DROIT A L’OPACITE LANGAGIERE ET CULTURELLE DANS LA POESIE DE SONY LABOU TANSI
Ethiopiques n°70.
Hommage à L. S. Senghor
1er semestre 2003
Nous ne pouvons nier combien le genre poétique demeure jusqu’à nos jours hanté par un symbole de la littérature africaine francophone : Léopold Sédar Senghor, figure emblématique de la poésie de la Négritude, sinon celle de la poésie négro-africaine. S’il a, sans conteste, insufflé à la littérature sa première Existence, notons qu’il a orienté la poésie dans une perspective lyrique. Or, ce triomphe du lyrisme, qui reste ancré dans une tradition européenne, ne peut survivre aux désillusions d’une réalité sociopolitique, qu’il s’agisse de la décolonisation ou de la situation actuelle de l’Humanité.
En s’octroyant l’audace d’une tonalité polémique, Sony Labou Tansi exprime, outre sa révolte personnelle, le désir d’une rupture langagière d’avec le passé. Cet écrivain congolais, dont la notoriété reste le fruit de ses œuvres romanesques et théâtrales, illustre, avec ses écrits poétiques inédits datant des années 70 à l’année de sa mort, 1995, la quête d’une nouvelle identité poétique ; car pour Sony Labou Tansi, la poésie se présente tel le « lieu laboratoire […] de l’effronterie » [2], en bref, comme le lieu de l’expérimentation absolue. La révolte, thème consacré tant chez ses prédécesseurs que ses contemporains, s’empare véritablement de la matière poétique pour bouleverser les codes établis, et par conséquent les codes de lecture. C’est précisément cette transgression qui signe l’évolution et, dirons-nous, la révolution de la création poétique depuis l’héritage senghorien. Il faut donc porter notre attention sur la place désormais accordée au lecteur pour comprendre la situation de la poiêsis des années 50 aux dernières décennies du XXe siècle. Alors que Lilyan Kesteloot remarque très justement à propos de la littérature africaine francophone que « l’on retrouve […] – avec un décalage de quarante ans – le sentiment d’un monde absurde que les écrivains existentialistes avaient si fortement exprimé pour les générations d’après-guerre » [3], nous sommes tentés d’affirmer qu’au même titre que les néo-romanciers, Sony Labou Tansi aspire à une participation active et féconde du lecteur. D’ailleurs, le poète congolais écrit dans l’ »Avertissement » à son premier roman La vie et demie : « […] comme dit Ionesco, je n’enseigne pas, j’invente » [4]. Nous allons voir que le cri, leitmotiv de l’œuvre labou tansienne, défait le langage et la perception en quête d’une ouverture. C’est cette ouverture de l’espace pré-établi de l’écriture qui non seulement engendre le sens mais constitue un espace de liberté et de créativité légué au lecteur. Aussi, une des différences majeures entre la poésie de la Négritude, celle de Senghor, et la poésie de l’Après Négritude, celle de Sony Labou Tansi, réside-t-elle précisément dans la fonction accordée au langage poétique.
Il semble donc que la poésie labou tansienne, à l’image de la poésie contemporaine, devienne un lieu de réflexion – lieu du miroir – concernant tant la mission de l’écrivain que l’engagement du lecteur. La récurrence de certains procédés souligne combien le poète, en exploitant la fonction phatique du langage, interpelle la responsabilité du lecteur en tant qu’homme pensant mais aussi en tant que citoyen. En effet, l’emploi du pronom sujet « vous » et du pronom interrogatif « qui » est destiné à mobiliser l’attention du lecteur et à lui démontrer combien la prise de conscience s’impose à la sauvegarde de l’existence humaine :
« Comment donc
Vous n’avez pas vu
La saison dans nos yeux
La boue dans nos cœurs
Le sel dans nos morals
Des fleuves d’oppression
[…]
Qui n’a pas vu
Des vallées de mensonges
Des déserts d’initiation à la honte
Où mon peuple de foudre
Marche pieds nus
Qui n’a pas vu
Le déluge d’espoir
Qui tombe sur notre droit aux droits
[…]
J’implore notre destinée de droit divin
A devenir cendre ou fumier » [5].
Dans cet extrait de « Vers à Vapeur », la deuxième personne du pluriel, qui désigne évidemment les individus que fustige Sony Labou Tansi, peut apparaître comme une construction de la part du poète, impliquant alors le lecteur comme principal destinataire, comme principal témoin.
