Littérature

(EN) JEUX DU RYTHME ET DE L’ORALITE DANS UN TEXTE POETIQUE AFRICAIN : DE LA CORPORALISATION DU SUJET DANS GRAINS DE SABLE DE TANELLA BONI

Ethiopiques n°85.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2010

INTRODUCTION

Dans les théories poétiques contemporaines, celle de Henri Meschonnic marque sa singularité. En effet, elle transforme radicalement la perception du rythme, notion qui était liée au métaphorisme [2] des vagues sinon à l’alternance d’un temps fort et d’un temps faible. C’est que justement Meschonnic ne se satisfait pas des lieux communs. En s’appropriant l’étude philologique de la notion de rythme menée par Benveniste pour fonder sa poétique, il démontre que la conception mimétique du rythme, qui prévalait depuis des lustres, n’était pas celle-là même qu’impliquait son étymologie. A partir de Benveniste, le rythme ne peut plus être une sous-catégorie de la forme. C’est une organisation (disposition, configuration) d’un ensemble. Si le rythme est dans le langage, dans un discours, il est une organisation (disposition, configuration) du discours. Et comme le discours n’est pas séparable de son sens, le rythme est inséparable du sens de ce discours. Le rythme est organisation du sens dans le discours. S’il est une organisation du sens, il n’est plus un niveau distinct, juxtaposé. Le sens se fait dans et par tous les éléments du discours [3].

Pour montrer le fonctionnement de la poétique, celle que sous-tend la théorie du rythme, Meschonnic convoque les concepts de subjectivation, d’oralité, de valeur, de sujet, de corporalisation, de prosodie, de signifiance. L’épistémologie de sa réflexion repose sur une nouvelle approche des textes et s’appuie sur de nouveaux critères d’analyse. C’est pourquoi la poétique du rythme, qu’il suscite, est mue par de nombreux concepts. Il semble que chez Meschonnic, on ne peut guère parler de rythme sans que n’apparaissent les notions d’oralité, de corps ou de sujet. Quels rapports entretient le rythme avec l’oralité ? Comment ces deux notions appréhendent-elles le corps et le sujet ? Existe-t-il un processus dynamique qui part du rythme à l’oralité, et du corps au sujet ? Ce sont autant de préoccupations qui ne peuvent trouver leurs réponses qu’à travers l’application de la théorie de Meschonnic à une œuvre poétique africaine d’une grande originalité. L’écriture que celle-ci porte est particulière du fait qu’elle est en opposition avec la linéarité classique de l’écriture.

Pour montrer le caractère opératoire de sa réflexion, ce théoricien soutient que la poétique du rythme est plus féconde dans les textes portés par l’oralité parmi lesquels figurent les textes africains :

L’oralité est le rapport nécessaire, dans un discours, du primat rythmique et prosodique de son mode de signifier à ce que dit ce discours. L’oralité est collectivité et historicité. (…) L’oralité apparaît le mieux dans ces textes portés d’abord par une tradition orale, avant d’être écrits : la Bible en hébreu, ou Homère, les textes africains, toute littérature « populaire [4].

Il est vrai que dans une civilisation d’oralité où le dire l’emporte sur l’écrit, le rendement du rythme peut être fécond. Il arrive le plus souvent, dans la littérature africaine écrite, que des auteurs produisent des œuvres en tenant compte de leur histoire et de leur ancrage culturel. Cela, en cherchant à être le plus proches de leurs traditions où l’oralité joue un rôle de premier plan. Est-ce pour autant qu’une telle attitude soit en phase avec l’idée de Meschonnic ? En effet, Tanella Boni, une poétesse ivoirienne, semble privilégier cette démarche d’ancrer son poème dans une forme d’écriture en phase avec une forme de pensée sur le discours et sur le poème : c’est-à-dire que l’organisation structurelle du poème emprunte la trame d’une performance discursive. La configuration du texte, qui alterne les blancs et la succession de mots, est plus proche de la traduction proposée par Meschonnic du Cantique des cantiques, donc des poèmes de tradition orale. Grains de sable pourrait donc être l’occasion pour nous de vérifier si la théorie de Meschonnic est productive lorsqu’on l’applique à des textes africains. En d’autres termes, il faut montrer, à partir du jeu du rythme, ses enjeux par rapport à l’oralité et au sujet. Avant l’analyse proprement dite, peut-être faudrait-il mettre en évidence quelques présupposés théoriques.

