Philosophie, sociologie, anthropologie

ENQUÊTER EN STRUCTURES DE SANTÉ : APPROCHE RÉFLEXIVE SUR DES TERRAINS DE SANTÉ

Éthiopiques n°91.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2013

 

Tidiane NDOYE [1]

 

Si les anthropologues se sont longtemps intéressés à des terrains lointains et des faits sociaux propres à d’autres cultures y cherchant des sociétés à solidarité mécanique (Durkheim, 1978), des communautés « homogènes », de plus en plus, ils diversifient leurs champs d’intérêt revenant même sur des terrains proches, des questions de prime abord technique, qui n’étaient pas initialement supposés relever de l’anthropologie (Abélès, 2002 : 37 ; Bellier, 2002 : 47). Nombre d’études anthropologiques portent maintenant sur des phénomènes de maladie et de santé, non plus simplement du point de vue des patients mais surtout de celui des soignants. Ils créent donc une certaine surprise (pour ceux qui ne les attendent pas sur les questions techniques) en menant des enquêtes en milieu hospitalier (cf. le numéro de Social science & médecine consacré à l’anthropologie dans les espaces hospitaliers, Van Der Geest Finkler, 2004) ou, disons-le, de façon plus générale, au sein des structures de santé.

Estimant que l’anthropologie a des explications à apporter pour mieux comprendre la manière dont les populations prennent en charge leurs questions de santé, les anthropologues se sont « invités » [2] sur des terrains moins « traditionnels » comme les structures de santé, se confrontant aussi à de nouvelles difficultés : les organisations de soins en tant qu’objets, d’une part, et, d’autre part, à la nécessité de partager leur champ d’intérêt (la maladie et la santé) avec d’autres disciplines comme la médecine, laquelle, disons-le, est plus reconnue sur ces questions.

Cette situation n’est pas sans incidences dans la pratique de terrain. Mais si des auteurs s’arrêtent aux États-Unis – où cette orientation a connu ses lettres de noblesse – et en Europe sur les incidences aux plans méthodologique (Véga, 2000 ; Arborio, 1996, 2001 ; Fainzang, 2001) et épistémologique, sur les terrains africains, cette réflexivité est le fait de peu d’analystes (Jaffré, Olivier de Sardan, 2001, 2003 ; Van Der Geest, Sarkodie, 1998). Pourtant, sur ces terrains africains, une telle réflexion est, à notre avis, non moins intéressante, voire incontournable pour montrer les conditions de production des savoirs mais aussi les conséquences du partage des « mêmes intérêts » par des anthropologues et des médecins [3]. Loin d’être évidente, la compréhension des logiques engagées au sein des champs thérapeutiques apparaît comme une entreprise qui n’est pas exempte de difficultés.

Les acteurs visés, par leur particularité (presque tous instruits avec un niveau parfois très élevé comme les professeurs, pour certains agrégés en médecine, les maîtres-assistants, assistants, les médecins, les internes, etc.), plongent d’emblée dans une réalité assez inhabituelle. Nous n’avions plus l’avantage ( ?) qu’avaient les anthropologues engagés sur des terrains où les enquêtés ne liraient jamais leur travail. Nous étions, quant à nous, obligés de répondre à leurs interrogations, risquant parfois d’être contredit en cas de non partage des analyses. Les responsables des programmes et des structures de santé où se déroulaient nos enquêtes (PNLP [4], CNRS [5], médecins chefs, etc.) ont très vite manifesté leurs attentes : faire examiner le projet par le comité d’éthique, avoir des notifications de leurs supérieurs hiérarchiques, des autorités sanitaires, l’organisation de réunions pour la restitution des résultats, etc.

Ces facteurs liés au terrain méritent d’être questionnés pour mieux saisir les réalités inhérentes à la collecte des données dans les structures de santé en Afrique. Cette communication se propose de montrer la négociation à laquelle donne lieu le travail de terrains au sein des structures de santé et les implications de la nécessaire cohabitation entre anthropologues et soignants.

 

  1. LES AUTORISATIONS DE RECHERCHE COMME CONDITION D’ENTRÉE SUR LE « TERRAIN »

1.1. Les autorisations des comités d’éthique

La validation des protocoles est une étape quasi obligatoire pour enquêter au sein des structures de santé au Sénégal [6]. L’avis de ce comité d’éthique est comme le sésame qui donne accès aux structures de santé en ce qu’il matérialise l’assentiment des autorités de tutelle, le respect assuré des conditions de la collecte.

Enquêter dans les structures de santé devient de plus en plus complexe. L’érection de comités d’éthique oblige des démarches de validation des projets (on est en face du pacte ethnographique tel qu’en parle Abélès (2002) mais pris ici au sens officiel). Nous avons donc été obligé d’introduire une demande auprès du ministère de la santé, demande qui a été examinée et avalisée par le CNRS.

Mais le passage par cette instance est aussi synonyme d’aller et de retour pour répondre aux questions posées par ce comité qui quelquefois constituent des suggestions intéressantes à prendre en compte mais d’autrefois confrontent le chercheur à la nécessité de répondre à des questions qui ne relèvent pas toujours des sciences sociales. Les formules convenues rendent compte du caractère standardisé : « Dans le respect des Bonnes Pratiques de Recherches et des Bonnes Pratiques cliniques, le Comité (…) vous recommande de rapporter dans les 48 heures qui suivent tout effet indésirable grave survenu au cours de la recherche ». Cela montre la plus grande familiarité avec des projets rédigés par des sciences médicales, etc. Ces formules standardisées cadrent très peu (ou ne cadrent pas du tout) avec des études en sciences sociales. Les risques encourus ne sont pas de même nature puisqu’on n’expose pas la vie des enquêtés ni ne les soumet à des risques. Ces questions posent l’importance d’avoir des membres de comité d’éthique plus habitués aux questions relatives aux sciences sociales et la nécessité d’adapter les réponses aux réalités de ces disciplines.