En écho à la célèbre phrase de Camus, « Je me révolte, donc nous sommes » [6], l’œuvre poétique labou tansienne décline cette prise de parole du « je » au service du « nous ». D’ailleurs, il est intéressant de voir dans le poème « Vers à Vapeur » combien le jeu des pronoms sujets est symptomatique d’une pensée révoltée : ainsi, on observe un glissement du pronom sujet « vous », pronom éminemment accusateur, au pronom sujet (ou adjectif « mon ») de la première personne du singulier, qui laisse place à son tour à celui de la première personne du pluriel (ou adjectif possessif « notre »). L’écrivain, dans une démarche militante, se fait la voix des sans paroles : nul doute alors que le poète se range du côté de l’action et que sa création s’inscrit délibérément comme poésie du verbe :
« Et vous voulez vraiment
Que je vous le dise
Que je joue à saute-moral
Que je commercialise
Le cœur au prix d’un litre
De pétrole – Jamais ! » [7].
Et quand bien même le syntagme nominal prédomine, force est de constater le caractère simple et familier de l’écriture labou tansienne, qui offre, à travers l’hégémonie de l’article défini, une dimension généralisante. Nous le voyons bien, la brutalité du cri labou tansien contraste avec l’envoûtement qui émane de la poésie senghorienne, poésie de la contemplation. En fait, il semble que la fonction de la description diffère grandement chez nos deux poètes. Comme nous avons pu le constater, le mot, dans la poésie labou tansienne, se révèle véritable arme de dénonciation. « Vers à Vapeur » : sans appel, le titre marque l’analogie entre la matière textuelle et la substance chimique, tout à la fois nuisible pour son destinataire et salvatrice pour son créateur. La description se fait donc pré-texte à l’édification de la révolte, réceptacle de l’énergie vibratoire première. A contrario, chez Senghor, la fonction référentielle de la description demeure prégnante : la richesse du vocabulaire participe d’une finalité, oserons-nous dire, presque didactique. Ces mots rares qui relèvent d’une culture spécifique (botanique) ou d’un langage soutenu restituent au lecteur le surgissement d’un monde lointain :
« Ma Saô mon amante aux cuisses furieuses, aux longs bras
de nénuphars calmes
Femme précieuse d’ouzougou, corps d’huile imputrescible à la peau de nuit diamantine.
Toi calme déesse au sourire étale sur l’élan vertigineux de
Ton sang
O Toi l’Impaludée de ton lignage, délivre-moi de la surrection
De mon sang » [8].
Au cœur de cette écriture de la contestation, qui n’est pas sans rappeler celle d’Aimé Césaire ou de Tchicaya U Tam’si, le traitement du rythme est aussi l’occasion pour Sony Labou Tansi de donner corps à cette révolte. La poésie labou tansienne se distingue, certes, par la répétition, caractéristique de la poésie négro-africaine, mais surtout par son esthétique de la rupture, qui s’immisce tant à l’intérieur de la construction du poème qu’à travers son aspect formel. Aussi le rythme labou tansien pourrait-il être qualifié d’arythmique, et ce, à cause de son irrégularité, épousant les « flots […] furieux » [9] de la révolte jusqu’à rompre la linéarité de la lecture ; parce que le cri labou tansien se révèle d’abord libération de la parole, le rythme recouvre dans la poésie de Sony Labou Tansi la notion de spontanéité. A la tonalité polémique répond donc le choix du vers libre, prélude d’une écriture castratrice, qu’illustre la figure du zeugme :
« Quand
entendrai-je
le fracas
tant attendu
d’un monde
brisé
en dix
en cent
en atomes » [10].
La figure la plus récurrente dans la poésie labou tansienne est sans aucun doute l’ellipse qui, rappelons-le, implique la suppression de certains termes.
« Je suis le gardien de l’année
Où mourut grand-mère
[…]
Gardien aussi
Des fêtes enterrées en fosse commune
[…]
Connais pas la mort biaisée
Du sucre crématoire » [11].
Dans cet extrait de « Verba ou le poème à hydrogène », l’ellipse du pronom sujet « je » participe d’un effet comique que vient renforcer l’absence de la première particule de la négation portée par le verbe « connais ». Mais cet extrait pose aussi les jalons d’un autre aspect non moins prégnant de l’œuvre poétique labou tansienne : le recours à l’asyndète. Le lecteur perçoit implicitement le lien de coordination, volontairement omis par le poète. Non seulement ce mode de liaison intensifie le caractère équivoque de l’écriture labou tansienne mais devient une porte ouverte à l’énumération. Au-delà des figures de construction, la structure métrique participe de ce rythme saccadé, où oscillent pauses et enchaînements accélérés des vers.
