Littérature

LE FRANÇAIS DU SENEGAL A TRAVERS QUELQUES ROMANS DE LA DERNIERE DECENNIE

Ethiopiques numéro 53

revue semestrielle

de culture négro-africaine

1er semestre 1991

Hommage à Senghor

Forum d’Asilah (Maroc)

Introduction

Le débat n’est pas neuf, qui tournait d’abord autour de la question de la langue nationale opposée – sous la colonisation – aux « dialectes » et autres langues « vernaculaires ». Par la suite, il s’est agi de réfléchir sur l’enseignement des langues du pays (pour contourner la difficulté du caractère « national »).

Voici ce qu’en disait Senghor en 1945 dans ses

« Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés » [1] :

« 0n prône, depuis plusieurs décades, les « humanités modernes ». Pourquoi n’y aurait-il pas d’« humanités négro-africaines » ? Toute langue, je veux dire toute civilisation, peut être matière à « humanités » parce que toute civilisation est l’expression singulièrement accusée de quelques traits de l’Humanité. Comment d’ailleurs l’élite noire pourrait-elle jouer son rôle et susciter, grâce au ferment français, une renaissance de la civilisation indigène si elle commençait par ignorer celle-ci ? Et où trouver une plus authentique expression de cette civilisation si ce n’est dans les langues et littératures indigènes ? » [2].

Senghor détruit, dans la même foulée, l’argument de la

« table rase » négro-africaine, de la primitivité de nos langues. [3]

en faisant recours aux grands africanistes :

Ils vous diront que l’Afrique possède des langues souples, riches, capables d’exprimer jusqu’aux abstractions, encore que d’une manière tout africaine, imagée et poétique [4]

En 1958 un autre article pose le problème de la langue d’enseignement, et accorde la première place au français mais en liaison avec les langues africaines [5].

Mais il semble qu’il y ait loin de la coupe aux lèvres, puisqu’il faudra attendre la phase historique de « l’ouverture démocratique » au Sénégal pour que le problème des langues nationales devienne un point focal des revendications des partis politiques alternatifs. C’est presque une évidence en effet, que de parler de l’importance de la langue, non seulement dans le domaine de l’expression culturelle (où cela va de soi), mais encore et essentiellement dans tout projet d’organisation sociale – ce qui est la première définition de la politique.

Ce n’est donc pas un hasard si le débat autour des langues nationales et de la langue officielle se reflète dans la production littéraire, champ d’action par excellence de l’usage linguistique. Dans un article intitulé « Pratiques langagières dans la littérature négro-africaine de langue française » [6], Aminata Sow Fall rectifie la formulation de Sartre à propos du

décalage léger et constant qui sépare ce qu’il (l’écrivain) dit de ce qu’il voudrait dire dès qu’il parle de lui [7]

Aminata Sow Fall précise, au contraire, le caractère « fondamental » de ce décalage pour ainsi dire ontologique :

… Il s’agit, pour l’écrivain négro-africain, d’extérioriser son moi et le patrimoine emmagasiné depuis des millénaires au rythme des hivernages, sous la braise de l’harmattan, dans les lianes entrelacées de la foret équatoriale, dans la savane épineuse ou à travers la nudité vertigineuse du désert [8].

L’outil qu’est la langue française est donc modelé par l’artisan qu’est l’écrivain obligé pour exprimer son tréfonds culturel, de violenter la langue d’emprunt.

L’objet de notre réflexion sera précisément de tenter de cerner à travers trois œuvres de la dernière décennie le cachet particulier de la littérature africaine d’expression française. Nous analyserons La Grève des Bàttu d’Aminata Sow Fall (8 bis),Une si longue lettre de Mariama Bâ [9] etNiiwam d’Ousmane Sembène [10].

Nous tenterons de cerner les contours de cette nécessaire infidélité au français, au français de France, au français-français pour parler comme il est convenu de faire parler les trop fameux « tirailleurs sénégalais », mais aussi, pour reprendre le Poète-Académicien Senghor.