Les autorisations administratives et avis éthique sont un préalable pour avoir des lettres d’introduction de la part des responsables de programmes, des établissements publics de santé et des médecins de région.

 

1.2. Les lettres d’introduction ou autorisations administratives

L’admission au sein des structures de santé est facilitée – pour ne pas dire passe impérativement – par l’obtention de l’autorisation de recherche et/ou administrative signée par l’autorité de tutelle. Cette autorisation permet une introduction au sein des autres niveaux de la pyramide sanitaire : hôpital, centre de santé, poste de santé. Le responsable de chaque niveau (directeur des établissements publics de santé pour les hôpitaux, médecin chef de région pour les centres de santé, médecin chef de district pour les districts sanitaires), en recevant l’avis éthique et l’autorisation administrative, établit, à son tour, une lettre d’introduction ou un visa (signature et/ou cachets). Ces papiers administratifs fournis, les soignants se montrent en général coopératifs.

Les responsables chargés de l’application de ces instructions ont pour mission de « faciliter » le travail de l’anthropologue. Ils se chargent de faire les présentations auprès des autres membres de l’équipe. Plusieurs procédures peuvent être utilisées. Elles peuvent passer par l’invitation lors de staffs, de réunions de coordination, etc. D’autres préfèrent faire le tour du service accompagné de l’anthropologue pour procéder à une brève présentation de leur travail, annoncer qu’ils seront présents durant un temps déterminé au sein de la structure de santé, observer le travail des soignants et poser des questions à ces derniers de même qu’à leurs malades et accompagnants.

Si on arrive ainsi à faire rapidement le tour d’un poste ou d’un centre de santé, pour le cas d’un hôpital – ou même d’un service d’un grand CHU –, ceci est difficile. Il est évident, dans ce contexte, que tout le monde ne peut pas avoir le même niveau d’information sur la présence de l’anthropologue. Le chercheur se charge alors du reste en se présentant aux uns et aux autres surtout au moment des permanences de l’après-midi ou des gardes du soir.

L’option de faire de l’observation au moment des gardes pour examiner le fonctionnement nocturne des structures sanitaires (centres de santé et hôpitaux) a été également l’occasion de raffermir les liens (partage du repas des internes, discussions avec les internes de garde, partage des séances de thé, traversée de l’hôpital mal éclairé pour des constats de décès, etc.) en même temps que le révélateur de certains aspects du fonctionnement (absence des responsables, rapports de forces entre internes en infirmiers ensommeillés, délibérations parfois arbitraires entre les cas urgents et ceux qui ne le sont pas, gestion de la pénurie et des insuffisances liés à la fermeture de certains services, l’impossibilité d’obtenir certains examens, etc.).

Dans ces moments, les interactions avec les autres étudiants des disciplines médicales montrent que le domaine de l’anthropologie est très peu connu. Si des médecins ou enseignants ont eu à se confronter à cette discipline, nombre de jeunes internes et même certains parmi les médecins n’ont pas des connaissances très étendues sur cette discipline et ses méthodes de travail. On opère alors des connexions avec la sociologie ou la psychologie (disciplines mieux connues) pour leur donner une idée, faire des rapprochements. Cette faible connaissance de l’anthropologie et de son intérêt pour les questions médicales est à peu près valable pour toutes les composantes du personnel. Les aides soignants ainsi que quelques infirmiers n’avaient pas des renseignements sur notre identité. Généralement, ils nous ont pris pour un interne ou un stagiaire. Ils nous appelaient « Docteur » au même titre que les autres internes et faisant fonction d’interne (FFI). Après être resté un moment à rectifier cette « désignation », nous avons fini par l’accepter.

En réalité, nous avons compris que venant de certaines personnes, il traduisait simplement une « uniformisation » de cette catégorie d’âge qui fréquentait les structures de santé et qui avait besoin d’être « identifiée », « labellisée ». À défaut de connaître le nom de son interlocuteur (ou de l’avoir oublié), on le valorisait en lui donnant un titre « convoité ». L’utilisation de ce dénominatif dans les structures de santé est très intéressante. Tous ceux qui font médecine (étudiants de 3ème, 4ème année…) sont ainsi désignés comme si s’élaborait une stratégie d’anticipation de leur future position de responsable à la fin de leurs études. Il met en scène aussi la valorisation de la hiérarchie, et de la classification même si la différenciation des tâches n’est pas si tranchée [7]. Ce « titre », qui peut apparaître comme un égard pour les étudiants en médecine, symbolise la « reconnaissance » d’une compétence qui peut se monnayer par l’introduction d’un parent, d’une connaissance auprès de ce « médecin » (au moment de sa consultation ou garde). Il participe aussi du « discours » des malades et est plutôt banalisé dans le quotidien de l’hôpital où nombre d’entre eux manipulent ce répertoire pour appeler les gens en blouse.

 

L’ANTHROPOLOGUE ET SES RAPPORTS AVEC LES PROTAGONISTES DE LA SCÈNE SANITAIRE

La « labellisation » dont on fait l’objet au sein des structures de santé, principalement les hôpitaux (CHU), est le fait de la très forte hiérarchisation qui y prévaut. Chacun a besoin d’être identifié pour être rangé dans la catégorie à laquelle il appartient. Cette pratique procède aussi de la volonté de savoir « à qui on a affaire » et « ce qu’on peut dire devant lui ». Certains professeurs voient mal qu’on les appelle « Docteur ». Le Centre Hospitalier Universitaire (CHU) apparaît comme un milieu où les titres (universitaires, etc.) tiennent une grande place. De la sorte, les noms sont presque systématiquement précédés des titres universitaires et grades (Professeur, Docteur). Cependant, ces positions (de pouvoir) sont quelquefois médiatisées par un rapport bien plus social : le rapport d’âge. En effet, entre les médecins et les infirmiers jeunes se développe plus de familiarité qu’entre des membres de ces deux corps séparés par un grand écart d’âge. On commentera les décisions des médecins, on rechignera, de manière assez ouverte, à faire telle chose que demande l’interne. Le chercheur gagne ici à jouer le jeu, à utiliser le répertoire des grades et des titres qui permettent de se socialiser rapidement dans le milieu.