  1. RYTHME, ORALITE, CORPS, SUJET

Le rythme dans la poétique de Meschonnic fédère les concepts d’oralité, de corps, de sujet ou de subjectivation. Chez le poéticien français, tout part du rythme. Celui-ci est l’épine dorsale du métalangage sur le poème, sinon de tout texte. C’est pourquoi il en détermine trois catégories :                                                                    

On peut reconnaître non trois rythmes, comme Tomatchevski, mais trois catégories de rythme, mêlées dans le discours : le rythme linguistique [5], celui du parler dans chaque langue, rythme de mot ou de groupe, et de phrase, le rythme rhétorique, variable selon les traditions culturelles, les époques stylistiques, les registres ; le rythme poétique, qui est l’organisation d’une écriture. Les deux premiers sont toujours là. Le troisième n’a lieu que dans une œuvre. Ils déterminent chacun une linguistique du rythme, une rhétorique du rythme, une poétique du rythme, la dernière présupposant les deux autres [6].

Tel qu’il est défini par Meschonnic, le rythme poétique charrie la signifiance du texte. Son activité fait advenir [7] le sens :

Il y a à parler plutôt d’une sémantique sérielle, avec une paradigmatique et une syntagmatique rythmiques et prosodiques – l’organisation des signifiants consonantiques – vocaliques en chaînes thématiques, qui dégage une signifiance – organisation des chaînes prosodiques produisant une activité des mots qui ne se confond pas avec leur sens mais participe de leur force, indépendamment de toute conscience qu’on peut en avoir [8].

La force des mots établit un système [9]. C’est en terme d’énergie qu’il faut appréhender l’activité du rythme. Cette donnée est fondamentale :

C’est l’energeia, au sens de Humboldt, « énergie » au sens de force de travail, à la fois action et activité, l’activité d’un langage qui se montre et se réalise dans la rythmique, qui est ainsi la matière même de l’effet de sens [10].

Aux dires du poéticien, la poétique du rythme résout la question du sens par la subjectivation du discours. Cette subjectivation porte la signifiance autant que le sujet. Elle est même tributaire de l’affect :

Il y a une politique du rythme quand l’organisation du mouvement de la parole dans l’écriture est le fait d’un sujet spécifique qu’on appellera le sujet du poème. Ce sujet fait que l’organisation du langage est une subjectivation générale, et maximale du discours, tels que le discours est transformé par le sujet et que le sujet advient seulement, par cette transformation même [11].

La particularité de ce sujet n’est pas tant qu’il s’agit d’un être physique. Mais il pose un autre rapport à l’affect, au corps et à l’oralité. C’est que la subjectivation fait le corps ainsi que sa gestuelle, toute chose qui diffère de l’affect de la psychanalyse :

(…) la littérature (…) réalise l’opposé de l’hystérie : l’hystérie, comme l’a montré Freud, met du langage dans le corps, la littérature met du corps, un maximum de corps, dans le langage, sous la seule forme possible pour le langage, autant dans les littératures dites orales que dans celles de l’écriture : la gestuelle rythmique, la sérialité prosodique comme l’affectivisation maximale d’un discours. A ne pas confondre avec l’émotion. Pas plus que le sujet du poème avec le sujet psychologique ou le sujet freudien. Ce qui ne présume nullement de la part qu’ils y prennent [12].

Dessons et Meschonnic sont plus explicites dans la mesure où cette gestuelle rythmique n’est que la manifestation de l’oralité du texte :

L’oralité est alors le mode de signifier où le sujet rythme, c’est-à-dire subjective au maximum sa parole. Le rythme et la prosodie y font ce que la physique et la gestuelle du parlé font dans la parole parlée. Ils sont ce que le langage écrit peut porter du corps, de corporalisation, dans son organisation écrite [13].

Les enjeux du rythme semblent on ne peut plus clairs. Le corrélat des rythmes accentuel et prosodique engendre la signifiance. La superlativité rythmique porte elle-même la subjectivation [14]. Elle en est la marque visible. Les lieux marqués du texte, sur le plan du rythme, évoquent le sujet ou en sont l’émanation. L’oralité n’est plus seulement perçue comme une marque de civilisation ou de culture pré-adamique. La saturation rythmique se fait l’écho du sujet. Tout s’imbrique, s’appelle et se répond. C’est peut-être à l’aune du poème que tout cet appareillage conceptuel pourrait avoir de l’importance, celle de révéler que le jeu de la poétique du rythme débouche immanquablement sur de réels enjeux : ceux de traduire, dans les menus détails, comment la configuration rythmique, par la systématique qui en découle, fonde l’anthropologie du langage, celui d’un sujet particulier manifeste dans le poème. Il est donc la réinvention d’un sujet spécifique, avec un corps particulier, une oralité nouvelle. Tout cela ne se rapporte qu’à la connaissance d’un sujet singulier qui n’advient que par l’adjonction de l’écriture et de la lecture. Notre propos articulera les différentes déclinaisons de ces concepts propres à la poétique de Meschonnic dans le poème de Tanella Boni.

