1.Introduction
Depuis quelques années d’importants progrès ont été réalisés dans le domaine des approches théoriques à la recherche linguistique, et dans certaines disciplines connexes à celui-ci. D’une manière générale, il y eut une systématisation plus poussée des méthodologies d’analyses sectorielles avec la mise sur pied de paradigme scientifiques plus appropriées, mais également un affinement plus conséquent des approches globalisantes interdisciplinaires, telles que la psycholinguistique, la sociolinguistique, etc…
Sur ce plan, un domaine qui est en phase de trouver un regain d’intérêt est ce qu’on appelle communément la communication non verbale ou plus encore les chaînes non-parlées. Ce regain d’intérêt est dû essentiellement à deux facteurs : la mise au point au niveau de la recherche appliquée de langages des signes ou gestuels à l’usage des sujets non-parlants (sourds et / ou muets), et au niveau de la recherche fondamentale la découverte du rôle prépondérant qu’occupent les chaînes non-parlées dans le processus général de la communication humaine. Des statistiques ont été avancées à cet effet. Dans un article intitulé « The Silent langage », Edward T. Hall (1959) affirmait déjà que parmi les dix systèmes primaires de communication qui sous-tendant toute culture humaine, un seul (le système inter-actionel) comporte une chaîne parlée, les neuf autres étant entièrement non-parlées.
Dans une étude plus récente intitulée Elements of interpersonal Communication J Keltner (1973) déclare, quant à lui, que « quand une communication interpersonnelle se déroule en face-à-face, pas plus de trente cinq pour cent (35 %) du message global n’est transmis par le langage parlé ». En d’autres termes, aussi bien dans ses rapports interindividuels que dans ses transactions sociales élargies, l’homme ne reçoit et transmet qu’une faible portion de ses messages par la langue. Pour le linguiste que je suis, et dont le travail consiste essentiellement à rendre compte de la communication humaine mais à travers le langage parlé, cette constatation soulève des questions fort troublantes. En particulier, on ne peut s’empêcher de se demander par quels autres canaux sont acheminés la majorité des messages produits par ou destinés à chaque homme quotidiennement. Ces canaux sont ils aussi accessibles que la langue ? Comment se fait leur apprentissage ? Quelles fonctions remplissent-ils au sein de la société en général et dans l’univers négro-africain en particulier ? Ce sont là autant de questions que je vais tenter de développer ici faute de pouvoir leur apporter des réponses exhaustives. Pour ce faire, je vais tenter de faire une analyse contrastive dont les deux articulations s’organiseront comme suit : dans un premier temps, je ferai un survol du mode de fonctionnement d’un certain nombre de chaînes de communication non-verbales telles qu’elles ont été décrites dans le contexte occidental, et dans un deuxième temps j’analyserai des cas concrets d’usage du non-verbe et les nouvelles dimensions qu’il acquiert chez le négro-africain.
2. L’Occident et l’usage des signes non-verbaux
La sociologie nous enseigne que pour appréhender le sens d’un fait social, il faut le situer dans son cadre de fonctionnement. En d’autres termes, il faut nécessairement déterminer les paramètres qui définissent son mode de fonctionnement. Ce n’est qu’une fois ces paramètres connus et leurs modes d’action analysé qu’on prétendre avoir circonscrit ou situé le fait. C’est à tâche que je vais m’atteler dans les lignes qui suivent.
Très succinctement, on peut définir la notion de communication non-verbale comme un ensemble de signes ou de symboles répondant à trois critères essentiels : (1) ils communiquent à l’adresse d’un ou des messages ; (2) ils n’utilisent pas de support linguistiques, et de ce fait le sens du message n’est pas toujours accessible ; et (3)le cadre de genèse d’un message non-verbal peut être l’homme ou des éléments constitutifs de l’univers qui l’entoure. Il va de soi qu’en tant que fait social , la forme et le contenu du message non-verbal seront déterminés par les paramètres sociaux, comme je l’ai dit tout à l’heure ; parmi ceux-ci le sexe de l’individu est un des plus déterminants.