Au centre de santé, l’ambiguïté de la position de l’anthropologue aboutira aux mêmes tentatives de « classement » : à défaut de connaître sa véritable position (stagiaire en thèse, interne, etc.), on lui accordera le titre de « Docteur ». Au poste de santé, où la personne la plus « gradée » est l’Infirmier Chef de Poste (ICP), l’anthropologue perçu comme étant situé sur la même ligne que l’interne ou le médecin sera traité avec « déférence » et on travaillera quasiment sous son contrôle [8]. Ses tentatives pour se démarquer de ce biais ne sont pas toujours fructueuses. Il peut être assimilé à une sorte d’évaluateur du travail. Sinon, pourquoi regarderait-il ainsi tout ce qu’on fait et poserait-il autant de questions ? Il arrive ainsi qu’un ICP, après un enquêté, demande s’il avait bien répondu aux questions. Pourtant, plusieurs précautions peuvent être prises pour faire comprendre qu’évaluer leur travail ne fait pas partie des objectifs de sa présence et qu’il en serait incapable d’ailleurs. Nous voyons ainsi une des ambiguïtés de la présence de l’anthropologue. Mais si ces ambiguïtés existent, c’est aussi bien parce que le travail, quoi qu’on en dise, surtout s’il est partie intégrante d’un programme de recherche qui restitue les informations notamment aux autorités (comme convenu dans le volet éthique), n’est pas dénué de conséquences politiques. En effet, il peut arriver qu’une autorité politique centrale ou locale trouve son mot à dire sur la tenue d’une structure de santé, sur l’offre de soins et les services aux populations à la suite d’une restitution. La tentative d’intervenir au sein des structures de santé pour demander plus de qualité ou l’affectation de certains personnels peut ainsi installer un conflit ouvert ou latent ou simplement réveiller de vieilles querelles de légitimité qui ne manquent pas surtout dans un contexte de décentralisation ou les maires et autorités locales veulent avoir leur mot à dire sur le fonctionnement des structures de santé en direction desquelles elles octroient des subventions.

 

  1. LES MÉTHODES ET TECHNIQUES MOBILISÉES ET LEURS IMPLICATIONS

Plusieurs techniques utilisées sur le terrain ne sont pas sans implication dans les rapports que le chercheur entretient avec ses interlocuteurs.

 

3.1. Les observations in situ

Les observations in situ, par la présence prolongée qu’elles impliquent, permettent la familiarisation avec les acteurs et les espaces de soins. Elles facilitent également la compréhension du fonctionnement des structures de santé au quotidien et le repérage des espaces de sociabilité, des personnes susceptibles d’être interrogées, pour observer les interactions entre les différents protagonistes de la scène sanitaire et partant les enjeux, conflits et stratégies en acte.

Mais elle ne se fait pas sans quelques préalables. L’observation des consultations a été possible suite au respect de certaines conditions posées par les soignants, conditions présentées comme des préalables « déontologiques » : porter la blouse, s’engager à ne pas révéler certaines informations aux patients [9]. En ce sens, l’observation des interactions au sein des structures de santé (salles de consultation et d’hospitalisation), tout en gardant une certaine similitude avec les procédés classiques de l’enquête anthropologique, requiert quelques ruptures.

Tout d’abord, au plan de l’habillement, le port de la blouse est un passage souvent incontournable sur le terrain, si l’on tient à rester dans les salles de consultation, de traitement (soins) et d’hospitalisation. Les soignants tiennent à « empêcher tout élément susceptible de créer une quelconque perturbation ». Les malades, selon eux, ne s’expliqueraient pas la présence d’une tierce personne qui n’appartient pas au corps soignant. L’absence de la blouse marque d’emblée son extériorité à ce milieu et donc son « ingérence » dans la consultation. Son port restitue son caractère naturel à la consultation. La blouse facilite également les entrées dans différents lieux des structures de santé. Elle est un élément de reconnaissance, d’intégration (Véga, 2000 : 16). Mais, elle constitue aussi un instrument de marquage identitaire [10]. Porter la blouse, c’est marquer son appartenance à un groupe, c’est risquer de « s’encliquer » [11] (Bierschenk, Olivier de Sardan, 1998 : 269 ; Olivier de Sardan, 1995 : 101-102), autrement dit permettre son « classement », dans un milieu où les hiérarchies opèrent de manière assez forte.

De ce fait, porter la blouse a autant d’avantages que d’inconvénients. Symbolisant l’appartenance au corps de la santé, la blouse facilite les contacts avec les autres, donne des droits d’entrée aux uns et aux autres. Elle permet aussi que les autres s’adressent à l’anthropologue comme interlocuteur pour des informations, etc. La blouse est en cela un indicateur fort d’appartenance. Il range celui qui la porte dans une catégorie déterminée parmi ceux qui évoluent à l’intérieur des structures de santé. C’est sans doute pour cette raison que tout le monde veut se mettre en blouse blanche, de l’infirmier au balayeur en passant par l’assistante sociale, la fille ou le garçon de salle, le vendeur de tickets, le brancardier, etc. Le port de la blouse blanche permet à chacun de se valoriser dans le même temps que le port de couleurs ou d’insignes distinctifs peut être ressenti comme une précision, peut-être, pas trop clair de ce qu’on représente dans le service. L’uniformisation de la blouse favorise une certaine homogénéisation des catégories. Malgré tout, les patients, surtout ceux hospitalisés, essayent de savoir « qui est qui ? ». Mais leur volonté de rester de bons malades, de profiter des bons soins, empêche de demander aux uns et aux autres (étudiants et stagiaires notamment) de se tenir à leur place, de ne pas abuser de leur situation de malades. Dans le cas de l’anthropologue, il est alors identifié comme soignant [12].

