Développement et Sociétés

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR ET L’ÉDUCATION

Ethiopiques numéro 19

revue socialiste de

culture négro-africaine

juillet 1979

Ce n’est pas parce que je prétends « connaître » Léopold Sédar Senghor que j’entreprends de parler de ses conceptions sur l’éducation. C’est peut-être parce que je le « sens », intuitivement (ndax xool dey gise) ou pour paraphraser Victor Hugo dans La cabane du pêcheur, parce que « nos pensées se croisent dans la nuit » de notre négritude, de notre sérérité.

C’est sûrement parce que dans la crise que traverse l’école sénégalaise actuelle, la recherche pédagogique est devenue une nécessité nationale, un besoin pour tous les enseignants et éducateurs.

Or, Léopold Sédar Senghor, éducateur et homme de culture, est un pionnier dans cette tentative de redéfinition de notre moi culturel, donc de notre action éducative car très tôt il a pensé avec John Dewey que « l’essence de toute philosophie est la philosophie de l’éducation qui consiste à étudier comment bâtir un monde ».

Ses écrits sont multiples sur le sujet bien qu’il n’en ait pas fait une étude particulière. En diverses occasions il a réfléchi sur toutes les disciplines éducatives. En des lieux bien distants, il a suivi le fil de sa pensée et notre seul mérite, si mérite il y a, relève du simple fait d’avoir rapproché toutes ces réflexions éparses dans le temps et dans l’espace mais qui en réalité s’interfèrent et se complètent, tendant toutes vers le même objectif : la formation de la société du Nègre nouveau au sein de « l’univers totalisé » pour parler comme Teilhard de Chardin.

C’est pourquoi, chaque fois que j’entends des lecteurs de Léopold Sédar Senghor dire qu’ils ne le comprennent pas, je suis inquiet. Je suis angoissé surtout pour les lecteurs de bonne foi, car dans le lot il faut dégager ceux qui transposent la politique politicienne dans le domaine de la culture.

Aux honnêtes gens donc, je conseille de ne pas lire Senghor comme Gide qui « confond n’être plus avec n’avoir jamais été », ni même Barrès dont l’enracinement est bien différent de celui de l’auteur de « Joal je me rappelle… ». Celui-ci ne se contente pas d’une attitude béate et contemplative du passé, mais bien au contraire, se saisit du génie créateur des ancêtres pour « rebâtir un monde nouveau » dans un souci de continuité culturelle.

Tous ceux qui, à l’Est ou à l’Ouest, sont capables de briser leur carapace de rationalisme impérialiste pour admettre le droit à la différence et la complémentarité des cultures, tous ceux qui, en Afrique, sont capables, sous la cendre de l’acculturation engendrée par l’envahissement de la conception judéo-chrétienne ou judéo-musulmane du monde, de retrouver leur authenticité africaine, vivent au même rythme que Léopold Sédar Senghor, vibrent de la même tension émotionnelle et par cette communion, acceptent avec lui « au rendez-vous du donner et du recevoir », sous un ciel constellé de toutes les civilisations du monde, d’assumer la responsabilité de représenter dignement le monde noir dans sa spécificité qui fait son universalité.

 

A titre d’exemples comparons les termes de notre sujet « Léopold Sédar Senghor, paroles sur l’éducation », à ceux d’un autre ouvrage que les pédagogues connaissent bien : « Alain, propos sur l’éducation ».

Dans ces deux contextes, prendre les mots « paroles » et « propos) pour des synonymes serait justement commettre une erreur grave.

Pour Alain ; « propos a certainement le sens que lui donne le Robert : « Paroles dites au sujet de quelqu’un ou de quelque chose, mots échangés, prononcés au cours d’une conversation : exemple, les propos d’un personnage de roman, d’une pièce de théâtre ».

De cette définition on peut déduire que le mot « propos » véhicule une certaine imprécision, qu’il n’exprime aucune volonté d’action et n’implique pas un pouvoir de création.

Par contre l’impression change du tout au tout quand Léopold Sédar Senghor explique dans la revue Diogène en 1956 le sens du mot « parole » :

« La parole parlée, le Verbe est l’expression par excellence de la force vitale de l’être dans sa plénitude, Dieu créa le monde par le Verbe… Chez l’existant la parole est le souffle animé et animant de l’orant, elle possède une vertu magique, réalise la loi de participation et crée le nommé par sa vertu intrinsèque. »

Et son ami Aimé Césaire confirme à sa manière cette puissance du mot parlé chez le négro-africain :

« Des mots quand nous manions des quartiers du monde, quand nous épousons des continents en délire, quand nous forçons des portes fumantes, des mots, des mots. Ah ! des mots ? Mais des mots de sang frais des mots qui sont des raz de marée et des érésipèles, et des paludismes, et des laves, et des feux de brousse, et des flambées de chair et des flambées de ville… »

Un Ouolof, un Sérère, bref un Africain authentique pour qui les expressions « lau la cat » et « kuf ma sa gemen), ou en sérer, « tuk o dono faris » ont un sens commun très facilement avec ces ténors de la pensée originelle africaine. Il comprend également et sans difficulté le sens de cette phrase de la préface des Ethiopiques :

« Il m’a suffi de nommer les choses les éléments de mon univers enfantin pour prophétiser la cité de demain qui renaîtra des cendres de l’ancienne… »

« Les paroles sur l’éducation » sont en définitive ce rêve du poète « de rebâtir le monde avec le Verbe », puis cette volonté de l’homme d’Etat exprimée en 1970 à l’occasion de l’inauguration du bureau régional de l’UNESCO à Dakar :

« Nous voudrions que notre système éducatif nous permît de retrouver la vraie dimension de la vie négro-africaine. »

« Les paroles sur l’éducation » sont surtout l’ensemble des moyens techniques et méthodologiques que Sédar met à notre disposition pour la réalisation de son objectif.

Cheminons donc à côté de Léopold Sédar Senghor qui nous montre d’abord l’élément à éduquer, le Négro-Africain tel que l’Histoire l’a façonné dans son environnement géographique, qui opte ensuite, compte tenu des potentialités ethniques et des contraintes de la société industrielle, pour le Nègre nouveau à former et définit enfin, les voies et moyens les meilleurs pour y parvenir.

 

Suivre Léopold, c’est rester fidèle à sa pensée, c’est refuser de parler de lui, c’est surtout le faire parler par ses textes, le plus souvent possible. Il s’agira donc pour moi, de mettre des charnières qui permettront aux idées du savant de s’articuler harmonieusement pour constituer un ensemble solide et cohérent.

Rester fidèle à l’esprit de Sédar, c’est vous abreuver de citations, car c’est lui qui écrit que « répétition n’est pas monotonie » et qui note ail1eurs :

« Nous sommes confirmés dans l’idée qu’il nous faut, si nous voulons faire la vraie révolution partir des réalités et user des vertus africaines. » (Concours Général 1971).

La meilleure façon de connaître

Toutes les biographies font naître Léopold le 9 octobre 1906 à Joal, mais ici, c’est Sédar-Gnilane qui sera notre « Réalité », Sédar-Gnilane qui a grandi à Djilor, « la tête sur le dos de patience de Toôkô Wali, Tokô Waly toi qui écoutes l’inaudible et expliques les signes que disent les ancêtres dans la sérénité marine des constellations ».

A propos de ce séjour à Djilor, Sédar lui-même précise dans la préface des Ethiopiques :

« J’y ai vécu jadis, avec les bergers et les paysans. Mon père me battait souvent, le soir, me reprochant mes vagabondages, et il finit, pour me punir et me « dresser », par m’envoyer à l’école des Blancs, au grand désespoir de ma mère qui vitupérait qu’à sept ans, c’était trop tôt ».

