LEOPOLD SEDAR SENGHOR : DE LA TRADITION A L’UNIVERSALISME DE JOSIANE NESPOULOUS-NEUVILLE, PARIS, SEUIL, 1988, 220 P. PRIX DE L’ACADEMIE FRANÇAISE 1989
Ethiopiques n°52
revue trimestrielle
de culture négro-africaine
1e semestre 1989- vol. 6 n° 1
Comment aller à la : Rencontre de Léopold Sédar Senghor : l’homme et l’œuvre sans emprunter des voies déjà tracées par une multitude d’autres chercheurs ? Cette question nous vient à l’esprit chaque fois que l’on nous présente un nouveau livre sur un auteur et une œuvre qui ont fait l’objet d’une exégèse particulièrement somptueuse.
Une exégèse qui, il faut le reconnaître, est souvent de très bonne qualité. Mais, précisément, la densité de la recherche : l’abondance des documents repérés et exploités, la pertinence et la variété des perspectives critiques ont créé une pléthore de repères vers un homme et une œuvre dont aucun aspect important ne semble avoir été laissé dans l’ombre.
Et nous n’oublions pas les balises de Senghor lui-même, homme d’action et poète mais aussi penseur et théoricien émérite de la littérature africaine.
C’est dire que le piège de la redondance, voire du plagiat, guette toute recension de l’œuvre senghorienne. Cela est si vrai que plus d’un a été obligé d’asséner des vérités connues en les offrant sous l’emballage rébarbatif du jargon.
Fort heureusement, depuis quelques années, nous avons le privilège de jouir d’une production critique qui sait « assimiler » les approches précédentes sans « se laisser assimiler » par elles (pour rester dans l’imagerie senghorienne).
Une lumière assez originale est ainsi jetée sur Léopold Sédar Senghor dans l’intéressante thèse de Michel Hausser : Pour une poétique de la négritude (Paris, Silex, 1988), ou encore dans le brillant essai de Mohamed Boughali (Introduction à la poétique de Léopold Sédar Senghor – Ed. Afrique-Orient, Casablanca, 1986. Cf aussi l’article que Lilyan Kesteloot a consacré à cet ouvrage in ETHIOPIQUES n° 3-4, vol. 5, 1988).
Dans son livre : Léopold Sédar Senghor : de la tradition à l’universalisme, Josiane Nespoulous-Neuville réussit, elle-aussi, le pari d’une saisie originale de Senghor. Originalité résidant surtout dans les modalités d’exploitation du matériau analytique. Une originalité du procédé : les composantes du matériau étant, quant à elles, familières à tous ceux qui s’intéressent à l’univers senghorien : Royaume d’enfance, Métissage, Négritude…
Josiane Nespoulous-Neuville commence par refuser toute lecture « en situation » : quand le lecteur demande à la poésie « de l’acheminer à vivre sans heurt ses propres schémas oniriques » et préfère, tout préjugé écarté, « co-naître » à l’œuvre de Senghor.
Attitude, bien sûr, relevant du domaine de l’idéal. Pour paraphraser Michel Hausser : « On ne peut neutraliser le fait que s’exprime ici un universitaire français (…) marqué idéologiquement par sa formation, ses études, et siège, à son insu, de maints préjugés ».
Or donc, « co-naître » à l’œuvre, c’est s’immerger dans l’univers de l’auteur, épouser sa vision du monde en tant qu’elle fonde sa production poétique, sa pensée et sa démarche politique.
Dans cette optique Josiane Nespoulous-Neuville assimile la trajectoire senghorienne à un itinéraire initiatique. La démarche critique consiste alors à suivre « Senghor à la recherche du sens de l’être ».
La quête de Senghor est ainsi divisée en trois grandes étapes :
– Les première et deuxième étapes sont celles de la déchirure et de la séparation lesquelles transparaissent avec une singulière netteté dans les rapports de Senghor avec l’Occident. Solitude de l’homme noir confronté au mur du racisme, à l’hostilité et au mystère d’un monde inconnu. Mutilation de l’homme, réduit à l’incompréhension, et frustré de réponse dans sa pulsion fraternelle vers l’Autre, tous états qui se déploient « dans la thématique lyrique et personnelle de « Chants d’Ombre ».
Le séjour dans l’inconnu est une épreuve faite d’angoisses face à l’opacité du monde. Mais la conscience, à La recherche fébrile de la lumière, identifie les facteurs d’aliénation, brise les portes des prisons artificielles (isolement racial) et, par le détour d’une série de révoltes (révolte contre le colonialisme, révolte humaniste) s’offre sans haine dans sa totalité humaine (métissage culturel et appel à la fraternité panhumaine).
D’où la troisième et dernière étape qui consacre l’émergence d’un homme accordé à « ses profondeurs (et à) sa multiplicité » : c’est-à-dire « à sa liberté fondamentale : celle d’aimer » .
Etapes toutes cruciales, Epreuves toutes vaincues jusqu’à la réconciliation finale avec l’Autre et avec son univers, jusqu’à l’érection d’un monde partagé.
L’habileté de Josiane Nespoulous-Neuville est de faire coïncider les angoisses, l’attente, la lutte et la victoire de Senghor avec celles du lecteur lancé à la quête du poète. Du lecteur européen surtout qui, loin de tout conformisme, mais assumant son ignorance et même ses peurs, découvre sa totalité humaine en renaissant à l’humanisme africain.
Sans doute ce livre n’est-il pas exempt de toute imperfection. Il est malaisé de faire entrer tout Senghor dans des schémas pré-établis fussent-ils les plus intelligents. Et Josiane Nespoulous-Neuville est plus, d’une fois obligée d’élargir les acceptions de ses concepts d’analyse, de procéder par association d’idées pour ne pas négliger des éléments importants menacés de rester dans l’ombre.
Qu’importe. Son étude a su saisir une pensée et une œuvre dans leur mouvement. Décryptant les symboles « par-delà l’écorce des mots et des images », elle nous a conduit à Senghor dans toute sa plénitude, fragilité et sérénité réunies.
Un livre qui fera date dans l’histoire de l’exégèse senghorienne.