  1. GRAINS DE SABLE, ENTRE POETIQUE DU RYTHME, POLITIQUE DU CORPS ET LA QUESTION DE L’ORALITE

Dans l’entendement de Meschonnic, toute œuvre littéraire crée son propre système rythmique. Et la succession de plusieurs accents devient l’indice par lequel se réalise l’affect du poème. Et cet affect ressemble fort bien à ce qu’aurait réalisé le corps ou la gestuelle d’un individu en train de parler dans une situation réelle de communication. Tout individu en situation de parole ponctue son propos de gestes. Ils ont pour finalité de renforcer la valeur significative de ce qui est dit. Il s’agit, en effet, d’indices réels de subjectivation du discours qui autorisent à penser que le système engendré par de telles marques est l’émanation d’un sujet spécifique.

Dans l’œuvre de Tanella Boni, les configurations spatiales et rythmiques du texte ne sont pas gratuites. Le poème fait sa propre syntaxe et engage une politique du dire dont la saisie des lois de configuration pourrait déboucher sur la signifiance, c’est-à-dire l’organisation des signifiants dans l’œuvre.

En effet, l’œuvre de l’Ivoirienne s’appréhende comme une partition. Il est langage et orchestration du langage. C’est sans doute pour cette raison qu’il alterne des continuités et des ruptures syllabiques, des espaces pleins et des espaces vides, des paroles (au sens de discours) et des silences. C’est que de manière marginale l’œuvre fait usage des signes de ponctuation. Leur présence est liée à une stratégie. Du fait que le texte n’est que très rarement ponctué, il semble que le souffle rythmique devient le marqueur de sa nouvelle ponctuation. L’œuvre étant elle-même l’organisation d’une écriture, c’est par son rythme que se perçoit cette organisation.

La production littéraire de Tanella Boni comprend trois parties distinctement délimitées. La première expose l’histoire d’un homme et d’une femme, deux êtres apparemment sans histoires. Dans la deuxième partie, ils se séparent car les liens comme des grains de sable se meuvent avec le Temps (p. 32). Enfin, dans la troisième séquence la réflexion sur l’amour survient. Elle décline les nombreuses manifestations de cet Amour. Le rythme poétique dans l’œuvre de Tanella Boni organise l’écriture parce qu’il semble traduire un faire qui inclut l’accentuation rythmique, prosodique, culturelle pour livrer les lois de cette écriture.

A l’incipit du poème, la conjonction des accents rythmiques et prosodiques est à l’origine d’une certaine forme de « superlativisation » sémantique. La contagion rythmique et prosodique fait que la plupart des mots sur-accentués et attelés s’échangent leur sens et leur valeur [15]. Car selon Meschonnic, le rythme en agissant fait que ce n’est plus du son qu’on entend mais du sens, un sens inséparable de l’activité des mots. La subjectivation découle de l’abondance d’un affect démesuré. Ce qu’illustre la sur-accentuation :

Conte-moi ton Histoire non-lieu histoire de Nulle Part comme la mienne comme la sienne histoires sans date mais histoire de temps plus-que situés de temps plus-qu’imparfait conte-moi ta vie de comptes à régler à renflouer ta vie de conte-comptines ta vie de mythe Vie de mite (p. 7).

A partir du nom « Histoire », et malgré l’alternance des blancs censés organiser le propos, on constate que la succession des différents accents de mots est renforcée par des accents prosodiques, c’est-à-dire la succession consécutive ou la répétition de proche en proche des mêmes mots, des mêmes consonnes ou des mêmes voyelles. A partir du syntagme nominal « Histoire non-lieu », s’opère donc une contagion rythmique et prosodique si bien que par l’attelage des mots qui outrepasse les espaces blancs, on a l’impression que le propos commencé ne connaît plus de fin. Ainsi, les mots attelés s’échangent-ils leur valeur. De ce point de vue, l’« Histoire non-lieu » se met-elle en réseau avec tous les autres mots. Cette « Histoire non-lieu », par le jeu rythmique et prosodique, devient l’« histoire de nulle Part », « comme la mienne comme la sienne histoire sans date mais histoire de temps plus que situés », « des temps plus qu’imparfaits ». Par le jeu rythmique, des réalités en apparence contraires se rapprochent. Cette contagion qui se crée du fait de la répétition de proche en proche des mêmes consonnes, des mêmes voyelles ou des mêmes mots, est à l’origine de cet échange particulier, un peu comme si l’« Histoire non-lieu » se réalisait par l’acte même de conter, et devenait aussi au même moment, l’« histoire de Nulle Part », mais également « comme la mienne », « comme la sienne ». Elle est autant celle des « comptes à régler à renflouer » que « ta vie de conte-comptines / ta vie mythe vie de mite ». Au fond, cette « Histoire non-lieu » a lieu. Tout répond à tout. C’est que l’affect se mesure à l’étalon du rythme. Il est engendré par la sur-accentuation rythmique et prosodique. Mais quelles sont ces histoires multiformes mises en réseau par l’activité du rythme ? Sans les inventorier toutes et sans en inventer une signification nouvelle, les syntagmes recensés sont parcourus par une énergie. Cette énergie a la spécificité de s’irradier dans le poème et de concilier les contraires. Ce qui fait que le non-lieu a lieu, le « mythe » se rapproche du « mite » ou du « miteux ». Car, au fond, le poème d’une manière générale évoque un itinéraire et s’inscrit dans une perspective du transitoire :

C’est ici que commence en bandoulière l’Amour en brèche C’est ici que commence entière la Fraternité en miettes (p. 8).

Si la répétition est elle-même pourvoyeuse de saturation, au plan de la succession des accents rythmiques et prosodiques, les syntagmes « l’Amour en brèche » et « la Fraternité en miettes » cristallisent la principale thématique du poème. Celle-ci dit la séparation. Alors, les espaces pleins et les espaces vides sont mis au service du processus par lequel le poème engendre sa propre dynamique. N’est-ce pas là une manière de dire, à travers le rythme spatial, la présence et l’absence ? En un mot, la séparation ? Cette séparation est la conséquence d’un processus qui se poursuit, sans s’arrêter. Il se démultiplie indéfiniment. La continuité est rythme, la rupture traduite par les blancs l’est aussi. Le poème fait sa propre syntaxe en faisant ce qu’il dit :

Les liens comme des grains de sable se meuvent avec le Temps (p. 32).

L’idée du passage est soulignée par la superlativisation rythmique. Et la graphie des lettres en italiques est rythme, elle en est l’émanation parce qu’elle dit le mouvement en ce sens que l’inclinaison des lettres entretient avec la course des liens quasi métaphoriques. Les répétitions, les italiques, les espaces pleins et les espaces vides sont mis au service du mouvement, c’est-à-dire que le mouvement transitoire et cinétique est privilégié sur toute autre préoccupation : Combien de pas comptes-tu au seuil de ma porte combien de voix entends-tu au tréfonds de mon âme ? (p. 20)

Les parallélismes renforcent cette stratégie du mouvement, stratégie dans laquelle s’inscrit d’une manière générale le texte. On le voit, en alternant des structures syntagmatiques identiques et différentes, ils (les parallélismes) font écho à une avancée par bonds successifs ; et donc par cycles. N’est-ce pas une des multiples manières de corroborer la dialectique du mouvement ? Nous avons soutenu que le poème s’inscrivait dans le passage et qu’à son incipit, des réalités contraires s’échangeaient des valeurs du fait de la contagion rythmique et prosodique qui en découlait. En effet, le texte étant un discours, il porte essentiellement sur le thème de l’amour. Tel que subjectivé par le langage, l’amour, l’un des thèmes fondamentaux de l’œuvre, apparaît comme un phénomène mouvant. Il est passage autant que la stratégie du poème le laisse voir. Mais ce passage est aussi la conséquence de la contagion rythmique et prosodique. Par exemple, le jeu de l’accent rythmique et prosodique affectant le nom « Amour », répété trois fois, l’inscrit dans cette dynamique. Par la suite, ce sont les syntagmes « Je te hais je t’aime » (p. 34) qui sont mis en correspondance, par le jeu rythmique et prosodique. Dans la formule « tu es le pionnier de la passerelle », la proximité avec celle-ci, se déclinant sous les traits de « tu es le premier mot du rituel », les fait se saturer au plan du rythme. L’amour devient la passerelle. Quelle est donc cette passerelle ? C’est alors qu’une longue série de mots et expressions affecte une autre longue série allant de « Oméga » à « diable » :

l’Alpha et l’Oméga des chemins de vie chemins de croix chemins de foi tu es l’eau et le feu tu es le ciel et la terre tu es le jour et la nuit tu es le diable et bon Dieu (p. p. 34).