C’était trop tôt, mais c’était suffisant pour inscrire d’une manière indélébile, dans cette cire molle, toutes les qualités et les défauts de l’âme sérère, les vertus africaines de la civilisation noire.

Il suffira donc à l’étudiant en Sordonne des années trente, de se « sentir », pour se décrire psychologiquement : c’est une introspection complète et sincère. Vous aurez l’occasion de l’apprécier bientôt.

S’y ajoutent pour confirmer les résultats de cet autoportrait psychique, les travaux de Léo Frobenius et des ethnologues modernes qui, objectivement, aboutissent aux mêmes conclusions : participation et communion.

Sédar, sûr de lui, résume alors sa pensée dans une de ces formules slogans qu’il sait si bien inventer, phrase fameuse qui lui a valu beaucoup d’attaques de la part d’adversaires « voulant lui faire dire ce qu’il n’avait pas dit » :

« L’émotion est Nègre et la raison Hellène ».

Nous étions en 1939, et dans le même texte, l’Homme de couleur, Sédar de préciser :

« J’avoue que la société nègre ne s’est pas beaucoup souciée de développer la raison et c’est une lacune. La personne n’en avait pas moins l’occasion de se développer et de s’imposer au sein des associations, des corporations et des assemblées délibérantes, palabrantes… »

A propos de cette « émotion Nègre », parmi les multiples répliques que Sédar donne à ses détracteurs, je retiens cette citation extraite du discours inaugural de l’Université de Dakar en 1959 :

« Il n’est pas question de rejeter la raison discursive, il s’agit de l’adjoindre à la raison intuitive pour nous faire une raison qui, seule, nous permettra une saisie intégrale du monde. »

 

De 1939 à 1959, nous sentons tout de même, une certaine évolution. Nous retrouvons l’explication de cette réconciliation hirachisante de la raison-œil avec la raison-étreinte, dans la conférence faite aux amis de Teilhard de Chardin en 1961 :

« Le rationalisme de Marx n’avait pas complètement réhabilité à nos yeux, la raison discursive. Celui de Teilhard le fera, parce qu’enraciné, non pas précisément dans la matière, mais dans la biosphère, présente comme un élan vital à penser toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus un. »

Mais il ne faut pas prendre cette évolution pour une rétractation. Méditons plutôt ce témoignage de son meilleur ami, l’Antillais Aimé Césaire, qui dit dans le journal « Fraternité Matin », repris par « Le Soleil » du 6 septembre 1976 :

« J’ai toujours le même émerveillement quand je rencontre un homme comme Senghor. Ce qui me frappe chez lui, c’est sa fidélité à lui-même. Cela m’amuse même de retrouver, dans la bouche de cet homme dont on va célébrer le soixante-dixième anniversaire, certaines choses qu’il me disait il y a quarante ans.

« L’expérience m’a amené à nuancer certaines idées, mais, comme Senghor, je suis resté très fidèle à toutes mes idées. »

Et pour vous faire la preuve que Sédar a évolué mais n’a pas changé, réfléchissons ensemble sur ce qu’il dit au Pen-Club Américain en 1975, la date est importante – affirmant toujours la primauté de l’intuition :

« Il reste que si le Noir, comme les autres ethnies, est doué, en sa qualité d’homme, des trois vertus de la raison humaine, il a surtout cultivé celle des profondeurs : ce sentir qui colore, mais surtout rythme toutes ses activités depuis son rire jusqu’à son chant, et depuis le travail de ses paysans jusqu’aux œuvres de ses mathématiciens. »

Homme conciliant, il s’en faut, Sédar n’en est pas moins ferme sur les principes et le portrait psychique qu’il nous fait de l’Homme Noir, son autoportrait, dans la Revue Diogène en 1956 reste d’actualité :

« On l’a dit souvent, le Nègre est l’homme de la nature. Il vit traditionnellement de la terre et avec la terre, dans et par le cosmos. C’est un sensuel, un être aux sens ouverts, sans intermédiaire entre le sujet et l’objet, sujet et objet à la fois. Il est sons, odeurs, rythmes, formes et couleurs ; je dis tact avant d’être œil comme le Blanc Européen. Il sent plus qu’il ne voit : il se sent. C’est en lui-même, dans sa chair, qu’il reçoit et ressent les radiations qu’émet tout existant objet.

Ebranlé, il répond à l’appel et s’abandonne, allant du sujet à l’objet du moi au toi, sur les ondes de l’autre. Il meurt à soi pour renaître dans l’autre. Il n’est pas assimilé, il s’assimile, il s’identifie à l’autre, ce qui est la meilleure façon de connaître.

C’est dire que le Nègre n’est pas dénué de raison, comme on a voulu me le faire dire. Mais sa raison n’est pas discursive, elle est synthétique. Elle n’est pas antagoniste : elle est sympathique. C’est un autre mode de connaissance. La raison Nègre n’appauvrit pas les choses, elle ne les moule pas en des schèmes rigides, éliminant les sucs et les sèves ; elle se coule dans les artères des choses, elle en épouse tous les contours pour se loger au cœur vivant du réel. La raison européenne est analytique par utilisation, la raison Nègre est intuitive par participation.

 

C’est dire la sensibilité de l’homme Noir, sa puissance d’émotion. Mais ce qui saisit le Nègre, c’est moins l’apparence de l’objet que sa réalité profonde, sa surréalité, moins son signe que son sens. L’eau l’émeut parce qu’elle coule, fluide et bleue, surtout parce qu’elle lave, encore plus parce qu’elle purifie. Signe et sens expriment la même réalité ambivalente. Cependant, l’accent porte sur le sens, qui est la signification non utilitaire, mais morale, mystique du réel : un symbole. Il n’est pas sans intérêt que les savants contemporains eux-mêmes affirment la primauté de la connaissance intuitive par sympathie.

Sédar, en parlant de « savants contemporains », n’exclut certainement pas le plus grand d’entre eux, l’Allemand Einstein, qui écrit à propos de l’émotion-intuition :

« La plus belle émotion que nous puissions éprouver est l’émotion mystique. C’est là le germe de tout art et de toute science véritable. »

Cet homme Noir, tel que le décrit Sédar, et la société dans laquelle il a vécu, une société qui « met l’accent plus sur le groupe que sur l’individu, plus sur la solidarité que sur les activités et les besoins de l’individu, plus sur la communion des personnes que sur leur autonomie », se sont influencés réciproquement et dialectiquement au cours des siècles et dans des circonstances particulières, historiquement et géographiquement.

Société communautaire et homme Noir ont constitué un ensemble dynamique dont la force repose sur des éléments essentiels que Sédar nous rappelle dans son salut aux Antilles en 1976 :

« C’est l’acuité de leurs sens et leur raison-étreinte qui expliquent avec le goût de la vie, l’esprit communautaire, très précisément communial des Négro-Africains et je dis une fois pour toute des Noirs d’Asie, d’Océanie, d’Amérique. Nous retrouvons ce sens et cet esprit dans toutes les activités, toutes les manifestations des hommes comme des peuples noirs d’Afrique précoloniale, et dans tous les domaines. »

Ainsi, psychiquement et socialement, le Nègre semble être défini, mais la modestie du Sérère et la prudence du savant feront dire à Sédar devant le IIe Congrès des Artistes et Ecrivains Noirs en 1959 :

« Il m’apparaît à la réflexion, que pour importante que soit la détermination biologique ajoutée à celle de la géographie et de l’histoire qui précèdent, elle (la psychologie du Nègre) est encore très mal connue. Et puis ce qui importe, c’est la conscience qui appréhende le réel, qui fait acte de connaissance. »

Et devant le Congrès, Sédar de démontrer le mécanisme de l’acte de connaissance selon le mode Nègre ; mais c’est surtout au colloque de 1971 sur la Négritude qu’il éclaire sa théorie des derniers développements des sciences et des idées modernes.