De l’analyse des particularités sémantiques à celles des particularités syntaxiques, nous nous interrogerons sur la fonction dévolue à l’écart linguistique – volontaire ou fautif.

  1. Des particularités sémantiques aux particularités syntaxiques.

La lecture des œuvres romanesques de la dernière décennie est intéressante, à plus d’un titre. Si l’on choisit dans le cadre de cette réflexion, de laisser de côté l’émergence de thèmes nouveaux, de l’orientation vers la critique des mœurs des sociétés africaines des indépendances, il reste que, pour le Sénégal, l’écriture romanesque a véritablement évolué. Nous décelons à travers notre corpus une tendance à nos yeux révélatrice, de la fonction désormais prise par la langue, d’expression officielle qu’est le Français.

Les particularités sémantiques foisonnent dans les romans que nous étudions. Nous mettons dans cette rubrique aussi bien les mots inconnus pour le locuteur français que ceux dont le sens a glissé, dans le contexte d’utilisation simultanée de la langue officielle et des langues maternelles.

Le lecteur du roman africain, – disons plutôt sénégalais, pour restreindre le champ de notre réflexion, est habitué au fait : dès Karim (1935), le caractère malaisé de l’expression de certaines réalités spécifiques à un pays, à une culture, était perceptible à travers l’usage de notes explicatives. Dans Karim étaient expliquées les notions de « Samba-Linguère », (Noble) les termes tirés de l’oralité « dieuré » (Bravo), etc.

Le romancier des années 1970-1980 confirme et maintient cet usage.

Dans Une Si longue lettre, dans La Grève des Bàttu et dans les deux dernières nouvelles de Sembène (Niiwaam et Taaw) la même démarche se retrouve. Elle indique la volonté de rendre compte de particulatités difficilement traduisibles ou dont le Fançais n’offre pas d’équivalent.

A côté de cet aspect constant du recours à la note, il faut remarquer la nouveauté de l’écriture romanesque de cette période, par rapport aux premières de productions. Il ne s’agit plus simplement d’expliquer que le « lakh » est une sorte de bouillie épaisse à base de farine de mil (Une si longue lettre, p. 13) ou que la polygamie musulmane consacre à chaque épouse un « tour » (Une si longue lettre, p. 85, La grève des Bàttu, p. 129, « Taaw », p. 86 « momé »).

Pour éclairer la lanterne du locuteur qui ne parle pas Wolf, il sera impératif de distinguer ce « tour » des « Tours » auxquels sacrifie la vieille Nabou d’Une si longue lettre (p. 45). Un nouveau pas est franchi par l’écrivain, qui envahit l’aire de signification de la langue officielle, et contribue à créer ce que l’on a appelé le français d’Afrique, dont Pierre Dumont affirme qu’ :

il s’agit d’une première tentative d’appropriation par les africains eux-mêmes de cet outil qu’ils ont été amener à utiliser au cours de l’histoire. [11]

  1. LA TRADUCTION LITTERALE DU WOLOF AU FRANCAIS

Il arrive que l’écrivain choisisse de rendre la vérité de la situation – et de se personnages -, en leur faisant tenir des propos traduits, mais qui respectent la démarche de la langue maternelle :

Dans La Grève des Bàttu les préliminaires de l’aveu nocturne s’étirent, Mour Ndiaye ayant des scrupules à avouer son remariage à sa première épouse, Lolli Badiane :

Lolli, tu sais combien je tiens à toi. Tu sais bien que je ne t« ’échangerais » centre rien au monde…

– … quand ça doit arriver, ça arrive.

– … Tout ce qui arrive devait arriver… [12]

Lolli va finir par exploser :

Mais, Mour, je n’en peux plus ; dis-moi ce qui se passe ! Dépêche-toi ! [13].

L’usage correct de cette formule est cependant moins expressif que le gaawe-ma (littéralement « Dépêche-moi ») qui va suivre et que la note ne traduit pas tout à fait [14].