« Ça n’est pas digne
De notre Adam : l’Électricité
De nos rêves de sperme métallique
De notre moral de sel marin
Je passe – » [12].
Ainsi, la clausule du poème « D’un pas lent… » se distingue par l’insertion d’un vers d’une métrique différente. La combinaison des trois ennéasyllabes et du vers de deux syllabes permet de souligner le contraste entre l’immobilité de l’insatisfaction et la volonté d’évasion ou de fuite que dénote le verbe « passer » actualisé par le présent d’énonciation. Mais ce dernier vers du poème, qui sert de contrepoint en hétérométrie, permet d’envisager l’organisation typographique du poème labou tansien. La pause typographique, qui « représente, dans le débit de la voix suivie, une interruption qui peut être motivée ou non par la structure de la phrase » [13], est ici matérialisée par plusieurs signes typographiques dont les deux points, qui apportent des indications prosodiques en marquant une pause à ménager. Mais le tiret, largement utilisé dans les poèmes inédits de L’autre Monde, reste le moyen le plus efficace pour signifier la chute métrique et donc la rupture temporelle ainsi que la rupture visuelle, demeurant non moins perturbant pour la lecture : « Ça danse – Belgique et ça saute – France/Sur les deux rives » [14]. En effet, le nom propre Belgique est-il relié au groupe qui le précède « ça danse », et ce, par le tiret, ou devons-nous considérer les tirets comme clôture du groupe « Belgique et ça saute ». Ce qui supposerait alors dans ce cas précis que ce ne serait plus le tiret, mais la conjonction « et » qui impliquerait la coordination ? Nous le voyons bien, chez Sony Labou Tansi, la typographie fait sens. L’ouverture de la structure syntaxique de la strophe établit de nombreuses correspondances et multiplie les interprétations. Dès lors, le blanc, dans la disposition typographique, se présentera comme un silence textuel d’où jaillira le cri noir des mots :
« Les putains
chez Faignon
Boivent
comme des tonneaux
sans fond
La bouche
Rose
Qui donne
La vie
Au vin
En l’ôtant
Aux choses » [15].
Dans cette organisation strophique, le retrait par rapport à la marge de gauche augmente de façon presque régulière ; les blancs fissurent la parole poétique pour faire tomber goutte à goutte les mots. Ainsi, l’écriture dévoile son pouvoir mimétique où le graphisme vient faire écho au champ lexical de l’alcool. Ce poème qui semble hésiter dans sa démarche, presque tituber, est comme ces « putains » en proie à l’évanouissement mais aussi comme le poète enivré par la création littéraire. Bien sûr, nous ne pouvons envisager cette esthétique de la rupture sans souligner l’absence de ponctuation qui empêche toute division syntaxique. En déponctuant ses poèmes, Sony Labou Tansi privilégie le brouillage des unités syntaxiques et donc l’ambiguïté. Le seul point de repère, excepté le rythme, reste la majuscule. Dès lors, la rupture, qui est celle de règles classiques et d’un code de lecture préétabli, appelle l’éveil et la curiosité du lecteur. C’est pourquoi cette esthétique de la rupture se conjugue indéniablement à une esthétique de la surprise, brisant les chaînes d’une œuvre poétique senghorienne qui se place en tant que vestige de la création africaine francophone ; car chez Senghor, non seulement le titre mais aussi l’accompagnement musical constituent dès l’ouverture des points de repère qui permettent au lecteur d’appréhender le sens et le rythme du poème de façon déterminée. Si le rythme senghorien, comparé au rythme labou tansien, peut être qualifié de linéaire, obéissant à une certaine maîtrise, c’est parce que l’on décèle dans le recueil Ethiopiques la nostalgie des formes anciennes. D’ailleurs, Senghor précise dans sa postface Comme les lamantins vont boire à la source, « les poètes nègres, ceux de l’Anthologie comme ceux de la tradition orale […], sont soumis tyranniquement à la « musique intérieure », et