Ce rangement dans la catégorie de soignant marque souvent durablement les malades qui censurent leur discours en ce qui concerne les représentations et les pratiques de soins en dehors de celles définies par la médecine ou ce qu’on croit être la médecine. L’identification de l’anthropologue comme un « docteur » conduit les malades en situation d’entretien à censurer leur discours de façon à coller à « ce que le docteur doit s’attendre à entendre » (un discours sur mesure). Il est alors nécessaire d’expliquer l’importance de fournir un témoignage véridique sans aucune censure et, là, il est incontournable de montrer sa différence par rapport aux médecins, de se désolidariser un tant soit peu pour recueillir des témoignages plus francs des itinéraires de soins et des opinions sur les traitements reçus.

Toujours dans le registre des préalables déontologiques, malgré le port de la blouse, le chercheur se garde d’intervenir au cours des consultations pour ne pas gêner leur déroulement. La prise de notes [13] (sur les propos échangés, le contenu de l’ordonnance, les gestes, les communications non verbales, etc.) sur un bout de papier (prévu pour des ordonnances, des analyses, etc.) ou la mémorisation des scènes quitte à les consigner plus tard sur du papier (dans les toilettes, la salle des internes, la salle d’hospitalisation en prétextant de prendre quelques informations sur les patients, etc.) ou la systématisation une fois à domicile sont des garants de la réussite de l’enquête. En effet, la prise de note à chaud n’est pas toujours possible. Elle ne met pas les soignants en confiance (Véga, 2000 : 17 ; Arborio, 1996 : 488 ; O. Schwartz, 1993 : 282). Elle suscite des interrogations, des inquiétudes sur « cet étranger » qui consigne tout dans son calepin, « l’espion » [14] auquel rien n’échappe.

Ces interrogations des soignants ou des personnels des structures de santé peuvent créer des mécanismes de défense se traduisant par un souci de contrôler les informations délivrées en présence de l’anthropologue. C’est là où les astuces pour se faire oublier, l’implication dans les activités qui gomment au moins momentanément les positions d’observateurs et d’observés, la possibilité de créer des discussions informelles pour corréler des informations restent utiles et souvent plus fécondes que les entretiens les plus sérieusement préparés, les questionnaires les mieux élaborés. Le travail d’observation est aussi un exercice de recoupement, de contrôle et de triangulation des informations collectées çà et là au détour des entretiens, des discussions, des confidences. Il est surtout et avant tout une capacité d’adaptation face aux difficultés de terrain un ajustement des outils en rapport avec les informations à recueillir. C’est pourquoi, entretiens et observations sont restés des moments sans cesse imbriqués tout au long du processus de collecte.

 

3.2. Les entretiens : une technique en fonction du terrain et de l’objet de recherche

Les entretiens, sur ce genre de terrain, se déroulent avec différents acteurs : médecins, infirmiers, sages-femmes, agents sanitaires, aides-soignants, agents de santé communautaire, techniciens supérieurs de laboratoire, vendeurs à la pharmacie de détail, etc. Tous ces acteurs ont soit des tâches de consultation, de soins, soit d’accompagnement. Les malades (en convalescence), eux aussi, font l’objet d’entretiens.

Ces entretiens peuvent se faire avec ou sans enregistrement. L’utilisation du dictaphone doit être bien réfléchie : est-ce nécessaire ? Les conditions s’y prêtent-elles ? Les réponses risquent-elles d’être fiables ? Dans les cas où cet outil se révèle inhibiteur, il est plus judicieux de lui substituer la prise de notes qui est parfois moins perturbatrice, même si elle n’est pas exempte de limites. L’utilisation du dictaphone inhibe certains acteurs, qui le trouvent « louche », « journalistique ». Ce dernier est souvent perçu comme quelqu’un à la recherche de « scoops ». Il faut alors se méfier de ce qu’on lui dit « pour ne pas retrouver ses paroles sur la voie publique, s’entendre parler sans son aval à la radio » (un soignant). L’utilisation du dictaphone comporte donc une certaine ambivalence. Le dictaphone permet de recueillir les informations intégralement, d’être plus fidèle en collant mieux aux termes de son interlocuteur contrairement à la prise de notes où il est possible de manquer d’intéressants passages. Mais son utilisation comporte la limite de fausser la franchise de nombre d’interviewés qui ont tendance à censurer leur discours. D’aucuns n’hésitent pas à demander d’éteindre le dictaphone avant de « révéler » certaines informations. Mais cela ne disqualifie pas cet outil qui donne à certains interviewés un sentiment d’importance, l’impression que sa parole est valorisée, immortalisée (comme ceux qui demandent à réécouter).

Les entretiens informels peuvent être d’un grand secours dans une enquête au sein des structures de santé puisqu’il est parfois difficile d’organiser des entretiens formels avec des acteurs occupés, méfiants ou simplement réticents. Il peut être alors utile de bricoler, ruser pour obtenir les informations. L’idéal de l’enquêté compréhensif, coopérant, détendu est souvent un mythe avec des enquêtés justifiant d’un certain niveau socioprofessionnel, essayant de comprendre et de maîtriser les enjeux. Certains personnels de haut niveau n’aiment pas être interviewés et ils peuvent chercher à se dérober reportant les rendez-vous, n’hésitant pas à interrompre certains entretiens. Leur degré d’occupation (consultations de routine ou consultations privées, etc.) peuvent empêcher d’avoir accès à eux.

