Notes de lecture

KAREN ESTRESIA HELENA KRAMER : SYMBOLISME DE LA FEMME DANS LA POESIE DE LEOPOLD SEDAR SENGHOR, MEMOIRE DE MAITRISE, FAKULTEIT LETTERE EN WYSBEGEERTE AAN RANDSE AFRIKAANSE UNIVERSITEIT, JOHANNESBURG, 1983 ; 150 P.

Ethiopiques n°48-49

revue trimestrielle de culture négro-africaine

Hommage à Léopold Sédar Senghor

Spécial les métiers du livre

1e et 2e trimestre 1988

– volume 5 n°1-2

Le mémoire de maîtrise intitulé « Symbolisme de la femme dans la poésie de L. S. Senghor », soutenu à la Randse Afrikaanse Universiteit de Johannesburg en 1983 par K. E. Helena Kramer mérite l’attention à plus d’un titre. Non seulement, il s’agit d’un travail de recherche qui a été fait en plein foyer de l’apartheid, mais aussi le lecteur étonné par la démarche et les interprétations pleines de sensibilité et de nuances de sorte que nous pouvons parler d’une contribution pertinente et unique à la découverte de l’œuvre poétique de L. S. Senghor et du mon de culturel négro-africain.

  1. E. H. Kramer relève, dans huit chapitres, plusieurs aspects du symbolisme de la femme dans les poèmes de Senghor en élaborant chaque aspect à partir d’un poème ou des extraits d’un poème particulier et exemplaire.

Les trois premiers chapitres tournent autour du côté initiatique qui se détache dans le traitement du thème de la femme en tant que symbole chez Senghor : le royaume d’enfance (« Nuit de Sine ») – la perte du paradis (« Que m’accompagnent koras et balafong ») – la reconquête du paradis enfantin (« Epîtres à la Princesse »). Ce parcours initiatique indique déjà la quintessence du message des poèmes senghoriens reflétée à travers le symbole de la femme : la recherche spirituelle et le caractère réel et sur-réel, profane et mystique à la fois du monde.

L’originalité du travail de K. E. H. Kramer repose surtout dans les autres nuances qu’elle relève dans le symbole de la femme, développées dans les chapitres suivants :

Chapitre IV : « La femme comme intermédiaire entre l’homme négro-africain et la nature », aspect illustré à l’exemple du poème « Congo » qui est un des poèmes les plus difficilement accessibles et dont Kramer réussit à faire une interprétation remarquable.

Chapitre V « La femme comme lien avec les ancêtres illustres », thème qu’elle relève à partir des deux poèmes « L’Absente » et « L’Elégie pour la Reine Saba ».

Chapitre VI : « La femme comme symbole de la vie et de la mort », où le poème « La main de la lumière » figure à titre d’exemple.

Chapitre VII : « La femme et l’hésitation entre le devoir et la vocation poétique » ; se traduisant à travers l’épopée « Chaka ». Dans ce conflit, la femme représente, une fois de plus, « le soleil du monde nouveau », la renaissance du poète « à l’amour, à la poésie et à son paradis d’enfance » (124).

Le dernier chapitre (Chapitre VIII), « L’idéalisation de l’éternel féminin », est consacré à une interprétation exhaustive du poème « Femme Noire ».

En dehors des analyses détaillées de poèmes choisis, l’auteur rapproche la poésie, là ou il y a besoin, aux écrits théoriques de L. S. Senghor, comme par exemple « Langage et poésie négro-africaine » (in : Liberté I, Négritude et humanisme, p. 159 ff) ou l’étude sur « La parole chez Paul Claudel et chez les Négro-africains ». K. E. H. Kramer insiste surtout dès le début de son analyse sur trois aspects fondamentaux pour toute interprétation des poèmes senghoriens :

  1. la conception africaine du merveilleux, la double vue de l’Africain, faisant dans chaque mot la différence de « signe » et de « sens » (cf. p. 4) ;
  2. l’aspect musical dans la poésie négro-africaine, l’importance du rythme et la valeur qualitative (accent, timbre) avant la valeur quantitative (nombre de syllabes) (cf. p. 8 ff) ;
  3. la problématique d’interférence du point de vue linguistique et conceptuel (« penser nègre en français ») (cf. p. 10).

Malgré les mérites indubitables de ce travail, qu’il me soit permis d’évoquer quelques insuffisances qui, bien entendu, paraissent secondaires par rapport à la valeur symbolique et scientifique, mais qui seraient impardonnables et nuisibles à une publication de l’ouvrage sous forme de livre.

Au regard du titre, le lecteur s’attend à une analyse de la poésie intégrale de Senghor, tandis que K. E. H. Kramer se limite aux premiers recueils de 1945 à 1961, et là encore à quelques poèmes exemplaires seulement. Si l’auteur avait tenu compte du corpus entier de ces recueils il se serait aperçu que la femme, en tant que thème littéraire, recouvre en dehors de l’aspect purement spirituel également un côté étroitement lié à l’histoire, à savoir à la guerre : femmes et enfants sont l’incarnation de l’humanisme par opposition à la violence et la brutalité de la guerre. Cet aspect se dégage surtout dans les poèmes comme « Prière des tirailleurs sénégalais » ou « Femmes de France » dans le recueil Hosties Noires, qui traitent l’époque de la 2e Guerre Mondiale.