2.1 Le paramètre sexe
En dehors de sa fonction primaire de classificateur génétique, le sexe est également un facteur explicatif des types de rapport que maintiennent les sous-groupes qu’il contribue à créer, et ce faisant des modes de communication à travers lesquels s’expriment ces rapports. C’est ainsi que dans son article « Power, Sex and Non-verbal Communication » (1978) Nancy Henley tente de démontrer l’existence d’une corellation directe entre la division en sexes et certains types de rapports classiques qui ont longtemps prévalu entre l’homme et la femme dans le monde occidental. Selon Henley, la société occidentale a rétabli au fil de l’histoire un système micro-politique d’inégalité où la femme a toujours subi la domination de l’homme. Le maintien de cette domination se ferait par le support de tout un arsenal de symbolismes non-verbaux mis à la disposition de l’homme pour renforcer le statu quo et garder, pour ainsi dire la femme à sa place. Henley affirme que l’usage de ces indices commence au stade de l’éducation familiale quand la future femme / mère / épouse n’est encore qu’une fille. Le conditionnement que vise cette éducation n’aurait pour finalité principale que de rendre la jeune fille à l’homme. Le toucher, cette forme de « violation quotidienne de son corps » que la jeune fille doit « accepter comme normale », atteint parfois, aux dires de Henley, des proportions indécentes.
La volonté de domination mâle semble se retrouver également au niveau de certaines pratiques institutionalisées, telles que la division vestimentaire en habits dits « d’homme » et ceux dits « de femme ». Cette division a un caractère fortement discriminatoire au détriment de la femme, comme en témoignent un certain nombre de constatations. D’abord rappelons-nous que le port du pantalon, habit d’homme par excellence, a correspondu en Occident grosso modo à l’apparition des premiers mouvements de revendication des droits de la femme. Dans ce même ordre d’idées, chacun de nous se rappelle certainement avoir entendu au moins une fois lors d’une dispute entre époux, l’homme lancer dans un excès de colère : « Ic, c’est moi qui porte le pantalon ! », traduisant ainsi, et de la façon la plus éloquente, le pouvoir et l’autorité que confert le port de cet habit « d’homme » non seulement au sein de de la cellule familiale. mais dans toute la société ; ou encore avoir qualifié de « Tom-boy » une camaraderie de classe très performante en éducation physique et qui avait une démarche quelque peu appuyée lui donnant ainsi quelque chose d’indésirablement masculin. En définitive, l’interdiction d’accès à certains symboles masculins a certainement contribué autant sinon plus que les législations écrites à maintenir la balance en faveur de l ’homme dans la micro-guerre qu’il a toujours livrée contre la gent féminine. La plupart des dirigeantes du M.L.F. français et du Woman’ s Lib américain ont très vite compris que la bataille qu’elles doivent livrer ne s’arrête pas seulement aux mots, qu’elle embrasse beaucoup d’autres facettes de la vie qui ne transparaissent pas à travers le langage parlé.
En nous un peu sur l’abillement,on peut ajouter qu’il constitue en général le signe le plus distinctif et le plus rapidement accessible de certains idéaux ou idéologies qui gouvernent notre monde. A ce titre on peut citer la croix gammée des nazis, le col Mao des communistes de la Chine continentale, la saharienne zaïroise de l’Authenticité africaine, le petit bonnet blanc du sionisme, etc. C’est comme si chaque courant de pensée éprouve le besoin de s’imposer à travers une forme vestimentaire propre, la marque visible de son identité et de sa différence avec tout autre courant de pensée. Sur un plan moins formel, on peut dire que même les changements saisonniers de mode sont porteurs de messages. Ils traduisent de façon subtile mais profonde les changements d’état d’âme dans la communauté.
Il existe bien d’autres formes de symboles sociaux fondés sur la division en sexes et véhiculant d’autres formes de messages. Mais une étude comme celle-ci ne peut nullement prétendre en faire une description exhaustive. Cependant, il est important de noter que chaque indice n’a de sens que placé dans le contexte social qui l’a engendré, car comme les signes linguistiques, le contenu sémantique d’un signe non-verbal est déterminé par le groupe social. De même qu’il n’y a pas de langue universelle, il n’y a pas de signe non-verbal compris de tous sans équivoque.
2.2 Le rang social
Le rang social est un autre paramètre de fonctionnement de la communication non-verbale. Il peut soit contribuer à modeler ses variations ou en faire l’objet directement. Plusieurs indices peuvent aider à l’identification du rang social d’un individu, telles que l’habillement les gestes dans le discours, la démarche, la position physique au sein d’un groupe, l’allure générale … C’est ainsi par exemple que l’absence totale de gestes manuels pendant le discours est utilisée par certains comme critère d’identification de l’anglais aristocratique. Ce trait est d’ailleurs l’une des marques culturelles qui distinguent d’une façon générale l’anglo-saxon des autres nationalités et qui ont amené des non-anglais à les qualifier de peuple froid.