Mais enquêter en structures de santé, c’est aussi gérer des situations complexes de maladie, de convalescence, de fatigue des enquêtés. Il arrive donc qu’il faille tenir compte de l’articulation du travail de soins. Quand intervenir ? Comment insérer son intrusion dans le dispositif de soins ? Dans le cas de malades atteints de paludisme, qui est une maladie aiguë, ils font souvent un bref séjour dans les structures de santé. Dès qu’ils commencent à se remettre, ils sont libérés ou demandent à l’être [15]. La moyenne d’hospitalisation est d’environ trois jours. Il faut donc bien planifier la date et l’heure de l’entretien. Pour les malades atteints de paludisme, le troisième jour semblait très adapté puisqu’ils se remettaient des symptômes et prévoyaient de sortir d’hospitalisation. Si l’entretien n’est pas possible ce jour-là, il faut souvent les retrouver à domicile.

Quelquefois les registres de consultations permettent de recouper les informations concernant certains malades. On retrouve parfois les ordonnances prescrites, les traitements adoptés, le diagnostic d’entrée et de sortie. Mais ces registres ne sont pas toujours bien remplis. Il s’avère alors difficile de retrouver certaines informations (les diagnostics, les traitements, les adresses complètes notamment). Dans les structures périphériques, la faible qualification des personnels non formés auxquels certaines tâches sont déléguées les conduit à ne pas mettre dans le détail les traitements prescrits. Cette pratique fausse l’utilité du registre de consultation et rend difficile le traitement des données. Qu’est-ce qu’implique ces situations d’interactions ?

 

  1. ENJEUX DE LA RECHERCHE DANS LES STRUCTURES DE SANTÉ ET IMPLICATIONS MÉTHODOLOGIQUES

Le travail de l’anthropologue dans les structures de santé met certains acteurs en présence devant un dilemme : le (s) responsable (s) ne veut (lent) pas de l’anthropologue dans son (leur) « service », mais en même temps ce dernier peut servir à en forger une image devant les autorités si on prend bien soin de contrôler ce qu’il écrit, c’est-à-dire de bien planifier les informations qu’on met à sa disposition de façon à « orienter » ses analyses ou juste à l’amener à témoigner assez de sympathie pour faire jouer sa sensibilité d’être humain [16].

Accueillir l’anthropologue est souvent une manière de négocier avec le système sanitaire pour montrer qu’il n’y a rien à cacher. Dans ce sens, le chercheur devient un enjeu à qui on essaye de faire dire « des choses ». Il devient parfois l’objet de subtiles « manipulations ». Des visites guidées sont parfois organisées pour le chercheur dans l’optique de lui faire voir les points les plus positifs, de « dicter » un itinéraire d’enquête à l’intérieur de la structure de santé. Nous pouvons donner un exemple assez caractéristique de cette situation constatée lors d’une visite organisée par un médecin chef d’un district enquêté. Ce dernier a essayé de montrer les réalisations récentes faites dans le centre de santé (panneaux d’indication, bancs, murs pour protéger l’intimité des parturientes, etc.). Les portes défoncées qui permettaient l’accès des visiteurs même en dehors des heures de visite ne faisaient pas partie de cette visite guidée.

Toujours dans le registre de lʼorientation du travail de lʼanthropologue, un médecin de district ne sʼest pas gêné d’attirer l’attention sur les études qualitatives et leur propension aux jugements de valeur. Montrant sa « connaissance » du qualitatif, il en est arrivé à demander de ne pas utiliser « gros » à la place de « fort » ou « enrobé » qui donnait une compréhension bien différente.

La collaboration affichée par certains apparaît comme une fuite en avant pour justifier d’emblée tout ce qui pouvait ressembler à des manquements. L’anthropologue est donc souvent, sans paraître l’être, un centre d’intérêt, un « risque potentiel » (un couteau à double tranchant ?) à contrôler surtout pour des structures qui brassent beaucoup d’argent (structures accueillant des projets ou des subventions) parce qu’intéressant les bailleurs de fonds.

D’aucuns n’hésitent pas à demander le pourquoi du choix de leur structure alors même que d’autres auraient pu faire l’affaire. Ils essayent de savoir ce qui a orienté les chercheurs vers la structure concernée. Est-ce une manière de jeter un œil inquisiteur sur le management de la structure et des pratiques qui y ont cours ? Bref, on s’interroge sur la présence de l’anthropologue, sur ses motivations profondes.

En fait, une présence quotidienne dans les structures de santé amène les acteurs à fournir des informations sur la structure, sur les autres membres de l’organisation, que le chercheur se trouve « obligé » de contrôler. Il est confronté à des stratégies d’autojustification. Au cours des entretiens, chacun ne sachant pas ce qu’a dit son collègue tente de donner des informations à même d’expliquer ses pratiques, de témoigner de sa bonne foi. On note ainsi des stratégies de fuite en avant (« on a du vous dire… ») qui renseignent de manière très intéressante sur les histoires des uns et des autres mais qui peuvent lui permettre de bien trianguler ses informations, ses sources. Dès lors se pose la question du contrôle de l’information qu’il collecte, de lʼutilisation qu’il en fait, de son éthique de la recherche, de la sélection qu’il doit faire à la fois de ses sources et de leurs informations. Ceci implique une certain ambiguïté perçue de la présence du cherche qu’il lui faut gérer.

 

  1. LES AMBIGUÏTÉS DE LA PRÉSENCE DE L’ANTHROPOLOGUE

Il arrive des situations qui, au-delà de leur caractère anecdotique, révèlent cette ambiguïté de la présence de l’anthropologue. Certains responsables (médecins chef, Professeurs d’université responsables d’unités de soins) peuvent reprocher à l’anthropologue de ne pas signaler des écarts qu’il a constatés par rapport aux normes et protocoles de la part des personnels de santé.

L’anthropologue qui s’instruit d’une pathologie particulière comme cela a été plusieurs fois notre cas pour le paludisme et pour d’autres pathologies – tuberculose, VIH/sida – finit par acquérir certaines connaissances sur les méthodes de prise en charge, les contenus des protocoles thérapeutiques, la politique nationale de santé, les directives de l’OMS et des programmes nationaux. Cette situation n’est pas sans conséquences. La présence dans les lieux de consultation et d’hospitalisation laisse place au constat de certaines pratiques déviantes (ou interprétantes), de certains gestes et prescriptions qui s’écartent de la ligne tracée par les responsables de tutelle. Certains responsables s’attendent à ce que l’anthropologue aide à rectifier des pratiques « non-conformes » en donnant des informations en sa possession que le soignant (effectuant souvent une tâche déléguée) n’a pas forcément. Il lui est alors demandé d’intervenir en cas « d’écarts » par rapport aux directives de la part de ces agents responsabilisés au quotidien mais qui ne sont pas toujours formés ou recyclés lorsque les directives changent.

Mais quelle est la légitimité d’un anthropologue n’ayant pas fait une formation antérieure en santé pour se poser en correcteur de pratiques de santé, d’actes de soins infirmiers ? Lʼanthropologue peut trouver lui-même très peu opportune d’intervenir pour dire « ce qu’il faut faire ». Si quelques personnels de santé l’acceptent et sont prêts à en discuter, ceci n’est pas le cas pour tous. Pourtant, là se trouve une question d’une acuité majeure. L’anthropologue peut-il déontologiquement intervenir sur des pratiques qui ne relèvent pas de sa discipline ? Peut-il éthiquement laisser les soignants peu informés faire tout ce qu’ils veulent ? Comment répondre à l’injonction de ce Professeur, technicien, responsable de politiques d’harmonisation pour qui « peut-être que pendant que nous discutons, cette infirmière [17] est en train d’appliquer ses dosages originaux à des patients sans défense, et de les exposer ainsi à des risques » ? Ainsi se présente la différence entre la logique du technicien et celle (déontologique ?) de l’anthropologue, qui dans sa posture méthodologique, n’a voulu, en aucune façon, gêner le praticien dans son travail. Ainsi se présente également le dilemme de l’anthropologue qui travaille sur les terrains de la santé en Afrique [18]. L’implication du chercheur sur le terrain n’est alors pas exempte de difficultés liées notamment à l’interprétation même de « ses obligations », « ses devoirs » vis-à-vis des malades et des situations auxquelles il « participe ».

Quatre problèmes se posent ici :

 

– la légitimité de l’anthropologue à faire changer les traitements que le soignant donne habituellement ;

– en plus, intervenir sur le cours du traitement peut créer un biais lié à sa présence, les soignants tenant compte de lui lors de prises de décisions ultérieures. Il perturberait ainsi la consultation. Le désir d’évaluer jusqu’où s’arrêtait le niveau de connaissance sur la maladie, peut être gênant dans une salle de consultation où, par principe, le soignant doit avoir une grande présence d’esprit et la latitude suffisante pour prendre des décisions en toute autonomie au lieu de s’autocensurer ;

– la troisième difficulté est que l’anthropologue pourrait être confronté à la difficulté d’amener le soignant à changer sa pratique ancrée qu’il concevait comme efficace. Ceci en risquant, finalement, de compromettre leurs rapports et de mettre en mal son enquête ; _ – la présence de l’anthropologue sur le terrain de la santé donne par ailleurs lieu à nombre de sentiments, d’impressions. Certains se sentent aidés par une « compétence » qui leur fait défaut par exemple à l’occasion du counseling [19] des personnes devant subir ou ayant subi des tests de sérologie [20], etc.

De la sorte, la présence de l’anthropologue sur le terrain suscite nombre de difficultés qu’il faut mettre en perspective en vue de les analyser et voir de quelle manière elles influent sur les résultats.

 

  1. LA MISE EN PERSPECTIVE SELON LES CONTEXTES DE RELATIONS DANS LES STRUCTURES DE SOINS

La présence d’un anthropologue à l’hôpital devient plus courante. Plusieurs médecins et responsables de services ont pu travailler avec ces « nouveaux » acteurs qui s’intéressent aux questions de santé. Cette démarche est même saluée par une partie d’entre eux. Pourtant, les compétences de certains semblent délimitées et on n’accorde pas à l’anthropologue une curiosité au-delà de certaines limites. Sa présence semble se justifier aussi longtemps qu’il ne s’intéresse qu’aux malades et à leurs « aberrations thérapeutiques et comportementales ». Lorsque son intérêt commence à porter sur les logiques médicales et les variables plus techniques (posologies appliquées et leur périodicité dans certains services, qualité des soins, respect des normes et protocoles, rapports entre soignants et soignés), il n’est pas rare de constater un changement d’attitude des soignants responsables vis-à-vis de l’anthropologue.

Comment comprendre la personne qui est « mielleuse », dans le contexte de relation où l’anthropologue présente son étude, devenir carrément méfiante voire exécrable dès lors que l’enquête s’intéresse à ses pratiques ? Le technicien qui accueille « diplomatiquement » l’étude comme « venant à point nommé » peut se muer en une attitude réellement différente – presque hostile – dès lors que des questions lui sont adressées et qu’il se trouve situé comme dans la position de « l’enquêté » sur des questions – de son point de vue – qui relèvent « de sa discipline », de son service. L’interaction entre anthropologue et techniciens de santé doit donc souvent procéder d’une définition de la situation, de la relation et de son contexte.

La « confrontation » directe de deux disciplines pose souvent la question de la protection de plates-bandes et la définition de territoires d’opération. Des questions trop directes sur la pratique médicale ou l’interrogation des répertoires savants posent souvent le problème de la légitimité de l’anthropologie à effectuer de telles investigations. En cela, les interactions entre anthropologues, engagés sur la scène médicale, et corps soignant laissent transparaître toute la difficulté de travailler sur des acteurs dotés des mêmes compétences, ayant sensiblement les mêmes niveaux d’instruction, gérant des positions de pouvoir, d’expertise, de légitimité et demandant que les résultats du travail leur soient restitués.

