, l’expression libre du multipartisme, la fusion négociée des partis politiques ne manquait point à ses yeux de pertinence. Le parti unique, constaté de fait pendant une certaine période, n’a pas été le produit d’un système, mais le résultat d’un processus d’unification. Sa stratégie, c’était paraître ne pas en avoir.

La dictature de la persuasion (tel un Périclès moderne) : Pour faire élire Mamadou Dia sénateur, le parti du Bloc Démocratique Sénégalais (B.D.S.), à l’époque, devait disposer de quatorze voix (les élections étant proportionnelles) ; or, en allant aux élections, le B.D.S. ne disposait que de onze conseillers généraux. Par un tour de passe-passe politique dont il a le secret, Senghor parvint à mordre dans le groupe de la SFIO, constitué, lui, de trente-neuf conseillers. Il est vrai que, très souvent, il s’est défendu d’être un habile en politique. Toutefois, force est de reconnaître que c’est l’habileté qui lui a permis de déjouer bien des pièges.

Un réalisme inventif, aisé, simple : en choisissant Mamadou Dia comme vice-président du premier gouvernement du Sénégal, Senghor expliquait son choix de la sorte :

« Le Sénégal, dont la population est musulmane à 85 %, se doit d’avoir à la tête de son gouvernement un musulman plutôt que le catholique que je suis » [15].

En décidant de quitter le pouvoir de son propre gré, le choix a été stratégiquement habile, mais politiquement périlleux. En tout cas, il a su faire preuve d’une lucidité que l’on peut qualifier de lucréciennne, pensant peut-être à la phrase du Général De Gaulle à propos du Maréchal Pétain : « C’était un grand homme. Ah ! La vieillesse est un naufrage. Il ne faut pas se laisser vieillir aux affaires » [16].

La gratitude : En 1959, voulant marquer sa reconnaissance à celui qui avait fait de lui un député, il imposa la candidature de Lamine Guèye à la présidence de la première Assemblée nationale. En même temps, il fit part de sa loyauté à l’ex-leader de la SFIO qui avait accepté la fusion du B.D.S. et de la SFIO pour former un nouveau parti : le BPS. A l’intelligence théorique, il a su joindre une vive sensibilité.

L’attention à autrui : Senghor avait un goût particulier pour cette forme d’amour qui est l’attention aux autres, l’échange, ce mouvement de l’esprit et du cœur où l’on ne songe pas d’abord à donner, à enseigner, mais à recevoir, à écouter, conscient que « chaque brin d’herbe a son parfum ». « Le député en kaki », lors de ses visites, s’arrêtait dans chaque village, entrait dans chaque concession, dans chaque case, partageait les conditions de vie des populations, à une époque où il y avait peu de matelas à ressorts, peu de frigos, encore moins de gobelets à jeter.

Une éthique : Senghor rejetait publiquement toute adhésion intéressée. Les seules valeurs qui importaient pour lui étaient la sincérité, le courage moral et politique, la solidarité, le désintéressement, le sens de l’amitié. C’est dans les humbles situations de la vie quotidienne que Senghor pratiquait l’amour des hommes : amitié, camaraderie, compassion, assistance (matérielle et morale).

La justice : l’homme, c’est certain, n’était pas un ange ; il s’est trompé sur ses choix, a commis des erreurs. Cependant, il a su garder la justice en face des injustes (ceux qui ont voulu nier toute culture à l’homme noir, par exemple). Il a su taire ses désespoirs en essayant de tirer des leçons de ses échecs. Et c’est ainsi qu’il a sauvé la justice. Dans Chants d’ombre est lancé au monde le défi d’une nécessaire fraternité entre hommes : « Que de ma tour dangereuse sûre, je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus, aux mains dures » [17].

Un modèle d’homme politique : une vocation marquée pour le maniement des affaires publiques, le goût de l’action sociale, le besoin de se dévouer à une idée, à une cause grande et juste, de défendre sa patrie, de contribuer au bien de l’humanité.