d’abord au rythme » [16]. Ainsi, la poésie de Senghor se place dans le respect de la tradition et donc des règles du lyrisme ; dans le recueil Ethiopiques, cinq poèmes sont présentés comme des guimms, c’est-à-dire comme des odes. Quant à l’accompagnement musical, il ne fait que confirmer combien le poème senghorien relève du chant mais d’un chant à forme fixe ; en témoigne la référence au « khalam » [17], instrument traditionnel de l’élégie dans l’Afrique de l’Ouest. Remarquons en outre combien le poète fait preuve d’une mise en scène certaine dans son recueil Ethiopiques, notamment avec le « poème dramatique » « Chaka » dans lequel la présence du coryphée rappelle l’intérêt de Senghor pour la culture gréco-latine. La tonalité élégiaque, qui prédomine dans ce recueil, associée à l’emploi du verset, participe d’un rythme hypnotique, lancinant, dont la mélodie provoque chez le lecteur un effet d’envoûtement. Même si dans son recueil Poèmes et vents lisses, Sony Labou Tansi se prête à chanter la femme, le cri de son écriture marque les limites de ce lyrisme. Sa poésie, préférons-nous dire, est une poésie de l’intime sans être une poésie lyrique, parce que le cri la transfigure en une poésie de l’instant. Aussi la tonalité lyrique ne fait-elle que s’esquisser : elle est la fulgurance d’une parole blessée, en fuite. C’est précisément le cri qui permettra au poète de nier cette « [soumission tyrannique] » à l’épanchement lyrique, et plus généralement à l’univers langagier. A l’ornementation du style que propose l’esthétique classique, Sony Labou Tansi préfère la simplicité d’une écriture, où les répétitions ne relèvent pas seulement d’une volonté d’insistance mais sont aussi les signes d’un usage familier et oral de la langue. Chez Senghor, où se manifeste une adéquation entre le signifiant et la réalité marquée de façon presque univoque, les mots scandent les grands thèmes de la poésie lyrique.
Aussi, le souvenir est-il à l’origine même de l’inspiration poétique de Senghor, et dirons-nous aussi de celle de Sony Labou Tansi. Pourtant, une fois de plus, il convient de remarquer combien le traitement du souvenir diffère. Au cœur de la mémoire senghorienne gît le « Royaume d’enfance » [18], prédominance d’images d’un pays natal, que justifie l’idée majeure prônée dans la postface à Ethiopiques : la nécessité d’un retour aux sources. Plus qu’une correspondance entre l’homme, la femme et la nature, on observe dans ce recueil une tonalité affective liée à la faune et à la flore, dont la description minutieuse souligne combien la nature n’est en aucun cas réduite à un simple décor et demeure liée de façon viscérale, ombilicale à l’homme de culture négro-africaine : c’est le lieu où se « [confondent] toujours l’enfance et l’Eden » [19] ; c’est aussi l’espace de la création. En effet, les nombreuses apostrophes assignent la nature au rang de principal destinataire du poème : « Oho ! Congo oho ! Pour rythmer ton nom grand sur les eaux sur les fleuves sur toute mémoire » [20]. Tout au contraire, la nature, dans la poésie labou tansienne, recouvre très souvent un espace métaphorique qui sert la description de la femme mais surtout l’expression de la révolte, ce qui explique en partie la description d’une nature dysphorique où prédomine le paysage urbain : « Vous n’avez pas vu/ […]/Les poubelles où pissent/Vos gratte-ciels/Vos citadelles/Vos marchés pommés » [21]. Mais le cri ranime et spatialise la mémoire de façon fragmentaire pour réduire le souvenir à une simple anecdote. Par sa simple nomination, celle-ci acquiert une fonction dynamisante, une fonction narrative :
« Premier janvier 75
Je brosse mon petit titre
De mammifère –
Et quel mammifère…
Je m’appuie tout contre mon petit cœur de poète
Mais quel poète
L’Afrique a vendu le monde
A
Trente deniers
Blasphémateur –
Pas par méchanceté, Oh messieurs
Par simple petit tour de passe-passe » [22].