Une fois l’aveu accompli, l’écrivain traduit littéralement les paroles de Lolli du wolof au français :

– On te « donne » une femme ! Et tu me prives de mon sommeil ! Tu me réveilles au milieu de la nuit pour m’apprendre qu’on te « donne » une femme demain !

La conclusion est toute marquée par l’esthétique de l’oralité : emphase, mémoire du passe, exaltation des vertus :

J’ai beaucoup à dire sur vous, Fall, petits-enfants de Damel Madiodio, qui avez hérité d’un sang royal. Mais l’un de vous n’est plus. Aujourd’hui n’est pas un jour joyeux. Je pleure avec vous Modou, que je qualifiais de « sac de riz » car il me donnait fréquemment un sac de riz. Recevez donc les sommes, vous les dignes veuves d’un homme digne » (p. 15 16).

Constat désabusé de la veuve dépouillée des biens matériels dont elle aurait précisément besoin pour élever ses enfants :

Il en sera de même, hélas, pour les huitième et quarantième jours qui verront se rattraper ceux qui « ont su » tardivement (p. 17).

La vieille Nabou à son frère :

J’ai besoin (…) d’une enfant à mes côtés, pour meubler mon coeur ; je veux que cette enfant soit, à la fois, mes jambes et mon bras droit… (p. 45).

La réponse de Farba est expressive de la totalité du don qu’il fait de sa fille :

… Prends la petite Nabou, ton homonyme. Elle est à toi. Je ne te demande que ses os(p. 46).

La jeune enfant grandit et bientôt se pose le problème de son orientation scolaire :

Cette école est bien. Là, on éduque. Nulle guirlande sur les fêtes. Des jeunes filles sobres, sans boucles d’oreilles, vêtues de blanc, couleur de la pureté. Le métier que tu y apprendras est beau ; tu gagneras bien ta vie et tu conquerras des grâces pour ton paradis, en aidant à naître des serviteurs de Mohamed. En vérité l’instruction d’une femme n’est pas à pousser. Et puis, je me demande comment une jeune fille peut gagner sa vie en parlant matin et soir(p. 47).

Ramatoulaye revivant le calvaire de son amie (destinataire de la « si longue lettre », p. 48) :

« Les enfants de la petite Nabou, les griots diront d’eux, en les exaltant : « le sang est retourne a sa source ».

Ramatoulaye admire la fermeté d’Aïssatou :

(p. 49) On te conseillait des compromis : on ne brûle pas un arbre qui porte des fruits.

Le calvaire de Ramatoulaye va suivre de peu, elle se voit annoncer un beau jour par le frère de son mari :

« Modou te remercie. Il dit que la fatalité décide des êtres et des choses : Dieu lui a destiné une deuxième femme, il n’y peut rien. Il te félicite pour votre quart de siècle de manage où tu lui as donné tous les bonheurs qu’une femme doit à son mari. Sa famille, en particulier moi, son frère aîné, te remercions. Tu nous as vénérés. Tu sais que nous sommes le sang de Modou.

Tamsir termine par les consolations d’usage :

Rien que toi dans ta maison si grande soit-elle, si chère que soit la vie. Tu es la première femme, une mère pour Modou, une amie pour Modou.

Farmata, l’amie de Ramatoulaye (griotte), soucieuse d’établir la veuve que courtise un homme aisé, évoque la modernité du personnage (significative du statut de Daouda Dieng) dans une société où l’habit européen suggère l’importance de l’individu. Remarquons que le wolof « double pantalon » a un équivalent exact dans le terme anglais de « trousers » :

J’ai rencontré l’homme fort et riche au « double pantalon » (…) des cauris. Il m’a donné cinq mille francs…

J’avais fait pour toi l’aumône des deux colas blanche et rouge recommandée (…) Nos sorts sont liés. Ton ombre me protége. On n’abat pas l’arbre dont l’ombre vous couve. On l’arrose. On le veille.

La même Farmata, plus perspicace que son amie a décelé la grossesse d’Aïssatou Fall.

Et un soir, excédée par ma naïveté, Farmata osa :

Questionne tes filles, Ramatoulaye. Questionne-les.