« Aujourd’hui, connaître un objet, ce n’est plus l’isoler en le coupant de son environnement dans le temps et dans l’espace, ce n’est plus l’abstraire de ses principales qualités sensibles, comme de ses sucs et de sa sève : de son sang. Ce n’est surtout pas le tenir à distance du sujet, qui garderait l’attitude de Dieu regardant impassible, un monde créé de toute éternité et pour toute l’éternité. La connaissance contemporaine est une confrontation du sujet et de l’objet, dont l’initiative au demeurant n’est pas toujours du sujet. C’est une participation, une communion où le sujet et l’objet sont chacun et en même temps, regardant et regardé, agent et agi.

 

C’est l’acte d’amour de la raison-œil et de la raison toucher. Or, c’est aussi par les mots de « participation » et de « communion » que les ethnologues ont toujours défini la connaissance des Nègres.

Faisons le point avant d’aller plus loin. Nous l’avons vu, de 1937 à nos jours, Sédar n’a presque pas varié sur ses idées essentielles. Les données psychologiques qu’il fournit, s’appuyant sur la sociologie et l’ethnologie, nous permettent de poser comme hypothèse de travail, que nous avons devant nous un enfant noir, « doué en sa qualité d’homme, des trois vertus de la raison humaine » , mais avec une « acuité des sens très poussée, déterminant en lui le développement de la raison-étreinte et le « goût de la vie » ; que cet enfant noir évolue dans une société « qui met l’accent plus sur le groupe que sur l’individu, plus sur la solidarité que sur les activités et les besoins de l’individu, plus sur la communion des personnes que sur leur autonomie » ; que malgré tout, cet enfant est appelé à vivre dans un monde en perpétuelle transformation et qu’il lui faut « un esprit lucide qui sache choisir parmi les éléments des civilisations en présence, ceux qui se complètent » et enrichissent harmonieusement son être originel.

Comment asseoir, en ce Négro-Africain concret que nous avons devant nous, impur au demeurant parce qu’acculturé par trois siècles de présence coloniale et autant, sinon plus d’influence de toutes les religions révélées étrangères, le génie de la race, tout en le rendant disponible à la civilisation de l’universel. Voilà le problème tel qu’il se pose, ce me semble, au point actuel de notre réflexion.

Le poète rêve d’un retour aux sources au poème 15 :

« Ecoutons la voix des Anciens d’Elissa comme nous exilés. Ils n’ont pas voulu mourir que se perdit par les sables leur torrent séminal. »

Mais à quoi bon perdre son temps à regarder vers un passé à jamais révolu ? La réponse nous vient de Rome d’où en 1973, Sédar a exalté la tradition :

« En effet, bien que les circonstances aient changé avec le temps, l’enseignement des Anciens reste valable. Leurs leçons sont toujours d’actualité, car, si deux mille ans d’évolution de la technique ont engendré un merveilleux progrès matériel, qui nous a même ouvert la voie à l’exploration du cosmos, l’âme des peuples a très peu changé. »

Quand il dit tradition en matière d’éducation, Sédar pense, bien sûr, d’abord à l’initiation, « cette école de l’Afrique noire où l’homme, au sortir de l’enfance, s’assimile, avec les sciences de la tribu, les techniques de la littérature et de l’art… ».

Et l’admiration du poète pour cette institution traditionnelle se résume dans ce verset du poème 112 :

« Sur le sol de ténèbres, l’intelligence du soleil, ô ! circoncis : Faut-il pardonner à nos enfants « l’intelligence du soleil », faire revivre le « Kasak » ? Non pas, mais, retrouver son organisation et son fonctionnement pour déceler le génie créateur du peuple noir et l’appliquer aux données de notre temps, dans un double mouvement d’enracinement et d’ouverture, comme le dit Sédar depuis 1958 dans les colonnes d’« Afrique Nouvelle » :

« Si l’éducation est sortie de soi, elle est aussi enracinement. Il est question de partir, mais de son milieu, de la terre où la graine a germé : de la tradition ancestrale. En d’autres termes, l’éducation est complémentarité. Elle est enrichissement, ce qui suppose une personnalité collective, originelle et originale. »

 

Naissance d’une civilisation métissée

De ce double mouvement dont l’idéogramme ne peut être qu’un arbre greffé en pleine fructification, naîtra nécessairement une civilisation métissée dont la valeur dépendra de l’orientation que les éducateurs lui auront donnée : elle sera positive si les enseignants suivent les conseils que Sédar leur a donnés à l’occasion de la journée d’études des Indépendants d’Outre-Mer en 1950 :

« Comme on le voit, pour être métissé, une civilisation n’est pas nécessairement divisée contre elle-même. Il appartiendra aux éducateurs d’en percevoir le danger. Leur principal effort sera de former des esprits lucides, qui sachent choisir, parmi les éléments des civilisations en présence, ceux qui se complètent harmonieusement. Plus importante que la formation des esprits, sera celle des âmes. Il faut au métis culturel, comme au métis biologique, une rare force de caractère, qui lui permette de dominer et concilier ses fécondes contradictions. Et plus les sangs sont riches et passionnés, c’est le cas de l’Afrique, plus forte doit être la discipline lucidement et librement consentie. »

Et l’instituteur de se gratter la tête, car voilà un travail bien difficile et une responsabilité bien lourde. Comment arriver à ce résultat alors que notre système éducatif n’est pas conçu pour de telles fins ? Alors que le personnel enseignant n’a pas toujours la qualification nécessaire ?

Sédar propose, en inaugurant le Bureau régional de l’UNESCO, en 1970, de réformer l’école sénégalaise :

« La transformation de la société, le développement de la technologie ont rendu inexorable une mutation profonde de l’éducation dans ses objectifs, mais aussi dans ses méthodes. »

L’intention manifestée dans cette citation est matérialisée dans les textes de la Réforme de 1972 de l’école africaine et réapparaît quand le Président de la République dit au Concours général de 1975 de sénégaliser cette même réforme :

« Lorsque ceux-ci (les problèmes d’application de la Réforme) eurent été recensés, leurs données précisées, j’ai prié Monsieur le Ministre d’Etat chargé de l’Education nationale, de bien vouloir faire en sorte que cette forme internationale, devînt une réforme authentiquement sénégalaise, aussi parfaitement adaptée que possible aux besoins de notre pays, comme au niveau de nos élèves, sans qu’on renonçât, pour autant, au souci d’unité africaine qui avait présidé à son élaboration. Pour employer un terme à la mode, je voulais qu’on sénégalisât la Réforme en conservant l’essentiel du remarquable travail des experts internationaux. »

Voilà pour les objectifs, reste la méthode et en cela, Sédar, toujours soucieux du devenir des petits sénégalais, s’est également défini depuis 1945 :

« On a voulu que l’école, préparation à la vie, eût ses fenêtres larges ouvertes sur la vie du village, que l’enseignement sortit de son abstraite tour d’ivoire, que la leçon du maître se fit devant les choses qu’en tout cas elle trouvât son application dans les réalités africaines et paysannes. Et nous avons été les premiers à applaudir à cette éducation révolutionnaire qui partait de la vie pour revenir à la vie et la transformer. Mais pour ce faire, on a cru bon d’augmenter les heures de travaux manuels et de diminuer les heures de classe, d’alléger les programmes – qui n’étaient déjà pas lourds – N’est-on pas allé parfois jusqu’à dénigrer les livres ? C’est ici, il me semble, qu’est l’erreur.

