Notes de lectures

Études Littéraires Africaines, 2013/34, « Traductions postcoloniales », Revue de l’APELA et EA 3943, Université de Lorraine

Éthiopiques n°92.

Littérature, philosophie et art

De la négritude à la renaissance africaine

1er semestre 2014

Études Littéraires Africaines, 2013/34, « Traductions postcoloniales », Revue de l’APELA et EA 3943, Université de Lorraine

Ce numéro, coordonné par D. Chancé et A. Ricard, est un dossier réunissant sept contributions à une journée d’études tenue à Bordeaux en avril 2011, et dont l’objectif était de considérer la pratique de la traduction en « post-colonie » à partir de quelques exemples précis.

L’introduction des deux coordinateurs campe le débat : la traduction d’antan (« coloniale ?) » a été orientée dans une seule direction, dominée par la vision du monde des dominants et une traduction postcoloniale « encouragerait des dynamiques de dialogue » au lieu d’imposer une vision déformée.

Ouvrant le débat, Nathalie Carré, dans une orientation comparatiste, analyse le double mouvement inhérent à toute traduction : dialogue entre deux langues ou réduction de l’une par l’autre, ce qu’avait déjà souligné Humbolt au XVIIIe siècle. Elle s’appuie sur un texte swahili publié en allemand, en tenant compte des dualités oralité/écriture et arabe/latin. C’est le retour à la lancinante question sociolinguistique de la langue qui révèle mieux la société, car si la première littérature africaine est celle des autres (colonisateurs) sur l’Afrique, la seconde, en revanche, est d’autrui (l’Africain) sur lui-même. Concurrence donc entre les langues dans la quête de l’objectivité scientifique pour arriver au constat que « pour comprendre l’autre il ne faut pas se l’annexer mais devenir son hôte ».

Xavier Garnier, quant à lui, part de son expérience de traducteur d’E. Kezilahabi pour cerner quelques questions conceptuelles autour de l’imaginaire des langues qui interfèrent. Il est surtout attiré, dans cet exercice, par le caractère énigmatique du texte, traces d’une mystérieuse poétique. Le constat est que beaucoup de traductions sont le fruit d’un heureux hasard, donc imprévisibles, et deux grands mouvements sont observés : des langues européennes vers le swahili et du swahili vers les langues européennes. Si, dans le premier mouvement, il fallait construire un savoir africaniste pendant la période coloniale, après les indépendances, l’accent a été mis sur la propagande politique. Dans son travail de traducteur de Kezilahabi, il voit une intrication d’imaginaires, plaçant le traducteur devant une sorte de dilemme entre authenticité et rationalité. Cet auteur swahili, se voulant « postmoderne », est une sorte de transition, une volonté de « rebantouisation » du swahili, il considère la littérature comme un processus d’unification du peuple, dynamique que le traducteur français est incapable de rendre. Dans son rôle de traducteur, Garnier a tenu compte du rapport entre lexique et identité nationale, et de la répétition lexicale malgré les lourdeurs et la fragmentation syntaxique. Cet exercice a conduit, chez le traducteur, à un dilemme plus qu’à une conclusion : fidélité à cette opacité du texte ou engagement à rendre le texte accessible.

Un autre aspect de cette traduction postcoloniale se révèle dans l’article de Claire Riffard, qui s’intéresse à l’effet-boomerang chez Rabearivello, l’un des premiers théoriciens de la traduction dans son pays. C’est que dans le contexte colonial, on traduisait pour européaniser une culture, pour la purifier. Le traducteur, devant servir deux maîtres en même temps, est ainsi écartelé entre deux univers. Les missionnaires de l’Église ont appris le malgache pour mieux faire passer le message biblique, la littérature malgache ayant servi de faire valoir. C’est conscient de ces enjeux que Rabearivelo développe une théorie unique en Afrique à son époque : le modèle étranger étouffant celui local en lui faisant faire du surplace, il faut redonner la perception originelle aux oreilles et retrouver ce qui était perdu. C’est donc une renaissance et une rénovation poétique qui sont suggérées, le tout en langue nationale. Il faut changer les sens de la circulation littéraire : traduire les textes malgaches en langues étrangères, et agir envers elles comme avec un boomerang, phénomène (écrire dans sa langue) qu’Alain Ricard appelle « résistance ». Le poète malgache a, en fait, fait œuvre de « passeur » et la traduction chez lui devient recréation, « jeu de l’esprit permettant de transposer une musique d’une langue à l’autre » aboutissant à ce que Baudelaire a appelé « auditeur et créateur ». C’est dans cette persistance dans l’auto-traduction que Rabearivelo se révèle parfaitement bilingue.