Si Senghor nous a légué un tel trésor, c’est parce qu’il est resté fidèle aux principes du socialisme que l’on retrouve chez les grands penseurs du mouvement. Jamais il n’y est question de parti unique, ni d’étatisation de l’économie et de la culture, mais, au contraire, comme le note Jean Rous, son ex-conseiller, « la socialisation démocratique, la gestion par la démocratie directe de la société, nullement exclusive de la démocratie représentative et de l’exercice des libertés démocratiques et des droits de l’homme » [18]. Il s’agit, lâchons le mot, d’un humanisme. Du reste, André Malraux ne s’y était pas trompé :

« Pour la première fois dans l’histoire, un homme d’Etat prend, dans ses mains périssables, le destin d’un continent et proclame l’avènement de l’Esprit » [19].

  1. L’HUMANISTE

Senghor pense que l’homme doit savoir que l’essentiel est son âme, lien vital qui unit les générations et les rend redevables de leurs actions :

« J’étais moi-même le grand père de mon grand-père J’étais son âme et son ascendance » [20].

Mais pardonner n’est pas oublier, mais renoncer à porter les fardeaux d’animosité du passé sur son dos, dans ses pensées, dans son cœur.

Au lieu de s’enivrer d’amertume, au lieu d’entretenir des antagonismes qui ne font que nourrir un pessimisme sans issue, il faut en retirer des leçons de vie et tenter de redonner un visage humain à nos contemporains, défigurés qu’ils sont par l’intolérance, les guerres, le racisme et l’exclusion qui continuent de ravager le monde :

« Si j’ai comparé la Négritude à l’humanisme contemporain, c’était, vous le devinez, pour arriver à une conclusion positive. (…) Il ne s’agissait pas, il ne s’agit pas d’un racisme, mais d’un humanisme pan humain, qui, parce que tel, s’adresse à toutes les races, à tous les continents, mais, d’abord, aux Blancs européens, et aux Négro-africains, qui, parce qu’ils sont les plus éloignés, sont les plus complémentaires comme civilisations. Nous savons que la colonisation est un phénomène universel, qui, à côté de ses aspects négatifs, a certains aspects positifs. D’autant que, depuis l’avènement de l’Homo sapiens, les peuples, quand ils se rencontrent, se combattent certes, mais ne s’anéantissent plus : ils se métissent. Et surtout ils métissent leurs civilisations. Ce qui est le plus important, car il n’est de véritable culture que de l’Ame » [21].

Senghor propose le chemin d’un Renouveau par son « engagement envers le parti de l’homme, par-delà toutes les frontières de race, de nation, de religion » [22].

Pour lui, le devenir est ouvert et ne peut, en aucun cas, être total et final. L’histoire continue et, s’il est vrai qu’ « une vision du monde, c’est précisément cet ensemble d’aspirations, de sentiments et d’idées qui réunit les membres d’un groupe (et souvent d’une classe sociale) et les oppose aux autres groupes » [23], dans la mesure où une communauté humaine vit la condition humaine selon certains rapports (maîtrise, esclavage, propriété, dénuement, etc.), une vision du monde est autre chose.

Serge Doubrovski l’a bien montré : « Toute situation est historique ; mais, inversement, toute histoire est transhistorique, parce qu’elle se produit sur le fond inchangeable de l’existence » [24]. C’est pour cette raison que Senghor refuse aux « événements le pouvoir de diriger, de contraindre, de dénaturer le devenir de l’homme ». Son humanisme n’est pas loin de celui de Sartre où l’homme est placé au centre de tout (que l’on se rappelle seulement la fameuse idée : si la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, il appartient à l’homme, par la liberté dont il dispose et à laquelle il est condamné, de lui trouver un sens).

« En toute circonstance », Senghor pense que l’homme doit pouvoir infléchir la portée des événements, les diriger, « actualiser l’histoire en train de se tisser, en l’irriguant de valeurs culturelles centrées sur la dignité de l’homme et sur le respect de la vie » [25].