L’école rurale ne doit pas être ferme-école, mais école rurale simplement avec l’accent sur « école ». Il s’agit moins d’apprendre aux enfants à manier la charrue ou autres instruments faits pour les adultes, que de les familiariser avec l’idée de technique et d’instruments agricoles nouveaux ; il s’agit moins de proscrire les livres que d’introduire à l’école les livres nouveaux qui parlent de l’Afrique – et il y en a d’excellents – il s’agit surtout d’apprendre à les lire et que ces livres apprennent à mieux juger des hommes et des choses.

En somme il ne s’agit pas d’apprendre moins, mais d’apprendre mieux. Il ne s’agit pas d’abaisser le niveau d’instruction mais d’élever le niveau de culture. Car, la préparation à la profession elle-même sera œuvre vaine si elle n’est, en même temps, éducation en développant à la fois l’esprit, le cœur et les mains. » (Communauté Impériale Française).

Mais encore une fois, si l’instruction peut être empruntée, l’éducation, elle, ne devrait pas l’être. Le poète préconise un retour à la tradition, rénovée.

Le génie noir en matière de pédagogie, c’est essentiellement une vision unitaire du monde, une intuition de la liaison entre les êtres et les choses, les morts et les vivants, une participation qui fait de l’univers un tout sans frontières et qui a permis de construire une société solidaire et stable parce qu’équilibrée.

« En effet, la civilisation négro-africaine procède d’une vision unitaire du monde. Aucun des domaines n’est autonome que les sciences humaines de l’Occident divisent artificiellement. Le même esprit anime, en les liant, la philosophie, la religion, la société et l’art des négro-africains. Et leur philosophie qui est ontologie, exprime leur psychophysiologie… » (préface anthologie de la vie africaine).

Dans cet « univers enfantin » de Sédar où tous les éléments sont réconciliés et solidaires, toute pédagogie viable est intégrante : toutes les générations y participent à la formation de l’homme de demain qui n’a jamais été une simple reproduction figée de l’Ancien ; toutes les matières du « programme » s’y interfèrent et se complètent comme l’enseignant et l’enseigné s’y auto-éduquent dans un ensemble libéral et dynamique

C’est cet art, éclairé par les techniques nouvelles et les données de toutes les sciences de l’éducation que le Président de la République appelle « Une méthode globale, pour un projet global qui vise l’homme dans son intégralité ».

Le maître et l’élève sont les éléments essentiels de l’exécution de ce « projet global » selon cette « méthode globale ». De l’état de leurs relations dépend le succès de l’entreprise, Sédar le sait et les met en garde contre toute confusion :

« Nous disons donc oui, comme nos ancêtres qui, dans leur pédagogie, voire dans les stages d’initiation, pourtant rigoureux, laissaient beaucoup d’initiative aux jeunes. Au point qu’on a pu parler de la société négro-africaine comme d’un royaume des jeunes.

Oui, donc quand il s’agit, pour éduquer les élèves, qu’il s’agisse de l’acquisition de connaissances comme de la formation des caractères, de les pousser à parler, à agir, à créer. Et comment le feraient-ils bien s’il n’avait l’occasion et la liberté de se tromper pour être corrigés, de tomber pour être redressés, s’ils n’avaient l’occasion de se confronter avec l’objet, avec l’idée, avec l’autre, puisque c’est dans cette confrontation que le réel est saisi, la vérité réalisée.

Mais nous disons non si, par « l’initiative de l’élève » on veut minimiser le rôle du maître et la valeur de ses leçons, si l’on veut dire comme certains l’ont affirmé, que les moins de vingt ans détiennent la vérité et que, passé cet âge, on est intellectuellement un « croulant ».

 

Nous voici donc en pleine classe et l’élève doit y « forger pour devenir un bon forgeron » avec la participation de son maître. Et même en dehors de l’école, l’initiative de l’enfant demeure essentielle pour sa formation d’homme. Il en était ainsi dans la vieille Afrique dit Sédar :

« Les enfants reçoivent une éducation libérale encore que sévère à l’époque de l’initiation. On ne les bat point et dans leurs sociétés d’âge ils font tout seuls leur apprentissage d’homme. » (L’hom. de Coul.).

Plus que nos coopératives scolaires, mieux que les associations d’anciens élèves, au-dessus des simples promotions de classe, ces sociétés d’âge forgeaient des fraternités humaines plus solides que les solidarités naturelles de la famille.

Ainsi, la société traditionnelle, constituée de cercles concentriques inféodés les uns dans les autres, était-elle unie et pas aussi conservatrice qu’on le dit souvent, parce que chacun de ses membres était potentiellement un éducateur-responsable et effectivement un éduqué de chaque jour. C’est le problème de la disponibilité du maître, de sa vocation à enseigner que Sédar nous rappelle en remettant les diplômes à la première promotion de l’Ecole Normale Supérieure rénovée : il se propose en exemple.

« J’avais de nombreuses raisons à ce choix. La principale était, est toujours que, pour développer notre pays en nation, intellectuellement et économiquement, il faut instruire, mais surtout éduquer la jeunesse sénégalaise. Si c’était à recommencer, je ferais le même choix que confirmeraient et mon expérience, et la situation présente du Sénégal. Et je serais d’autant plus résolu qu’aujourd’hui, plus qu’en 1928, les jeunes gens sont tentés par l’argent, à cause du matérialisme laxiste qui sévit dans le monde occidental, mais à cause aussi de notre situation de sous-développement. Car si nous avons des bras débiles, nous avons exorbité les yeux de l’Occident, la soif de la puissance matérielle et l’appétit de la consommation. »

Dans notre Sénégal d’aujourd’hui, il y a encore des enseignants par vocation, mais ils sont très peu nombreux. Plus grave, on les considère souvent comme des « trop zélés » et ils deviennent la risée des « matérialistes laxistes » et des « parachutés » dans l’enseignement. Plus grave encore, la société, entendue dans le sens d’un collectif d’individus, ne participe plus directement à l’éducation des enfants, mais délègue son devoir d’éducation, d’une manière totale, à cette école déjà si mal servie et si peu considérée.

S’y ajoute un mal qui mine intérieurement chaque enseignant. L’accélération du progrès scientifique et techno-électronique qui s’est manifestée dans notre domaine de l’éducation par la prolifération et le perfectionnement des moyens d’information, nous a fait perdre notre privilège de distributeurs de connaissance et par voie de conséquence, le prestige qui s’y attachait : nous nous sentons diminués, saisis par l’angoisse de n’être plus indispensables au plus – être de la société.

Comme pour nous redonner courage et confiance en nous dans l’accomplissement de notre mission, Léopold Sédar Senghor nous dit toujours de l’Ecole Normale Supérieure :

« Partout, on reconnaît, maintenant, qu’est révolu l’époque du seul maître instructeur et qu’il faut saluer l’entrée, dans notre enseignement du maître animateur à côté du maître administrateur. Le fondateur, en effet, quel que soit l’environnement dans lequel il exerce sa mission, doit être, plus qu’administrateur, animateur du groupe scolaire devenu groupe social. »

 

A l’instructeur, Sédar recommande le procédé de la répétition qui « n’est pas monotonie » et qui « charge les piles de l’émotion jusqu’au dévouement ».

A l’animateur, il cite l’exemple du griot :

« Le voilà comme le griot, dans la même tension du ventre et de la gorge, la joie au fond de l’angoisse. »

Je dis : amour et parturition (poème 157).

