Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Culture et civilisations

EGRITUDE ET CIVILISATIONS MEDITERRRANEENNES

Ethiopiques numéro 6

revue socialiste de culture négro-africaine

1976

Ce colloque [1], qui s’intitule Afrique noire et Monde méditerranéen dans l’Antiquité, me semble être l’un des plus importants qui se seront tenus, dans notre capitale, depuis l’indépendance. Ce n’est pas hasard si j’ai titré mon allocution : Négritude et Civilisations méditerranéennes. Il s’agit, en effet, d’examiner un problème majeur de civilisation dans l’esprit de l’Ecole de Dakar, c’est-à-dire par rapport à l’Afrique noire et pour son accomplissement.

Nulle perspective ne pouvait être féconde, dans un premier temps, que la perspective historique puisque celle-ci comprend, dans le sens du temps concret, la préhistoire avec l’histoire et, dans celui de l’espace mental, la culture avec la politique et l’économie.

Il s’agit d’étudier la présence et l’influence des Négro-Africains dans les premières civilisations méditerranéennes au triple point de vue du peuplement, des contacts et des relations. L’influence des Négro-Africains, mais également celle qu’ils auront subie. Ce que je traduis par anthropologie et civilisation, sans oublier, bien sûr, l’histoire ni la préhistoire. Mais je sais que les deux dernières disciplines ne seront pas oubliées puisqu’encore une fois, c’est le département d’Histoire ancienne qui est, ici, maître d’œuvre.

Ce colloque répond au projet sénégalais de nouvelle civilisation, très précisément, à l’humanisme de la Négritude. Il est toujours question de nous enraciner dans nos valeurs multimillénaires de civilisation tout en nous ouvrant aux valeurs fécondantes, parce que complémentaires, des autres races, ethnies ou peuples. C’est pourquoi il faut définir et, pour cela, étudier les unes et les autres ainsi que leurs influences réciproques. Dans cette perspective, nous avons commencé de faire former des spécialistes sénégalais dans les langues et civilisations voisines : de la Berbérie, de l’Egypte ancienne, de Sumer, de l’Inde dravidienne, etc. De l’Inde, ai-je dit. C’est dire que le Nègre auquel nous avons affaire n’est pas de la seule Afrique ; plus exactement, que le Nègre concerné est aussi celui de la diaspora. Nous engageant dans cette voie de recherche, nous ne faisions que confirmer la direction prise par certains chercheurs noirs, qui avaient commencé, depuis nombre d’années, de définir les apports des Ngres dans les civilisations méditerranéennes et dont les plus connus sont Cheikh Anta Diop, Franck M. Snowden Jr, Engelbert Mveng et Théophile Obenga.

C’est dans ce cadre que je voudrais placer mes réflexions, telles qu’elles se sont développées depuis les années 1930, où je suivais, parmi d’autres enseignements, des cours à l’Institut d’Ethnologie de Paris et à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, où j’eus comme professeurs, parmi d’autres : Marcel Mauss, Paul Rivet, Marcel Cohen et Lilias Homburger.

Je me rappelle Paul Rivet affirmant, en pleine montée du nazisme, qu’il y avait 4 à 20% de sang noir autour de la Méditerranée. Penché sur mon voisin, j’ajoutais, en souriant : « Au moins ! » car je savais qu’avec 25 % de sang noir, on peut passer pour blanc, et inversement. Mais c’est plus tard, après le désastre de 1940, que, prisonnier de guerre, j’eus, pendant deux ans, le loisir de réfléchir sur les langues et civilisations méditerranéennes, que, depuis 1935, j’avais enseignées sans chercher à pénétrer leur signification – sinon leur sens intime. Je finis par découvrir que le miracle méditerranéen – des Egyptiens aux Arabes -, mais d’abord le miracle grec, c’était le miracle du métissage culturel.

C’est de cette idée que je parlerai pour mes réflexions.