Plus près de nous, en République populaire et révolutionnaire du Bénin, les princes de naissance portent encore au visage une scarification spéciale qui permet à l’initié de les distinguer non seulement du commun des mortels, mais également « des chefs par délégation de pouvoir ». A ce stade on peut dire que le non-verbe fait quelque fois partie de l’identité physique et culturelle de l’être humain.
2.3 L’Age
L’âge joue souvent un rôle de régulateur des rapports entre divers éléments d’une société : entre les parents et les enfants au sein de la cellule familiale et entre les aînés et les cadets dans la société en général. De ce fait, il sous-tend l’autorité à plus d’un niveau. Ceci transparaît plus clairement à travers le système éducatif où la tâche dévolue aux parents est d’assurer une transmission correcte des valeurs cardinales de la société à leurs enfants, futurs supports de la société. Cette transmission se fait à travers deux médias : le parlé et le non-parlé. C’est à travers la complémentarité de ces deux modes de significations que la société façonne ses individus. L’être humain pleinement socialisé n’est pas seulement celui-ci qui a emmagasiné le plus grand corpus de savoir verbal, mais surtout celui chez qui l’acquisition de ce savoir et des valeurs sociales trouve son expression dans le comportement de tous les jours.
2.4 Lespace
Avec ou sans l’action de l’homme, l’espace qui nous entoure traduit des messages. Il y a un sens dans tout ce qui existe. C’est peut-être au niveau de la nature que se trouvent les lois les plus fondamentales qui régissent notre univers, comme nous l’enseigne la tradition védique. Ce qui fait souvent défaut à l’homme c’est la capacité d’appréhender, de décoder ou même de faire l’expérience subjective de ce qui est signifié dans toute chose, car le signifié à ce niveau revêt souvent une allure des plus subtiles.
On dit également de l’homme qu’il agit sur son environnement afin de le façonner, le modeler et l’adapter à ses besoins. A témoin, les innombrables monuments historiques à travers la planète, qui témoignent tous de son génie créateur. Chacune des réalisations de l’homme lui est indissociable car elle porte son empreinte en traduisant concrètement le besoin qu’il y a satisfait. Le désir, le besoin d’immortalité, de grandeur, de divinité, de puissance, d’expression de beauté, d’amour etc. sont ainsi immortalisés pour les générations futures.
2.5 Le Temps
Le temps est un facteur régulateur de l’activité humaine. L’adage ne dit-il pas que tout est dans le temps, rien ne se passe en dehors du temps. Le temps permet de subdiviser l’action humaine en tranches d’activité en associant à chacune une tranche de temps appropriée. Dans le monde moderne, les tranches conventionnelles de temps en usage courant sont évidemment de grandeurs diverses, allant de la seconde, à la minute, à l’heure, au jour, au mois, à l’année, au siècle etc. L’activité humaine se déroule ainsi dans un contexte parfaitement chronométré.
Les unités de temps ainsi définis régularisent le mode d’exécution des actions qui leur sont associées et ce faisant leur donnent toute leur signification. Dans l’Afrique noire précoloniale, le système de datation le plus couramment utilisé était celui qui consistait à fixer le temps à partir d’un événement important qui lui est synchronique. La date et l’événement se trouvent ainsi confondus pour servir de repère temporel / historique. De nos jours les mois ne sont pas seulement des repères saisonniers ; ils déterminent également des modes d’action distincts et, partant l’activité humaine. Il en est de même des années et des siècles, qui n’ont de sens pour l’homme que quand on leur associe les évènements historiques dont ils ont servi de cadre d’accomplissement et qu’ils servent à rappeler au besoin. Bref, savoir lire son temps c’est être en mesure d’interpréter des indices-clés qui le caractérisent afin d’entreprendre à temps des actions dans un sens ou dans l’autre. C’est le propre des grands leaders et des grands penseurs qui ont su influencer le cours de l’histoire de leur temps et orienter la vie des générations qui leur sont postérieures.
Pour nous résumer, ce sont là quelques paramètres qui servent à déterminer le cadre général de la communication humaine. Ce qui fait le propre du système communicatif humain, c’est son caractère multimédia aux composantes très diversifiées et la part importante qu’il fait au non-verbe.
