LE REJET DES FIGURES DE LA DOMINATION MODERNE ET LES DYNAMIQUES POLITIQUES POPULAIRES EN AFRIQUE : FANON COMME CLÉ DE LECTURE
Éthiopiques n° 99.
Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.
2nd semestre 2017
LE REJET DES FIGURES DE LA DOMINATION MODERNE ET LES DYNAMIQUES POLITIQUES POPULAIRES EN AFRIQUE : FANON COMME CLÉ DE LECTURE
INTRODUCTION
Si la modernité [2] est un processus où la créativité inscrit chaque chose dans une tension continuelle vers l’avenir que lui permettent ses propres potentialités, on peut d’emblée considérer que l’Afrique fut, pendant longtemps, défavorisée par le système d’exploitation et de dépossession mis en place dans le cadre de la colonisation et perpétué, aujourd’hui, dans des cadres d’échanges internationaux très inégalitaires. Le projet de domination mis en place par les puissances occidentales colonialistes constitue, dans ses principes de base et ses modalités d’application, une négation de la créativité propre des peuples africains colonisés.
Ainsi, dans une logique totalitaire, le système colonial a été accompagné par une conception du monde qui se devait d’annihiler systématiquement les potentialités créatives particulières des Africains. À partir de ce constat, il s’agit de penser la modernité négro-africaine en l’inscrivant dans un mouvement dialectique de domination/émancipation qui constitue le terreau sur lequel le potentiel créateur doit se reconstruire. Autrement dit, cela consiste à établir comment les populations africaines s’inscrivent dans une certaine radicalité pour déconstruire le système de domination mis en place par les puissances coloniales qui continuent, malgré l’avènement des indépendances à la fin des années 1950, d’entretenir leur logique hégémonique sur le continent africain. Ce constat permet, en effet, de poser le débat avec Fanon sur les rapports tumultueux et complexes entre les États africains et leurs anciennes puissances coloniales d’un côté [3] et, de l’autre, d’interroger les dynamiques de résistance construites par certaines catégories sociales pour remettre en cause le statu quo social issu de ce système.Car, l’extrémisme de Fanon, comme l’explique Philippe Lucas, est un « pari sur la spontanéité des masses » (1971, p.113), sur leur capacité de résilience, mais surtout sur leur capacité de peser sur l’ordre des choses.
Il s’agira également de préciser que l’Afrique dont il est question n’est pas celle-là morcelée par le fameux Congrès de Berlin [4], mais celle connue en tant qu’entité géopolitique dynamique qui a toujours intégré en son sein l’altérité et la diversité. Certes, elle est toujours fortement marquée par les dominations coloniales et néocoloniales, multiples et variées ; mais elle constitue une réalité socioculturelle traversée par des dynamiques collectives et des logiques communautaires qui cherchent, par tous les moyens, à s’affranchir des hégémonies en place et à revivifier le potentiel créateur de traditions bien ancrées. Il est important de souligner qu’il ne s’agit pas de partir d’une vision idyllique de l’histoire des sociétés africaines.
Au contraire, pour analyser d’un point de vue philosophique les dynamiques sociales en cours en Afrique, il convient d’adopter une autre approche, plus réaliste. L’enjeu est de partir de régularités bien répandues dans le Continent pour dégager la rationalité politique de toute tentative d’instrumentalisation. Autrement dit, comme le suggère Abel Kouvouama, il faut appréhender « philosophiquement la politique comme lieu d’effectivité de la raison pratique, puis saisir le procès de production africaine de la modernité politique sous le signe de l’innovation et de l’émancipation du sujet africain, en soulignant l’étroite articulation du principe individuel et du principe communautaire » (2000, p.11).
Ainsi, si la modernité, comme l’a bien établi Christophe Charles (2011), s’impose aux sociétés par une dynamique lente, avec parfois un processus accéléré et fulgurant, la seule certitude que nous avons pour l’Afrique, c’est qu’elle est, dès le début, accompagnée par une contestation et des résistances au sein des sociétés locales. L’exemple de la résistance des populations autochtones d’Afrique au mode formel d’administration imposé par les puissances coloniales est une parfaite illustration de ces résistances. Et, aujourd’hui encore, on retrouve les résidus de cette résistance dans les rapports complexes que les acteurs du secteur dit informel entretiennent, un peu partout dans le continent africain, avec les autorités étatiques sur la question de l’aménagement du cadre urbain comme sur celle du recouvrement fiscal qui dépassent les seuls enjeux administratifs et économiques [5].
Qu’est-ce qui est à la base des systèmes de résilience des Africains devant la domination ? Quels sont les fondements socioculturels des dynamiques de résistance ? Qu’en est-il des dynamiques et logiques populaires de contestation du statu quo social hérité du colonialisme ?
Dans notre analyse, à travers une historiographie par le social, qui privilégie les expériences populaires, nous allons partir du travail d’hybridation des acteurs, des logiques et des dynamiques sociales, pour montrer le travail de négation qui a toujours motivé les Africains dans leur lutte contre les systèmes iniques et injustes durant la colonisation, à l’indépendance et encore aujourd’hui, contre les logiques d’exploitation mises en place avec la complicité des élites politico-administratives et des notabilités traditionnelles ou religieuses.
À partir de cette critique des systèmes de domination qui, pour l’essentiel, restent fondamentalement inchangés malgré les indépendances, nous pourrons établir, avec Fanon, qu’au-delà de l’apparent désordre et des insuffisances structurelles, l’espace public en Afrique est un lieu dynamique d’innovations sociales et de construction de sociabilités de toutes sortes qui permettent au Continent de conserver sa force de résilience et de résister aux multiples agressions qu’il continue de connaître.
Dans un premier temps, il s’agit d’identifier les éléments socioculturels qui structurent, dans un contexte d’agression coloniale, cette capacité de résistance des populations africaines. Pour ce point, nous ferons appel à Fanon et à d’autres auteurs. Ensuite, à travers quelques exemples, nous allons pister les dynamiques sociales innovantes qui permettent aux sociétés africaines de garder le cap dans un contexte mondial toujours défavorable. Et, dans la dernière partie, nous nous évertuerons à cerner les enjeux qui entourent, pour l’avenir du continent africain, le potentiel créatif de ces dynamiques sociales.
- LE CONTEXTE COLONIAL ET LES RÉSILIENCES SOCIOCULTURELLES DES MOUVEMENTS D’ÉMANCIPATION
En Afrique, plus qu’ailleurs, le fait colonial a laissé des marques indélébiles dans la structuration des sociétés autochtones, et il n’est pas hors de saison de dire que régler les comptes avec le système colonial est plus que jamais un passage obligé pour toute réflexion sur les trajectoires et les devenirs des sociétés africaines, comme l’établit Maurice Kamto (1987, p.207) dans ce propos : « Le fait colonial est inducteur d’expériences historiques et de pratiques sociales spécifiques, et il développe encore aujourd’hui ses effets. »
L’un des aspects les plus prégnants de l’héritage colonial, en Afrique, c’est le legs d’un pouvoir personnalisé construit autour de ce qu’Yves Bénot (1975, p. 76) appelait « une petite bourgeoisie subalterne ». Cette bourgeoise, qui a fait sienne la lutte pour l’indépendance des anciens territoires coloniaux, ne va pas échapper, malgré sa particularité, à la problématique de la domination de classe. C’est à ce niveau qu’intervient l’analyse de Frantz Fanon qui refuse toute réduction du système colonial à la seule question de la lutte des classes tel que la vulgate marxiste l’a voulu et dont on retrouve la formulation aseptisée dans la formule de Lénine : « l’impérialisme comme stade suprême du capitalisme » [6].
Dans une perspective matérialiste, Fanon élargit la question de la domination aux relations propres aux sociétés autochtones, en donnant aux questions raciale et sexuelle une dignité théorique à côté de celle de la lutte des classes. La portée de la réflexion de Fanon, c’est d’avoir rétabli, à sa juste mesure, la dimension politique de ces faits de domination qui traversent les sociétés africaines colonisées qui ne sont pas systématiquement aménagés par la logique coloniale. Ainsi, à travers la formulation de la onzième marxienne sur Feuerbach, dès les premières de lignes de Peau noire, masques blancs, Fanon (2011, p.63-251) réintègre la question de la transformation des sociétés colonisées pour une libération authentique de l’Africain, lequel ne doit pas sortir du joug colonial pour entrer dans une formation plus sournoise parce que gardant les tares propres du système d’exploitation capitaliste sans retenir les retombées d’un système formel maximisé.
En effet, l’histoire des revendications sociales, dans les anciennes colonies françaises d’Afrique noire, est incompréhensible si on ne l’intègre pas dans le cadre général des mouvements de lutte pour l’émancipation politique, même si elle ne se réduit pas à cela. Car, si à l’origine les revendications sociales étaient l’œuvre de colons qui, bien qu’attachés au sol africain, ne faisaient aucune allusion à l’autonomie locale, par la suite, avec l’arrivée des leaders noirs, elles ont progressivement pris une tournure de lutte pour l’indépendance. Pour cerner l’importance et le rôle de ces mouvements dans l’évolution sociopolitique de l’Afrique, chacun de ces deux aspects de l’avènement du phénomène revendicatif est à considérer le plus objectivement possible.
De façon générale, si durant la période coloniale, l’apathie des Africains contre le système ordonné de l’administration moderne était vue par les colons et leurs spécialistes [7] comme un trait caractéristique du Sauvage, mal éduqué et paresseux, on peut aujourd’hui, avec le recul, y voir une stratégie de résistance, un antisystème propre aux Africains. Et, plus tard, à l’avènement des indépendances, l’idée qui était véhiculée sur le paysan africain rustre, maladroit et mal habillé, à l’instar des ressortissants du Baol au Sénégal, en majorité appartenant à la dynamique confrérie mouride [8], est passée de mode pour laisser la place à l’image d’une certaine authenticité africaine construite autour de la communauté avec des formes d’allégeance et d’organisation particulières.
On peut dire que, tout au long de ces décennies d’indépendance, le trait dominant des dynamiques sociétales, en Afrique, c’est la lutte, comme le dit Achille Mbembé (Fanon, 2011, p.10), qui « a pour but de produire la vie, de renverser les hiérarchies instituées par ceux qui se sont accoutumés à vaincre sans avoir raison, la « violence absolue » jouant, dans ce travail, une fonction désintoxicatrice et instituante ». Derrière le bourdonnement et le débordement des métropoles africaines (Kinshasa en est un bel exemple), c’est le surgissement des énergies longtemps étouffées et castrées des populations qui se déploient pour réinventer des formes inédites de constructions sociales.
Ainsi, le système d’exploitation poursuivi à l’indépendance par les élites administratives et économiques, quelle que soit l’obédience idéologique, va accentuer le rejet par les populations du processus de modernisation des sociétés africaines. La croissance du secteur informel, qui fut pendant longtemps considéré comme une tare propre aux cultures africaines, constitue un indicateur important de ce rejet du système hérité de l’ancienne puissance coloniale [9].
En plus du secteur économique, les domaines sociaux, religieux, artistiques, sportifs vont être investis par les populations pour répandre, dans toute la société, les logiques de remise en cause des systèmes politico-administratifs mis en place à l’indépendance. Les confréries musulmanes dans l’ouest africain, notamment au Sénégal avec la confrérie mouride que Jean Copans (2000, p. 24) définit comme « un État dans l’État, dès l’époque coloniale », les mouvements pentecôtistes en Afrique centrale, les prêtres des religions traditionnelles (le vaudou) au Bénin, les écuries de lutte au Sénégal constituent autant d’initiatives qui s’inscrivent dans ce processus de réinvention sociale, par la révolte qui permet aux sociétés africaines d’exister et de résister par le bas (Jean-François Bayart, 2008).
- FIGURES DES DYNAMIQUES SOCIALES INNOVANTES DANS UNE AFRIQUE MONDIALISÉE
Au-delà de la problématique de la domination de classe qui demeure, quelque peu, pertinente et déterminante, il y a, aujourd’hui, en Afrique, des figures qui donnent forme et substance à la question de la domination dans un contexte mondialisé. Il suffit de regarder, un peu partout en Afrique, comment les appareils économiques, politiques et culturels sont accaparés par une catégorie d’individus qui tirent leur force de la perpétuation d’un statu quo social établi autour des élites politico-administratives et des notabilités religieuses ou traditionnelles.
Certes, aujourd’hui nous ne sommes plus au temps des luttes pour l’indépendance nationale et des constellations intellectuelles dans lesquelles Fanon a conçu ses interventions théoriques et politiques. Mais, ce qui relève des peuples dominés et est construit autour d’un processus d’exploitation, qu’il avait articulé autour de la problématique du Tiers-mondisme, reste d’actualité, tant les ressorts de cette domination et les moyens mobilisés pour la pérenniser trouvent encore leur intelligence dans l’analyse de Fanon dans Les damnés de la terre (2011, pp. 685-878).
Dès lors, lire Fanon dans une perspective marxiste permet d’avoir une grille de lecture de la « question sociale » avec des outils théoriques et politiques susceptibles d’éclairer les multiples et complexes imbrications des rapports sociaux de classe, de sexe, de milieu (centre-ville versus banlieue, ville versus campagne). Aujourd’hui, dans les centres-villes mondialisés comme dans les banlieues périphériques, les rapports sociaux d’ordre économique, religieux, de genre et parfois de race (avec le regroupement de populations occidentales dans certains quartiers résidentiels) [10] semblent plus que jamais s’inscrire dans ce schéma de dominants/dominés bien circonscrit par Fanon. Les caractéristiques des situations de domination et les dynamiques qui se mettent en place donnent une actualité certaine à Fanon, à travers, par exemple, le processus de politisation des formes de résistance des groupes subalternes (résistance passant par la religion, le sport, la musique, la culture populaire, voire la violence).
Un peu partout, en Afrique, on voit apparaître des figures religieuses sur la scène politique. On peut citer les exemples des hommes d’Église du temps des conférences nationales, dans les années 1990, comme Monseigneur De Souza au Bénin ou encore, aujourd’hui, la présence dans les compétitions électorales de personnalités et de partis politiques satellites d’organisations religieuses, comme c’est le cas au Sénégal [11]. Du côté de la culture populaire, on peut citer le phénomène musical rap qui a éclos au Sénégal dans les années 1990, d’abord dans les quartiers résidentiels dakarois des SICAP (Société Immobilière du Cap-Vert), puis dans les banlieues de Pikine, Guédiewaye et Rufisque, qui a constitué chez les jeunes Sénégalais une dynamique complexe et très forte d’influence et de résistance entre les sonorités venues d’Occident (USA et France) les héritages musicaux locaux. Quant au sport, la lutte avec frappe, qui était jusque-là un sport du dimanche réservé à une élite urbaine nostalgique de la « ville africaine » du temps de la colonisation, devient, au Sénégal, un sport business qui draine des foules. Ce sport constitue, pour les jeunes des banlieues dakaroises, un espoir de réussite sociale, et, pour les masses populaires, un moyen de construire un contre-modèle au sport business mondialisé symbolisé par le football et le basket américain.
Ainsi, Fanon, en tant que penseur global au sens où ses écrits témoignent de la volonté de décloisonner les territoires, les corps, les concepts et les savoirs, permet de déverrouiller les cadres d’analyse marxiste cantonnés dans le prisme de la domination bourgeoisie/prolétariat. Et, au-delà des frontières théoriques du marxisme vulgarisé, d’autres lignes de partage apparaissent qui traversent les zones urbaines (centre-ville/banlieue), les catégories (jeunes/vieux, masculin/féminin), les territoires (villes/campagnes), les disciplines (football/lutte), les savoirs (intellectuels occidentalisés/arabisants). On peut parler, avec Fanon, de catégories nouvelles de la compréhension du réel social et de dynamiques inédites, en tout cas propres aux sociétés africaines, pour la pratique politique qu’aucune analyse dogmatique et figée du marxisme ne peut permettre d’éclairer.
- LE NOUVEAU CAP DES DYNAMIQUES REVENDICATIVES AUTOUR DES JEUNES
En Afrique, plus qu’ailleurs, le fait politique est intimement lié aux contingences historiques des sociétés, avec une certaine constance dans la complexité des référents. C’est pourquoi la philosophie politique doit tenir compte, comme le soutient Abel Kouvouama, « des visées pratiques du politique pour penser celui-ci dans sa complexité, à la fois comme espace de possibilité et comme espace d’expérimentation des conduites humaines sous les aspects individuels et collectifs » (Politique Africaine, 2000, p.6).
Pour interroger le fait politique dans ses déterminations concrètes, il faut aller au-delà des positions et ancrages idéologiques et voir au sein des sociétés réelles, à travers des phénomènes bien localisés, comment la vie politique se déploie dans des dynamiques revendicatives particulières.
Aujourd’hui, ces dynamiques revendicatives ont pour lieu commun la remise en cause du statu quo social en place. Leurs principales figures sont des catégories sociales jusque-là exclues de l’espace public comme les jeunes, les femmes, certains acteurs culturels à l’instar des musiciens et autres artistes issus des banlieues des grandes métropoles africaines, etc.
C’est à ce niveau que nous allons nous appuyer sur l’exemple des jeunes qui constituent un groupe transversal de ces catégories jusque-là exclues de l’espace public. En effet, comme catégorie sociale très affectée par les systèmes inégalitaires postcoloniaux, les jeunes ont très tôt été confrontés à la problématique de la révolte. Des événements de 1968 aux manifestations récentes contre les régimes en place, que certains ont hâtivement inscrit dans la dynamique du Printemps arabe, en passant par les émeutes contre la faim en 2008 dans certaines grandes villes [12], les jeunesses africaines vivent la révolte et sa vérité, telles que Fanon les établit dans la perspective de la « double libération économique et sociale » (Fanon, 2011, p. 66). Avec un désir très prononcé de sortir de cette vision mécanique des indépendances, dénoncée par Fanon, des élites politiques au pouvoir comme dans l’opposition, les jeunes Africains s’approprient, en quelque sorte, la conclusion de Peau noire, masques blancs où Fanon reprend ce propos du Dix-Huit Brumaire de Marx (2011, p.246) : « La révolution sociale ne peut tirer sa poésie du passé mais seulement du futur ». Ainsi, au Sénégal par exemple, les jeunes du mouvement Y’EN A MARRE [13], vont avoir, comme slogan pour leur projet de refondation sociale, NTS (Nouveau Type de Sénégalais) ; et, au Burkina Faso, la révolte des jeunes contre le régime de Blaise Compaoré va se construire autour du Balai Citoyen [14].
Le lieu commun de ces dynamiques de jeunes et de Fanon, c’est le vécu orienté vers l’avenir qui est le point de départ des initiatives contestataires et celui du développement de sa pensée. Avec les jeunes comme avec Fanon, la révolte ne doit pas seulement être pensée en termes de tiers-mondisme, de lutte contre l’oppression coloniale, mais sous le registre de l’accroissement des inégalités, de l’élargissement du gouffre entre pays prospères et pays pauvres, de marchandisation de la culture, de réduction des sujets en objets, de l’exclusion de l’autre et de repli identitaire. Alice Cherki, dans la préface de l’édition de 2002 des Damnés de la terre, parle de « multiplication des laissés-pour-compte de la croissance, aussi bien au Sud qu’au Nord », ou encore du « renouvellement incessant de l’humiliation et de l’écrasement subjectif de tous ceux que cette même modernité désigne allégrement, face à la globalisation comme les « sans » : sans patrie, sans territoire, mais aussi sans domicile, sans travail, sans papiers, sans droit à un espace de parole » (Fanon, 2011, p. 429-430). Mamadou Diouf, dans la même perspective, considère, pour le cas spécifique du Sénégal, que l’espace public y est un espace d’adultes (M.-C. Diop, 1992).
Dans ces dynamiques, ce qui opère, de façon accentuée, c’est ce que Fanon met sur le compte du poids de la spontanéité, de « l’exigence de rupture », de la « nécessité de l’action ». Avec les initiatives de réinvention sociale mises en place, à travers des actions concrètes comme les séances publiques d’échanges sur les questions de justice sociale et économique, avec les populations des banlieues dakaroises et de certaines villes de l’intérieur comme Kaolack, Mbour ou Tambacounda, les jeunes du mouvement Y’EN A MARRE font preuve de l’expression d’une imagination fertile que l’on peut taxer parfois d’excessivité improductive. Mais, en investissant les domaines de la musique (le rap à Dakar, le zouglou à Abidjan), du sport (la lutte à Dakar), de la culture (la sape à Kinshasa), de la politique (le Balai Citoyen au Burkina Faso), les jeunes font de la libération, comme l’a établi Fanon, avant tout, une affaire de libération de l’individu, une « décolonisation de l’être » (2011, p. 424).
Ainsi, on peut parler d’une nouvelle réinterprétation de la Onzième thèse sur Feuerbach telle que Fanon l’a posée en ces termes, en postulant une dégringolade des « marches de l’Histoire » : « Il ne s’agit plus de connaître le monde, mais de le transformer » (2011, p. 71). Selon Fanon, une telle situation exige une prise en charge d’une culture, non figée, délestée du poids de fixations identitaires, mais plutôt orientée vers « l’invention dans l’existence », (2011, p. 250). Autrement dit, affirme Fanon dans les dernières lignes de Peau noire, masques blancs, « c’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté » (p. 250).
La question de la liberté est donc inséparable de la question de la justice sociale et, cela, les jeunes l’ont bien compris et intégré dans leurs modes d’action populaire, à travers des initiatives concrètes qui vont de la conscientisation pour l’inscription sur les listes électorales aux activités lucratives organisées autour de la musique rap, de la lutte en passant par la défense des droits de l’homme, la surveillance du déroulement des élections…
CONCLUSION
À Partir de Fanon, les dynamiques populaires, notamment dans leurs variantes jeunes, qui sont en cours sur le continent africain, retrouvent la « voix positive » qui a pour préalable un « effort de désaliénation » (2011, p.251). Car l’individu doit sortir impérativement et progressivement de la contingence, par un effort de reprise de soi et de dépouillement qui lui permette de créer les conditions d’existence idéales d’un monde humain. Et c’est à ce point précis que se rencontrent et se joignent véritablement la pensée de Fanon et les dynamiques de contestation des jeunesses africaines : c’est par le projet de libération que l’on construit le monde. La postérité pessimiste pense avec Fanon et pensera certainement avec les jeunes Africains que cette position est improductive et, donc, peu utile ou bénéfique pour le devenir de l’Afrique ou du monde. Mais il faut plutôt y voir la nécessité de l’action qui se justifie pour les jeunes comme pour Fanon, d’autant plus que nous sommes en face de l’énergie inhérente à toute jeunesse. Nous avons tendance à oublier l’âge de Fanon, 35 ans à sa mort, et seulement 25 ans à la rédaction de Peau noire, masques blancs.
À partir de Fanon, on peut également voir la révolution, et au-delà, le socialisme en Afrique, à partir d’un dépassement de l’opposition/contradiction entre l’individuel et le commun, entre le particulier et le collectif. Car, chez Fanon, du point de vue de l’Africain, (il parle de « l’esprit africain »), la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le haut et le bas, le passé et le futur cessent d’être perçus contradictoirement. Cette position permet d’inscrire la révolte dans l’action en prenant en charge une multitude de référents qui ne sont contradictoires que dans l’apparence. Il y a certes là de l’irréalisme, de l’idéalisme. Mais que serait une dynamique de jeunes sans cette part de folie, d’audace et d’utopie créatrice ?
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[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal
[2] La modernité n’est pas ici considérée comme un moment historique dans l’évolution de l’humanité. Sans nier cette dimension historique, il s’agit de voir dans la modernité un processus de libération et d’ouverture qui permet de s’extraire des pesanteurs de toutes sortes et des systèmes de domination qui maintiennent les individus et les sociétés dans des statu quo sociaux où le potentiel de création propre à l’être humain est étouffé.
[3] Au moment où j’étais en train de travailler sur cet article, seneweb.com, qui est l’un des premiers et plus connus sites Internet d’informations sur le Sénégal mettait sur sa Une du 3 mai 2017 la démission du ministre de l’Énergie du gouvernement Macky Sall, Thierno Alassane Sall, à la suite d’un différend avec le président sur l’octroi d’un bloc d’exploration pétrolière dans les eaux territoriales sénégalaises. Le ministre voulait s’opposer à l’octroi de ce bloc à la multinationale française Total ; ce qui a fini par irriter le président Macky Sall qui l’a démis de ses fonctions le même jour pour faire signer dans l’après-midi l’accord avec le PDG de Total qui suivait, dans la salle d’attente de la Présidence de la République, le dénouement de l’affaire. Cette affaire démontre, une fois encore, que la Françafrique tant décriée, loin d’être un mythe, est une réalité tenace dans les rapports entre la France et ses anciennes colonies.
[4] Le Congrès Berlin (1984-1985) est considéré comme le moment du partage et de la balkanisation de l’Afrique par les puissances occidentales.
[5] Dans ce domaine, il y a des travaux importants, en particulier sur le poids du secteur informel dans les économies africaines. On peut par exemple citer : Sabine Cessou, 2015. « Le poids du secteur informel », Manière de voir, n° 147, N Benjamin et A. A. Mbaye, 2012, Les entreprises informelles de l’Afrique de l’ouest francophone, Pearson France, Philippe Hugon, 1995, L’économie de l’Afrique, Paris, La Découverte.
[6] Le texte de Lénine, publié en 1917, le sera en français en 1925 : Lénine, L’Impérialisme, dernière étape du Capitalisme, Paris, Librairie de l’Humanité, 1925.
[7] Sur cette question, on peut citer R. Girardet, 1972, L’idée coloniale en France, Paris, Éd. La Table ronde.
[8] La confrérie mouride est une branche du soufisme, l’un des deux principaux courants de l’Islam. Elle a été fondée par Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké, reconnu aujourd’hui au Sénégal comme la principale figure de la résistance pacifique au système colonial français. Il fut déporté en exil à plusieurs reprises, dont le célèbre exil au Gabon qui fait l’objet d’une grande commémoration. La célébration de son départ pour cet exil, dans la ville qu’il a fondée, Touba, et un peu partout dans le monde par les expatriés sénégalais, est devenue un moment important d’affirmation de la particularité de l’islam soufi du Sénégal.
[9] À ce propos on peut citer les nombreux travaux faits sur le secteur informel en Afrique dans les années 1990. On peut citer, entre autres : Souleye Kanté, 2002, Le secteur informel en Afrique subsaharienne francophone, Genève, BIT, C. Maldonado (dir.), 1999 ; Le secteur informel en Afrique face aux contraintes légales et institutionnelles, Genève, BIT, Marthe Nyssens (dir.), 1999 ; L’économie populaire : creuset et pratiques d’économie solidaire, Bruxelles, De Boeck, Jacques Charmes, 1987 ; « Les débats actuels sur le secteur informel », Revue Tiers-Monde, n°112, pp.855-875.
[10] Sans avoir des données exactes, on peut citer les quartiers résidentiels des Mamelles et des Almadies, à Dakar, où la présence en nombre important d’Occidentaux et de couples mixtes est assez visible.
[11] Au Sénégal, depuis le milieu des années 1990, avec le Mouvement des Moustarchidines du guide religieux Moustapha Sy de la confrérie Tidiane de Tivaouane, des organisations et des leaders religieux non seulement participent régulièrement aux élections, mais pèsent de tout leur poids sur la vie politique du pays, et ce, parfois avec violence. On peut, ainsi, citer la manifestation postélectorale violente qui a causé la mort de plusieurs policiers à Dakar, le 16 février 1994.
[12] Sur ce phénomène communément appelé « Émeutes de la faim », on peut se référer au dossier du Monde Diplomatique daté du 14 avril 2008. Ces émeutes ont cerné de façon concomitante plusieurs pays africains dont le Nigéria, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Mozambique, la Mauritanie, le Burkina Faso et le Sénégal.
[13] Y’EN A MARRE est un mouvement créé en janvier 2011 par des jeunes musiciens du groupe de rap Keur Gui et deux journalistes, Fadel Baro et Aliou Sané. Ce mouvement est considéré comme un acteur central de la révolte qui a vu le jour le 23 juin de 2011 contre le projet de réforme constitutionnelle pour l’instauration d’une élection avec un président et un vice-président élus à la majorité simple dès le premier tour. Cette réforme était considérée par beaucoup de Sénégalais comme la face visible d’un projet de « dévolution monarchique du pouvoir » avec le Président Wade qui avait l’intention de transmettre le pouvoir à son fils Karim Wade.
[14] Le Balai citoyen est un mouvement phare de la société civile burkinabé, constitué essentiellement de jeunes qui se réclament de l’héritage du président révolutionnaire Thomas Sankara. Il est fondé en 2013 par deux artistes militants, le reggae-man Sams’K Le Jah et le rappeur Serge Bambara dit Smockey. Ce mouvement fut au cœur des manifestations qui ont poussé le président Compaoré à quitter le pouvoir en 2014, qui ont ensuite permis le rétablissement de l’ordre constitutionnel après le coup d’État du général Diendéré qui a voulu mettre un terme à la transition démocratique.