Une mère de famille doit être pessimiste [15].

  1. DIALOGUE, MONOLOGUE ET CIVILISATION DE L’ORALITE

Nelly Cormeau définissant l’usage du procédé moderne du discours direct à la Joyce, écrivait en 1940 dans un ouvrage public en 1946 :

…Epousant les méandres les plus tortueux de la pensée, le monologue intérieur est, par sa forme même, un guide étonnant dans l’investigation psychologique et supprime presque la nécessité du commentaire [16].

On pourrait appliquer ce point de vue à l’usage que font les écrivains africains de leurs langues maternelles. Il est, en effet, aisé de répertorier les manifestations de la vitalité de la langue d’usage quotidien au détriment de la langue officielle. Ceci est manifeste de manière quasi absolue lorsqu’il s’agit d’élaborer des dialogues, d’exprimer les pensées profondes d’un personnage.

S’il est prévisible que l’auteur fasse s’exprimer les hommes du peuple dans la langue qui est la leur, il est plus étonnant de constater que l’écrivain oublie le statut de son héros et le laisse s’exprimer naturellement dans sa langue maternelle aux moments les plus importants.

Dans Les Bouts de Bois de Dieu tous les dialogues se tiennent en wolof, exception faite des propos qu’échangent Mour Ndiaye et son adjoint Kéba ou ce dernier avec sa secrétaire Sagar ; dans ce dernier cas d’ailleurs, Sagar mâtine son français d’expressions tirées de sa langue maternelle. Il est remarquable de constater la présence de l’esthétique de l’oralité dans l’expression littéraire écrite : on pourrait distinguer quelques aspects de cette esthétique en nommant le rôle poétique de la répétition, l’art de l’hyperbole, le recours au fonds de sagesse héréditaire, etc.

Au début d’Une si longue lettre, la poésie tragique de la litanie des condoléances que reçoit la veuve est marquée du sceau de l’oralité.

– Modou, ami des jeunes et des vieux…

– Modou, coeur de lion, défenseur de l’opprimé…

– Modou, aussi à l’aise dans un costume que dans un caftan…

– Modou, bon frère, bon mari, bon musulman… (p. 8).

Tout comme l’anaphore du début de la confidence :

Amie, amie, amie ! Je t’appelle trois fois.

L’auteur sent le besoin de préciser par une note Manière d’interpeller qui montre la gravité du sujet qu’on va aborder(p. 8)

La même structure anaphorique se retrouve dans l’évocation des années de bonheur : Nous vivions rythme les joies simples des jeunes couples, alors unis (p. 38).

A l’opposé, le temps du malheur sera structure par le pénible Je survivais (p. 76-77). Le désarroi de Mawdo Bâ oblige de prendre la jeune épouse imposée par sa mère ne trouve pas d’écho en Ramatoulaye :

… Mawdo ? Que ne disait-il pas ? (…. Je ne plaignais pas Mawdo (…). Je n’écoutais pas Mawdo (…. Je ne répondais pas à Mawdo… [17]

Dans la Grève des Bàttu, les rancoeurs de Lolli, l’épouse délaissée s’expriment à travers la répétition qui traduit l’accumulation des griefs :

Et je t’ai supporté, j’ai patienté, j’ai travaillé, travaillé… (p. 43).

La répétition est expressive :

Tu as l’art d’administrer des coups de fouet sans même lever le plus petit doigt : fi-iw ! fi-i-i-w ! fi-i-i-w !(p. 114).

Pensons aux reprises dans l’art du conteur :

les soixante-dix sept tas de viande dans soixante-dix sept sachets de cellophane ranges soigneusement dans « booli » (p. 116).

L’errance vaine de Mour Ndiaye à la recherche d’hypothétiques mendiants est rythmée par le constat ironique du narrateur

pas de mendiants, pas de bàttu (p. 117).

pas de talibés, pas de bàttu (p. 117).

point de mendiant, point de bàttu (p. 128).

