HOMMAGE A BRIERRE : DECOUVERTES
Ethiopiques n°56.
revue semestrielle de culture négro-africaine
2ème semestre 1992
POUR SALUER BRIERRE
Par : Moustapha TAMBADOU
En décembre 1992 s’éteignait Jean F. Brierre, figure de proue et voix lumineuse des lettres négro-africaines.
Il était parti, sur cette terre de Haïti qu’il aimait tant, répondre à l’appel de l’éternité, après avoir payé, à sa soif inextinguible de liberté et de dignité, le lourd tribut de quelque vingt ans d’exil au Sénégal.
Lourd tribut ?
L’exil est atroce.
Ceux qui contraignent à l’exil sont indéfendables.
Mais Brierre avait su aimer le Sénégal comme une seconde patrie. C’est dans notre pays que sont nées ses oeuvres majeures, fruit d’une poésie que Léopold Sédar Senghor qualifia d’ »élégante, nuancée [et] raffinée ».
En hommage à ce frère par adoption mutuelle et magnifique nous rééditons DECOUVERTES qu’il fit publier dans le tout premier numéro de notre revue.
Car Brierre était un grand ami d’ETHIOPIQUES qui saisit cette occasion pour présenter à sa famille, à ses compagnons d’exil, à tous les écrivains noirs, ses condoléances les plus émues.
DECOUVERTES
Auteur : Jean F. BRIERRE
Grandes cartes du monde aux vitrines du jour,
Qu’on appelle je sais pourquoi cartes physiques,
Pourpres d’étal, terres de Sienne et de bruyère,
Bleus de mer, de lointains et de ciels confrontés,
Murales de carton qui creusez dans la pierre
De vaporeuses reculées aux perspectives infinies,
Vous noyez le regard d’océans scarifiés
Où le point d’alençon des deux azurs du mât
Prolifère en étrave et s’épanche en voilure,
Terre, ciel, océan chavirent dans vos yeux
Où se forment soudain une pustule d’île,
Une éclisse, une arête, un ressaut de marsouin,
Le guet horizontal des lézards péninsules.
Et l’horizon se lève en légères faucilles
Dans des javelles de nuage.
Une écluse a frayé, douce, dans l’onde amère
Et la peau rarement lisse d’Okeanos
Ondule, se crépèle en clapotis mineurs,
De bulles d’étincelle et d’éclats de miroir,
De levures de nids d’abeilles et d’écailles
Sur la fermentation du flot aigue-marine
Que scalpe du dedans l’hypoderme des houles.
Quand l’alizé fluvial attise de risées
Le vieux frisson paludéen des eaux chantantes,
Que le sol a des yeux de bourgeons et des lèvres de fleurs.
A travers les années-lumière se profile
La lenteur que met l’homme à se mettre debout
Dans le squelette colossal des dinosaures,
S’adaptant aux climats, couvert de poils ou nu,
A modeler sa voix et trouver son accent
Dans le hennissement, le hurlement, l’ululement,
A dégager ses doigts des griffes et des serres,
Tendre à travers les crocs la ligne du sourire,
Enfiler en collier le chant perlé du rire,
Refléter le hasard et copier la nature.
Histoire minérale de la préhistoire.
Pictographie inconcevable sans Dieu à notre peur,
Derniers étages verts d’alluvions diluviennes,
Vaste cimetière de monstres
Qui puaient le purin, le sexe, les palus
Et se cherchaient l’un l’autre en se frottant au ciel
Durant la longue transhumance des espèces,
Les femelles flairant la vie aux reins des mâles,
Anxieuses de l’héberger et la transmettre
Dans la crucifixion salace de la chair
Et le déchirement d’entrailles du vêlage.
Grave photo d’aïeule au visage d’enfant
Dont le corps labouré de mille chirurgies
S’habille du satin nuancé des saisons,
Mastodontes nourris le long des millénaires
Du lent ruissellement spermatique des eaux
De l’écorce glaciaire anesthésiant le temps
Des injections-interjections de la lumière
De la fécondation stridente de la foudre,
Et des cercles parfaits de la gravitation…
Témoins de la légende et de la nuit première
Vos voix tonnent dans l’acoustique des cavernes
Et des barrissements cavalent dans les crues
Des appétits moins acérés que ceux des hommes.
On voit se soulever le sol en seins géants,
En crêtes s’essoufflant sur la route du ciel,
Sur les versants desquels ceux de l’âge de pierre
Sculptent leur âme où dure une peur ténébreuse.
Solitudes odoriférantes d’aisselles,
Ô ces vals aux oiseaux rares où sans les voir
On sent sourdre les eaux des cuisses de la terre.
Et la côte pâmée en l’amour de la mer
Se laisse caresser au métier éternel
Du flot qui lui retisse une dentelle blanche
Pour la noce, un linceul ajouré pour la mort…
Les anses ont gardé des bruits de pamoison
Et le plaisir sauvage éclate dans les cirques,
Ces cirques sans public où l’amour vit de mort.
Enormes râteliers toujours grinçants, les ports
S’entrebâillent, gueules de crocodiles
Sur la voracité du commerce et du lucre
Et n’ingèrent qu’un goût de fer, de graisse et d’huile,
Les dents de grues mâchant et remâchant des chaînes…
Chaque ville est tapie en globule asséché,
Gouttelette parfaite et vide de rosée,
Cocon de vers dans une feuille de tabac,
Agglomérés lépreux d’écorce de volcan…
Présence des lointains au bout d’un cap ambré,
Voyage que l’on fait assis ou la peur blême
L’aventure et la mort concertent le présent
Comme une pleine lune aux pâleurs d’avant-jour
Emplit de songes flous des décors de mines,
Vous proposiez de confortables évasions
Sans confier au plus intelligent de nous,
Au plus fol dont l’esprit, le coeur et la mémoire
Etaient un arrimage insolite d’épaves
De galions, la Babel de vos gouttres fertiles,
Carrière de carrare en sommeil dans la boue,
Source putride du parfum et des nuances,
de la puissance aveugle et du raffinement.
Sans peur nous réveillions dans chaque essence morte
La dryade blessée aux paupières gommées
Et nous restituions les plumes, les cahiers
Les tableaux et les bancs aux bois cambriolés.
Faisant l’école buissonnière dans l’école,
Nous allions rencontrer sur des pitons de ciel
Des ombres de marrons qui vivaient pour nous seuls,
Des pyramides qui se déplaçaient la nuit
Avec les lourds secrets des races abolies,
Des paysages raturés par les pirates
Où la conque étalait l’avortement du vent,
Des râles, des sanglots et des gargouillis d’ancres,
Des maquis de douleurs dans les palétuviers
Et des paniques de haubans dans la tempête.
Les mapous nous tendaient leurs drisses ou des voiles
De vent cinglaient dans une impossible odyssée
Parmi les flamboyants incendiant l’été,
Des sauts, course écumante aux crinières de fauve,
Accrochaient un point d’orgue aux cris de la nature,
Et nos fronts déplaçaient d’invisibles auras.
Cartes et professeurs restaient collés aux murs.
Nous pêchions à pleins bras des astres en plein jour
Et vivant au pays des roses de rocailles
Contournant les atolls des définitions,
Posant des oeufs de nitre dans le nid du temps,
Nous reprenions sa fève au gâteau du réel.
Etablissant nos fourmilières dans l’abstrait,
De feux de mariniers nous jalonnions les côtes.
Des voiles de voiliers doublaient chaque mouchoir.
La flotte pavoisait pour la joie des étoiles,
Habillés de brouillard nous rompions les amarres,
Notre seule boussole étant le lit du vent.
Soudain le bois des bancs se mouillait de marée.
Nous avions introduit dans la salle d’études
L’air du grand large, appels, bourdons et sifflements.
Les règles dans nos mains s’aplatissaient en pales,
Compas et rapporteurs évaluaient l’espace
Le maître percevant comme un léger tangage
Qui faisait du silence une banque dansante,
Reprenant d’une main ferme le gouvernail,
D’une question précise assenée, aboyée,
Interceptait sans les comprendre nos messages.
Fallait-il saborder notre univers secret
Et la beauté des voiles dans le déferlage ?
Trop tard… Notre flottille était arraisonnée.
Elle rentrait dans nos cahiers et nos pupitres.
Et les vergues gonflaient nos poches et nos manches,
Où des rêves restaient pendus comme à des branches.
Les comptes devenaient des instruments mesquins.
Nous retrouvions la terre ferme et nos réponses
Pour situer Madagascar et les Açores
Etaient des prévenus qui se savaient coupables
D’avoir laissé le port en fraude vers le monde,
N’ayant pour documents que le livre de bord
De nos sens alertes des lèvres au toucher
Et de lourds manuscrits lestés de souvenirs.
Reniant l’écoeurante énumération
Des villes qui n’ont pas un relent, un ombrage,
Des plaines à l’odeur fade de reliures
Nous connaissions la route et l’ivresse solaire
Des îles où nos nerfs aimaient faire relâche
Et que nous baptisions de vocables candides.
Mais le papier-buvard des manuels boit la mer.
La glauque devient encre et la montagne un mot,
Ce signe aridement dessiné qui ne lève
Que dans le tendre humus de nos émotions.
La page est linceul sur lequel sont inscrits
Les noms souvent banals d’otages violés
De ce monde en exil dans le vocabulaire.
Pourtant nous attendons en amont des vocables
Qu’une source en sortit, que bruissent les palmes,
Munis d’un navicert de Neptune au sceau glauque,
Nous repartions laissant nos ombres sur les bancs.
Scaphandres, nous allions calfater les abîmes
Réparer les voies d’eau des barques englouties
Et remettre du fard aux figures de proue.
Nous ébrouant parmi les algues amoureuses
Dont flottent les désirs, en cercles concentriques,
Liquides éventails, vaguelettes de bras,
Nous remontions, contrebandiers de tous les règnes,
Génératrice de paradis, l’héroïne
Dissimulée aux plis douteux de nos silences
Tièdes encore des haltes d’oiseaux migrateurs.
Entre la voile diaphane du Navire,
Les éclats de silex des sabots du Centaure,
La Croix du Sud circonscrivait le crucifix.
Le maître, fasciné par tant de noms sonores
Qui s’orchestraient en lui dans la rose des vents,
Ancre dans les galets du rivage natal,
Sous son veston râpé d’alpaga noir, moulé
Dans la sévérité de surface du pion
Vivait en profondeur une seconde vie
Et pêchait du corail sous l’écorce des mots
Mais ce partage en coloriés de l’univers
N’était que vain détail d’un monde dépassé.
New-York grouillait sous un symbole de cymbale
Mais le rire haché en éclats des saxos
Cachait la note grave et le coeur pantelant
Des blues qui font un lé de douleur tout le long
Du système artériel du lourd Mississipi.
On nous montrait les champs de coton du Texas,
Cette neige du sol qui monte vers le ciel,
Ces flocons engainés que fauchent les bras noirs
Mais on avait pris soin d’effacer le pollen
D’iris pourris des regards fixes de lynchés
Que déposaient les papillons de la Saint-Jean
Sur chaque explosion laineuse,
Filigrane de swastika dans une hostie.
Chaque couleur était d’un langage basique,
Des ocres, des verts d’eau, des roses délavés,
Toutes les variétés changeantes du béryl
Que le temps palissait d’un invisible tact.
Un coeur enflé de rubellite était l’Afrique
Sans qu’on pût deviner ses terres dévastées
Par l’érosion tentaculaire des forbans.
La lourde Asie était un champ de roses de Noël
Sans que l’on respirât loin des rizières fauves
Le mûrier et le thé attaqués par les mouches
Percutantes des mitrailleuses d’Occident.
Et comment verrait-on dans ce Gobelin sage
Quand la brume poudre de gris le Fleuve Bleu
Des Tao-Tsi plus beaux que la réalité,
Gouttes d’encre de Chine où la Chine éternelle
Dessine dans sa mort un réveil implacable ?
Un facié blanc ici, un facié jaune là.
L’Indien un peu plus haut, le Nègre un peu plus bas.
L’un poudre à frimas, l’autre doré de lune,
Le troisième fardé de roucou rubescent.
Le quatrième était découpé dans la nuit.
Sur les crânes des poils de différente tessiture
Comme sur les sommets l’herbe et le gazon dru.
Un crâne long, un crâne court,
Le majeur et le petit doigt,
Comme ici la colline et là-bas la montagne.
Des yeux noyés de bêtes ruminant l’ennui,
Des yeux de fond de mer aux naissances de perles
Dont les regards sont un ressac de pierreries
Que les remous du coeur attisent, puis éteignent :
Des yeux de mer à vous donner le mal de mer…
Des yeux noirs du noir d’encre échevelé de la tempête.
Un nez en proue dans la pollinie de l’embrun,
Explorateur d’abîmes, de brouillard et d’Indes ;
Un grand nez carnassier sur l’estuaire du goût ;
Un nez plat que traquait déjà le Ku-Klux-Klan
Dans le sperme et l’ovule accouplés de l’Afrique
Des lèvres en lamelles effilées,
Des lèvres au lisère turgescent,
Lèvres gonflées de sue épais,
Lèvres de l’ascétisme élimées de prières,
Lèvres de gourmandise ou minées par la faim.