Notons alors que l’inscription référentielle demeure ponctuelle et que les références historiques apparaissent disséminées, victimes de ce morcellement du cri, convié à « [fracasser]/tous les mots de la langue » [23] ; alors que chez Senghor, le souvenir est tout à la fois objet, sujet et source du poème, délibérément empreint d’accents nostalgiques. Remarquons en outre que l’évocation de l’Histoire reflète de nombreuses divergences entre les deux poètes. Dans le recueil Ethiopiques, l’aspect mythique ne recouvre pas seulement la description de la Nature. De même se lit l’exaltation d’une Afrique précoloniale, de l’ « empire […] des proscrits de César » [24] à « l’Ethiopienne » [25], qui cristallise la légende de la Reine de Saba. Et si la période coloniale demeure un des thèmes ancrés dans la mémoire de nos deux poètes, notons que la poésie labou tansienne l’envisage dans une perspective plus réaliste. Chez Senghor, nous percevons de prime abord une mise en valeur de la culture africaine, et ce, au moyen d’images bibliques et mythiques, où la tonalité épique de plusieurs poèmes souligne un certain idéalisme de cette vision de l’homme noir. Même si nous ne pouvons nier l’aspect démystificateur de certains poèmes senghoriens, notons que chez Sony Labou Tansi, la plupart des références bibliques font l’objet d’une subversion. Certains poèmes de l’auteur dévoilent une transgression de la prière en cri blasphématoire, notamment le premier poème du recueil Poèmes et vents lisses, intitulé ironiquement « Prière ». En effet, le lecteur y découvre une longue plainte rythmée par l’expression « nous sommes battus » et dans laquelle le poète s’adonne à ridiculiser la figure emblématique que représente Marie : « Nous sommes battus et vaincus/par l’allure véreuse de la Vierge » [26]. Un autre poème, « Le Son des Choses », n’hésite pas à afficher un langage soutenu tout en conservant un propos qui suscite la surprise :
« Ma fille dit le bon père
passe ton chemin
mais retient qu’aucun vagin n’est assez
haut placé pour battre
l’angélus » [27].
Dans l’aphorisme que convoque la parole du « bon père », l’esthétique de la rupture est portée par une esthétique du détail avec l’évocation du « vagin ». Le poète procède aussi à des associations loufoques comme dans l’expression « le cocorico de l’Enfant Jésus » [28] qui attribue au sens propre le comportement de la figure christique à celui du coq. Dans le poème « Une Légende », le rire, dont la cible est à la fois l’homme et Dieu, est provoqué par l’anachronisme entre le langage et le contexte biblique :
« L’homme lui dit : Tiens grand-père
Vous prenez de l’âge
Venez ici – Nous devons être associés
A parts égales – Venez ! Signez ! » [29]
Ainsi, la risibilité du sacré émane de la profanation de celui-ci, profanation qui s’opère dans un détournement provocateur des valeurs, où se mêlent religion et mercantilisme, religion et autorité politique ; car l’espace du pouvoir est bien le lieu par excellence où retentit le rire, nécessaire pour « [créer] un choc à l’intérieur du grand silence blanc des idées » [30]. Avec le rire, se confondent derrière la figure du révolté à la fois la figure du Poète et la figure du Fou ; en effet, il est écrit dans L’Ante-peuple que « le fou […] fit volte-face » [31], termes que l’on retrouve dans L’Homme révolté de Camus : « Le révolté, au sens étymologique, fait volte-face » [32]. Voilà donc ce qui marque l’abîme entre la poésie senghorienne et la poésie labou tansienne : le regard. C’est cette distance déclinée sous la forme du sarcasme, de l’humour noir, de l’ironie et donc de la rupture qui permet à Sony Labou Tansi de proposer une poésie où règne l’expérience immédiate du sensible ; car le cri se veut expression et non construction intellectuelle de la révolte. Le poète, avec jubilation, joue alors autant avec les signifiés des mots et expressions qu’avec les signifiants afin d’explorer la dimension ludique du Verbe. En témoigne ce poème extrait de L’autre Monde, poème qui s’énonce sans aucun doute, tel un exercice de style, tel aussi le poème échappant le plus à la logique rationnelle. La lisibilité et la compréhension sont alors compromises :
« L’acteur est un livre ouvert aux oreilles et aux yeux du public.
Valons allons galon ballon salon –
Foire voire voir moire armoire croire boire croître goitre
battre barre pare marre » [33].
Cet extrait, représentation partielle du poème, s’impose aux yeux du lecteur comme à son esprit en tant qu’énigme absolue. Le premier vers inscrit le poème dans une perspective métalinguistique et nous oriente vers une lecture orale. Sony Labou Tansi goûte ici au plaisir charnel des mots, plaisir musculaire de la bouche qui est véritablement conviée à prononcer les mots : dans la poésie labou tansienne, c’est la voix qui requiert la nécessité existentielle du poème. Cette suite phonique est destinée à éveiller le souffle et la respiration du lecteur. Même s’il est possible de recomposer une certaine cohérence sémantique ou sonore entre les mots, nous pensons que pour le poète, le jeu de récitation et d’interprétation (façon de jouer le poème) prime sur le jeu de réflexion et d’interprétation (cette fois dans le sens d’explication). Le poète préfère assigner au lecteur un rôle d’acteur plutôt que d’intellectuel ; la préoccupation de Senghor est, semble-t-il, de permettre, au moyen de sa poésie, l’intelligibilité de l’essence de la culture ou de l’identité noire, plaçant le lecteur comme spectateur. N’oublions pas le contexte de l’écriture d’Ethiopiques et plus généralement de l’œuvre senghorienne : Senghor s’assigne la mission, et combien légitime, de défendre la négritude, et ce, au nom de l’Universel. Force est de constater que Sony Labou Tansi, révolté (aussi) contre les intellectuels, semble réfuter, tout en manifestant un animisme certain, non pas d’abord les valeurs qui se cachent derrière le mot « négritude » mais précisément l’élaboration du concept. Chez Sony Labou Tansi, la révolte s’édifie dans et par la matière, et le cri inscrit la matière dans un processus de divination : « Si la vie cesse d’être sacrée, la matière, toute la matière ne sera plus qu’une sourde folie » [34], écrit Sony Labou Tansi. Le cri devient alors acte de rébellion contre l’inertie en général et l’enfermement de principes idéologiques en particulier. La voie du poète congolais est celle de l’Humain avant d’être celle de l’homme noir ; en témoigne l’image de la femme : alors que Senghor, dans Ethiopiques, chante à la fois la femme africaine originelle et « l’Etrangère » [35], le recueil de Sony Labou Tansi, Poèmes et vents lisses, offre un regard davantage centré sur l’expérience du désir et le sentiment de l’inavouable qui habitent la relation homme-femme. Mais que ce soit chez Senghor ou chez Sony Labou Tansi, la poésie africaine se révèle poésie de l’exorcisme dans la mesure où elle est expression de la douleur : chez Senghor, la déchirure de la double culture s’absout dans la dialectique du métissage alors que chez Sony Labou Tansi, la violence d’être au monde, c’est-à-dire hors du monde, se dissout dans la dialectique du cri, et du cri de liberté. Son écriture poétique est d’abord une manifestation du désir de réinventer la vie, de changer le cours de l’Histoire, de remodeler le monde. Le cri, qui cristallise en lui la réunion des forces antagonistes, épouse harmonieusement le genre poétique et permet à Sony Labou Tansi de résoudre ce conflit entre contestation et recherche esthétique dans le lieu même du poème. Parce qu’au même titre que le cri, la poésie libère la parole, elle offre un espace textuel ouvert, mais plus encore, l’espace kaléidoscopique d’un imaginaire. L’organisation typographique du poème apparaît alors comme une condition sine qua non à l’ampleur du cri.
Si la poésie de Sony Labou Tansi se démarque de la poésie senghorienne, c’est avant tout parce que la finalité de sa quête semble résider non pas dans son aboutissement mais dans la recherche incessante qu’elle exige de l’être et de la création. Comme le soulignent les propos du poète congolais, elle mime l’appel de l’autre – « Il s’agit pour vous lecteur, […], de regarder tout ce qui dans notre expérience vous fait signe » [36] – et vient contredire la pensée de Senghor selon laquelle « l’enracinement [est] plus important que l’ouverture » [37]. Mais chez les deux poètes, on constate une volonté d’élargir l’histoire d’un pays à l’ensemble de l’Afrique : même si chacune de leur écriture s’inscrit dans une pensée, elle-même tributaire d’une époque, la poésie africaine, dont le pouls demeure ancré dans le pouvoir incantatoire du Verbe, décrit toujours l’état de l’avènement, celui de l’ante- métamorphose. Elle connaît au fil des décennies une fin identique : conjurer l’avortement d’hier d’une naissance perpétuelle. C’est finalement la temporalité de chacune de ces conceptions qui fonde la singularité de ces deux poésies : l’une se voulant la promesse du « troisième temps » [38], l’autre, certes, poésie contre le temps, mais au-delà, poésie du contretemps, à contretemps, où le surgissement du cri n’a de cesse de saisir le lecteur avant de se dissiper soudainement – moment premier – avant de s’évanouir dans « le cri du silence » [39].
[1] Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand II.
[2] LABOU TANSI, Sony, « Quel théâtre dans un monde atteint d’un vicieux traumatisme cinématographique d’essence américaine ? » in L’autre Monde, écrits inédits, