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LE PERSONNAGE DU TIRAILLEUR SENEGALAIS DANS LA LITTERATURE DU XXe SIECLE- PROJET DE RECHERCHE A L’UNIVERSITE DE BAYREUTH

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livres

1e et 2e trimestre 1988- volume 5 n°1-2

Depuis le début de l’année 1987 s’est constitué à l’Université de Bayreuth un séminaire de recherche qui s’est fixé comme but d’analyser la présence et les représentations du tirailleur sénégalais dans la littérature (française, allemande, africaine francophone) du xxe siècle. De l’Université de Bayreuth font partie de ce groupe : Norbert AAS, Koffi ANYINEFA, Günter BIELEMEIER, Papa Samba DIOP, Werner GLINGA, Hans-Jürgen LÜSEBRINK, Claudia ORTNER, Cornelia PANZACCHI, Janos RIESZ, Joachim SCHULTZ ; et comme membres associés : Guy Ossito MIDIOHOU AN (Cotonou), Paulin-Adjai OLOUKPONA YINNON (Lomé), Manfred PRINZ (Dakar). Quatre historiens français contribueront, au cours du semestre d’été 1988, à ce séminaire et feront des conférences sur des thèmes historiques liés au sujet, à savoir : Robert CORNEVIN, Laurent GERVEREAU, Marc MICHEL, Joseph ROVAN.

Janos RIESZ a donné le 8 janvier 1988 à Dakar une conférence où il a fait une première présentation de la thématique – précédée par des interviews sur vidéo avec des Anciens Combattants Sénégalais et le Président Senghor, faites par M. PRINZ – sur invitation du Club de la Presse et du Centre Culturel Allemand et en présence d’Anciens Combattants. A cette occasion s’est forgé le projet d’un colloque commun avec participation de chercheurs sénégalais, français et allemands au cours de l’hiver 1988/89.

Importance du sujet

La question que Marc MICHEL s’est posée à la fin de l’introduction de son livre l’Appel à l’Afrique – Contributions et réactions à l’effort de guerre en A.O.F. 1914-1919 (1982), à savoir : « qu’est-ce que la grande Guerre a changé entre Africains et Français ? », peut nous servir de point de départ. Et le but qu’il s’est fixé pour son étude pourrait aussi bien servir de fil conducteur à nos analyses : « apprécier les effets de la prise de contact directe qui s’effectua pour la première fois, au front mais aussi à l’arrière, entre Blancs de la métropole et Noirs des colonies » (p. VIII).

Pour la première fois dans l’Histoire, Noirs et Blancs, en grand nombre et à une échelle continentale, entrent dans un contact « humain », quotidien et de longue durée. Non plus exclusivement de conquérant à conquis, de dominateur à dominé, de colon à indigène, de civilisé à sauvage, mais dans un rapprochement entre hommes Africains et hommes Européens. S’il est vrai qu’« on a pu dire que la France a découvert ses colonies pendant la guerre de 1914-1918 », on a pu ajouter aussi « que les Français s’aperçurent alors que l’Afrique était peuplée d’Africains » (M. MICHEL, l.c., p. 2).

La littérature (au sens large), devant cette irruption massive d’Africains dans la réalité des Européens, réagit de façon ambiguë. Elle se voit devant la tâche difficile

– d’un côté de rapprocher les Noirs des Européens, donc de les « humaniser », de les « blanchir »,

 

– de l’autre côté, de maintenir les distances, d’établir des critères de distinction, des limites à ne pas franchir.

Le problème est déjà clairement vu par Charles MANGIN qui, depuis le début du siècle se fit le grand propagandiste d’une « Force Noire » au service de la France. Quand parut son livre, au même titre, La Force Noire, en 1910, tous les arguments pour et contre l’emploi de troupes africaines avaient déjà été échangés. La propagande de MANGIN en faveur de l’emploi de soldats africains dans l’armée française se base sur les arguments suivants :

– le caractère guerrier et militaire des races d’Afrique Noire :

– leur attachement à la France :

– leur sentiment profond de la hiérarchie et de la discipline :

– leur endurance à la fatigue :

– adaptation aux climats les plus divers :

– consistance extraordinaire dans la résistance comme à l’attaque :

– leur sens de la manœuvre et le sentiment de la responsabilité.