Dans ce combat, la liberté est le ferment naturel qui entraîne l’homme vers l’épanouissement de son potentiel, non pas individuel mais pleinement humain, donc communicatif. Il s’agira, plutôt, d’échanges et d’enrichissements perpétuels entre l’être et la vie, dans la double dimension d’immanence et de transcendance :

« Il ne s’agira pas d’affirmer la primauté, pas même la priorité de l’Art nègre, écrit Léopold Sédar Senghor. Il s’agira, dans l’esprit humaniste dont j’ai voulu m’inspirer et dans le sens de la civilisation de l’Universel, de dire ce que le Nègre a apporté et ce qu’il a reçu. Il s’agira, de prouver, une fois de plus, que l’art, comme beauté, perfection de l’esprit et, partant, de l’homme, est au carrefour de l’accord conciliant au métissage » [26].

Ainsi, la Négritude ne relève pas seulement de la littérature, mais aussi de l’action politique. Si Senghor a brisé le carcan du déterminisme historique, il n’en épargne pas moins les déterminismes techniques et économiques et donne, dès 1953, à la politique comme objectif d’être

« Un humanisme actif. Mais parce qu’elle est ainsi et que l’homme ne se divise pas, elle doit être intégrale et se fonder sur une éthique. (…) Il est significatif que nous assistons de par le monde à une renaissance religieuse au moment où la technique, issue du progrès de la science et du nationalisme, désagrège l’homme avec l’atome » [27].

Il convient d’ajouter que, déjà, dans Liberté I, Senghor nous mettait en garde contre l’urgence de « protéger l’homme contre la tyrannie des robots, de le rendre à sa liberté » [28].

Senghor s’est résolument engagé dans le combat de la liberté. Cet engagement s’est certes déployé dans les Libertés, qui réunissent des conférences, réflexions et articles divers sur tous les sujets touchant à l’homme et qui témoignent du parcours intellectuel de Senghor, à travers continents et cultures.

CONCLUSION

La mort est venue, comme un voleur. Senghor nous a quittés. Seulement, mourir à Verson, son lieu favori de méditation, et être enterré à Dakar pour recevoir les plus exquises douceurs des alizés, pouvait-on lui souhaiter plus et mieux, lui, qui, dans les Elégies Majeures, évoque le balancement incessant entre ses racines et ses amours ?

Il faut que chacun fasse l’œuvre pour laquelle il est né. Senghor a bien rempli sa mission. Au moment où vont ronfler les grandes orgues et les éloges funèbres, il vaudrait mieux écouter Senghor et tenter de suivre son exemple.

Les conversions forcées sont rarement les plus réussies. Dans cette grande messe unanimiste, chacun voudra se faire son héritier. Mais prenons garde et utilisons prudemment les exemples historiques. Senghor est ce qu’il est aujourd’hui parce qu’il avait une éthique ; parce qu’il a laissé comme héritage à ses collaborateurs une exigence, une rigueur, une méthode, le respect des faits et le respect de l’autre. Au reste, il importe peu que Senghor soit Sénégalais.

Il appartient aujourd’hui au patrimoine mondial. Il continue et continuera à vivre par son œuvre, une œuvre qui, en ses parties essentielles, malgré « l’oubli puissant » dont parle Baudelaire, subsistera de ce côté-ci du fleuve Léthé. Faut-il rappeler que les nations, pour les œuvres de l’esprit, ne connaissent que le système du libre-échange. Il s’est intéressé à l’Homme : au Négro-africain, à l’Européen, à l’Asiatique, bref au génie universel.

Nous autres, Sénégalais, Négro-africains devrais-je dire, nous devons retenir que Senghor a œuvré sans bénéfice, servi sans intérêt, gouverné sans profit pour soi-même, tout en ne perdant jamais de vue qu’en politique, comme le dit ce précepte du taoïsme, « le moi est un grand malfaiteur » [29]. Peu d’hommes ont su faire preuve, dans des circonstances si difficiles, de pareilles qualités de gouvernement. Parmi les politiques possibles, la sienne fut la moins mauvaise.

Les hommes passent, les nécessités nationales demeurent.

Nous, à qui il a légué un héritage si précieux, nous devons nous en montrer dignes.

Monsieur le Président, Cher Poète, dormez en paix, à poings fermés, comme un enfant, vous, « le fils du traitant » que le Seigneur a « fait maître de langue », à qui il a « accordé puissance de parole », en vous disant : « Je suis content de m’être peu trompé ».

N’étant pas poète, il nous est impossible, en ces instants d’épreuve, de tirer de notre douleur un chant qui transcende la mort et célèbre la vie, comme vous l’avez réussi avec maestria dans vos Elégies Majeures. Toutefois, nous pouvons dire, en reprenant le poète Birago Diop : « Les morts ne sont pas morts ».

[1] Faculté des Lettres, Université de Dakar.

[2] Paris, Lettres françaises (nouvelle édition), 1979, Collection de l’Imprimerie Nationale, p. 172.

[3] Parole d’homme, Paris, Robert Laffont, 1976, pp. 263-264

[4] Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963, p. 24.

[5] « Un héritage bien riche et bien lourd », in Senghor Dieuredieuf, numéro spécial du journal Le Soleil, janvier 1981, p. 41.

[6] Eléments constitutifs d’une civilisation négro-africaine, Paris, Présence Africaine, 1959, p. 279.

[7] In Paroles, Dakar, NEAS, 1975.

[8] La nuit sera calme, Paris, Nolis, 1974, p. 73.

 

[9] SIMON, P. H., Témoins de l’Homme, la condition humaine dans la littérature contemporaine, Proust, Gide, Valéry, Claudel, Montherlant, Bernanos, Malraux, Sartre, Camus, Paris, A. Colin, 1952, p. 196.

[10] In « Un cœur mis à nu », interview réalisée par Bara Diouf dans Le Soleil, op. cit., p.46.

[11] « Pourquoi ne pas le dire ? L’influence de Georges Pompidou sur moi a été, ici, prépondérante. C’est lui qui m’a converti au socialisme, qui m’a fait aimer Barrès, Proust, Gide, Baudelaire, Rimbaud, qui m’a donné le goût du théâtre et des musées », in Liberté I, Paris, Seuil, 1964, p. 405.

[12] In Liberté I, p. 318.

[13] « Le Message », in Chants d’ombre, dans Poèmes, Paris, Seuil, 1964 et 1973, pp. 18-19.

[14] Liberté I, p. 404.

[15] Cité par DIA, A. C., « Quelques étapes décisives », in Le Soleil, o p. cit., p. 70.

[16] Cité par BRISSAUD, André, « Pour qui sonne le glas. Pétain revient se constituer prisonnier en France », in Historia n°460, avril 1985, p. 15.

[17] « In Memoriam », dans Poèmes, p. 8.

[18] Tiers Monde : Réforme et Révolution, Paris, Présence Africaine, 1977, p. 310.

[19] Cité par ROUS, Jean, Léopold Sédar Senghor, Paris, J. Didier, 1967, p. 78.

[20] « Que m’accompagnent Koras et Balafong », in Chants d’Ombre, p. 30.

[21] Liberté III, Paris, Seuil, 1977, p. 241.

[22] Ibid., p. 174.

[23] GOLDMANN, Lucien, Le dieu caché, Paris, Gallimard, 1955, p. 26.

[24] Op. cit., p. 22.

[25] NESPOULOS-NEUVILLE, J., Ethiopiques n°59, p. 42.

[26] Liberté III, « Latinité et Négritude ».

[27] Liberté II, p. 108.

[28] Liberté I, p. 102.

[29] Cité par ROUS, Jean, op. cit., p. 227.