Culture et civilisations

« L’ABSENTE » DE TOUT SENGHOR : UN ENJEU INTERTEXTUEL

Ethiopiques n°61

revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2e semestre 1998

1948-1998

Cinquantenaire

de la l’Anthologie

de la nouvelle poésie nègre et malgache

de langue française

de Léopold Sédar Senghor

Mon titre, volontairement énigmatique et déjà intertextuel, appelle un certain nombre de remarques préliminaires. Sur l’affiche [2], des guillemets entourent « L’Absente », titre, comme vous ne le savez que trop bien, d’un poème de Senghor qui figure dans le recueil Éthiopiques. J’ai en effet l’intention d’en parler sous un angle bien précis. Mais on aurait pu, aussi bien, mettre des guillemets autour de l’ensemble du titre : « L’Absente de tout Senghor », qui ne prend tout son sens que dans son rapport avec la célèbre expression de Mallarmé à la fin de sa « Crise du vers » : « l’absente de tout bouquet », dans un texte où il parle d’une finalité essentielle de la poésie : « suggérer, voilà le rêve ». Cette idée aussi est loin d’être étrangère à mes propos. J’avais en outre indiqué un sous-titre pour ma communication : « un enjeu intertextuel », mais il s’est mystérieusement absenté de la première version de l’affiche, peut-être sous l’influence du titre qui le précède, mais que son absence rendait encore plus obscur. Quoi qu’il en soit, vous voilà avertis qu’il s’agira d’une réflexion sur un intertexte, bien précis en l’occurrence, en rapport d’une part, avec le poème « l’Absente » et d’autre part, avec un poème de ce Saint-John Perse que Senghor a tant admiré : « Exil ».

Dans la célèbre postface d’Éthiopiques intitulée « Comme les lamantins vont boire à la source », reprise chaque fois qu’on édite son œuvre poétique, Senghor s’insurge à juste titre contre une accusation d’imitation de son grand aîné : « Tel me reproche d’imiter Saint-John Perse, et je ne l’avais pas lu avant d’avoir écrit les Chants d’ombre et les Hosties noires ». Deux pages plus loin, cependant, il expose loyalement son admiration : « à la découverte de Saint-John Perse, après la Libération, je fus ébloui comme Paul sur les chemin de Damas ». Une quinzaine d’années plus tard, dans l’étude que Senghor consacre à « Saint-John Perse ou poésie du royaume d’enfance », il reprendra, comme nous le verrons, le même écho biblique. Il y développera davantage les raisons de son admiration et nous reviendrons ultérieurement sur ce texte, essentiel pour notre propos.

Ce qui est clair d’emblée, pourtant, c’est la parenté d’esprit entre les deux poètes. Le même souffle les habite, la même noblesse hiératique instruit leur poésie. C’est assurément la méchanceté qui a amené certaines personnes malveillantes à surnommer Alexis Leger « le nègre du quai d’Orsay », faisant valoir son teint hâlé et ses origines de blanc-pays » guadeloupéen (équivalent du « béké » martiniquais, c’est-à-dire Français-créole, natif des îles) ; mais d’une manière qu’elles ne pussent soupçonner, elles ne savaient pas si bien dire. Sous son nom de plume, il avait autant que l’a Senghor le sens du rythme poétique. Si, pour ce dernier, le Nègre nouveau est animé d’une passion lucide », Saint-John Perse serait bel et bien un « Nègre nouveau » chez qui, comme chez Senghor, la lucidité gouverne la passion selon un jeu phono-sémantique souple et savant qu’entraîne plus ou moins strictement, selon les effets recherchés, l’allant « la grand drive » dirait-on aux Antilles – du rythme.

Qui dit parenté, dit famille, dit fraternité, dit du moins cousinage. Même si nous n’étions pas déjà conscients, dans la vie courante, de toutes les nuances, de toute la souplesse des mots tels que père, fils, frère ou cousin. Les anthropologues en disent assez long sur la complexité des réseaux de parenté pour nous alerter, nous autres critiques littéraires, à toute l’élasticité des rapports qui peuvent exister entre telle écriture et telle autre. Hommage, écho, inspiration, influence, interférence, intertexte, imitation, plagiats… ne sont pour ainsi dire que des bornes kilométriques sur un chemin sinueux d’une longueur incertaine. Comment mesurer cet élastique ? Convient-il de ne maintenir que le terme récent, celui d’ « intertexte », lancé avec la formule que l’on sait par Julia Kristeva, vu que sa souplesse même recouvre les autres termes de la liste tout en gardant le respect dû à l’individualité des écrits et à l’autonomie des auteurs concernés ? Perd-on en précision ce qu’on gagne en subtilité ? Nous verrons dans quelle mesure le langage critique peut utilement s’appliquer au cas précis de « l’Absente » que je vous invite maintenant à écouter.