La première question qui se pose à nous est donc celle du peuplement. Elle pourrait se formuler ainsi : « Quelles races et quels peuples habitaient les pays méditerranéens avant l’arrivée des Sémites, et surtout des Indo-Européens, c’est-à-dire des Celtes, Grecs, Latins, Germains et Slaves ? » « Quels peuples », ai-je dit en songeant, en particulier, à ceux qui, avec l’écriture, fondèrent l’histoire dans les vallées du Nil, de l’Euphrate et de l’Indus.

C’est ici qu’avant l’histoire, il nous faut faire appel à la préhistoire, en retenant deux faits importants, sur lesquels s’appuient les préhistoriens anthropologues pour poser deux principes majeurs de leur science. Le premier fait, nous disait le Docteur Rivet, est que, jusqu’au Paléolithique supérieur exclu, quand deux races se rencontraient, elles se combattaient toujours et l’une détruisait l’autre. Depuis le Paléolithique supérieur – et c’est l’un des traits de l’Homo sapiens -, elles se combattent souvent, mais elles se métissent toujours. C’est ce métissage qui constitue, précisément, le second fait.

Des faits que voilà, l’on a déduit les deux principes suivants :

– depuis l’apparition de l’Homo Sapiens, deux races ou deux peuples en contact se métissent toujours ;

– toute grande civilisation est métissage culturel.

Il s’agit pour nous, guidés par ces principes, d’étudier quelle est la part des Négro-Africains, plus exactement des Négroïdes, dans le peuplement des pays méditerranéens.

Nombreux sont les préhistoriens anthropologues qui attribuent aux Négroïdes de la race de Grimaldi la civilisation aurignacienne, qui fut la première du Paléolithique supérieur. Je citerai, parmi d’autres, le Docteur Rivet et le Docteur Verneau, Henri Breuil et Raymond Lantier, Marcelin Boule et Pierre Teilhard de Chardin. Alexandre Moret, dans son Histoire de l’Orient [2] précise, à propos du Paléolithique supérieur : « La zone méditerranéenne et l’Europe sont d’abord submergées par les Négroïdes de petite taille du type des Hottentots et des Bochimans actuels… Les Négroïdes, avant de pénétrer jusqu’en Europe par les ponts de Sicile et de l’Egée, qui s’effondrèrent peu après leur passage… avaient peuplé l’Afrique du Nord. Leur influence reste persistante en Egypte, en Tunisie et dans le bassin méditerranéen jusqu’au Néolithique et aux temps proto-historiques ». Mais le Docteur Verneau [3], meilleur spécialiste en anthropologie, rectifie : « Les Négroïdes de Grimaldi sont de taille élevée et leur crâne es+t extrêmement développé en hauteur : les Bochimans sont des nains dont le crâne est remarquablement aplati de haut en bas ».

Les Négroïdes

Quoi qu’il en soit, d’autres Négroïdes, dont les fameux Capsiens, qui, au dire des chercheurs tunisiens, avaient précédé les Berbères dans leur pays, sortirent à leur tour, d’Afrique du Nord au Néolithique, pour envahir l’Europe. « L’important », écrit Moret, « c’est que le véritable centre de la civilisation capsienne se trouve au point médian de l’Afrique du Nord. De là, cet art capsien s’est étendu à l’Ibérie, à la Sicile, à l’Italie du Sud, d’une part ; à la Libye, à l’Egypte, à la Syrie-Palestine, d’autre part » [4].

Ce sont ces Négroïdes, au dire des préhistoriens anthropologues, qui, mêlés aux hommes de la race, blanche, de Cro-Magnon et, à un moindre degré, à ceux de la race, jaune, de Chancelade, auraient abouti à l’Homo mediterraneus : au dolichocéphale brun à face longue et de taille moyenne que nous décrit Moret, et qui ressemble au Préhellène que, selon Jean Vercoutter, nous dépeignent les fresques égyptiennes et crétoises [5]. Nous retiendrons, de ce dernier, l’expression « brun rouge » qu’il emploie, sans parler de la « chevelure bouclée », et que nous retrouverons plus loin.