Les techniciens de santé (professeurs, docteurs,…) défendent des positions de privilège qui ne se laissent pas discréditer par « le premier venu », le thésard en anthropologie, l’enquêteur qu’on identifie à la classe d’âge de « ses étudiants », ou au chercheurs/enseignants placés sous son autorité (ou de grade inférieur). L’intérêt porté à la discipline, les questions relatives aux entorses constatées peuvent être perçues comme des atteintes directes à une discipline reconnue plus scientifique mais aussi comme un risque face à des privilèges, des positions de pouvoir qu’ils veulent conserver. C’est ainsi que s’engage la relation entre anthropologue enquêteur et médecin.

 

  1. LA PRÉSENCE PROLONGÉE DE L’ANTHROPOLOGUE COMME IMPLICATION « DIRECTE »

Le choix d’une présence prolongée en tant que posture de collecte des données induit aussi une nécessité souvent de s’impliquer, de s’exposer dans des pratiques pour lesquelles le spécialiste des sciences sociales n’est pas toujours préparé. Le déficit de personnel fait que l’anthropologue présent sur le terrain peut être interpellé pour jouer le rôle de brancardier (pour aider à acheminer une urgence), d’aide infirmier, de garçon de salle, bref pour faire des activités diverses en vue de soutenir les soignants. Ceci est rendu possible par la routinisation des glissements dans la mise en œuvre des actes quotidiens [21]. Cela ouvre la voie à la légitimation d’un apprentissage par l’anthropologue de certains actes (surtout le soir du fait de l’absence des responsables). Après tout, si le brancardier est arrivé à poser des actes « plutôt difficiles » (prélèvements, injections, pose de perfusions, etc.), comment l’anthropologue, qui justifie de quelques « connaissances médicales » et d’un niveau élevé d’instruction, ne le pourrait-il pas ? demandent les soignants face au refus du chercheur qui s’en réfère à sa déontologie et ses engagements éthiques. Après tout, « c’est le moment d’apprendre à faire des injections, ce serait dommage que vous n’en profitiez pas », insistaient quelques soignants à l’endroit de l’anthropologue.

L’anthropologue se pose alors souvent la question de savoir : « dois-je ou non m’impliquer ? Dois-je apprendre à faire des injections ? Dois-je refuser l’appel de cette infirmière de poser une perfusion, de tenir le patient, de risquer de toucher du sang dont le potentiel de contagiosité est totalement inconnu ? » La posture de l’anthropologue implique alors ce qu’on pourrait appeler la confrontation directe aux « risques du métier ». Elle implique de décider rapidement entre ce qui est à faire, et ce qui doit être évité. La présence au sein des structures de santé en Afrique est donc une mise à l’épreuve directe face à la souffrance des malades mais aussi aux règles du milieu relatives notamment à la délégation des tâches. Elle est aussi l’occasion de se confronter aux sollicitations directes de malades qui sont dans le besoin. On peut voir ici une injonction morale de devoir « faire un geste » devant une situation de précarité.

Dans son travail quotidien, l’anthropologue est souvent interpellé pour une question ou pour une autre, soit pour aider aux tâches d’assistance aux malades, soit pour servir de médiateur, soit pour être d’un apport quelconque (mais en tout cas complémentaire) dans le dispositif. En effet, les patients profitent de la présence de l’anthropologue et des relations qu’il a souvent noué avec eux (pour obtenir aussi ses informations) pour jouer le rôle de médiateur dans leurs rapports avec le corps soignant. Il sera perçu comme quelqu’un de « gentil », plus facile d’accès. Il n’est pas directement engagé dans les enjeux. Il sera donc plus susceptible d’être à l’écoute du malade et d’intercéder en sa faveur auprès du médecin. Ces mêmes stratégies seront utilisées par des médecins comme par des malades pour obtenir une collaboration des assistants sociaux considérés, par certains, comme des cousins des anthropologues.

Mais la question récurrente reste : quelles limites s’imposer ? Quelle est la frontière de l’implication ? On ne peut pas toujours « entrer sans réticence dans toute situation qui (…) permet d’échanger une position d’observateur extérieur contre celle de partenaire ou d’acteur au sein du groupe étudié » (Schwartz ,1993 : 270). « Perdre sa neutralité » (ibid.) peut signifier s’impliquer dans des actes « banalisés » qui peuvent être porteurs de risques pour des malades dont les soins font l’objet de délégation et c’est là où le libre arbitre du chercheur intervient, où les positions déontologiques sans faire l’objet de signature s’appuient sur le vivier éthique de la personne pour refuser des positions qui lui permettraient sans doute de mieux s’intégrer mais ébrécheraient la morale intrinsèque qui doit aussi guider la recherche en acte sur les terrains de la santé.

 

CONCLUSION

Dans cette étude, nous voulions discuter de la pratique de l’anthropologie en milieu médical. Nous avons ainsi passé en revue les rapports de l’anthropologue avec les autorités sanitaires, les outils mobilisés et leur implication, de même que les implications de sa présence prolongée au sein des structures de santé. Nous avons aussi tenté d’expliquer les enjeux engagés, les ambiguïtés suscitées par sa présence, mais également la nécessité d’intégrer les questions éthiques qui ne sont pas toujours formalisées, etc.

Cette réflexion montre que les nouveaux intérêts de l’anthropologie la confrontent à des disciplines constituées – notamment la médecine et les disciplines paramédicales –, ce qui impose de nouvelles manières de procéder, des ajustements à opérer au plan méthodologique épistémologique. Ceci est d’autant plus vrai que les enjeux engagés dans les champs de recherche font que les terrains sont loin d’être « neutres ». Dès lors, travailler sur ces terrains est une manière de se situer dans un champ où les uns et les autres jouent un jeu, développent des stratégies, veulent aider ou nuire ses projets de découvertes selon les enjeux et les intérêts qui les animent.