Et pour boucler la boucle en pédagogie générale, Sédar a dit un mot sur les manuels scolaires :

« Je ne m’étendrai pas longtemps sur les manuels scolaires ; je ne m’attarderai pas à démontrer qu’ils doivent répondre à notre principe du bicéphalisme comme à la diversité des milieux. Il serait facile de prouver, des instituteurs de village me l’ont prouvé, que le fameux Mamadou et Bineta fait merveille en brousse. Mais il n’est pas fait pour des élèves de Dakar : il ne leur parle pas de mille choses familières aux citadins ; je rêve d’un manuel pour chaque école et même, songeant au Télémaque, d’un manuel pour chaque élève. J’attends, je ne rêve plus, le Mamadou et Bineta du citoyen, et ce livre du cours moyen qui groupera les meilleures pages des écrivains coloniaux, noirs comme blancs, et des écrivains métropolitains, les uns éclairant et complétant les autres.

Il nous suffira de donner à chaque mot de cette citation, son sens dans le contexte de 1937 et de faire l’effort de réactualisation nécessaire à une bonne compréhension (mettre par exemple un autre titre d’ouvrage à la place de Mamadou et Bineta) pour constater que quarante ans de ce siècle qui en vaut deux par l’accélération de ses changements n’ont pas déphasé les idées de Sédar sur notre pédagogie. Mais récapitulons avant d’aller plus loin :

1° Il n’est pas question de ressusciter le passé, de vivre dans le musée négro-africain, « il est question d’animer ce monde, hic et nunc, par les valeurs de notre passé » ;

2° Il faut réformer le système pour y introduire « la vraie vie négro-africaine ;

3° La méthode à utiliser sera globale, pour un projet global de l’homme intégral ;

4° Le métis culturel qui en naîtra aura « la force de caractère lui permettant de dominer et de concilier ses fécondantes contradictions » ;

5° C’est un éducateur nouveau, qui forgera ce caractère : instructeur, animateur, et administrateur ;

6° Les élèves responsabilisés et organisés s’éduqueront eux-mêmes, avec la participation des adultes du village comme au kasak ancien ;

7° Les manuels seront adaptés au niveau des élèves, au milieu et à l’option fondamentale de la civilisation de l’Universel.

Développer la faculté d’expression

En synthèse, le pari ne serait pas perdu si nous misions, partant des paroles de Sédar que nous venons d’entendre, sur une école sénégalaise à l’image du « mbar » d’antan où les njulis viendraient « apprendre à trouver les connaissances et à les faire fructifier » sous la direction des selbés du village animés par le maître, selbés qui, eux aussi, chercheraient à être plus au contact de leurs cadets, l’ensemble évoluant d’une manière dialectique, au sein d’une société responsable, elle-même en perpétuel plus-être.

 

Une école appuyée sur l’intuition, c’est-à-dire l’esprit d’imagination et d’invention, œuvrant à privilégier les facultés d’abstraction et d’expression de nos enfants.

Dans cette école nouvelle les enseignants auront déjà fait leurs ces conseils de leur doyen depuis le Concours général de 1971 :

« Par le fait que le rôle du maître est, désormais, moins de donner des connaissances que d’apprendre à les trouver et faire fructifier, ce rôle est devenu plus difficile, mais plus important. Plus que jamais, la vocation du maître est d’être l’élite des élites et de se surpasser. Pour former des créateurs, il doit lui-même libérer son imagination, toutes ses facultés tendues, pour les faire créatrices de créateurs. »

Mais Sédar ne se contente pas de ces conseils généraux. Il ne s’auto-satisfait pas de verbiage creux ; il ajoute à la théorie, en bon marxien – je n’ai pas dit marxiste – la praxis qui – contrôle et relance les hypothèses abstraites.

Craie en main, le voilà en classe de langues et il rappelle à l’occasion le pouvoir de sa parole :

« Donc, je nommerai les choses futiles qui fleuriront de ma nomination. »

Il s’agit de développer donc la faculté d’expression, cette arme miraculeuse qui fait du négro-africain un démiurge qui crée par le verbe.

Dans la rubrique « expression », je vous propose de ranger non seulement les langues, mais tout ce qui permet à l’individu d’entrer en communication avec autrui, en communion avec l’Autre.

Ainsi, le chant et la danse, le travail des mains ou l’acte moral, le dessin comme la musique instrumentale, sont des actes humains qui expriment une intériorité, des signes chargés de sens, des symboles qui émeuvent et qui ébranlent.

Cependant, il reste que le moyen privilégié est la faculté du langage qui, selon les ethnies et les nations, se matérialise en langues diverses, véhiculant leurs civilisations respectives et supportant la culture originelle du groupe social considéré.

L’option culturelle de Sédar pour une civilisation planétaire, implique une communication aisée entre les hommes de toutes nationalités, donc au moins un bilinguisme, au mieux un multilinguisme pour être plus vraie. Depuis 1937 il ne dit pas autre chose dans ce domaine :

« D’aucuns ne voient dans le bilinguisme, qu’un intérêt théorique et ils le rejettent pour des raisons pratiques, objectant que l’enseignement général en souffrirait, particulièrement celui du français. Ce serait tout le contraire, de l’avis de certains esprits distingués. Selon eux, des considérations pratiques militeraient en faveur du bilinguisme, principe de culture. L’enfant Noir, au début de ses études doit grouper ses efforts sur trois points, ce qui les dispersent : apprendre à lire apprendre le français, acquérir certaines notions usuelles de sciences. L’enseignement dans la langue maternelle, l’enseignement vernaculaire, remédierait aux inconvénients du système. On prendrait l’élève à cinq ans, on lui enseignerait dans sa langue des éléments de géographie, d’histoire, de sciences, de morale indigène. A cinq ou six ans, l’âme imprégnée de notre vieil idéal rénové, l’esprit exercé et déjà meublé, l’enfant aborderait avec plus de fruit, ses études primaires. Il lui suffirait de cinq ou six années pour les terminer, pourvu qu’on ne multipliât pas divisions et classes, comme dans les villes où l’élève moyen doit mettre sept, huit ans et plus pour obtenir son Certificat d’Etudes primaires.

 

Je n’ai pas changé mon angle optique – la durée et la forme de l’enseignement vernaculaire ne seront pas les mêmes partout. Peut-être dans certaines villes, dans certains quartiers où l’enfant Noir parle français dans sa famille, pourra-t-on aller jusqu’à le supprimer, ce qui n’implique pas qu’un indigène ait intérêt culturel à ignorer sa langue maternelle, loin de là, nous le verrons.

Cette attitude révolutionnaire, prise en une période où il fallait beaucoup de courage pour oser affronter, surtout dans les colonies, la politique assimilationniste de l’impérialisme français, a été actualisée en 1976 au colloque sur les relations entre les langues négro-africaines et le français : Sédar y définit notre option en matière de langue :

« En réalité, comme souvent au Sénégal, nous avons refusé de nous fermer dans un dilemme désuet, nous l’avons reposé en des termes nouveaux et nous avons choisi en même temps les deux propositions de l’alternative. C’est ainsi que nous avons décidé de choisir le français comme langue « officielle » de travail et de communication internationale, tandis que nos six langues principales : wolof, sérère, peulh, diola, malinké et Soninké seraient promues au rang de langues nationales : négro-africaines. »

Sage attitude qui permet, en conservant ces langues et les développant toutes, de diversifier le choix culturel de la nation et de cultiver le multilinguisme, pratique déjà courante à l’intérieur de nos frontières.

Ce Sénégalais polyglotte, sera d’autant plus tolérant qu’il lira la culture de chaque ethnie dans le texte original et subira d’une manière intime et personnelle les contradictions fécondes des civilisations en présence. Son acculturation saine parce que choix lucide et libre sera justement le meilleur moyen d’éviter les conflits ouverts, linguistiques ou raciaux.