Une question vient alors à l’esprit, quel usage le négro-africain fait-il du non-verbe ? Par rapport à la société occidentale, le négro-africain associe-t-il des fonctions et peut-être une dimension nouvelles au non-verbe ? Pour tout dire, l’analyse des fonctions du non-verbe chez le négro-africain nous aide-t-elle à mieux appréhender certaines valeurs de civilisations spécifiques à l’univers négro-africain ?
3. Dimension négro-africaine du non-verbe
Précisons d’emblée que notre souci majeur est de présenter du concret, au substantiel, quelque chose qui puisse, au besoin, inspirer des recherches plus approfondies en la matière. Aucune place ne sera faite à des envolées lyriques sans substance. Au contraire, ce que je tenterai de faire, c’est partir d’observations et de faits concrets, d’en tirer des généralisations assez significatives qui puissent contribuer à une compréhension plus systématisée de l’univers négro-africain. En fait les signes que je vais traiter font partie du vécu quotidien pour bon nombre d’entre nous, bien que très peu se soient jamais interrogés sur leur nature.
Comme le sait tout un chacun, l’univers négro-africain est multidimensionnel. Ses frontières ne coïncident pas avec celles du monde euro-centrique dont les limites sont de nos jours fixées par le progrès scientifique et technologique. La mythologie yoruba, par exemple, place la vie dans un contexte cyclique élargi, où les acteurs ne sont pas les seuls vivants, mais également les morts, les divinités, les esprits de ceux qui ne sont pas encore nés etc. Le passage d’une étape à l’autre est marqué, pour paraphraser le poète nigérian, par la « destruction physique et psychologique de l’être », qui ne recouvre son unité qu’après avoir franchi ce qu’il appelait « the transitional abyss ». Il y a donc parallèlement au monde des vivants (le monde de notre état de conscience présent) tout un univers constitué de « forces surnaturelles » dont l’intervention quotidienne oriente la vie du négro-africain. Dès lors, il devient vital que puissent s’établir entre l’homme et cette autre dimension de sa vie des chaînes de communication afin qu’il puisse canaliser dans la direction de son choix l’action de ces forces « surnaturelles ». C’est le rôle que remplissent en partie les rites et les sacrifices.
3.1 Fonction « surnaturelle » du non-verbe
3.1.1 Les cérémonies rituelles
Il n’y a pas lieu de s’étonner de voir traiter de rites dans un article de sociolinguistique sur la communication. Les rites sont avant tout des pratiques fonctionnelles (auxquelles il est loisible à tout un chacun de croire, mais cela n’est pas notre problème) dont le rôle principal est de servir de système de communication. A travers les cérémonies rituelles, le négro-afriacin tente de rétrécir le fossé, l’abîme qui le sépare des forces surnaturelles qui l’entourent et contribuent à déterminer ses actions. Le médium classique de la langue n’est plus suffisant à lui seul pour nouer le dialogue avec ces forces et canaliser leurs interventions dans le sens de nos actions. La composante non-verbe devient alors un complément nécessaire et même vital. C’est ce que nous révèle un rapide coup d’œil à un rite bien connu des Sénégalais, le ndëpp pratiqué couramment dans certains des hôpitaux psychiatriques les plus modernes du pays pour venir à bout de certaines formes de maladies mentales. Ce rite fait intervenir tout un arsenal d’acteurs dans des rôles précis, mais l’effort commun est orienté vers le fléchissement du mal qui habite le malade afin de le forcer à quitter définitivement ce dernier. Il s’engage alors un dialogue insolite, je dirai même une épreuve de force, qui peut s’étendre sur plusieurs jours, et au cours duquel toutes les chaînes de communication sollicitées (chants, danses, battements de tam-tams, sacrifices divers) sont réouvertes à intervalles réguliers afin de mener cette négociation insolite vers un dénouement heureux.