Lolli jetant ses griefs à la figure du peu reconnaissant Mour lui dit : je t’ai supporté, de même, Farmata l’amie de Ramatoulaye la veuve d’Une si longue lettre conseille à celle-ci d’accepter le mariage avec Daouda Dieng :

il peut te supporter avec tes enfants (p. 98).

L’on comprend alors que le terme est à prendre non pas au sens d’accepter, de souffrir les caprices ou les défauts du conjoint mais d’assumer sa charge, « gaadu » en wolof, littéralement de le porter comme on le ferait d’un sac de mil.

Le terme « échanger » revient souvent, pour décrire le fait polygamique : Ramatoulaye évoque

le cas de bien d’autres femmes, méprisées, reléguées ou « échangées », dont on s’est séparé comme d’un boubou usé ou démodé(p. 62)

Le même terme vient aux lèvres de Farmata :

Daouda n’a ni échangé sa femme, ni abandonne ses enfants( ) (p.98).

Mour dans La Grève des Bàttu prévient les réactions de sa première épouse avant d’avouer son remariage :

Lolli, tu sais combien je tiens à loi. Tu sais bien que je ne t’« échagerais » contre rien au monde… [18].

La répétition crée une redondance : Lolli, délaissée par son mari, tente de réduire l’hostilité que sa fille, Raabi, continue de nourrir à l’égard de son père, Mour :

Et malgré tout, ne perds pas de vue que « ton père est ton père » ( ) (p. 102).

La formule est évidemment plus expressive, malgré son caractère de tautologie ou plus exactement, à cause de ce caractère tautologique, que la formule correcte : « qu’il s’agit de ton père ».

  1. DE QUELQUES PARTICULARITES SEMANTIQUES OU WOLOFISMES

Il ne sera pas de vous, La Grève des Bàttu, p. 75.

Je t’ai supporté, La Grève des Battu, p. 43.

Il peut te supporter, Une si longue lettre p. 98

femmes échangées, Une si longue lettre, p. 62.

Daouda n’a ni échangé sa femme… Une si longue lettre, p. 98.

Tu sais que je ne t’échangerais, La Grève des Bàttu p. 37.

(…) n’aurait jamais eu une si belle situation (…) sans le « nez » de Mour, La Grève des Bàttu, p.103.

… quand elle jurait sur le nez, symbole de la vie, de son « seul homme », elle avait tout dit…, Une si longue lettre, p. 142.

Mon frère Farba t’a donné la petite Nabou comme femme, Une si longue lettre p. 46-47.

– On te « donne » une femme ! Et tu me prives de mon sommeil ! Tu me réveilles au milieu de la nuit pour m’apprendre qu’on te « donne » une femme demain !, La Grève des Bàttu, p. 40.

Ousmane Sembène dans Taaw : … si j’avais rêvé ta venue, j’aurais égorgé un mouton en ton honneur…, p.115.

Id., Ibid. Méfie-toi de ta vieille, elle t’a marabouté…, p. 71.

La répétition, procédé largement utilisé, n’est pas strictement reprise de mêmes termes, ou alors, précisons qu’il s’agit de voir au-delà des termes, les connotations suggérées : Mour, le héros d’Aminata Sow Fall fait sienne la légende de la naissance du marabout mystérieux Kifi Bokoul (Celui qui n’est pas d’ici) :

… Car l’être que cette femme enfantera viendra de vous, il sera parmi vous, mais il « ne sera pas de vous » [19].

L’expression soulignée signifie ici en fait, ne sera pas des vôtres. Si l’on s’en tenait au sens exact des mots, ce serait aberration que les géniteurs de l’enfant s’entendent dire : « il ne sera pas de vous ».

  1. L’Ecart et la Norme : Particularités syntaxiques et Primat de l’expressivité

Les particularités syntaxiques plus que les éléments de lexique tirés de la langue première rendent perplexe le lecteur non averti.