Mais voilà que les aliénés, « les Toubabs yunul », qui ne se sentent plus à l’aise dans le boubou national, doutent de la capacité de nos langues d’exprimer les idées du XXe siècle technotronique et scientifique. La réplique de Sédar est cinglante au Concours général 1974 :

« On objectera que nos langues africaines manquent de beaucoup de mots, qui se trouvent dans le vocabulaire des langues indo-européennes. C’est exact mais l’inverse est aussi vrai. Ce vocabulaire qui manque dans nos langues est celui des concepts et des techniques de la société industrielle, et cela provient de ce que les civilisations négro-africaines ont développé d’autres virtualités que les civilisations indo-européennes. »

Voilà donc nos six langues adoptées et transcrites ; il s’agit de les enseigner. C’est au colloque sur les relations entre les langues négro-africaines et le français du 24 mars 1976, Sédar lui-même nous annonce la nouvelle :

« A la rentrée d’octobre 1977, des classes expérimentales commenceront, dans les arrondissements wolophones, à utiliser le wolof comme véhicule d’apprentissage pendant la première année de l’école élémentaire. Le français parlé ne sera introduit que plus tard. Il s’agit de fournir à nos langues nationales le moyen d’être des langues modernes, susceptibles de véhiculer les sciences et les techniques, sinon de leur donner le statut de langues internationales. »

Cette revalorisation de nos langues nationales n’implique pas une dévalorisation du français, cette « langue d’honnêteté et de gentillesse » Sédar en a déjà donné l’assurance au Concours général en 1974.

 

« La linguistique et la sociologie nous apprennent qu’une langue qui n’est pas parlée comme langue première par l’ensemble du peuple ne peut être qu’une langue étrangère à un certain titre. C’est pourquoi, lorsque nous avons pris un décret sur la transcription de nos langues nationales, l’idée ne nous a même pas effleuré, de ranger le français parmi ces langues. Ce faisant, nous préservons, chez nous, l’identité de la langue française et sans doute son avenir. En la disant « étrangère », nous reconnaissons implicitement, que nous avons à l’apprendre selon les normes qui ne sont pas fixés par nous, mais en même temps, nous prenons toute la mesure de sa valeur en tant qu’instrument de culture et d’échanges internationaux. Encore une fois d’autres langues sont plus riches ou plus imagées, plus expressives ou plus pratiques, je n’en connais pas qui soit plus logique et plus claire, c’est-à-dire plus apte à exprimer les relations internationales. »

 

Et c’est le moment de renoncer à jamais à ces petits complexes de colonisés car le français en tant que langue, n’appartient plus en exclusivité aux populations de l’Hexagone, mais est devenu l’affaire des quarante-deux pays et plus qui l’utilisent comme langue nationale, officielle ou de travail dans les instances internationales.

 

Cette francophonie, pour toujours se comprendre, doit éviter la créolisation de la langue qui naîtrait d’un isolement excessif. Mais pour Sédar, ressemblance n’est pas singerie et le français du Sénégalais nouveau doit conserver une certaine originalité : notre style doit rester nègre. Sur ce fait il attire l’attention des professeurs depuis 1945 :

« Les professeurs y pourchassent impitoyablement tout ce qui est enflure, obscurité, verbiage, ce qu’ils appellent « des défauts noirs » qui ne sont que des défauts d’élèves – je les renvoie aux copies du bachot. Je crains qu’on ait arraché le bon grain avec l’ivraie ; en d’autres termes, qu’on ait étouffé les qualités du style négro-africain, car le Noir, est avant tout un lyrique, qui a le sens profond de l’image verbale en même temps que du rythme et de la musique des mots assemblés. Que ne fait-on lire René Maran aux élèves : mais on continue de bouder Maran – pour la préface de Batouala. En attendant, la langue des instituteurs formés à William Pont y garde quelque chose de raide et de terne dans sa sagesse, sa correction : c’est une langue sans style. »

L’étude des langues classiques

Et pour parachever ce multilinguisme, à côté des langues nationales enracinantes, des langues vivantes de la société industrielle, Sédar invite à l’étude des langues classiques qui ouvrent sur le passé une autre vue des vérités humaines.

« Remarquons, cependant, que cet enseignement des langues classiques n’est pas fin en soi. C’est un instrument à découvrir en soi les vérités humaines, à les exprimer sous l’aspect singulier qu’elles revêtent ici et là. Sous les fables grecques, pour prendre un exemple, Racine et les Français ont découvert des vérités françaises et l’étude de la technique grecque de l’expression leur a seulement servi à se forger un style français. Pour les négro-africains, il s’agit aujourd’hui du même problème ; singulièrement dans leur étude des lettres françaises. » (Communauté impériale fse 1945).

Parmi les langues classiques, il y en a une, l’arabe, qui jouit d’une situation toute particulière : langue de culture elle est également langue de communication tout en véhiculant les principes d’une religion. Sédar a perçu cette situation depuis 1962 quand il présentait son premier gouvernement :

 

« Je suis d’autant plus libre de parler de l’enseignement de l’arabe que c’est moi qui, le premier, ai rompu des lances en sa faveur à l’ancien Grand Conseil de l’A.O.F. Donc l’enseignement de la culture arabe – et pas seulement de la langue – sera maintenu, je dis bien renforcé parce que rationalisé. »

La palabre a été longue dans ce chapitre des langues. C’est à l’image de l’importance que Sédar lui accorde dans son œuvre, parce que, je le répète une fois pour toute, le Verbe est puissance créatrice. Voila les langues à apprendre, laissons maintenant à Sédar le soin de nous directement les enseigner. Du reste son exemple nous suffit :

« Et c’est ainsi que je leur enseignais le latin comme une langue vivante les habituant à s’entendre interroger et à répondre en latin d’abord, bien sûr au moyen de phrases courtes, puis par de longues périodes. Par dessus tout, je m’efforçais de leur rendre les textes vivants, faisant réciter en latin des scènes dialoguées, déclamer des passages des grands orateurs, traduire en français les plus faciles des poèmes d’Horace… plus tard de Virgile. Ils me suivirent d’abord avec curiosité, puis avec intérêt, enfin avec enthousiasme. »

Je souligne le mot « enthousiasme » que le Robert définit comme « un état privilégié où l’homme, soulevé par une force qui le dépasse, se sent capable de créer ».

« Ce Dieu intérieur qui mène à tout » comme dit Mondor dans son livre sur Pasteur, c’est l’émotion qui passe pour être la faculté de notre dilection, nous négro-africains.

Par delà la curiosité instinctive et l’intérêt froid et calculateur, notre enseignement de l’expression doit reposer sur l’émotion, nous semble dire Sédar, cette intuition qui enfante l’inspiration du poète et préside à l’état de grâce des prophètes.

Cela ne l’empêche pas cependant, de nous inviter à tenir le plus grand compte des inventions scientifiques modernes qui renforcent l’efficacité de notre enseignement. C’est ce qui justifie la confiance que Sédar voue aux résultats des recherches effectuées par le Centre de Linguistique appliquée de Dakar :

« C’est ainsi, enfin, que les structures d’un enseignement résolument moderne du français ont été définies clairement. Elles font place à une pédagogie audacieuse qui, sans renier les exercices traditionnels, tient compte des expériences les plus récentes, officialise des exercices nouveaux, n’hésite pas à ouvrir l’enseignement du français à la vie réelle : celle que nous vivons tous les jours. » (Concours général 9 juillet 1975).