Toujours dans le contexte de la Grande île, Didier Galibert s’intéresse aux rapports entre la traduction et le pouvoir. Il part de cette expérience chaotique consécutive à l’instabilité de la politique linguistique de Madagascar au lendemain des indépendances. D’abord, un état des lieux analyse cette imbrication entre le politique et le linguistique ensuite, un survol diachronique aboutit au constat de la persistance d’ambiguïtés en dépit d’arrangements, qui a abouti à un écartèlement du champ littéraire national. La volonté de « malgachiser », qui a suivi les indépendances a créé un imbroglio : voulant nationaliser la communication officielle et politique, tout ce qui était français a été soumis à une traduction qui s’est révélée une copie ; résultat : la domination du français persiste avec en plus un caractère discriminant, bien qu’il n’y ait qu’une minorité du peuple qui soit instruite. Cela devient une parodie d’État avec le journal officiel bilingue, écrit en français et traduit en langue nationale. La domination du français est visible : les décisions de justice sont rédigées en français, alors que les plaidoiries se font en malgache et c’est la même chose au parlement. Cette ambiguïté a atteint son sommet lors d’un colloque universitaire franco-malgache : un discours en langue nationale devant des invités, universitaires français. L’enseignement à l’université se fait en français. Par ailleurs le corps diplomatique affecté au pays est francophone. Les relations commerciales introduisent l’anglais et un jargon administratif, mais la conscience linguistique reste française. Tout se passe comme si tous les efforts de cette révolution linguistique étaient limités par cette société de classe habituée au français, langue de distinction. En gros, la révolution linguistique est limitée par l’empreinte coloniale. Certains écrivains comme Esther Nirina, Michèle Rakatoson et Raharimanana ont voulu jouer le rôle de passeurs en recourant au bilinguisme. En somme les ambiguïtés persistent malgré les compromis et autres transgressions.

À propos de transgressions, Dominique Chancé s’intéresse à Amos Tutuola, traduit en 1953 par R. Queneau et ce n’était pas à vrai dire, dans l’esprit du postcolonialisme. Tutuola intéressait parce qu’excentrique et atypique, voire bizarre. Avec Michèle Laforest qui reprend la traduction dans une toute autre optique, Chancé se propose d’analyser leurs partis pris. Si l’oralité transparaissant dans le texte de Tutuola est vue par le premier comme une transgression, la seconde y voit une norme. Certains s’intéressent à l’écriture déviante du Nigérian comme un acte littéraire politique, une insolence en situation coloniale. Le geste de Tutuola est plutôt vu comme culturel, anticonformiste, c’est la création d’une langue, le nigérian comme du néo-français. Pour lui, c’est tout simplement sa langue, une autre norme. C’est la langue orale d’Ibadan qui est celle de Tutuola. Finalement pour le traducteur, il y a dilemme : « Être postcolonial sans restriction idéologique ni illusion anhistorique ». Chancé, en entreprenant à son tour de traduire cet auteur, propose une démarche qui aille du texte à l’œuvre, c’est-à-dire qu’il faut que l’auteur intéresse par lui-même. On doit s’intéresser à l’ensemble de son œuvre et dans le cas de Tutuola, on entendrait dans le texte la voix (non écrite) de l’oralité. Ce qu’on prend pour une faute est justement une marque d’oralité, il y a le comique de situation mais pas de langue. Queneau veut créer un langage parlé écrit tandis que Laforest veut restituer la verve du conteur. Parmi les nombreuses oralités il y a celle de Tutuola. En somme, le traducteur doit tenir compte de la situation historique et de l’hybridité du texte, et ne pas se limiter à la situation postcoloniale.

Parlant d’oralité, Abraham Brahima s’oriente vers le tiers-texte oral, comme prisme identitaire dans la traduction en postcolonie. Il part de la retraduction du texte oral africain, dont le processus bute sur le paramètre identitaire. Il pose le postulat de la nature orale du texte africain, et souligne une diglossie implicite. Cette dernière induit une complexité dans le texte oral qui constitue un filigrane, créant ainsi une confusion linguistique. Cela rend évident un lien indissociable entre traduction et interprétation, et aboutit à deux constats : l’impossibilité pour la traduction de rendre l’âme du texte ; la recherche de la conformité entraînerait d’infinies contorsions sans garantie de satisfaction. Devant cet écueil, il y a la solution proposée par Senghor, le chantre du français, « accepter ou refuser » et celle d’Okara, qui emprunte la démarche inverse avec l’Ijaw. La solution de Kourouma est plus franche : tordre le français pour rendre son texte malinké. Ce texte est finalement un manuscrit oral, dont la clé reste toujours entre les mains de l’auteur.

En fin de dossier, Myriam Suchet déplace le lieu du débat vers le musée. Après une brève revue critique pour montrer l’inexistence d’une théorie unifiée en matière de traduction postcoloniale, elle prend l’exemple d’une statue du roi Béhanzin en requin, exposée au musée du quai Branly. La traduction est d’abord métaphorisée comme un pont, devant l’impossibilité de la parfaite reproduction. Walter Benjamin propose l’idée de survie par la réincarnation, une sorte de prolongement permettant les possibles interprétatifs. L’adresse de la traduction serait aussi hétéro-lingue par l’intermédiaire de trois niveaux. Au total un parcours géographique, linguistique et idéologique sinueux que le recours au multimédia peut fédérer ou résumer, en tout cas faire passer, dans une traduction consensuelle. À l’arrivée il faut donc une traduction linguistique et métaphorique, qui refuse la binarité et l’uniformité, mais admet des hétérogénéités constructives. Donc la traduction devient « dialogue avec » et non « paroles sur… ».