Lire le poème

Il ne saurait être question ici d’envisager une analyse complète d’un poème aussi long et complexe. Sa ferveur vous aura touchés, j’espère, son rythme vous aura peut-être même envoûtés, son émotion vous aura séduits sans que vous sachiez toujours pourquoi. C’est une musique verbale accompagnée, selon les indications du poète, de trois kôras et d’un balafon, instruments qui prêtent de la sorte leurs qualités à celles des mots. Mais les mots ne sont pas que musique, ils portent un sens, même si ce sens se double de jeux phonétiques qui l’enrichissent dans ce Jeu suprême qu’est la poésie au dire de Mallarmé. Aussi les « jeunes filles » auxquelles le poète adresse ses éloges se muent-elles en « jeunes feuilles » vers la fin du texte, non pas pour faire facticement écho aux jeunes filles en fleur de Proust mais bien pour souligner le rapport étroit entre les deux volets de la métaphore filée tout au long du poème et qui consiste en une verdeur humaine symbolisée par une verdure végétale.

Le poète est en attente. De l’Absente, certes, mais que figure-t-elle à travers toutes les résonances qu’appelle son invocation ? Cette « Princesse en allée » (II) prend la forme de la « Reine de Saba » (III), de l’« Éthiopienne » (V). C’est dire sa majesté et son importance dans l’imaginaire senghorien et plus généralement africain. Elle se nomme aussi, avec majuscule à l’appui, « La Bonne Nouvelle » (III), voire « la Très Bonne Nouvelle » (V).

Quant au moment de sa venue hautement anticipée, elle « était prédite quand les palabres rougiraient les places des villages » (V) , à l’annonce des « flamboyants » (III), « quand se rassembleraient les hirondelles » (V) , très précisément « au solstice de juin » (V) ou encore « dans l’humide soleil de juin »(VII). S’agit-il donc d’une femme ordinaire ? Certes non. Elle prend l’allure emblématique du Printemps, deux fois invoqué dans la IVe partie. Elle est, à la fin, suite à « l’aigreur de l’Harmattan » (IV), la montée de la sève, le renouveau, en un mot qui n’est justement pas prononcé, la Pluie. Voilà l’Absente tant désirée, tant attendue, amante et reine, sourire et sève, bonne nouvelle si jamais il en fut dans un pays partagé entre deux couleurs saisonnières, deux couleurs symboliques : vert et or. Ces couleurs maintes fois nommées dans le poème s’accompagnent de nuances des mêmes tons : vert-olive, jaune-fauve. C’est à peine si j’ai besoin de rappeler ici que le drapeau du Sénégal comporte aussi ces couleurs symboliques de la forêt et du désert entre lesquels le pays, nommé au début du texte, se partage.

Nommer, c’est créer, selon la croyance antique et quasi universelle à laquelle souscrivent et Saint-John Perse et Senghor : « Je nommerai des choses futiles qui fleuriront de ma nomination » (VI) proclame Senghor ici. La poésie qui nomme équivaut ainsi à la pluie fécondante, mais le poète d’ajouter : « Le nom de l’Absente est ineffable » (VI). Chez Saint-John Perse aussi les mots, comme la logique, sont à dépasser. Le non-dit garde son pouvoir mystérieux de coumpe, tout comme la vie maintient son paradoxe selon lequel, en un écho direct de Saint-Jean de la Croix – « Ymuero por que no muero » -, Senghor écrit :

« Et je meurs de ne pas mourir ». La portée du poème est ainsi considérable, allant du plus concrètement matériel au plus hautement spirituel, et c’est à peine si nous en avons touché la surface.