Mais Sédar n’ignore pas que la méthode du C.L.A.D. est une œuvre humaine. Il nuance sa confiance en attirant l’attention des éducateurs sur la nécessité de toujours perfectionner l’outil :

« Il va sans dire que cette efficacité n’est pas absolue, mais des linguistes sont spécialement chargés de revoir constamment la méthode et de la perfectionner, en tenant compte des enseignements de la pratique. » (C.G. S. 75).

Notre enseignement des langues subit également l’influence des mass-média, mais Sédar ne s’en émeut pas outre mesure et voudrait que nous en fassions nos alliés au lieu de nous les opposer dans une attitude conservatrice et défensive sans lendemain.

« Le développement parallèle de l’enseignement et des puissants moyens d’information, comme la radio, la télévision, le cinéma, facilite plutôt les convergences des langues qu’il n’encourage leur dialectisation. »

 

Faudra-t-il s’en arrêter là c’est-à-dire à l’enseignement méthodique des langues ou irons nous jusqu’à leur utilisation artistique ?

Retenons un seul mot de Sédar pour la classe de récitation :

« Le rythme essentiel, et ce qui donne son caractère singulier au poème négro-africain, est non celui de la parole, mais des instruments à percussion qui accompagnent la voix humaine, plus exactement de ceux d’entre eux qui marquent le rythme de base… Les poèmes négro-africains peuvent être, non pas déclamés, mais en quelque sorte psalmodiés. » (Poésie et langage 1954).

S’il donne primauté et priorité au verbe parmi les moyens d’expression de l’homme, Sédar n’en apprécie pas moins, à leur juste valeur, les genres comme la musique, le chant et la danse, etc. D’ailleurs comme il le dit, en Afrique il n’y a pas de frontière, tout est participé :

« Nous l’avons vu plus haut, la musique ne peut être dissociée de la parole. Elle n’en est qu’un aspect complémentaire, elle lui est con-substantantielle. En Afrique noire c’est la musique qui accomplit la parole et la transforme en verbe, cette invention supérieure de l’homme qui fait de lui un démiurge.

La musique ne peut non plus se concevoir sans le geste, sans la danse, que je définirai « une musique plastique ». Ni la danse sans la peinture et la sculpture. La danse, en effet, du moins dans les temps anciens de ferveur religieuse, est un drame mystique : un mystère. Il s’agit pour le danseur, d’incarner un ancêtre, ou un génie, et de le vivre par le vêtement – une peinture sur tissu – le masque sculpté, la musique, le poème et la danse. Même désacralisée, la danse garde beaucoup de ses origines.

Et si à l’occasion, Sédar ne « serre pas le tam-tam entre ses cuisses » et ne « pince pas toutes les koras » pour célébrer l’événement, c’est pour nous faire constater cette intégration pédagogique avant de nous faire une leçon de dessin ou de peinture :

« Mais parce que cet art tend à l’expression essentielle de l’objet, il est à l’opposé du réalisme subjectif. L’artiste soumet les détails à une hiérarchie spirituelle, partant technique. Là où beaucoup n’ont voulu voir que maladresse des mains, ou incapacité d’observer le réel, il y a bien volonté, du moins conscience d’ordination, mieux, de subordination. J’ai déjà dit l’importance accordée au visage humain par l’artiste.

Cette force ordinatrice qui fait le style nègre est le rythme. C’est la chose la plus sensible et la moins matérielle. (L’Homme de couleur 39).

Dans nos programmes scolaires, nous avons l’habitude de ranger à côté du dessin, le travail manuel qui malheureusement, reste presque toujours, lettre morte parce que considérée comme matière secondaire sacrifiée souvent aux disciplines « importantes ». Sédar sait que le travail manuel, quel que soit son objet ou sa motivation, contient une charge éducative qui mérite attention :

« Je dis les mains. Que l’on ne me prenne pas pour contempteur du travail manuel. Je sais sa valeur éducative. Le travail des mains est une activité naturelle de l’homme et il donne la santé du corps. La santé de l’âme aussi, non seulement parce que celle-ci est conditionnée par celle-là, mais encore que ce travail a ses vertus propres : il développe le goût de l’effort, le sens du réel et de l’honnêteté, le sens du vrai car ses résultats sont proportionnés à la somme et à la qualité de l’effort. Et c’est pourquoi le sage de l’Inde, le Mahatma Ghandi, y voit l’instrument le plus efficace de libération spirituelle. »

 

En négligeant nos matières éducatives pour un « bachotage » peu sûr, nous avons aidé sinon à créer, du moins à renforcer la crise que Sédar dénonce avec quelques accents d’émotion dans la voix, à l’occasion de la première conférence des enseignants U.P.S. en 69 :

« Si le niveau de l’enseignement a baissé, c’est essentiellement parce que la conscience a baissé : que notre science scolaire et universitaire se fait de plus en plus sans conscience.

Comment vaincre pratiquement le mal ? Les remèdes, je ne l’ignore pas, sont extrêmement difficiles à trouver dans les enseignements secondaires et supérieurs où nous subissons les influences de l’Europe, où depuis le XVIIIe siècle se constate un phénomène de déchristianisation et amoralisation progressives. Mais nous pouvons faire quelque chose dans l’enseignement primaire, en revenant aux principes solides de notre morale traditionnelle, de notre morale négro-africaine, présentée sous une forme moderne. Il s’agit que les maîtres, depuis l’école maternelle jusqu’au cours moyen deuxième année, se servent des manuels d’éducation morale et civique qui sont à leur disposition et qui sont bien faits.

Voilà, pour le développement de notre faculté d’expression quelques écrits retenus de l’œuvre de Sédar. Nous y notons d’abord cette volonté d’intégration de toutes les matières que la raison divise mais que la pratique totalise, en un faisceau d’éléments interdépendants et solidaires, permettant à la personne humaine d’être elle-même et de signifier à l’autre tout son moi.

Puis nous y retenons cet enracinement profond et large que matérialise la transcription de nos six langues nationales, véhicules de nos particularités ethniques et cette transplantation d’une part dans le présent moderne grâce aux grandes langues de communication et d’autre part dans le passé historique avec les humanités classiques car : « l’âme des peuples n’a pas beaucoup changé ».

Un psittacisme dangereux

Enfin, en matière de pratique de la classe, les méthodes actives traditionnelles se sont enrichies des données des sciences et techniques modernes, confirmant, à l’occasion, la nécessité, pour nos maîtres, de rester disponibles au progrès pour perfectionner ces outils qui rendent le Verbe toujours créateur.

Mais à quoi servirait de disposer de tous les moyens d’expression si la pensée reste embryonnaire et l’imagination peu féconde ?

A rien sinon à un psittacisme d’autant plus dangereux qu’il serait inconscient.

Il s’agit donc, parallèlement au développement de la faculté d’expression de nos enfants et simultanément, d’élever la capacité de « penser toujours plus vite, de penser toujours plus loin, de penser toujours plus un ».

Pour ce faire, que l’enracinement ne soit pas enlisement, mais appui sur le réel vécu, pour un jaillissement de la pensée, de l’observation concrète vers la libération de la réflexion dégagée des entraves matérielles. C’est le vœu de Sédar au Concours général 76 :

« C’est dans cette « observation » qu’il faut engager les jeunes élèves, dans la réalité concrète, vivante, car d’expériences sensorielles. Que peut-on exprimer, en effet, si nous n’avons pas reçu les impressions premières ? »

Les disciplines d’éveil telles les sciences, l’histoire et la géographie et surtout les mathématiques sont plus aptes à rendre l’esprit plus alerte et plus souple, tracé des méandres par lesquels est passé le progrès humain ne s’acquiert qu’à travers l’Histoire qui, « nous unissant aux siècles passés par le spectacle de leurs vices et de leurs vertus, de leurs connaissances et de leurs erreurs, transmet les nôtres aux siècles futurs ». (d’Alambert).