Et pendant qu’on y est, qu’on mesure les sexes,
Les pieds plats, les orteils écartés,
Qu’on soupèse le coeur et le foie et les reins,
Les sinuosités grises de l’encéphale,
Les S embouteillés de chaque intestin grêle,
Le réseau de l’aorte et des rus capillaires
Et la suie de l’angoisse aux parois des artères.
Chaque homme avant de naître est le champ de bataille
Intime de deux blocs de couleur : les globules.
Ce sont les races dans leur vêtement premier,
Celle qui inventa le carcan et la poudre,
Celle qui en mourra, le froid collier au cou.
C’est l’immense marche ou vendeurs et vendus
Sont des bêtes parmi les bouliers-parallèles
Du Zoo monumental de la géographie
Où chaque être secrète et le rire et le râle.
Pourtant si l’on creusait une pulsation,
Malgré la révulsion des lèvres de la terre
A qui l’homme Caïn vient d’offrir du sang d’homme,
On trouverait aux étages de la durée
Le frisson dans le jour des bêtes accouplées,
L’odeur neuve de ces premiers matins du monde
Où faune, flore, ciel, tout baigne dans l’amour,
Où ne s’en va jamais la Reine de Saba
Nubile du désir chantant Salomon.
Et l’on croyait, l’on devait croire mille choses,
Qui n’étaient de no where et nulle part écrites
Qu’on ingérait dans les couleurs acidulées.
Vous aviez mal au coeur, vous aviez la nausée.
Pareil au moussaillon tout neuf dans le bourlingue
Ce garçon qui vomit sur la carte du monde
Et fait un affluent verdâtre à la Tamise.
La plus pure noblesse aryenne éclaboussée…
Les jeux fameux d’Oxford suspendus cet automne
A cause d’un hoquet puant de négrillon
Qui déverse une digestion ancienne sur la carte…
Ce rien, ce farineux qui va, météorite,
Mettre un accent douteux sur Buckingham Palace…
Le lion héraldique a rugi sous son sceptre.
Et ce soupçon de bile tiède qui descend,
Insolite vaisseau de revendications
Et se désagrégeant, ondée de lapilli,
Menace de crever sur Wall Street affairé…
Et toutes les actions des Sociétés minières
Moisissent lentement à cause d’un enfant
Qui sait sa solitude au sein d’un univers
Trop étriqué pour l’envergure de ses rêves
Et qu’il mesure au pantographe de ses nerfs.
On avait mal au coeur, on avait la nausée.
Ce n’était qu’une histoire à peine commencée,
Un sommaire touffu des routes parcourues
Par des débordements de haine, des clameurs
D’intolérance collective armée de croix-massues,
Des cantiques sacrés hurlés par les satyres
Dans le rit arrogant du rut brutal des jungles
Comme un chant grégorien dans un jazz hystérique.
L’avenir est aux mains d’acier de ces peuplades,
La civilisation dans leurs désirs de bêtes.
La beauté se dessine au front velu des monstres.
Dans le cloaque l’art attend la gemmation,
L’instinct grégaire une vocation de pensée.
Dans le cèdre frémit l’âme du violon.
L’aurore sourd de la cassure de la pierre.
L’écriture vagit, cassée en microlithes.
A la branche le vent fait soupçonner l’archet,
Et le souffle, le coeur liquide du lambi ;
La flèche est le passé barbare de la flûte
L’autel du sacrifice est dans le mégalithe
Et des frissons sacrés parcourent l’éolithe.
Un vaste remuement de montagnes s’amorce,
Escalade de ciel aux mains des Aloades.
Le mouvement, le cri, la beauté vont durer
Dans la fresque et l’ivoire à Byblos et Kairouan,
Et le sang coule, coule, en constante fluence…
L’enclave primitive va parier latin.
Les chants même scandés des nefs de cathédrales
Auront parfois le timbre aviné des bacchantes
Et l’on croira sentir brûler dans l’encensoir
Les volutes de sang dont l’air fut ondoyé.
Ce maquillage du cauchemar en féerie
– Ors et caparaçons de ce cheval de Troie
Introduit savamment dans le matin d’une âme
Se déroulait le long de séquences truquées,
Dans la savane désolée de l’insomnie.
Dilatant nos étroits horizons d’insulaires
Jusqu’aux taies de chaleur des mers indéfinies.
Nous connaissions le sens second de chaque terme,
Et l’on croyait, l’on devait croire mille choses
Par exemple qu’un blanc s’évapore au soleil
Quand il n’est plus qu’un vieux monument dégradé ;
Qu’un jaune pour mourir attend la pleine lune
Et fait hara-kiri d’un sabre millénaire
Où Kamakura fit graver son testament.