3.1.2 Le jet de cauris
Le jet de cauris est un procédé divinatoire très répandu dans cette partie de l’Afrique. Dans certaines contrées, on le retrouve sous des formes variantes telles que le jet de tranches de cola ou de bâtonnets dans un récipient contenant de l’eau etc. C’est un procédé qui peut être utilisé à des fins diverses, telles que « lire les auspices sous lesquelles se déroulera une manifestation, ou pour savoir si un sacrifice a été accepté par les divinités ». On peut également y recourir pour prédire l’issue d’un événement à venir, l’avenir immédiat ou à long terme d’un individu, ou pour déterminer le type de sacrifices à accomplir pour s’assurer une issue favorable dans une épreuve où l’on s’apprête à s’engager. La volonté des divinités consultées est transmise au féticheur à travers les cauris. Il va de soi que le message est transmis sous forme de code dont le déchiffrage n’est pas à la portée de n’importe qui. Pour être en mesure d’interpréter correctement le message, il faut au préalable avoir été initié au « langage des cauris », à la signification de chaque position de cauris et au combinatoire que forment l’ensemble des cauris pour composer un message global.
Ce processus de signification est très semblable au fonctionnement de la langue parlée. A la base, se trouvent des unités minimales de sens, ici les différentes positions possibles que peut prendre chaque cauri. Appelons-les des kinèmes pour adopter le terme consacré. Chaque kinème de cauri ne contient qu’une fraction du message global. Ce n’est qu’en se combinant comme les morphèmes d’une langue (dans la formation des mots) que ces kinèmes de cauris parviennent à transmettre le message global.
Quant à l’aspect codifié du message, on peut également le ramener à un trait du langage comme fait social. En effet, il présente les mêmes caractéristiques que les registres spécialisés ou jargons de certaines disciplines dont la compréhension nécessite une spécialisation ou tout au moins une connaissance profonde de la matière, ce qui suppose donc une période d’initiation préalable.
Pour nous résumer, on voit à travers ces deux exemples que la notion de communication non-verbale couvre un champ sémantique plus large dans le contexte africain précisément parce que plus d’acteurs interviennent dans le processus communicatif. C’est ce qui explique le recours à des chaînes de communication autres que celle classique du verbe.
Cependant, l’usage du non-verbal ne se limite pas chez le négro-africain au seul domaine mystique. Le non-verbe fait partie intégrante de son vécu quotidien ; et il en fait un usage abondant au niveau de ses rapports interindividuels, les plus élémentaires.
3.2 Rapports interindividuels
Sans aller jusqu’à prôner la suprématie de l’acte sur la parole chez le négro-africain, je dirai cependant qu’il accorde une très grande importance au langage des actes. Une lapalissade bien connue ne dit-elle pas que dans certaines circonstances, l’action est plus éloquente que la parole. Il s’établit dès lors un rapport de complémentarité entre acte et parole, rapport qui apparaît plus clairement dans nos transactions quotidiennes les plus élémentaires. Pour prendre un cas bien précis, la sémantique de la salutation est un des champs privilégiés où se vérifie l’éloquence de l’acte aussi bien chez le négro-africain que chez son frère consanguin d’Outre-Atlantique, l’Afro-Américain. Sans crainte de se faire démentir, on peut dire que la salutation est un micro-reflet du système social qui l’a engendrée. C’est le cas au Sénégal (et dans la plupart des pays d’Afrique noire à prédominance musulmane) où le respect, la condescendance, l’obéissance, la vénération se traduisent plus clairement dans la génuflexion de l’épouse qui donne à boire à son mari au retour des champs, le déchaussement du disciple à une bonne dizaine de mètres de son maître ou marabout pour ensuite saluer ce dernier des deux mains, déposer un baiser timide sur la paume de sa main et la porter à son front.
Tout en restant sur le thème de la salutation, nous allons faire une digression outre – atlantique pour en examiner un aspect fascinante, la description illustrée du salut afro-américain que nous livre Benjamin Cooke (1978) dans son passionnant article intitulé : « Non – verbal communication among Afro-americans : An initial classification ». Dans cet article, Cooke dit fort justement que l’Afro-américain transmet à travers le « skin-giving » (littéralement le don de la peau ou l’acte de donner la main en Black English Vernacular), « sa vision du monde ». Cooke nous fait ensuite une description minutieuse d’une variété de kinèmes de salutations, allant du populaire « palm-to-palm contact », à l’acrobatique « five on the sly » pour culminer avec le « Black Power hand-shake », composé d’une série de kinèmes exprimant la revendication du pouvoir noir et dont le plus connu est incontestablement le point levé fermé rendu populaire par le mouvement des Panthères Noires. Chaque geste décrit, chaque kinème est Porteur d’un message, généralement à l’adresse du « frère initié » (the brother) à qui l’on transmet soit un compliment, son accord avec le propos qu’il vient de tenir, l’intimité, l’approbation soit l’identité d’idéologie politique, sans qu’il ait été nécessaire de se lancer dans un discours académique long et fastidieux, et du reste peu convaincant.