Sédar rejoint ainsi d’Alambert pour une histoire des peuples et non une nomenclature de hommes et des événements :

« C’est affaire de pédagogie. On ne s’amusera plus au « Vase de Soisson » ni aux grands coups d’épée napoléoniens ; on nous expliquera comment un peuple, parti de ses ancêtres les Gaulois, et des ténèbres de leurs forêts, s’élève, peu à peu, à travers chutes et tâtonnements, vers la lumière et la liberté. Comment expliquer autrement l’humanisme colonial : l’œuvre d’un Faidherbe, l’esprit d’un Van Vollenhoven ? »

C’était en 1937, à la Chambre de Commerce de Dakar. Il suffit de sénégaliser, d’africaniser certains termes pour voir paraître le caractère permanent des vérités pédagogiques que Sédar nous annonce : en chaque matière, trouver la manière la plus efficace de l’entraînement à la réflexion.

C’est dans ce souci de développer constamment la faculté d’abstraction de nos enfants qu’il nous propose une méthode de travail en sciences naturelles :

« On se contentera, après lui (Lamarck) et pendant longtemps, d’observer le monde vivant, de la décrire, d’inventorier les espèces, de les classer. Ce n’était pas suffisant. C’est pourquoi cet enseignement monographique et dogmatique a fait place, depuis le siècle dernier, à l’analyse des faits et à la réflexion, mais aussi à l’application, c’est-à-dire l’utilisation des connaissances dans un but pratique.

Il s’agit aujourd’hui, d’aller plus loin en reconnaissant aux sciences naturelles un rôle humaniste, comme discipline de formation (C.G.S. 76).

Mais le sommet de l’entraînement à l’abstraction se trouve, bien sûr, être l’enseignement bien pensé de la mathématique, la science présente dans toutes les sciences.

C’est aux mathématiques que Sédar confie le soin de mettre la dernière main à la construction de cet esprit disponible comme une girouette en pleine tempête et aussi pénétrant que le laser : un véritable élément de la « ionosphère » future pour employer un mot de Teilhard de Chardin.

« La mathématique est donc pour nous, la priorité des priorités parce qu’elle est la science des nombres, c’est-à-dire de la quantité et de l’ordre. Plus et mieux que toute autre, elle entraîne à l’abstraction : à la formation des idées générales. Par cela même, elle est le fondement de toutes les sciences : car il n’y a de science que du général. » (C.G.S. 70).

Grâce aux disciplines d’éveil, la mathématique en tête, nous voilà donc capables d’abstraction et nos enfants avec nous, sont prêts à réfléchir et, nous l’avons vu plus haut, prêts à exprimer leur pensée par tous les moyens possibles, de la meilleure manière possible. Encore une fois, l’unité se refait en l’homme, abstraction et expression constituant en lui une symbiose dynamique que Sédar se plaît à rappeler dans son discours au Concours général de 70 :

« Mais c’est l’expression qui donne à l’idée son existence, à l’homme son être… C’est dire que l’expression se confond avec la culture, qui encore une fois, est création : création dialectique, par interaction de l’homme et de la nature. Or, c’est la linguistique, comme science du langage, et la pratique des langues qui entraînent le plus efficacement à l’expression. Elles ajoutent à l’esprit de géométrie que donne la mathématique, l’esprit de finesse, qui, seul, fait de la culture un humanisme, c’est-à-dire une expression création de l’homme intégral. »

 

Sur cette note de l’unité que chante le poète, nous allons conclure :

« Voici revenir les temps très anciens, l’unité retrouvée,

La réconciliation du Lion et du Taureau et de l’Arbre,

L’idée liée à l’acte, l’oreille au cœur, le signe au sens. »

Il vous souvient, qu’en introduction, j’ai insisté sur le mot « parole », ignorant celui d’éducation.

Ce sera une occasion de dire l’importance de l’autre terme du titre de notre causerie : « Léopold Sédar Senghor, Paroles sur l’éducation ».

C’est parce que j’ai retenu la leçon de Danton qui pensait « qu’après le pain, l’éducation était le premier besoin du peuple », et surtout, parce que je tiens à rester fidèle à Sédar qui, déjà, aux journées d’études des Indépendants d’Outre-Mer, avait mis l’éducation au premier rang des exigences du développement :

« En dernière analyse, c’est l’éducation qui est à la base de toute évolution historique, donc de toute législation. Tous les grands hommes d’Etat, tous les révolutionnaires, l’ont compris, qui ont accordé la première place au problème de l’éducation, c’est-à-dire à la culture. »

J’ai voulu donc, garder le mot « éducation » comme viatique au moment de la séparation. Partons avec le mot, mais surtout retenons l’idée que notre éducation ne saurait jamais se réduire à une instruction, simple copie d’un modèle quel qu’il soit. Elle devra être une création originale, bâtie sur le vieux socle de la tradition de l’Afrique éternelle, bien sûr avec du matériau venant de tous les horizons, mais préalablement acclimaté au génie nègre. Cette affirmation de notre personnalité culturelle, qui est la manifestation de notre droit à la différence, n’est pas un rejet de toute ressemblance avec le reste du monde, Sédar lui-même le dit aux Américains en 75.

« Ils (les Noirs) ne refusent pas l’intégration culturelle, puisque c’est d’elle qu’il s’agit ; ils refusent de venir les mains vides au banquet de l’Universel. Car il y a sous eux, derrière eux, avec eux, les richesses de l’Afrique prodigieuse. »

A ce rendez-vous du donner et du recevoir, il faut s’en réjouir, déjà l’Afrique donne ses champions olympiques, son art si varié, ses connaissances médicales et que sais-je encore…

Cependant, il manque encore l’essentiel, car l’Afrique n’a pas dit au monde comment elle éduquait les génies producteurs de telles œuvres.

C’est à cela que Sédar s’emploie et nous invite tout au long de son œuvre déjà si grand sans être achevé.

L’homme senghorien est un Nègre nouveau. Il est polyglotte, lucide, imaginatif jusqu’à la créativité, méthodique et organisé. Comme c’est un métis (culturel ou biologique), il a « une grande force de caractère qui lui permet de dominer ses contradictions ». C’est un artiste consommé parce qu’il a le sens du rythme, « cette chose la plus sensible mais la moins matérielle ».

Il ne faut pas prendre cet homme pour « le puits de sciences de Rabelais », ni « la tête bien faite de Montaigne », ni même pour le fameux « honnête homme » du siècle dernier. Il est tout cela à la fois et même mieux : il a appris, en réagissant sur son environnement historique et géographique, et en s’ouvrant à la civilisation de l’Universel à toujours être disponible et adaptable à toutes les situations à venir.

Il appartient aux chercheurs, d’imaginer les formes théoriques et pratiques à donner à l’idée d’une école à participation où élèves, maîtres et parents, dans une interaction dynamique, comme au sein du « Kasak » d’antan élaboreraient chaque jour plus avant, la société moderne, harmonieuse et stable, parce que tissée de solidarités humaines : la société de la convergence panhumaine dont nous rêvons.

Il appartiendra aux maîtres nouveaux, instructeurs, animateurs et administrateurs à la fois, praticiens de cette pédagogie intégrante et intégrale, de s’affirmer comme « élite de l’élite » au sein de cette société qui aura pris conscience comme Sédar, que le monde de demain sera à l’image de l’école d’aujourd’hui.

Il appartiendra aux hommes de ce dernier quart de siècle, de comprendre définitivement que la culture est le préalable du développement et qu’il faut donc reconnaître à l’école, c’est-à-dire à l’éducation son importance primordiale puisqu’elle détient la clef de toute culture, de tout épanouissement de l’Homme