Et son âme s’endort aux pieds de Gautama
Comme s’efface lentement une fumée ;
Que l’Arawak allume un éclair de silex
Et s’en retourne vers la paix initiale
A travers des couloirs qui rencontrent le ciel ;
Que le Nègre vieilli se dissout dans la pluie
Et rejoint en chantant comme chante la pluie
Le dernier lit promis à sa fatigue ancienne
Dans l’humus souverain sur quoi tout se bâtit.
Car tout était règle sur papier à musique
Comme le sont les femmes, les saisons, les cycles,
Le temps des vaches maigres et des vaches grasses.
L’élu de Dieu avait vaincu les autres dieux
Inférieurs et dressés dans les rites phalliques,
Un Dieu qui tient le monde en ses mains diaphanes
Et conçut la férocité des hiérarchies,
Le bonheur au sommet et la souffrance en bas,
Et le maître et l’esclave et le sceptre et la chaîne.
On était condamné ou sauvé à l’avance.
La parole éclatait du haut des Sinaïs
De colère et des bris de marbre mosaïque
Criblaient a capella en coins mous votre coeur.
Et tandis que ronflaient en dormant la toupie
Sur son ergot de fer, coq sans cocorico,
Que les billes roulaient dans l’aire horizontale
Rus de mer, filaments de flamme et de verdure,
Fuite émeraude et jade d’anolis chasseurs,
Une ailette de papillon à la gorge,
On repensait le monde et la vie et la mort
Au bas de la spirale où même le silence
Est la fluctuation paisible de l’émeute.
On avait mal au coeur, on avait la nausée.
Et le ballon dribblé à Cambridge et Oxford
Proposait une rime en cuir au soleil blanc.
Le pouls chantant de Westminster réglait
Le ballet de service de Buckingham Palace.
Les magnats de Bruxelles et de Wall Street, pressés
Mettaient sous de dans des catacombes blindées
L’immense Katanga, sol, sous-sol, ciel et hommes.
Le malaise n’avait duré ni pour le négrillon
Ni pour les froids seigneurs de la glèbe et des âmes.
La terre ne cessait de tourner et le maître
Oubliant le relent de cimetière ouvert
De ce monde en couleurs qu’il enseignait aux hommes
Essuyait en tremblant sur la carte du monde
La vomissure d’un enfant écartelé.
Dans le petit village obsédé par la mer
Dans l’île minuscule où le monde est présent,
La Bible la première et le black Jack après,
Les Union Jack’s traquant le petit Bicolore,
Le médecin parlait d’une indigestion.
Le mère se taisait car le noroît sifflant
Avait mis l’interdit sur les barques de pêche.
On n’avait pas mangé depuis combien de temps ?
Digéra-t-il si mal et sa soif et sa faim ?
Combien de pouces inutiles d’intestins ?
Etaient-ce les effets de la rétroaction
Du café ou du blé brûlé ou submergé,
Ou du grésillement d’un corps tout noir et lisse
Qui n’avait fait que prendre en ses yeux une blanche ?
Ou de millions de juifs sur le bûcher des siècles,
Ou dans Hiroshima bombardée cette enfant
Dans le regard de qui reste sténographiée
L’horreur d’un ciel croulant dans une apocalypse
Qui retourna la terre aux racines de feu
Ou l’odeur de casbah et de cales du jour.
Etait-ce le serpent puant de la rigole
Qui se contorsionnant se ramassait en flaque
Pour mieux sauter dans l’estomac de l’ecolier ?
Quel ver le dévorait jusqu’aux plus tendres feuilles ?
Lui avait-on parlé de la United Fruit,
Export de sève, import de jouets explosifs,
De fusils aboyeurs, chiens mangeurs de marrons ?
Se sentait-il alors plus parqué, plus vendu
Sur le bateau fruitier-négrier de son île
Battant pavillon U.S.A. ?
Il faudra l’aguerrir sur nos mers démontées
Et renfermer en poing ses doigts de galériens.
Car nous avions appris à remplir les fantômes,
Ces cuirasses de vent qui voyagent la nuit,
Du poids de leurs forfaits qu’on appelle faits d’armes.
Déjà nous préférions au panache des rois
Chaque cheval tombé l’éperon dans le ventre
Et qui pourrit autant derrière les victoires
Qu’un printemps, hommes, sol rançonnés par la guerre.
On avait mal au coeur, on avait la nausée…