Là encore l’écrivain paie un tribut important à la lecture toute d’oralité dans laquelle il baigne dans la vie de tous les jours. Comment expliquer autrement que par l’habitude d’une tournure ancrée dans le fonctionnement mental, qu’un professeur de Français de la trempe d’Aminata Sow Fall, ignore de manière aussi royale la sacro-sainte règle de la concordance des temps : Mour, le héros de La grève des Bàttu est rentré chez lui épuisé par sa longue quête inutile à travers la ville ; il se remémore la dispute qui l’avait opposé à sa deuxième femme :

… Il était arrivé à la conclusion que tous leurs malentendus « viennent » de leur grande différence d’âge, et que, pour cela, il était de son devoir, lui le plus âgé, de faire certaines concessions… (p. 129).

Le locuteur wolof en effet ne rapporte pas au passé le contenu de la réflexion : le constat ablue le passé.

A partir de la même structure s’explique encore cette entorse :

Il a quand même essayé de concentrer toute son attention jusqu’à la fin du repas de Sine pour voir si va « encore fumer » [20].

Mais le sommeil prend notre bonhomme en traître. Réveillé en sursaut,

Il s’est rappelé alors qu’il devait voir si « elle a fumé »… [21].

L’antériorité ne s’exprimant pas en wolof dans ce contexte, Aminata Sow Fall prend des libertés avec la langue de Voltaire.

On pourrait citer dans le même registre ;

Mour s’est présenté avec une heure de retard à sa réunion, ce qui ne lui « est » pratiquement jamais arrivé (p. 91).

Ramatoulaye, abandonnée par Modou Fall, se donne du courage ainsi :

Si Modou était du lait, c’est moi qui ai « eu » toute la crème. (p. 60).

La fureur de Mour, nargué par Salla la logeuse des mendiants le restitue à sa langue maternelle :

Celle-ci continue à activer son fourneau, sans lever les yeux, « comme si « ce n’est » pas elle qui, hier, m’a fait une promesse ferme et cependant non respectée ! [22].

Autre survivance de la langue maternelle, l’économie des termes inutiles à la compréhension : Je te souhaite un autre Modou qui te fasse verser des larmes de sang [23], lance Farmata, excédée, à son amie qui vient de refuser le prétendant fortune.

L’écart voulu est manifeste ici encore :

Si nous mendions, c’est parce que les chances ne sont pas égales pour tous les individus, et que ceux qui sont les plus nantis doivent donner une partie de leurs richesses aux plus pauvres. C’est comme ça que l’a dit la religion (…) (p. 82).

Il est évident qu’ici, l’auteur choisit le verbe dire et non prescrire parce que nous sommes dans une société qui accorde la place prééminente à la Parole Proférée. On dira naturellement dans ce contexte « Dieu dit… ».

Sembène écrit :

Si ce n est pas pour elle en tant qu’épouse, ce serait pour les enfants et les voisins,

respectant la structure de la langue maternelle au détriment de la forme correcte en français (Taaw, p. 84).

La fatigue de Sergine Birama venu de son lointain village pour se faire établir des papiers en ville est rendue par l’expression qui appartient au registre de la lutte et de la compétition gymnique :

Battu par la soif et la fatigue (p. 11) de La Grève des Bàttu.

La distorsion de l’usage correct du verbe improviser est savoureuse, sous la plume d’Aminata Sow Fall expliquant l’exode des artisans de la campagne :

les queues de vieilles casseroles à improviser devenaient de plus en plus rares. (La Grève des Bàttu, p. 17).

Une première lecture des conseils du père à sa fille prête à quitter le mari ingrat pourrait prêter à confusion :

Sache que si Mour te laisse tomber tu seras couverte de honte. ( ) l’expression traduit le wolof « wëcc » : laisser, abandonner. D’où : répudier une femme. Il ne s’agit donc pas d’un défaut de correction de la langue ni d’un usage du français vulgaire, mais de la volonté de faire coïncider le français « laisser tombe » avec le wolof « wëcc ».

La même formule se retrouve chez Aminata Sow Fall et chez Mariama Bâ, à propos de la frange la plus démunie de la société, pour cette dernière (p. 22, Une si longue lettre)

Votre stoïcisme fait de vous, non des violents, non des « inquiétants », mais de véritables héros… [24].