Dans les « Lettres d’Hivernage » qui ne figurent pas parmi les poèmes analysés par Kramer, elle aurait – par contre – pu trouver d’excellents exemples afin d’illustrer les aspects relevés dans les chapitres VII et VIII de son travail.

Dans l’interprétation du recueil Ethiopiques et notamment dans l’analyse du poème « Congo », la référence au Moyen Age aurait dû être complétée par un renvoi à l’Antiquité qui s’impose non seulement dans le sous-titre « woï » (selon Senghor « la traduction exacte de l’ôdé grecque », 1964, p. 277), mais aussi dans le titre du recueil Ethiopiques, qui fait allusion à un roman d’amour d’Héliodore du même nom (« Aithiopika ») (cf. Raible, 1972, p. 146).

Le reproche principal au travail de Kramer réside dans le caractère incomplet du Lexique et des références bibliographiques. Le Lexique n’énumère et n’explique qu’une très petite partie (55 mots) des expressions africaines et particulières qui sont incompréhensibles pour le lecteur européen ou non-africain. Contrairement au lexique exemplaire qui a été établi par L. Kesteloot dans son ouvrage récemment publié qui contient plus de 450 termes, Kramer n’a pas seulement négliger des termes qu’elle aurait dû expliquer (par exemple rîti, woï, sabar, ndeundeu, etc.), elle explique – par contre des expressions qui faisant partie de la culture générale ne valent pas la peine d’être relevées telle que « pirogue », « rites » ou « Kilimandjaro ». L’absence d’une bibliographie et la simple référence à quelque peu de titres choisis au hasard, empêchent le lecteur d’approfondir ses recherches et de mesurer l’importance et la valeur du travail de Kramer. De plus de 150 titres parus à propos de la poésie de L. S. Senghor que compte la bibliographie éditée par la Fondation Léopold Sédar Senghor (2e édition, 1982), elle ne cite que quatre (G. G. Osman, D. Garrot, A. Guibert et G. Lebaud) et elle semble ignorer les recherches qui ont déjà été consacrées au même sujet, à savoir celle de Chantal Desjeux : La Femme dans l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor et de Marie Françoise Limagne : La Femme dans la poésie africaine d’expression française de 1945 à 1965. (Cf. Bibliographie, 1962, p. 99 et 100). A part ces deux ouvrages, antérieurs au travail de Kramer, il faudrait tenir compte d’une troisième étude, entre temps publiée dans la revue Etudes Germano-Africaines : par Claude Sanchez : « La Femme dans l’œuvre poétique de L. S. Senghor, de « Chants d’Ombre » à « Lettres d’Hivernage ». Kramer cite, par contre, quelques ouvrages qui n’ont pas encore été recensés par la bibliographie senghorienne (M. Aziza, 1980 ; J. Leiner, 1980 ; A. Sahel, 1976 ; Sherrington, 1976).

En conclusion, il faut encore une fois, malgré les lacunes soulevées, souligner le caractère singulier de l’étude de K. E. H. Kramer qui est un travail qui s’inscrit parfaitement dans ce que L. S. Senghor appelait « le dialogue des cultures ». Il faut espérer que des initiatives de recherches telle que celle de K. E. H. Kramer feront école de sorte que l’opinion publique connaisse l’autre aspect de l’Afrique du Sud ; et ne finisse pas par confondre le fléau de l’apartheid et les habitants du dit pays.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES :

Aziza, M. : Léopold Sédar Senghor la poésie de l’action, Paris 1980 (Editions Stock).

Desjeux, Chantal : « La Femme dans l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor », Paris 1969 (Maîtrise es Lettres) (IIA 55, dans la bibliographie de la Fondation L. S. Senghor).

Fondation Léopold Sédar Senghor : Bibliographie (éditée par le Bureau de Documentation de la Présidence de la République), Dakar 19751, 19822.

Dans cet ouvrage se trouvent les références concernant les livres suivants : G. G. Osman (IIA 79), D. Garrot (IIA 136), A. Guibert (IIA 54) et G. Lebaud (IIA 107).

Kesteloot, Lilyan : Les poèmes de L. S. Senghor, Bar le Duc 1987

Leiner, J. : Imaginaire Langage-Identité culturelle Négritude, in : Etudes littéraires françaises 10, Paris 1980.

Limagne, M. F. : La Femme dans la poésie africaine d’expression française de 1945 à 1965 (Dans la bibliographie de la Fondation L. S. S. IIA 47).

Raible, Wolfgang : Moderne Lyrik in Frankreich, Darstellung und Interpretation, Stuttgart e.a. 1972 (Dans cet ouvrage nous trouvons une interprétation pertinente du poème « Congo », p. 145 11).

Sanchez, Claude : La Femme dans l’œuvre poétique de L. S. Senghor de « Chants d’Ombre » à « Lettres d’Hivernage », in : Etudes Germano-Africaines, n° 2 et 3, 1984/1985, pp. 133-145.

Senghor, Léopold Sédar : Poèmes, Paris 1964.

Idem : Liberté I, Négritude et Humanisme, Paris 1964

Idem : La parole chez Paul Claudel et chez les Négro-africains, Dakar 1973.

Sahel. A. : Eveil à un rêve, Essai sur la structure de « Chants d’Ombre » de Léopold Sédar Senghor, Hommage à L. S. Senghor, Paris J 976, p.338.

Sherrington, R. F. : La femme ambiguë des Lettres d’Hivernage, Hommage à Senghor, Paris 1976, p. 278.