Il est fort probable qu’à la base de ce système fort sophistiqué de salutation se trouve un substrat africain, comme il en est du reste du Black English Vernacular (BEV), dont il n’est d’ailleurs complément. En effet dans certaines parties du Sénégal (à Oussouye, par exemple) on retrouve encore des formes de salutations qui rappellent beaucoup celles décrites par Cooke. Une étude diachronique et contrastive de ces deux système, de salutations serait d’un apport culturel et historique d’une valeur inestimable.
3.3. Communication sociale élargie
Dans la société africaine, il existe divers types de symbolisme institutionnalisés, donc à fonction sociale. C’est le cas du tôn, ou l’interdiction absolue de consommer dans la société mandingue ou « paramandingue » de la Casamance et de la Guinée-Bissau. Sans tenter de faire l’historique de cette institution, disons qu’elle est étroitement liée à celle du kankuràn, ou masque initiatique, et à l’initiation des garçons. Pour être plus explicite, le ton est une interdiction collective décidée au sein de la communauté villageoise qui frappe une ou plusieurs catégories d’arbres fruitiers domestiques. Il s’agit d’interdire leur consommation tant qu’ils ne sont pas arrivés à maturation. L’interdiction ainsi décidée s’applique à la ou aux catégorie (s) d’arbres fruitiers-cibles dans leur totalité, c’est-à-dire aussi bien ceux relevant du domaine public que privé. La mise en place du ton donne lieu à une cérémonie rituelle pendant laquelle les initiés ou lambée sortent le kankuran (qu’eux seuls sont habilités à voir ou à suivre) et placent des morceaux d’écorce rouge, ou jafa (symbole du ton et couleur du kankuràn) sur des branches bien visibles des arbres frappés d’interdiction. A partir de ce moment le ton est en vigueur, et toute violation (consommation du fruit pendant que le ton est encore en vigueur) donne lieu à une amende et une punition. Sauf si le contrevenant est étranger ou un passant non-informé, l’amende et la punition sont collectives, c’est-à-dire qu’elles s’appliquent à tous ceux de la classe d’âge du contrevenant. Une fois que les fruits sont arrivés à maturation, le ton est levé au cours d’une cérémonie semblable à celle décrite plus haut, et au cours de laquelle les morceaux d’écorce sont détachés des branches où ils étaient placés. Le ton a donc valeur d’institution sociale chez les Mandingues ; sa marque visible, le morceau d’écorce rouge ou jàfà par lequel il s’identifie quant à elle à une fonction de chaîne de communication qui transmet un message social fonctionnel l’état d’interdiction, et par delà cet état tout le cadre social dans lequel il se place. Il arrive cependant qu’au niveau de l’interprétation, on assiste au signe non-verbal une signification autre que celle pour laquelle il a été émis. Cela débouche alors sur ce qu’il est coutume d’appeler des messages conflictuels.
4. Messages conflictuels
Tout comme le bilinguisme ou les interférences linguistiques de différents ordres, les messages conflictuels découlent en général d’un contact de cultures. Deux facteurs y contribuent :
(a) l’interlocuteur ignore en général la sémantique des symboles de la société concernée, et de ce fait
(b) pour interpréter les signes ou indices auxquels il est confronté, il leur transfère ses propres canons de signification, c’est-à-dire ceux qu’il a hérités de sa propre culture. C’est en fait un peu semblable au constat que l’on fait souvent en analysant des erreurs en linguistique appliquée où l’on se rend compte que la plupart des erreurs commises par les apprenants viennent du fait qu’ils tentent d’élucider, à partir d’un corpus donné le fonctionnement d’une langue qu’ils ne maîtrisent pas encore en se fondant sur la grammaire d’une langue qu’ils maîtrisent parfaitement.
Il y a un domaine où les messages non-verbaux aboutissent souvent à des interprétations conflictuels, et où ils peuvent provoquer des réactions inattendues. C’est le domaine des messages à connotation sexuelle. A titre d’exemple, on peut citer le cas de ces deux étudiants africains qui se sont vu soupçonner d’homosexualité sur un campus américain, parce qu’ils marchaient côte à côte, le bras autour du cou l’un de l’autre ; ou ce touriste européen en mal de sensations exotiques, qui débarquant dans ce petit vil1a du fond de l’Afrique, se met à tirer cliché après cliché d’un triplet de jeunes filles occupées à piler le mil devant servir à la préparation du couscous du soir, le torse nu, les seins en l’air. Dans un cas comme dans l’autre, les paramètres sociaux de l’observateur l’ont amené à percevoir un message sexuel quand les acteurs n’ont conscience d’en avoir émis aucun.
Une anecdote qui revient souvent en diverses occasions et dont certains enseignants se rappelleront avoir fait l’expérience, est la position des yeux quand un enfant se voit interpeller par un parent, un enseignant ou tout simplement une personne âgée. Dans une pareille situation, il est demandé à l’enfant, dans la société occidentale, de retarder son vis-à-vis dans les yeux pour marquer son attention aux propos qu’on lui tient. Dans la société africaine cette attitude est interprétée comme un signe de défi et d’insolence de la part de l’enfant. C’est en fait l’attitude contraire qu’on demande de lui. Pour marquer son respect, son obéissance à la personne qui lui parle de même que son attention à ce qu’on lui dit, l’enfant africain doit baisser les yeux. Ce trait de culture se retrouve également dans la société afro-américaine, où il n’est pas rare d’entendre une mère vociférer à son enfant : « Don’t yon cross eyes with me ! », parce qu’il a osé la regarder droit dans les yeux, à la manière de ses petits copains blancs, alors qu’elle le grondait pour une faute commise ou lui donnait des instructions.
De pareilles anecdotes font sourire, mais dans certains cas elles peuvent mener à des conséquences graves, comme ce fut, le cas pendant la période coloniale en Afrique noire et au moment des mouvements de « civil rights » et d’intégration raciale des établissements scolaires publics aux Etats-Unis. D’éminents spécialistes en science de l’éducation se sont fondés sur de telles méprises pour conclure à l’infériorité intellectuelle et mentale et au manque de capacité logique chez l’enfant (et par voie de conséquence chez l’homme) noir.
5.Conclusion
Tout système de communication non-verbal est le produit d’une culture dont il véhicule les valeurs. Il constitue donc un précieux outil d’expression de compréhension et d’intégration de l’expérience de toute civilisation, y compris la nôtre, surtout si l’on sait que nos civilisations n’ont pas seulement été orales ; qu’elles ont été non-orales sans pour autant avoir été écrite. De ce fait, comprendre une société ce n’est pas seulement accéder à son héritage oral et/ou écrit, mais également savoir interpréter ce qui ne est dit pas mais qui a toujours été préservé. C’est seulement à ce prix que certains conflits de culture peuvent être évités.
La prédominance des chaînes non-parlées dans le système communicatif négro-africain ne peut et ne doit pas être interprétée comme un signe de primitivisme génétique ou culturel, puisque ce constat tient également pour les sociétés dites « technologiquement et scientifiquement avancées ». Par ailleurs, le système de signification utilisé dans tout système non-verbal est fonction du contexte social, au même titre que les langues naturelles. De ce fait, son acquisition exige une période d’apprentissage, comme toute lange parlée.
BIBILIOGRAPHIE
COOKE, B.G., 1978. Non-verbal communication among Mro-Americans : An initial classification ? in A Pluralistic Nation : The Language Issue in the United States. MA. Lourie & N.F. Conklin, eds., Newbury House Publishers Inc., pp. 116-140.
CN.L. du Bénin, 1983. Projet Atlas et Etudes Sociolinguistiques. Première phase. ACCT et M.E.S.R.S.
HALL, E.T., 1959. The Silent Language. New York, Doub1eday and Co. 1959.
HYMES, D. 00., 1964. Language in Culture and Society : A Reader in Linguistics and Antbropology, Harper and Row Publishers.
KELTNER, J.W., 1970. Elements of Interpersonal Communication. Wardsworth Publishing Co. Inc., Belmont California, pp. 103-123.
LOURIE, MA. and N.F. CONKLIN, eds., 1978. A Pluralistic Nation : The Language Issue Inc., Rowley, Massadhussetts.
SOYINKA, W., 1976. My th, Litterature and Ajrican World. Cambridge University Press, Cambridge, London.
THORNE, B. & N. Henley, eds., 1975. Langaue and Sex : Difference and Dominance, Newbury House Publishers Inc., Massachussetts.
TILLO, R. 1979. Le rythme dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. Les Nouvelles Editions Africaines (NEA), Dakar. 1979. |
|