Mais MANGIN connaît aussi les objections contre l’emploi des Noirs dans les troupes françaises, objections qu’il cherche à minimiser et contre lesquels il propose des mesures préventives :

– le « mélange de sang avec nos nationaux » ne peut se produire « puisque nous conservons les sol dans noirs en Afrique occidentale et en Algérie » (p. 319) ;

– la crainte « de voir intervenir nos régimes noirs en cas de troubles sur le sol français » est sans fondements, puisque : « C’est comme appoint et non comme remplacement que les indigènes francisés prendront place dans nos rangs » (p. 322) ;

– toutefois : « Evitons pourtant à nos Sénégalais, qui sont de grands enfants, le contact des villes avec bas leurs quartiers » (p. 332).

En conclusion, selon le général MANGIN, l’emploi de troupes noires au service de la France, est tout à l’avantage de la nation française et de son avenir économique et politique (impérial) : « Le tirailleur retraité sera un précieux agent pour notre influence. Habitué à nos produits, il en répandra l’usage « … ». Les entreprises qui se fondent en Afrique Occidentale ont besoin d’un intermédiaire entre l’indigène et leurs agents européens. « … » Les tirailleurs retraités fourniront à la société indigène les cadres dont elle a besoin ». (p. 345) A la fin de son livre, le général MANGIN a une vision qui voit loin dans notre siècle : « Il faut regarder plus loin, par delà le Sahara, vers le monde noir, celui des primitifs nets de toute marque, prêts pour la nôtre. Ils sont 20 millions d’hommes, ils doublent en chaque génération. Au milieu du siècle ils seront 50 millions ; là est l’avenir ».

Le général MANGIN qui regarde si loin dans l’avenir ne pouvait pas s’imaginer une Afrique politiquement indépendante ; néanmoins il a anticipé sur presque tous les thèmes qui seront traités dans notre contexte, à savoir les textes littéraires qui présentent le personnage du tirailleur sénégalais. Cette présence change le caractère et l’étendu du domaine de la littérature « africaine » (comme on appelait, selon la terminologie de l’époque, la littérature coloniale). Le roman de guerre s’africanise, devient en quelque sorte de la littérature coloniale. La présence des tirailleurs dans les textes opère un transfert géographique et culturel : Présence des Noirs en tant que soldats, mais aussi présence de tout leur arrière-fonds culturel, à savoir

– leur parler (qui devient le « langage tirailleur »),

– leur comportement,

– Les souvenirs de leurs pays.

– les lettres qu’ils écrivent et celles qu’ils reçoivent,

– leurs contes et leurs chants, leur pleurer et leur rire. Avec les tirailleurs toute l’Afrique fait irruption dans un domaine qui jusqu’alors était réservé aux Européens.

La présentation du tirailleur dans les romans de guerre se situe entre le rapprochement vers le soldat blanc et la mise en distance, d’un côté il y a élévation (si j’ose dire « dignification »), de l’autre abaissement, dévalorisation. Un titre significatif est celui d’un recueil de récits publiés par le général Yves de Boisboissel : Peaux Noires, Cœurs Blancs (1921, rééd. 1954) qui célèbrent la valeur guerrière des soldats noirs, leurs prouesses militaires dont la véridicité est affirmée maintes fous par des notes en bas de page.

Un autre recueil de textes ayant comme sujet la valeur guerrière des Noirs montre que, malgré le rapprochement avec leurs camarades français dans les champs de bataille, la différence raciale foncière n’est pas entièrement oubliée ou supprimée. Je parle du livre d’Alphonse SECHE : Les Noirs – D’après documents officiels (1919), où le soldat africain reste un « être primitif » qui se distingue jusque dans son être biologique de l’homme blanc. Par contre, MANGIN dans Regards sur la France d’Afrique (1924) est très net sur l’égalité foncière des deux races : « rien ne nous permet d’affirmer que la race des Africains noirs est inférieur aux Blancs d’Europe par l’intelligence ; c’est tout au plus si l’on peut dire qu’ils sont plusieurs étapes en arrière » (p. 175).

Du fait que les Africains sont de plusieurs étapes en arrière résulte la nécessité de les hausser à un niveau de civilisation supérieure. Le plus explicite dans ce sens est Henry JACOMY dans la biographie fictive du tirailleur Makono Coulibaly au titre de Ceux de la plus Grande France (1932) où il parle de la chance unique qu’ont les tirailleurs de « se civiliser », de « franchir des siècles par dizaines » en rejoignant l’armée française. Devant cette chance unique le comportement de tous ceux qui refusent le service des armes ne peut apparaître que comme de la lâcheté, ne peut venir que d’un caractère vil et méprisable. C’est là le sujet du roman La Soudanaise et son amant (1924) de Jean FRANCIS-BŒUF.

Il existe, finalement, aussi des romans qui traitent de ce « mélange de sang) que le général MANGIN en 1910 avait cru pouvoir repousser en affirmant qu’on tiendrait les troupes noires loin de l’Europe. Le roman La femme et l’homme nu (1924) des deux auteurs de renom que sont André DEMAISON et Pierre MILLE, respecte pourtant les sentiments des Français soucieux de la pureté de leur race. « L’homme nu) qui appartient à une tribu particulièrement sauvage est lié avec une femme qui, elle aussi, est à moitié sauvage, puisqu’elle est fille d’un père russe et d’une mère allemande. Malgré ces ’affinités’ des deux êtres l’amère leçon du livre est la suivante : « qu’entre deux humains, pour que leur bonheur eût quelque garantie de durée, il faut quelques similitudes d’idées, de sentiments, d’origine » (p.224).

Ces quelques exemples peuvent déjà montrer quelques-unes des implications dans le « champ littéraire) africain en général et les genres du roman de guerre ou le roman colonial en particulier. Il y a extension des deux genres : extension géographique et du personnel’ dans les romans de guerre ; et le roman colonial aussi trouve avec les tirailleurs sénégalais _ – de nouveaux personnages qui changent le dynamisme des rapports entre Africains et Européens et qui préconisent aussi, en partie au moins, des tendances et des évolutions futures dans le roman africain de langue française.

 

La liste suivante qui donne les titres des contributions à l’ouvrage collectif en préparation et qui sortira vers la fin de l’année 1988, ne contient pas encore les thèmes de participants français, qui seront fixés lors de leur séjour à Bayreuth au cours des mois de mai-juin. Toutefois, la contribution de Laurent GERVEREAU (Bibliothéque de Documentation Internationale Contemporaine, Hôtel National des Invalides, Paris) traitera de la place singulière qu’occupe le tirailleur sénégalais dans l’iconographie de la première guerre mondiale en France et en Allemagne. Cet article sera accompagné par la reproduction d’à peu près 25 illustrations ayant un rapport avec la thématique.

Liste provisoire des contributions à l’ouvrage collectif sur « Le personnage du Tirailleur Sénégalais dans la littérature

Janos RIESZ : Le personnage du tirailleur sénégalais dans le roman de guerre et colonial français 1900-1939.

Hans-Jürgen LÜSEBRINK : « Les tirailleurs sur le front du Rhin ». Trajectoires publiques et enjeux anthropologiques d’un débat franco-allemand 1910-1926.

Werner GLINGA : Blaise Diagne et le recrutement de force des tirailleurs sénégalais pendant la première guerre mondiale.

Joachin SCHULTZ : Les tirailleurs sénégalais pendant l’occupation de la Rhénanie. Représentations littéraires allemandes 1919-1930.

Papa Samba DIOP : La place du Tirailleur dans le roman sénégalais de langue française 1920-1985.

Cornelia PANZACCHI : Le « tirailleur sénégalais » non-sénégalais. La représentation des soldats noirs africains au service de la France dans les littératures des pays de l’ancienne A.O.F. et A.E.F.

Günter BIELEMEIER : Le personnage du tirailleur dans le théâtre sénégalais d’expression française.

Claudia ORTNER : De l’accusation à la complainte funéraire. Poèmes de Léopold Sédar Senghor et de Frédéric Pacéré Titinga.

Koffi ANYINEF A : Les personnages du « milicien » et du « tirailleur »dans la littérature congolaise d’expression française.

Guy Ossito MIDIOHOUAN : La « fortune » de Bakary Diallo : Force Bonté (1926).

Manfred PRINZ : Le ’langage tirailleur’.

Norbert AAS : « La fidélité des Askaris ». Représentations des soldats africains dans les souvenirs d’anciens membres du corps militaire allemand en Afrique de l’Est.

Adjaï-Paulin OLOUKPONA-YINNON : La révolte des mercenaires dahoméens au Cameroun. Un chapitre peu connu de l’histoire coloniale allemande.