Notes

L’AFRIQUE ETRANGLEE ; RENE DUMONT ET MARIE-FRANCE MOTTIN ; PARIS ; SEUIL, COLLECTION L’HISTOIRE IMMEDIATE, 1980)

Ethiopiques numéro 29

Revue socialiste

de culture négro-africaine

février 1982

En 1962, René Dumont poussait un cri d’alarme : « L’Afrique noire est mal partie ». Dix huit ans après cet avertissement, c’est un cri de désespoir et d’amertume que l’agronome accompagné cette fois de Marie France Mottin, lance dans « l’Afrique étranglée ».

Dans un premier chapitre, à caractère général, les auteurs portent un jugement d’ensemble sur la situation actuelle, qu’ils estiment désastreuse, et sur les responsables, selon eux, de cette situation. Résumons leur diagnostic : la situation de l’Afrique, loin de s’améliorer depuis les années 60, n’a cessé d’empirer et devient dramatique. Les masses paysannes, de plus en plus pauvres, font les frais du développement d’une bureaucratie urbaine parasitaire. La croissance démographique annule, année après année dans la plupart des pays les efforts accomplis. Les inégalités entre riches et pauvres à l’intérieur de chaque pays, tout comme les inégalités entre pays riches et pays pauvres, ne cessent de s’accroître. Les cultures vivrières reculent. La malnutrition augmente, le recours croissant à l’aide alimentaire extérieure est devenu nécessaire. Le développement des villes tentaculaires se traduit par l’accroissement du chômage et de la criminalité. L’éducation reste fondamentalement inadaptée aux besoins réels des pays.

Les responsabilités, dans ce bilan catastrophique, doivent être partagées. Il y a d’abord, celle des anciennes puissances colonisatrices, notamment la France. L’aide est souvent motivée davantage par le profit de l’ancienne métropole que par l’intérêt du pays aidé. Les échanges Afrique-Europe sont plus favorables à cette dernière. Plus généralement, le pillage du Tiers-monde par les pays riches, n’a pas cessé. Il est prolongé de nos jours sous d’autres formes qu’au temps de la colonisation, par l’échange inégal, c’est-à-dire notamment, le sous-paiement des matières premières agricoles et minières, la surfacturation des produits fabriqués et des biens d’équipement réalisés par les pays développés, l’exploitation de la main-d’œuvre africaine immigrée. Le pourcentage de l’aide consacrée par les pays riches aux pays du Tiers-Monde, très insuffisant, tend à diminuer. Le nouvel ordre économique international n’est guère qu’un thème de discours. La crise du pétrole parachève l’étranglement de l’Afrique. L’exploitation de ces pays par les pays riches se traduit également par un désastre sur le plan écologique. Si chaque pays consommait autant et de la même façon que les citoyens des Etats-Unis, le seul système agro-alimentaire absorberait plus que toute l’énergie actuellement consommée dans le monde.

Mais les responsabilités se trouvent aussi dans les pays exploités. Les élites au pouvoir cherchent souvent à reproduire les modèles culturels de l’Occident, inadaptés aux besoins de leurs sociétés. Des minorités égoïstes et improductives ne songent qu’à leur enrichissement, un détriment de l’intérêt de leur pays. Les erreurs, les gaspillages, le goût de la grandeur, constituent quelques unes des causes principales de la situation actuelle.

Après ce sombre diagnostic et cette condamnation sans appel, René Dumont et Marie France Mottin analysent sans indulgence ; la situation de six pays africains.

Trois sont examinés relativement en détail : la Zambie, la Tanzanie, le Sénégal. Trois font l’objet d’un survol rapide : la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau, le Cap Vert.

1° – La Zambie, selon les auteurs n’a pas su mettre en valeur ses larges possibilités agricoles. Les ressources tirées de l’exploitation du cuivre, ont servi à l’enrichissement des villes ou plutôt d’une minorité urbaine privilégiée. Les premières coopératives agricoles se sont soldées par un échec. On a voulu moderniser l’agriculture trop vite, sans tenir suffisamment compte des données naturelles et culturelles. « Dans l’euphorie du cuivre cher, on a donné aux paysans zambiens des habitudes, distribué des richesses importées, promis une modernisation qui fut d’abord possible, mais qui ne l’est plus, dans une économie démolie. Le tracteur et le camion pour quelques uns ont empêché de généraliser vélo et charrette ».

La tentative pour faire participer l’armée au développement rural s’est soldée par un échec complet.

Depuis 1976, le revenu par tête d’habitant a diminué de 15 %. Lusaka ne cesse de gonfler sans accroître sa productivité. Tout le plan économique zambien a favorisé les usines à forte intensité de capital et à faible taux d’emploi. Les sociétés para-étatiques constituent une caricature du socialisme. Les privilèges, qu’il s’agisse de ceux des étrangers ou des élites au pouvoir, n’ont cessé d’augmenter. Le système d’éducation zambien, qui méprise le travail manuel, constitue une copie du modèle occidental.

Il faudrait arrêter les dépenses de confort urbain, les gros investissements de prestige, si coûteux en capital, pénaliser l’achat des voitures particulières au profit des transports en commun, créer des entités villageoises viables, délimitées, organisées, responsables. Faute de ces réformes radicales, la Zambie s’enfoncera davantage encore dans une impasse.

2° – La Tanzanie. René Dumont éprouve, c’est manifeste, beaucoup de sympathie pour la construction Ujamaa et pour le Président Nyéréré. Mais, malgré cette sympathie, les auteurs ne peuvent s’empêcher de conclure à l’échec, au moins provisoire, du socialisme tanzanien en milieu rural. « La villagisation » a été trop autoritaire. On a voulu créer de trop gros villages. Les paysans ont montré peu d’empressement pour travailler au champ collectif. La monétarisation de l’économie a impliqué de gros frais de stockage, de transport et de distribution. « Quand une économie agricole n’accroît pas sa production, la commercialisation accrue constitue pour elle une nouvelle charge difficilement supportable et les réserves disparaissent qui, autrefois, permettaient de survivre lors des années déficitaires ». Les femmes tanzaniennes continuent à être oubliées et exploitées.

Au milieu de ce bilan négatif, un point positif important : le succès de l’éducation primaire universelle réalisée en 1977. La Tanzanie s’est lancée dans un formidable défi : donner à tous une éducation en rupture avec le colonialisme et tenter de fixer les jeunes au village.

Mais bien des efforts restent nécessaires pour promouvoir le monde rural tanzanien. Il faudrait, bâtir la modernisation agricole sur les ressources propres du pays et non pas sur la technologie importée ; donner la priorité à la petite hydraulique, et non pas aux grands réseaux ; freiner le développement d’une bureaucratie parasitaire. La Tanzanie, en, résumé s’est voulue socialiste, mais elle se heurte d’abord aux difficultés du sous-développement

3° – Le Sénégal. Le jugement porté par René Dumont et Marie France Mottin sur le Sénégal de 1980 n’est pas tendre. Le Sénégal, selon les auteurs, ne s’est pas encore réellement dégagé du colonialisme qui l’a condamné à la monoculture de l’arachide. « Comme son prédécesseur colonial, le Gouvernement ne cesse de pousser à la culture d’exportation, qui rapporte les devises exigées pour payer les importations – parfois somptuaires – que requièrent la minorité privilégiée au pouvoir et la modernisation à l’occidentale ».

Depuis 1950, l’aménagement du fleuve Sénégal a, selon René Dumont, été commencé par le mauvais bout : par le Delta, où dominent les terres salées, le plus souvent pauvres. La SAED constitue une énorme entreprise d’aménagement, beaucoup trop grosse pour être bien gérée et qui coûte cher. Elle n’a concédé aucune initiative au paysannat, totalement encadré, dirigé.

Les conséquences, sur l’écologie, de la construction des grands barrages n’ont pas été suffisamment prises en compte. La construction du barrage de Manantali, qui régularisera le débit du fleuve et empêchera la remontée des eaux salées, rend sans objet la réalisation du barrage de Diama. L’extension de « l’agro-business », à l’exemple de ce qui se passe à Richard-Toll, est lourde de menaces pour le paysannat, promis au salariat saisonnier. L’échec de Bud-Sénégal, dans le domaine du maraîchage, met en évidence les dangers du gigantisme industriel.

Les difficultés de l’exploitation arachidière ne sont pas moins significatives, selon les auteurs. Les coopératives, trop inspirées du modèle occidental, souvent dominées, d’une part, par quelques grandes familles et les notables, d’autre part, par les bureaucrates et les intermédiaires commerciaux, ont pris le relai de la traite coloniale. Le paysan est aussi lourdement endetté qu’avant, et plus pauvre. La coopérative reste l’affaire de l’Etat, non celle des paysans.

Le Sénégal brade son patrimoine : fer, phosphates, poissons sont ou seront exploités sans mesure, et servent ou serviront à alimenter à bas prix la consommation boulimique des pays riches.

Le pays, au total, selon René Dumont et Marie France Mottin, s’enlise dans la dépendance néocolonialiste. Aucune épargne privée, aucun développement réel de type capitaliste ou socialiste ne s’esquisse à l’horizon. La production, en fait, ne cesse de décliner et le revenu par tête d’habitant indiqué par la Banque mondiale a même reculé de 40 dollars entre 1977 et 1978. L’aide aboutit à augmenter les besoins d’aide extérieure. Le paysan doit supporter la charge d’une bureaucratie de plus en plus lourde, qui l’exploite, bien plus qu’elle ne l’aide. Il fait les frais des grands projets qui semblent profiter bien plus aux élites. « La bourgeoisie laissera-t-elle au Sénégal la possibilité de jouer les dernières cartes qui lui restent ? C’est une question de vie ou de mort pour les pauvres, pour les sols, pour les paysans et les climats d’un Sénégal que le désert risque d’engloutir ».

4° – La Côte d’Ivoire. René Dumont et Marie France Mottin s’attardent peu sur le cas ivoirien, mais ils mettent en doute au passage le « miracle ivoirien ». Pour eux, la relative prospérité des plantations traditionnelles est acquise au détriment de la richesse foncière accumulée pendant des siècles par l’humus forestier. La forêt dense, détruite au rythme de 450.000 ha par an, aura presque disparu en 1985.

La réussite ivoirienne est aussi acquise par la surexploitation de la force de travail des migrants venus de Haute Volta, au Mali, les Mossis qui reçoivent souvent le tiers ou la moitié des salaires officiels ou sont exploités en métayage. En bref, la richesse de la nouvelle bourgeoisie (d’Etat et libérale) d’Abidjan repose sur l’exploitation des propriétaires, eux-mêmes exploitent la fertilité forestière et la main-d’œuvre immigrée. Les profiteurs, là aussi, sont les minorités privilégiées urbaines au pouvoir, africaines et européennes.

5° – La Guinée Bissau. Ce pays a la chance de ne pas hériter d’un secteur industriel tourné vers l’exportation ou la satisfaction des besoins de luxe des privilèges. Il devrait, selon les auteurs, multiplier les petites installations à travers tout le pays, ce qui élèverait le niveau technologique et amorcerait un processus d’industrialisation sain. Ainsi, serait préservées les chances de ce pays.

6° – Le Cap-Vert. Malgré ses handicaps, un climat aléatoire, des ressources en eau limitées, un relief escarpé, des communications difficiles, la jeune nation a engagé, estiment René Dumont et Marie France Mottin, une lutte courageuse pour son développement agricole. Un énorme effort de lutte contre l’érosion est en cours pour récupérer les eaux de surface en les infiltrant ou les accumulant derrière des barrages. L’aide internationale, indispensable, paraît mieux utilisée qu’en Guinée Bissau. « Le Cap-Vert n’a guère connu les maladies infantiles de l’Indépendance, qui furent si graves, du Sénégal en Zambie ». Le parti au pouvoir cherche à éduquer, à responsabiliser, à organiser la participation populaire. « Si en Afrique on parle de l’érosion et de la désertification, au Cap-Vert, pourtant placé dans des conditions encore plus difficile que la majorité du Sahel, on lutte efficacement, pied à pied ».

Tel est donc le sombre bilan dressé par René Dumont et Marie France Mottin. Aucune des politiques suivies, – sauf, dans une certaine mesure, au Cap-Vert ne trouve grâce aux yeux des auteurs. La critique est implacable, le pessimisme global.

La pensée de René Dumont s’est beaucoup radicalisée, ses jugements se sont durcis. Il y a chez l’agronome déçu, un sentiment de révolte, d’absurde, peut être la tentation de l’anarchie, en tout cas la haine de l’Etat exploiteur et l’attrait pour les tentatives « à la base », à petite échelle. Ce qui est petit est systématiquement préféré à ce qui est gros.

Le livre de René Dumont et Marie France Mottin ne manquera pas de susciter de nombreuses critiques, en partie justifiées. Certains jugements – sur le Sénégal notamment, – sont sévères, injustes. Certaines remarques sont erronées. Certaines appréciations paraissent bien hâtives. Les aspects positifs des politiques suivies depuis vingt ans sont presque totalement ignorés. La dimension historique manque dans l’analyse.

Surtout, on aimerait davantage de propositions constructives : que fallait-il faire pour éviter d’en arriver là où l’on en est ? Est-on sûr que d’autres voies que celles empruntées auraient produit, en deux décennies, de meilleurs résultats ? Lesquelles ? A quel prix ? Et que faire maintenant ? La critique, il est bien vrai, est plus facile que la proposition et l’action.

« L’esquisse de développement villageois autocentré » laisse, à cet égard, le lecteur un peu sur sa faim.

Il reste que le souci de justice, et la passion du développement, animent René Dumont, et que la compétence et l’expérience de l’agronome méritent le respect. On ne saurait donc rejeter en bloc l’analyse proposée, au motif que certaines appréciations sont injustes ou erronées. Le livre de René Dumon et de Marie France Mottin incite à la réflexion, il est utile à l’action des hommes de bonne volonté.