Le poème se fait le mime de ce qu’il énonce. L’Amour est haine et son contraire. La sur-accentuation le dit bien. L’Amour est aussi « pionnier » et « passerelle ». Le rythme ne dit guère qu’il est « l’Alpha et l’Oméga des chemins de vie » mais plutôt l’« Oméga des chemins de vie ». L’Amour se fait métamorphose. Il s’apparente à un véritable chemin de la Passion que révèle concrètement la subjectivation par le rythme.

Au fur et à mesure de l’énonciation, l’Amour s’impose comme la thématique principale du poème ; et cette importance arrive par un langage-métaphore : Amour Amour Amour tu es le sourire du jour tu es la passion de la nuit tu es le feu qui flambe le feu qui s’éteint la luciole (p. 36).

Parfois, la réponse qu’occasionne une interrogation n’a pas un autre but, par le jeu du rythme, que de traduire dans les faits la pertinence de la réponse donnée :

« Amour Amour Amour es-tu là ? » A cette question, la réponse est soulignée par le jeu du rythme si bien que la manifestation de sa présence, celle de l’Amour, est rendue au moyen d’un affect démesuré que traduit l’attelage rythmique :

Je t’entends Amour dans les mots dans la rue dans les maux je t’entends dans les passions pensantes je t’entends dans la mort ambiante (p. 36).

Au fond, le poème de Tanella Boni ne se satisfait pas de la fixité ou de l’immobilisme. Par la conjonction des accents de groupe ou prosodiques, plusieurs réalités se déploient dans le poème. Elles paraissent toutes transitoires. Jamais la définition simple ou métaphorique du mot « Amour » ne s’accommode de l’univocité d’un terme. La sur-accentuation est mouvement parce qu’elle dit le mieux le passage d’une réalité à une autre, avec ses oppositions, ses précisions. La définition donnée par Benveniste du rythme, définition relative à l’étude philologique qu’il en a fait, celle-là même qui l’appréhende comme « organisation », « disposition », « configuration » trouve à travers ce poème africain sa parfaite illustration.

Dans le fonctionnement général du texte, il semble qu’au-delà de la force significative des longues séries de mots subjectivés par le rythme, d’autres mots ou séries de mots ne connaissent pas forcément la même fortune, en raison de leur éloignement ou de leur proximité. Il s’agit, en effet, du rythme culturel qui, en s’inscrivant dans le fonctionnement d’un texte, participe de l’activité de sa poétique générale. D’autres faits non résiduels de mise en relief du propos se font, sur la base d’un couplage ou d’un attelage, moins étendus que les longues subjectivations mises en exergue.

Il ne faut guère oublier que le rythme joue le rôle d’amplificateur de la signifiance. Le terme d’energeia emprunté à Humboldt ou celui de « rythme jaillissant » qui appartient à Manley Hokpins rendent mieux compte de cette réalité.

La poétique du rythme, celle qui prend forme dans Grains de sable à travers la reprise de certaines structures, s’érige en système de discours. Faut-il le rappeler l’Amour, thématique abordée dans le texte, jouit d’une reprise abondante. D’autres le sont aussi par le soulignement prosodique.

La reprise des mêmes structures crée un système chez Tanella Boni. Si la succession de proche en proche des mêmes syllabes, des mêmes consonnes ou des mêmes voyelles est à la base de la subjectivation, c’est-à-dire celle que crée le rythme, la reprise de structures fonctionne chez Tanella Boni comme un mode d’existence de la subjectivation. Par exemple, la poétesse écrit :

Elle sortit au grand jour le ciel restait bas elle sortit au grand jour le ciel rampait à reculons (p. 25).

La saturation rythmique est autant portée par les verbes « rester » et « ramper » en raison de l’identité de leur consonne initiale « r » que par les syntagmes « Elle sortit au grand jour le ciel ». Il s’agit de la même stratégie qu’on retrouve à la page 13 :

Ce jour-là il pensa à l’essuie-temps le torchon de fortune pour une fête de langueur ce jour-là il pensa à l’amuse-gueule à croquer après un moment de labeur mais elle n’était pas l’air vicié de ses poumons en détresse l’oxygène d’un cœur en délire elle n’était pas l’eau-de-vie d’une minute d’oubli qui parfumerait une mémoire libre comme le vent elle n’était pas la brise du soir qui lui caresserait les pieds libérés elle n’était point la lampe-livre de chevet (p. 13). Ailleurs, la même configuration refait surface :

Prête-moi ton front-nuage que je me noie dans ton ciel prête-moi ta main infinie des galaxies à venir ta main-fouet de l’air confiné des marchés marché de cœurs marché de foi marché de moi (p. 23).

La répétition participe, d’une manière générale, à la saturation engendrée par le rythme. Celle-ci fait que la structure reprise est sur-accentée. Elle accroît l’intensité rythmique du texte. C’est sans doute la raison pour laquelle Meschonnic affirme que les textes traversés par l’oralité (notamment les textes africains) sont ceux-là même qui sont fortement imprégnés par le rythme.

CONCLUSION

Que retenir du rythme et de l’oralité dans leur rapport au corps et au sujet ? Il s’agit, dans la théorie de Meschonnic, d’une réinvention des notions de corps, d’oralité et même du rythme. La poétique du rythme, telle que semble l’appréhender Meschonnic, est la manière particulière de configurer le discours. La saturation rythmique du texte, liée à la conjonction d’une série de mots, plus ou moins longue, des accents de groupe et des accents prosodiques connote la subjectivation du discours. On cherche alors à en dégager des lois. Cette subjectivation fait le sujet et l’oralité. Elle s’apparente au travail d’un corps, comme si les gestes censés ponctuer un acte de parole dans une situation réelle de communication s’inventaient d’une autre manière dans un texte écrit, quelle que soit sa nature. Le poème de Tanella Boni est relatif à l’histoire d’un homme et d’une femme, c’est-à-dire l’histoire de leur amour :

C’était une femme et un homme (…) mais Qu’allaient-ils devenir dans l’espace sur la Terre l’Un et l’Autre l’Autre sans l’Un L’Un sans l’Autre ? (p. 10).

L’œuvre dit la continuité et la rupture. Le rythme également cette continuité et cette rupture. Le fonctionnement du texte, sur la base du rythme, lie souvent les contraires, l’amour et la haine, le Bien et le Mal… pour les saisir comme des entités indissociables. Au plan visuel, la rupture et la continuité sont inscrites dans la disposition du poème. Et comme un fleuve au cours tumultueux et hérissé de ronces, l’œuvre avance vers une fin qui n’a pas de fin.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

CHISS, Jean-Louis et DESSONS, Gérard et alii, La force du langage, Paris, Honoré Champion, 2000.

DESSONS, Gérard, Introduction à la poétique. Approche des théories de la littérature, Paris, Nathan, 2000.

– Introduction à l’analyse du poème, Paris, Bordas, 1991.

DESSONS, Gérard et MESCHONNIC, Henri, Traité du rythme. Des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998.

MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982.

– Politique du rythme, politique du sujet, Paris, Verdier, 1995.

TANELLA, Boni, Grains de sable, Limoges, Le bruit des autres, 1993.

[1] Université de Cocody-Abidjan, Côte d’Ivoire

[2] Le concept de rythme est longtemps resté prisonnier de l’alternance d’un temps fort et d’un temps faible par imitation aux mouvements des vagues de la mer.

[3] MESCHONNIC, Henri, Critique du rythme. Anthropologie historique du langage, Paris, Verdier, 1982. p. 280.

[4] Ibid., p. 280.

[5] C’est nous qui soulignons.

[6] MESCHONNIC, Henri, p. 223.

[7] Terme employé par MESCHONNIC.

[8] DESSONS, Gérard et MESCHONNIC, Henri, Traité du rythme, des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, p. 44.

[9] Le mot système est emprunté à Ferdinand de SAUSSURE.

[10] Ibid., p. 175.

[11] Ibid., p. 43.

[12] CHISS, Jean-Louis et DESSONS, Gérard et alii, La force du langage, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 15.

[13] DESSONS, Gérard et MESCHONNIC, Henri, op. cit., p. 46.

[14] La subjectivation est définie comme la continuité des rythmes linguistiques, prosodiques ou culturels.

[15] C’est bien là le fondement de la poétique de Henri MESCHONNIC.