Si, de l’Europe méridionale et des Iles, nous dirigeons notre examen vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, Moret y distingue, au Néolithique, quatre races : les Négroïdes du Capsien, les Kouchites-Hamites, les Sémites et les Brachycéphales de type alpin. Le problème me paraît encore plus complexe, et sans doute aurez-vous à vous interroger sur les hommes qui, au Paléolithique supérieur africain, ont fondé, à côté de la capsienne, les civilisations térienne au Maghreb et sébilienne en Egypte. Si, « pendant le paléolithique supérieur », comme concluent Breuil et Lantier, « on constate », au sud de l’Europe, « l’existence d’éléments négroïdes, éthiopiens, blancs et probablement jaunes «  [6], il faut souligner la persistance des éléments négroïdes en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et en Inde jusqu’à l’époque historique. Ce sont même eux qui auraient, dans les vallées du Nil, de l’Euphrate et de l’Indus, fondé les premières civilisations agraires. « Ces premiers colons des vallées orientales », affirme Moret, « sont des Négroïdes, originaires des régions indo-africaines, chassés vers le Nord par la transformation des forêts en savanes, puis en steppes » [7] Leurs descendants ne seront pas étrangers à l’invention des premières écritures.

Cette présence des Noirs à l’époque historique est confirmée, parmi d’autres, par les faits que voici. Dans Le Maroc chez les Auteurs anciens par R. Roget et S. Gsell [8], qui est une anthologie, je constate que les écrivains grecs et latins cités nous signalent, à côté des « Maures », des « Ethiopiens », c’est-à-dire des Noirs. Et l’on sait que les Grecs anciens ne voyaient pas « blancs » les « Maures » puisque mauros, en grec, signifie « de couleur sombre », comme le mot « sarrasin », en français, pour désigner les Berbères almoravides « à cause », dit le Robert, « de la couleur noire du grain » de la céréale. D’autre part, Hérodote nous signale que les Colchidiens, au sud du Caucase, étaient noirs, et Lucain, que les Garamantes de Libye étaient perusti, « complètement brûlés », ce qui est la traduction du grec aithiopès, « éthiopiens ». Enfin, les linguistes scandinaves qui, en 1969, avaient déchiffré l’écriture de la première civilisation de l’Indus, nous ont révélé qu’il s’agissait d’une languedes Noirs dravidiens et que l’écriture en remontait à quelque 2.500 ans avant Jésus-Christ : 1.000 ans avant l’arrivée des Aryens. J’imagine qu’il a dû y avoir un moment, au Paléolithique supérieur ou au Néolithique, où les Négroïdes étaient répandus, sans solution de continuité, tout autour de la Méditerranée, sur tout le Moyen-Orient et sur tout le sud de l’Asie jusqu’aux îles de l’Océanie.

Vous aurez remarqué, dans les citations que je viens de vous faire, Moret nous parle de « Kouchites-Hamites » à côté de « Négroïdes », Breuil et Lantier d’« Ethiopiens » à côté, toujours, de « Négroïdes ». Une fois de plus, le problème du Hamite est posé, et je voudrais, une fois de plus, dire ce que j’en pense.

Pour m’en tenir aux Négro-Africains, sans parler des Noirs d’Asie, d’Océanie et d’Amérique, on a l’habitude de distinguer 4 sous-races : les Ethiopiens, les Soudaniens, les Bantous et les Khoisans. Les « Ethiopiens », c’est-à-dire les actuels Ethiopiens du Nord, les Somaliens, les Nubiens et les Peuls, sont des « Nègres marginaux », tandis que les « Blancs marginaux » seraient représentés par les Nord-Africains, et d’abord par les Maures et les Touaregs. Comme me le disait un intellectuel mauritanien, « les Maures sont des Berbères de langue arabe avec un fort métissage de sang noir ». A quoi pourrait répondre cette définition des Peuls : « Des Noirs de langue négro-africaine avec un métissage de sang berbère ».