Venons-en pourtant à la question de son intertexte, déjà multiple comme nous l’avons vu, mais particulièrement instructif en ce qui concerne Saint-John Perse. Pour celui qui connaît l’œuvre du poète d’Éloges, d’Anabase, d’Exil, de Vents, d’Amers et j’en passe, certains échos ne font pas de doute. Il convient en l’occurrence de braquer l’attention sur le poème « Exil » qui a rompu un silence poétique d’une vingtaine d’années. Pendant cette période, l’alter ego du poète, Alexis Leger, exerçait de hautes fonctions diplomatiques au quai d’Orsay, devenant enfin jusqu’en 1940 Secrétaire général du ministère français des affaires étrangères. Le recueil Exil comporte quatre poèmes, dont le premier porte le titre de l’ensemble ; c’est en effet lui qui nous intéresse ici particulièrement. Senghor n’avait nullement besoin de connaître le thème majeur du deuxième poème du recueil, intitulé « Pluies », pour le retenir, comme nous l’avons vu, comme la référence maîtresse de « l’Absente ». C’est l’« Exil » en revanche, qui prête à ce poème un certain nombre d’éléments lexicaux et que nous retrouvons sous une forme insistante et éclatante dans sa deuxième partie.

J’ose affirmer que cette deuxième section est si étroitement liée au texte d’« Exil » qu’il est impensable que Senghor n’ait pas lu ce poème avant d’écrire du moins cette partie de « l’Absente ». Nous avons vu, cependant, qu’il dit n’avoir lu Saint-John Perse qu’après le Libération, c’est-à-dire après juin 1944. Qui douterait de l’exactitude de sa mémoire ? Heureusement pour nous, cette affirmation de la postface d’Éthiopiques est contredite par le témoignage d’un texte moins célèbre de Senghor auquel nous avons déjà fait allusion : à savoir son étude sur la poésie de Saint-John Perse publiée dans La Table ronde de mai 1962. Il y écrit au tout début du texte.

« Je me rappelle encore l’Événement. C’était, sur ma table, un nouveau numéro des Cahiers du Sud, où j’avais publié un poème en 1938. Nous étions sous l’Occupation. Dans ce numéro, un poème, signé Saint-John Perse, avait retenu mon attention. M’avait foudroyé, comme Paul sur le chemin de Damas. Il s’intitulait Exil. Je connaissais le nom du Poète, mais ne l’avais pas encore lu, alors que j’avais, dans mes tiroirs, la matière de deux recueils.

Ce fut donc une révélation : la révélation de ce que je rêvais d’écrire pour traduire en français et dans notre situation, le ton des poèmes du Royaume d’enfance… Le ton des grandes poésies antiques : celles de l’Égypte, de l’Inde, d’Israël, de la Grèce. Et, d’abord, de l’ancien Royaume du Sine ».

Nous voilà donc fixés sur la chronologie. Senghor suivait de près les Cahiers de Sud, et « Exil » y est paru en mai 1942. D’autres revues de la Résistance, en Suisse, à Alger, en Argentine, auraient vite fait de reprendre le texte qui circulait donc en zone occupée plus ou moins sous le manteau, c’est-à-dire de la manière la plus efficace pour qu’il soit apprécié des fervents en mal de poésie comme de liberté. Et c’est en 1942 précisément, que Senghor regagne la France après sa captivité.

C’est dans « l’Absente » que nous retrouvons le reflet le plus direct de cette lecture enchantée. Il convient toutefois de cerner la nature et l’étendue de cette fascination, et cela, nous pouvons le faire en grande partie grâce à l’étude que Senghor a consacrée à Saint-John Perse vingt ans après la révélation d’« Exil ». Car il ne suffit pas de démontrer une parenté dans les thèmes : l’absence et l’exil sont des thèmes majeurs de la littérature de tous les temps et de tous les climats. Il ne suffit pas non plus de retrouver dans les deux poèmes des vocables communs, même si dans certains cas ils sont relativement rares : « sables » ou « ravissement », « gloire » ou « mouettes », « filles » ou « élytres », « futiles » ou « à tire d’aile », « cendres » et « stèle ». Même la majuscule attribuée à l’Absente, à la Présente, à la Souriante, à Juin et au Poète chez Senghor, rejoignant les Princes, le Pérégrin, le Cavalier, l’Étranger, la Mendiante, le Prodigue, Partout-errante, le Proscrit, Juin et le Poète encore, tous avec majuscule dans « Exil », reste en-deçà d’une preuve rigoureuse. La filiation se fait subrepticement par l’oreille.