Le travail de l’anthropologue se trouve donc complexifié ; d’où la nécessité d’adopter un recul critique, d’analyser les conditions de production des données, la mise en perspective des parti-pris pour non pas éliminer tous les biais – ce qui n’est pas possible – mais en prendre conscience et les intégrer dans les analyses.

Cette posture rendue possible par la diversification des terrains et des intérêts de recherche – santé/maladie, conflits – ainsi que le partage des mêmes champs de recherche par plusieurs disciplines avec des méthodologies diversifiées, ne nécessite-t-elle pas – comme le fait déjà l’anthropologie – de se retourner sur la pratique de terrain pour en interroger les conditions de production des données et les limites qui y sont inhérentes ?

 

BIBLIOGRAPHE

 

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[1] Université Cheikh Anta Diop de Dakar

 

[2] Rappelons que les premières études anthropologiques sur des questions de santé aux États-Unis étaient d’abord le fait d’une demande des spécialistes des sciences médicales sur des questions auxquelles ils ne trouvaient pas des réponses médicales.

 

[3] Sur d’autres thématiques cet exercice est bien mené : OUATTARA (2004).

 

[4] Programme National de Lutte contre le Paludisme

 

[5] Comité National d’Éthique et pour la Recherche en Santé

 

[6] Quelques recherches se font sans mais sont de plus n’en plus rares.

 

[7] Voir un article écrit en collaboration NDOYE, T., HANE, F. et DELAUNEY, K. (2004).

 

[8] Ceci tient aussi au fait que l’anthropologie est très peu connu, sa variante « médicale » encore moins.

 

[9] Notre protocole de recherche initial était d’ailleurs clair à ce propos. Il est évident que la liberté laissée par les soignants de prendre connaissance des dossiers des malades interpellait un devoir de réciprocité de notre part. La gestion de l’anonymat de nos enquêtés ne nous confronte-t-elle d’ailleurs pas toujours à ce devoir éthique de protection des informations.

 

[10] VEGA (2000 : 16) en parle mais au Sénégal, vu le non respect de la couleur des blouses (les couleurs divergent souvent d’une structure à une autre, à l’exception des médecins et infirmiers qui portent la couleur blanche), cette distinction nette entre les corps et les rangements corollaires à une catégorie spécifique de soignants doivent être relativisés.

 

[11] Ce terme renvoie aussi au risque « d’être identifié et de s’identifier à une « clique », à un sous-groupe » (BIERSCHENK & Olivier de SARDAN, 1998 : 269).

 

[12] C’est sans doute ce qui a poussé un Van DER GEEST et al. (2004) à dire que la position de l’anthropologue comme un malade réel dans un service peut être une posture d’observation privilégiée alors qu’expliquer réellement son étude peut être un facteur de biais. Ce constat nous semble intéressant mais il faut tout de même savoir qu’il ne gomme pas tous les biais.

 

[13] Ces notes sont souvent abrégées, incompréhensibles. Consigner des notes trop claires, trop précises serait une manière de s’exposer à des risques inutiles si elles arrivaient à tomber entre les mains d’un soignant. Les indications, abréviations, et autres codes nous paraissent moins risqués et plus efficaces.

 

[14] Il n’est pas rare que ce terme d’« espion » soit employé pour plaisanter – mais aussi de façon sérieuse – pour caractériser le travail de l’anthropologue. Au cours d’une restitution des résultats dans un centre de santé ce terme a été utilisé pour caractériser les détails que nous avions apporté dans la description des faits et actes auxquels nous avions assisté.

 

[15] Les dépenses de santé nécessaires en cours d’hospitalisation (repas spéciaux, etc.) poussent les patients peu nantis à demander la sortie pour ne pas grever les budgets de leurs familles, budgets dans lesquels les dépenses de santé occupent une très faible voire une place nulle.

 

[16] Cette logique assez machiavélique ne se retrouve pas chez tous les responsables de structures rencontrés mais seulement chez certains qui sont très calculateurs.

 

[17] Il cite lʼexemple donné d’une infirmière qui sʼécartait du protocole de prise en charge du paludisme et sʼen réclamait.

 

[18] Laurent VIDAL fait mention de faits similaires notamment se rapportant à la nécessité de préserver le secret médical et de ne pas révéler leur sérologie aux personnes enquêtées vivant avec le VIH en Côte d’Ivoire, sauf cas exceptionnels (VIDAL, 1996). C’est dire combien l’anthropologue doit contrôler ses propos et voguer dans ses entretiens à travers une maladie connue (par l’anthropologue au même titre que les soignants) mais qui ne peut être désignée.

 

[19] Ou pour les convaincre à bien prendre leur traitement et à leur expliquer les avantages qu’il y a à être « compliant » (respecter le traitement prescrit).

 

[20] Nous avons souvent été invité à participer à l’annonce de la séropositivité de certains patients. Nous nous sommes parfois impliqué pour fournir plus d’informations aux patients dans un moment où leur détresse était parfois palpable et où certains soignants paraissaient manquer de temps. Nous n’avions pas toujours le sentiment que toutes les informations susceptibles de les aider à mieux vivre avec leur maladie leur étaient fournies. Alors, nous avons puisé dans nos connaissances relatives aux programmes en cours, les facilitations offertes, les améliorations dans la prise en charge pour dire aux patients que tout n’était pas perdu. Mais, cela n’est pas toujours facile puisque pour beaucoup de patients encore, le sida est synonyme d’une mort proche et certaine.

 

[21] On constate un nivellement par le haut ainsi que le traduit un médecin interrogé lors d’une enquête de terrain dans un CHU de Dakar : « L’ASC est devenu un infirmier, l’infirmier, un médecin et le médecin un administrateur ». Il pointe ainsi le « confiage » au quotidien des activités des uns aux autres qui sont parfois moins compétents.

 

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