Pour revenir au problème hamite, les géographes, historiens, préhistoriens, voire anthropologues européens – et plus encore les politiciens- sont souvent tombés dans la tentation européo-centriste, qui consiste, suivant les intérêts du moment, à baptiser « blanc » ou « noir » le même peuple. Les Ethiopiens étaient des « Blancs » avant Mussolini ; depuis, ils sont redevenus ce qu’ils étaient pour les anciens Grecs : des « Noirs ». Jusqu’à Henri Gaden, en son temps le meilleur spécialiste français du Peul, qui tombe dans ce que j’appelle l’albocentrisme. C’est ainsi que je lis, dans son ouvrage Le Poular [9], au mot wode, la définition suivante : « Thème qualificatif : rouge. Bodeejo, pl. wodeebe : qui est de race blanche, par opposition aux Noirs (Baleebe) ». En réalité, les Peuls nomades désignent trois couleurs pour distinguer la couleur « noire » de la majorité des Sénégalais (Baleebe), la couleur « rouge » des Peuls (Wodeebe) et la couleur blanche des Européens (Daneebe). La meilleure preuve qu’ils ne méprisent pas le Noir, c’est que, dans un conte reproduit par Gaden lui-même, et titré Les deux Chefs peuls, c’est « Hamadi le Noir » qui bat « Hamadi le Rouge » [10] . On aura remarqué en passant que les Peuls se servent du même mot, « rouge », que Jean Vercoutter, qui, pour indiquer la couleur des Préhellènes, va jusqu’à employer l’expression de « peau d’un brun rouge souvent très foncé » [11].

Pour conclure sur le peuplement, il s’agit d’étudier, en s’appuyant sur les faits, l’albisation progressive des pays méditerranéens : du Paléolithique supérieur à l’époque historique.

Les faits linguistiques

En parlant du projet sénégalais, j’ai parlé d’une « nouvelle civilisation » à bâtir. C’est dire que l’étude du peuplement n’est pas l’essentiel. Il n’est qu’un préalable, nécessaire il est vrai, à l’étude des contacts et des relations : des échanges, partant, des influences réciproques, je veux dire des métissages culturels.

Il nous faudra étudier ce phénomène, caractéristique de l’Homo sapiens, au double niveau de la langue et de l’art, puisque c’est dans ces deux domaines qu’une civilisation se définit le mieux. Je le ferai en commençant par la langue, qui me semble, malgré les apparences, le phénomène le moins caractéristique. En effet, elle est facilement empruntée.

Je partirai de l’article du Docteur Rivet, intitulé Le Groupe océanien [12]. Celui-ci, en effet, a eu le don de découvrir partout dans le monde, et pas seulement en Afrique, la présence noire. Il suppose, dans cet article, « que le monde sumérien, dont le contact avec l’Inde est attesté dès 3.000 ans avant notre ère, a joué, à une certaine époque, un rôle important comme agent de transmission d’éléments culturels entre le groupe océanien, l’Europe et l’Afrique ». Revenant à cette idée, dans un opuscule intitulé Sumérien et Océanien, où il signale un certain nombre de radicaux communs aux langues océaniennes, sémitiques et indo-européennes, il conclut : « De plus en plus, je suis convaincu qu’il y a eu, dans tout le bassin de la Méditerranée et dans une partie plus ou moins grande de l’Afrique, un substrat océanien, qui a agi sur les populations d’origines diverses qui ont envahi ces régions au cours des âges » [13].

Pour simplifier, l’influence des Océaniens dont parle le Docteur Rivet n’est rien d’autre que celle des Négroïdes en général, telle qu’elle s’exerça aux époques pré- et protohistoriques. Ce qu’il faut retenir de sa thèse est qu’avant l’arrivée des Indo-Européens et des Sémites, les Négroïdes avaient exercé une certaine influence -réciproque au demeurant – sur les langues des Méditerranéens bruns. Cette influence apparaît assez facilement à tout lecteur attentif des Langues du Monde, l’ouvrage monumental publié « par un groupe de linguistes sous la direction d’Antoine Meillet et Marcel Cohen » [14]. Il reste que, pour la percevoir, il faut, contrairement à la répartition géographique, adoptée par mes deux anciens maîtres, – et qui a, je le sais, le mérite de souligner les emprunts réciproques -, mettre de côté, d’une part, les langues indoeuropéennes et, d’autre part, les langues sémitiques. Ce qui, dans notre projet, laisserait, face à face, les langues méditerranéennes et les langues négro-africaines. J’entends, par « langues méditerranéennes » : le basque, le berbère, le copte et l’égyptien ancien, les langues caucasiennes et, parmi les langues asiatiques, le sumérien et l’élamite. Dans les « langues négro-africaines », je comprends, outre les groupes soudano-guinéens et bantou, les groupes couchitique au nord et khoïn au sud. J’aurais voulu ranger, parmi les langues méditerranéennes, l’étéo-crétois, l’étéo-cypriote et l’étrusque, mais ces langues restent encore trop mal connues – malgré les progrès réalisés depuis quelque vingt ans.

Comme je le disais tout à l’heure, c’est à la morphologie que la parenté linguistique se reconnaît le mieux. Ce qui, de ce point de vue, caractérise les langues négro-africaines, ce sont les caractères communs que voici :

– racines primitives bilitères ;

– manque de distinction essentielle entre le substantif et le verbe ;

classes nominales ;

absence de flexion nominale ou verbale et, partant, abondance des affixes ;

prépondérance de l’aspect sur le temps, comme des aspects imperfectif et perfectif sur tous les autres.

Ce qui, encore une fois, est remarquable, c’est que chacune des langues méditerranéennes énumérées plus haut possède, au moins, deux des cinq caractères communs que voilà. Naturellement, à cause de la parenté anthropologique, nous retrouvons les mêmes similitudes dans les langues dravidiennes, voire, s’il faut en croire Rivet et Alexandre Von Wuthenau, dans certaines langues de l’Amérique précolombienne.

Les faits artistiques

Cela dit, il nous faut, parmi les langues méditerranéennes, commencer par celles qui sont les plus proches des langues négro-africaines : par le berbère, mais auparavant, par l’égyptien ancien et le copte, comme nous le recommandait Lilias Homburger dans ses cours. C’est l’occasion de signaler l’article si suggestif de Théophile Obenga intitulé Egyptien ancien et Négro-Africain [15].

Il reste qu’encore une fois, parmi les phénomènes culturels, les faits linguistiques me paraissent moins convaincants que les faits artistiques, tels qu’on peut les recueillir dès la préhistoire. Quand, au cours de mes visites officielles, je visite, dans un musée, les salles de la préhistoire, je reconnais immédiatement, avant toute explication, les objets d’art négroïde. Ceux-ci portent, comme un sceau, la marque du rythme nègre. En Europe et en Asie antérieure, singulièrement dans les pays méditerranéens, c’est presque toujours au niveau du Paléolithique supérieur (aurignacien), du Méso – ou du Néolithique quand ce n’est pas de l’époque historique. Il n’y a rien d’étonnant à cela puisque, comme l’écrit Elie Faure dans Incarnation du Rythme noir, « c’est chez l’homme noir que le sens intérieur du rythme s’est maintenu le plus pur » [16].

Cependant, le rythme nègre, ce n’est pas la monotone « répétition » que dénonce le petit bourgeois européen. Qu’il s’agisse de sons ou de couleurs, de formes ou de gestes, il est question de la reproduction du même son, de la même couleur, de la même forme, du même geste, mais dans un contexte, un environnement différent. Souvent, et le rythme est alors d’une qualité supérieure, il n’est pas question du même, mais du semblable, pas de la même couleur, par exemple, mais d’une de ses nuances.

Cependant, le rythme nègre ne se réduit pas à cette reproduction : à cette reprise qui n’est pas répétition. Il n’est pas un simple mouvement de la sensualité, comme trop de gens l’ont dit : la chair rythmée est, par le fait et en même temps, spiritualisée. Le rythme, chez le Noir, est un des éléments du langage et il ne se sépare pas du symbole. Pour quoi j’ai défini l’objet d’art nègre : « une image symbolique et rythmée ». C’est dire qu’il est aux antipodes du réalisme – ou du naturalisme, comme on voudra. « C’est constamment », poursuit Elie Faure dans le même article, « un équivalent symbolique et non une représentation de l’univers ».

Ce sont donc ces deux éléments, rythme et symbole, qui caractérisent essentiellement l’art nègre et nous permettent de le déceler dans les objets d’art des époques préhistoriques. Ces objets qui sont les témoins les plus éloquents de l’Homo sapiens et de sa descendance néolithique.

Et d’abord, le symbole ou l’image analogique, toujours en usage, et spontanément, dans l’art populaire d’Afrique noire. L’artiste noir souligne les parties les plus signifiantes de l’objet, qui, chez l’homme, sont, en même temps, les plus charnelles, les plus sensuelles : les cheveux, les yeux, le nez, la bouche, le nombril, surtout les seins, le sexe, la cambrure des reins. Il le fait, non seulement en les agrandissant jusqu’à l’hypertrophie, mais encore en les rythmant : en leur donnant des correspondants. Ce sont, tantôt, des échos formels ou colorés, tantôt, des répliques- le concave répondant, par exemple, au convexe-, tantôt encore, des contre-temps, c’est-à-dire des parallélismes asymétriques. Tel est le rythme nègre, en effet, qu’il envoie toujours des réponses, mais pas où et quand on les attendait. C’est la surprise dans l’attente confiante, la diversité dans l’unité.

Rien n’est plus caractéristique, de ce point de vue, que la statuaire. Nous la prendrons comme l’exemple le plus significatif de l’art aurignacien. Parmi la quarantaine de statuettes qu’en 1959, on avait recensées en Europe et en Sibérie, presque toutes étaient de femmes. On retrouvait, en elles, les traits caractéristiques de l’art nègre, c’est-à-dire, outre le symbolisme de la fécondité, la stylisation du rythme nègre avec l’ensellure lombaire ou « stéatopygie » [17], les cheveux « à la nubienne » et les tatouages géométriques. On retrouvera ce symbolisme naturellement, pas toujours de la fécondité – et cette stylisation, çà et là, autour de la Méditerranée jusqu’au Néolithique, voire jusqu’aux temps historiques. Je songe, en particulier, outre l’Egypte, à la statuaire préhellénique – par exemple, au « Petit Bonhomme des Cyclades » d’André Malraux -, à celle du Moyen-Orient préhistorique ou encore à celle de Carthage, qu’en compagnie de M. Bachaouche, le directeur des Antiquités, j’examinais curieusement, l’an dernier, à Tunis.

J’ai choisi l’exemple de la statuaire parce qu’il est le plus significatif, le génie de l’artiste noir étant, avant tout, tectonique. J’aurais pu choisir la peinture. L’essentiel de mon propos était d’attirer votre attention sur la question de la méthode. Il s’agit, dans le domaine de l’art, comme en linguistique et en anthropologie, de commencer par définir les traits de la Négritude avant d’en chercher l’expression, ou peut être, plus exactement, la réalisation.

Eviter les préjugés

Ce qui m’amène vers ma conclusion. Il faut, en définitive, éviter deux écueils : d’une part, les préjugés des Albo-Européens, dont nous avons vu un exemple à propos des Peuls, d’autre part, ceux des Négro-Africains, qui percent, de temps en temps, chez nos chercheurs et dont moi-même, je n’ai pas été toujours exempt, je le reconnais. Mais puisqu’on voit mieux les défauts des autres que les siens, je signalerai, en terminant, les difficultés que rencontrent les chercheurs africains dans l’étude de l’antiquité méditerranéenne.

Un de mes amis éthiopiens, qui prépare une thèse de doctorat sur les rapports dramatiques de l’ancienne Grèce et de l’Afrique noire, m’a fait part de la répugnance qu’avaient montrée des conservateurs de musées grecs à lui montrer des objets d’art préhellénique qui présentaient certaines affinités avec l’art nègre. J’ai cru trouver, sur un autre plan mais voisin, des échos de ces répugnances dans le Nouvel Observateur du 12 août 1975, où M. Bernard Teyssèdre, parlant des « Peintures murales de Théra », exposées temporairement au Musée archéologique d’Athènes, écrit : « Les sujets figurés à Théra sont, en ce contexte, inattendus : à Santorin, aujourd’hui, ne vivent plus ces hirondelles… encore moins les singes bleus et les antilopes oryx (qui, sans doute, n’y ont jamais vécu) ; l’anneau d’oreille qu’on voit à l’Africain, mais aussi à l’un des enfants pugilistes, est étranger aux Créto-Mycéniens, mais habituel aux Nubiens. Ces peintures, ne l’oublions pas, étaient de caractère religieux, elles ne prétendaient en rien évoquer « la vie quotidienne »… Voire,… Heureusement, le bon sens et, mieux, l’objectivité scientifique finissent par l’emporter ». Et M. Tyssèdre conclut : « Les thèmes africains de Théra portent témoignage, pour nous mal déchiffrable, sur l’intense brassage de peuples qui, au milieu du second millénaire, parcourt l’Egée, le Proche-Orient et l’Egypte, en un temps où des Crétois débarquaient en Libye, où des chars européens dévalaient le Sahara, où des « Hyksos » venus de la mer régnaient sur le trône des Pharaons ».

Si j’ai cité si longuement le critique d’art, c’est que sa conclusion rejoint celle que je voulais faire, encore qu’il fallût insister, ici, moins sur les thèmes que sur le style. Ma conclusion sera donc pour rappeler, outre la méthode, les deux principes énoncés au début de mon allocution :

– deux peuples en contact se métissent toujours ;

– toute grande civilisation est métissage culturel.

A quoi j’ajouterai la nécessité, pour le chercheur, de l’objectivité scientifique. Ce qui n’exclut pas, non précisément « l’esprit de finesse », mais, ce qui est mieux, la vision qui n’aît de l’intuition sensible. C’est sur ces bases, en tous cas, que le Gouvernement du Sénégal entend faire, du thème de votre colloque, un des points du programme de recherches fixé, après concertation à l’Université sénégalaise.

[1] Colloque sur « L’Afrique Noire et le monde méditerranéen dans l’Antiquité » (Dakar, janvier 1976).

[2] Tome premier, p. 19 (Presses universitaires de France).

[3] Cité par Henri Neuville dans Peuples ou Races (Encyclopédie française, tome VIII, 7. 52-8).

[4] Op. cit., p. 29.

[5] Cf. Essai sur les Relations entre Egyptiens et Préhellènes (Librairie A. Maisonneuve), pp. 86, 102-105.

[6] Op. cit., p. 167.

[7] Op. cit., p. 38.

[8] Les Belles Lettres, Paris, 1924.

[9] Tome II.

[10] Tome I

[11] Op. cit.

[12] Bulletin de la Société de Linguistique, Paris, t. XXVII, fasc. 3, 1927, p. 141 168.

[13] Champion, Paris, 1929, p. 8.

[14] Centre national de la Recherche scientifique.

[15] Cahiers Ferdinand de Saussure 27 (1971-1972).

[16] L’Homme et la Danse (Pierre Fanlac), p. 37.

[17] Cf. Luce Passemard : Les Statuettes féminines paléolithiques dites « Vénus stéatopyges » (Teissier, Nîmes).