à propos de ses bourreaux pour le premier écrivain (La Grève des Bàttu, p. 113) : Mour se défend d’avoir jamais ordonné les brimades contre les mendiants :

Ce sont des inconscients et des inhumains ! Je n’ai jamais été au courant de ces actes sauvages !… [25].

La langue est ainsi faite que ce qui apparaît comme fautif aujourd’hui, peut très bien se trouver demain érigé en norme. La perméabilité de la langue est un des gages d’enrichissement de renouvellement mais aussi un gage de durée. La durée est ici fonction de l’adaptabilité de la langue au message qu’on veut lui faire exprimer.

Conclusion

Ce n’est pas un hasard donc, si le problème de la place des langues maternelles (ou premières) par rapport à la langue officielle se pose au Sénégal. Les relations que vivent les écrivains par rapport à cette double appartenance linguistique sont manifestes dans l’écriture romanesque. Le français s’enrichit, comme le note Dumont, sur tous les plans : sémantique mais aussi syntaxique, grâce aux procédés tirés de l’oralité. Mais le repère existe et demeure la Norme : il faut pour s’en convaincre répertorier les cas d’utilisation de l’imparfait du subjonctif.

Même si, de temps à autre, affleure une nouveauté, souvent inconsciente d’ailleurs, il reste que les écrivains étudiés restent encore largement soucieux du « bon usage ». Aminata Sow Fall le montre bien dans l’article précédemment cité, et explique par le goût du beau langage le soin que les écrivains africains apportent à la correction de la langue, fût-elle d’emprunt . [26]

Mais nous sommes dans un contexte où la petite guerre qui oppose Mour le héros malheureux de La Grève des Bàttu à son ministre de tutelle, reflète encore très bien le point de vue dominant :

Lui qui ne sait même pas s’exprimer correctement dans la langue officielle du pays, comment pourrait-il assumer sa fonction ?. [27]

Dans le contexte du roman, cette opinion a pour but de dénigrer Mour, coupable d’avoir attire sur lui l’attention du Président. Souvent, d’ailleurs, la question de la langue est posée, comme un thème mineur, mais réel, dans la description des sociétés nées de l’indépendance : les déboires du paysan en ville (dans les films de Sembène), de l’analphabète qui se fait gruger, etc., sont fréquemment décrits au cinéma (cf. Le Mandat), (Borom Sareet), dans les nouvelles d’Abdoulaye Sadji (Modou-Fatim).

Le français gagne en « chair » et en substance, dans la fusion qui est en train de s’opérer : Farmata, griotte (donc digne représentante de la tradition d’oralité) fait un usage spontané des figures de discours :

Bissimilaï ! Bissimilaï ! Qu’as-tu osé écrire et m’en faire la messagère ! Tu as tué un homme (…) Tu as éconduit l’envoyé de Dieu pour te payer de tes souffrances. C’est Dieu qui te punira de n avoir pas suivi le chemin de la paix (…). Je te souhaite un autre Modou qui te fasse verser des larmes de sang (…) À cinquante ans ! Tu as osé casser le « woleré » (note : amitié ancienne) [28].

La captatio benevolentiae : référence aux premiers mots du premier verset du Coran a pour objectif de sensibiliser Ramatoulaye sur la gravité de son acte. L’auteur prend aussi, à témoin son lecteur naturel, qui ne se contente pas de la note explicative : bissimilaï connote la surprise).

L’hyperbole est significative Tu as tué un homme, la peine infligée à l’amoureux éconduit est ici aggravée.

La notion de gravite atteint son point culminant avec « l’exégèse » hardie de Farmata : nous sommes dans un contexte ou toute faute se paie, même celle qui consiste simplement à refuser un mariage de raison !

Casser le woleré : il s’agit d’un pêche majeur, l’on est convaincu qu’il se paie ici-bas, avant même la sanction définitive de l’au-dela.