Écoutons donc, comme pour prouver la réalité d’un véritable envoûtement chez Senghor lecteur de Saint-John Perse (parfaitement compréhensible, d’ailleurs : après une quarantaine d’années de fréquentation, ces vers ne cessent de me porter, de me transporter), quelques fragments d’« Exil » et, à leur suite, relisons la deuxième partie du poème de Senghor où se concentre l’effet Saint-John Perse :

Saint-John Perse : Portes ouvertes sur les sables, portes ouverte sur l’exil.

Les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil :

Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre dans les sables…

Ma gloire est sur les sables ! ma gloire est sur les sables !… Et ce n’est point errer, ô Pérégrin,

Que de convoiter l’aire la plus nue pour assembler aux syrtes de l’exil un grand poème né de rien, un grand poème fait de rien…

Sifflez, ô frondes par le monde, chantez, ô conques sur les eaux !

J’ai fondé sur l’abîme et l’embrun et la fumée des sables. Je me coucherai dans les citernes et dans les vaisseaux creux,

En tous lieux vains et fades où gît le goût de la grandeur.

« … Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette grandeur,

Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant

Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible ».

« … Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur,

Et ce très haut ressac au comble de l’accès, toujours, au faîte du désir, la même mouette sur son aile, la même mouette sur son aire, à tire-d’aile ralliant les stances de l’exil, et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proféré, la même plainte sans mesure

À la poursuite, sur les sables, de mon âme numide… »

Le vent nous conte sa vieillesse, le vent nous conte sa jeunesse… Honore, ô Prince, ton exil !

Et soudain tout m’est force et présence, où fume encore le thème du néant.

Ah ! toute chose vaine au van de la mémoire, ah ! toute chose insane aux fifres de l’exil : le pur nautile des eaux libres, le pur mobile de nos songes…

Il n’est d’histoire que de l’âme, il n’est d’aisance que de l’âme.

Avec l’achaine, l’anophèle, avec les chaumes et les sables, avec les choses les plus frêles, avec les choses les plus vaines, la simple chose, la simple chose que voilà, la simple chose d’être là, dans l’écoulement du jour…

Senghor : Jeunes filles aux longs cous de roseaux, je dis chantez l’Absente la Princesse en allée

Ma gloire n’est pas sur la stèle, ma gloire n’est pas sur la pierre

Ma gloire est de chanter le charme de l’Absente

Ma gloire de charmer le charme de l’Absente, ma gloire

Est de chanter la mousse et l’élyme des sables

La poussière des vagues et le ventre des mouettes, la lumière sur les collines

Toutes choses vaines sous le van, toutes choses dans le vent et l’odeur des charniers

Toutes choses frêles dans la lumière des arrhes, toutes choses très belles dans la splendeur des armes

Ma gloire est de chanter la beauté de l’Absente.

Faut-il crier au plagiat ? La notion de propriété littéraire existe en droit depuis moins d’un siècle et semble singulièrement mal adaptée non seulement à un art qui se nourrit en grande partie de lui-même mais encore et surtout à une écriture fondée sur une tradition orale qui par sa nature même bafoue toutes les lois du copyright. On se rappelle les difficultés qu’ont connues devant la presse et la justice françaises un Yambo Ouologuem ou, tout récemment encore, une Calixthe Beyala. On reconnaît dans le chant de Senghor, outre des vocables et des expressions empruntés à « Exil », certains des procédés de répétitions lexicales et rythmiques qui caractérisent cette poésie et que le professeur Senghor analyse avec une parfaite justesse dans son étude sur Saint-John Perse.

En matière de rythme, en effet, le verset de Saint-John Perse se distingue très nettement, lorsqu’on l’étudie de près, de celui d’un Claudel ou d’un Péguy. Habituellement, celui de Senghor serait plus proche de ces derniers, mais dans « l’Absente » il se plaît à reprendre selon un seul et même rythme des éléments de phrase phono-sémantiquement parallèles tout en les prolongeant soit dans le verset suivant, soit dans une fin de verset qui rompt avec le schéma établi. Or, cette technique est typiquement persien, comme nous l’avons vu, des éléments métriques pairs – hexasyllabes, octosyllabes, alexandrins – se prolongeant en d’autres éléments pairs ou se complétant souvent, pour mieux désarçonner le lecteur, d’éléments impairs. Il est vrai qu’on trouve des exemples dispersés chez d’autres poètes qui cherchent à renouveler la versification française. Si chez Saint-John Perse, on lit par exemple : « …la même mouette sur son aile, la même mouette sur son aire, à tire-d’aile ralliant les stances de l’exil… », ou chez Senghor : « Toutes choses vaines sous le van, toutes choses vaines dans le vent et l’odeur des charniers », il convient de rappeler déjà chez Apollinaire : « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin ». L’alexandrin, classique par sa forme, qui ouvre « Zone », précédant le vers que je viens de citer, et qui va jusqu’à respecter la diérèse d’« ancien » – « À la fin tu es las de ce monde ancien » – fait sémantiquement un pied de nez à la tradition. Il prépare l’oreille et l’esprit du lecteur pour ce qui suit, métaphore pastorale appliquée à des constructions ultra-modernes, présentée en deux hexasyllabes qui riment parfaitement pour l’oreille mais qui laissent traîner la petite queue de la locution adverbiale.

De quelque manière que nous traitions le « e caduc » chez Saint-John Perse et Senghor, l’effet créé est analogue : deux éléments rigoureusement parallèles, tant phono-sémantiquement que rythmiquement, sont suivis d’un nouvel élément qui, par les modifications phoniques et rythmiques qu’il apporte, va de l’avant avec une nouvelle énergie. Senghor reconnaît à l’analyse du poème de son aîné ce « rythme binaire, […] régulier mais point monotone […] parce qu’à la crête du sentiment-idée, de l’émotion-expression, comme d’une vague, jaillit un vers impair ». Cette métaphore rappelle même un beau passage d’« Exil » : « Et ce très haut ressac au comble de l’accès » où la symétrie rythmique rehausse la valeur du subtil jeu phono-sémantique. En effet, Senghor semble ici, dans les propositions et expression symétriques de la deuxième partie de « l’Absente », avoir subi une influence très nette de Saint-John Perse dont c’est une technique récurrente, alors que Senghor use d’habitude de répétitions, certes, mais à rythme plutôt variable. On sait que pour lui, le « rythme vivant » de l’esthétique négro-africaines est « fait de parallélisme asymétrique ou, mieux, de répétitions qui ne se répètent pas ».

Est-ce là un simple hommage, un clin d’œil dirigé vers un maître reconnu ? Une inscription dédicatoire aurait fait l’affaire tout en évitant l’équivoque. Si Senghor ne l’a pas fait, c’est qu’il a choisi de ne pas le faire. Mais on l’imagine mal se glissant vers le bananier du voisin pour lui voler un régime. S’il manque toujours un sou pour faire le franc, on ne prête qu’aux riches.

Reprenons donc la notion d’intertexte pour y réfléchir plus avant le passage inculpé. Il est bon de rappeler que ce n’est qu’un passage, groupe de neuf versets dans un poème qui comporte sept chants et un total de soixante-dix-huit versets. Si Senghor s’est laissé impressionner par Saint-John Perse, a-t-il néanmoins su « faire sien » ? C’est Valéry, n’est-ce pas, qui, parlant métaphoriquement de la nature du poète, a dit que le lion est fait de mouton assimilé. En d’autres termes, il prend son bien où il le trouve. Si Saint-John Perse n’a rien d’un mouton, Senghor précise ici qu’il n’est pas « le Lion téméraire, le Lion vert qui rugit l’honneur du Sénégal » (I). Mais on sait aussi que lorsqu’un écrivain fait une proposition négative, il en tire en même temps un bénéfice positif, puisque la chose est nommée et laisse inéluctablement ses traces. Senghor a trouvé son bien chez Saint-John Perse pour en faire quelque chose d’autre. Il inscrit son hommage passagèrement dans le texte afin de lui prêter une assise plus solide. Les deux premiers chants évoluent en effet hors du temps dans la négation et le dépouillement. Seul l’acte du poème s’élève face au dénuement tant spirituel que matériel que représente « l’absence de l’Absente » (III).C’est le troisième chant qui entame le cycle saisonnier par sa référence à l’hiver, auquel fait contraste la reprise des allusions à l’Afrique, absentes de la IIe partie comme du début de la IIIe. Sans le moment de recueillement et de dépouillement qui les précède, l’attente des bourgeons du printemps aurait moins de valeur, la montée de la nouvelle sève végétale et humaine moins de dynamisme impatient. Aussi Senghor intègre-t-il pleinement sa lecture d’ « Exil » pour créer son « ensemble nouveau ».

Mais c’est sur le rythme de Saint-John Perse que Senghor insiste dans l’étude qu’il lui consacre, et c’est sur les rappels rythmiques que nous avons à notre tour insisté dans le rapprochement entre « Exil » et « l’Absente ». On sait que le rythme, étroitement associé aux ruses de l’imparable signifiant, a la capacité d’outrepasser subrepticement la raison raisonnante, de contourner sournoisement les défenses catégorielles de l’adulte pour pénétrer dans le tréfonds de l’être, dans ce monde profondément enfoui qu’est le Royaume d’enfance. Le poète de Joal-Fadiouth se remémore la visite à son père du dernier Roi du Sine : « Il m’arrive en magnifique arroi, sous son manteau de pourpre, sur son cheval-du-fleuve ». Les griots chantaient « en s’accompagnant de leur tama, de leur tam-tam d’aisselle […] ils chantaient des poèmes à hauteur de cheval, à hauteur de Roi et, à hauteur d’homme ». Et le poète-président de poursuivre : « Eh bien ! c’est ce souvenir qui me venait à la mémoire tandis que je lisais, tandis que je chantais les versets d’Exil. C’était le même ton à peu de choses près : à hauteur de Roi, à hauteur d’homme, à hauteur d’honneur ».

Moins lecture que chant, donc, que cette découverte par Senghor de la poésie de Saint-John Perse. Il l’avoue franchement : « Je suis un auditif. Ce qui me frappe, ce qui m’enchante d’abord, dans un poème, ce sont ses qualités sensuelles : le rythme du vers ou du verset, et sa musique. Saint-John Perse me comblait ». Retrouver de la sorte non seulement « ode, canius, voire carmen » antique mais encore le woï de la tradition africaine, rénovés pour situer les réalités du monde moderne dans les vastes cycles de l’histoire, ne pouvait qu’enchanter le poète de « l’Absente ». Dans sa préface à l’Intrus, Bilal Fall émet l’opinion que « la magie du verbe ne saurait ressusciter « le Royaume d’enfance » à l’heure des missiles ! » Mais l’un n’empêche pas l’autre, me semble-t-il : incommensurables, ils appartiennent à deux mondes distincts, et l’on pourrait dire au contraire que le danger exaspère la disponibilité affective.

Tâchons de conclure, si ce n’est que provisoirement. Au moment d’établir son recueil d’Ethiopiques, Senghor avait derrière lui l’expérience de deux recueils de taille, Chants d’ombre et Hosties noires. Sa manière avait déjà pris pour ainsi dire son rythme de croisière. Conscient de ses moyens comme de ses buts, il savait parfaitement organiser un poème cohérent dans son ensemble et riche dans ses détails.

Nous en avons la preuve éclatante dans les poèmes ô combien mémorables de ces premiers recueils. Sa rencontre avec Saint-John Perse – et c’est sans doute le terme de rencontre qui convient le mieux dans les circonstances et qu’il faudrait donc ajouter à la liste des types d’interférence littéraire que nous avons proposés – a peut-être légèrement fléchi ses procédés dans ce sens qu’il découvrait chez son aîné une assurance dans le long poème comme dans le long vers que ses vingt ans de plus d’expérience lui avait fournie. Senghor reconnaît amplement sa filiation dans son étude « Saint-John Perse ou poésie du royaume d’enfance ». L’exemple du poète d’Exil était comme une confirmation du style que Senghor s’était forgé, faisant son alliage tout personnel du chant africain et des poètes français dont il partageait les vibrations.

En dehors de toute poésie, pourtant, ou plutôt à travers elle, au niveau du cœur et de l’esprit, Senghor a dû sentir instinctivement chez Saint-John Perse cette alliance très rare que lui-même possède en plein, celle d’une âme toute de noblesse et d’un cœur républicain, foncièrement à gauche. C’est une alliance d’aristocratie et de jacobinisme que le monde admet difficilement depuis Marx, mais dont il convient de reconnaître non seulement l’existence mais aussi l’exceptionnelle générosité.

[1] Professor of French (1776) University of Dublin (Ireland)

[2] – présentant la communication de M. Little au Centre de Recherche Ouest-Africaine de Dakar (NDRL)