Il ne faut pas écrit J.P. Makouta-Mboukou, que les Négro-Africains subissent simplement une langue qui leur est totalement étrangère, il faut qu’ils ne soient plus de simples et mauvais consommateurs de la langue française, mais qu’ils la recréent pour la rendre accessible à leur mode de vie et à leur manière de penser [29].

Le processus est enclenché qui devrait nous permettre de féconder la langue française, tout en ayant en vue le souci de l’esthétique et de la fonctionnalité de la langue. A défaut de dire avec Calvet [30] que le français est condamne à périr en Afrique – Calvet pose le problème de la libération politique allant de pair avec la restitution en dignité des langues du pays – il nous est, tout au moins, possible d’affirmer que le « français de papa », lui, est bien mort et enterre ; la production littéraire des dernières années en fait foi.

[1] SENGHOR L.S. « Vues sur l’Afrique noire ou assimiler, non être assimilés », in La Communauté impériale française. Editions Alsatia, 1945 dans Liberté I. Négritude et Humanisme, Seuil, Paris, 1964, p. 39 sqq.

[2] id., ibid., p. 67.

[3] id., ibid., p. 67.

[4] id., ibid., p. 68.

[5] id., Afrique nouvelle du 3 janvier 1958, « Le Problème des langues vernaculaires ou le Bilinguisme comme solution », in Liberté I. Négritude et Humanisme, p. 228 sqq.

[6] FALL Aminata Sow « Pratiques langagières dans la littérature nègre africaine de langue française ». in Ethiopiques ; nouvelle série, 1e semestre 1985, volume III, n° 1-2, p. 61 sqq. N° spécial « Mélanges offerts à L.S. Senghor », G.I.A., Dakar, 1985.

[7] SARTRE Jean-Paul, cité par Aminata SOW FALL, article cité p. 63.

[8] FALL Aminata Sow, article cité p. 63.

[9] Bâ Manama, Une si longue lettre, Dakar-Abidjan-Lomé, NEA, 1979.

 

[10] SEMBENE Ousmane, Niiwam, Editions Présence Africaine, Paris, 1987.

[11] DUMONT Pierre, L’Afrique noire peut-elle encore parler le français ? Paris, l’Harmattan, 1986

[12] FALL Aminata Sow, La Grève des Battu, op. cit, p. 37-38.

[13] id., ibid., p.39.

[14] id., ibid., p. 40.

[15] BA Mariama, Une si longue Lettre, op. cit. p. 118.

[16] CORMEAU Nelly, Physiologie du Roman, Paris, A – Nizet, 1966, p. 214.

[17] BA Mariama, op. cit. p. 51-52. note : gaawe ma = dépêche-toi.

[18] FALL Aminata Sow, op. cit. p. 37.

[19] id., ibid., p. 75.

[20] id., ibid., p. 130.

[21] id., ibid., p. 130.

[22] id., ibid., p. 120-121.

[23] BA Mariama, op. cit., p. 101.

[24] FALL Aminata Sow, op. cit., p. 46.

[25] id., ibid., p. 113.

[26] id., article déjà cité note (6), p. 65-66. « La dégradation d’une langue est une blessure infligée à l’âme. Chez nous, les plus farouches défenseurs de nos langues, ceux qui revendiquent le plus leur insertion totale dans la vie publique, à la place du français, s’offusquent contre une langue corrompue fut-elle… la française. C’est le réflexe atavique d’un peuple de tradition orale qui gardera toujours le culte du beau langage pour soutenir le poids sacré de la parole… ».

[27] id.. La Grève des Battu, op. cit., p. 74.

[28] BA Manama, op. cit, p. 101

[29] MAKOUTA-MBOUKOU Jean-Pierre, Le Français en Afrique noire, Bordas, Paris, 1973.

[30] CALVET Louis-Jean, Linguistique et Colonialisme, Paris, Payot, 1974, p. 224 : « Le colonisateur a un temps théorisé lui-même l’oppression qu’il exportait, il la fait maintenant théoriser par les opprimes eux-mêmes. L’Afrique, à les entendre, sera francophone, même si elle doit être bilingue. L’avenir des luttes les démentira sans doute (…) ».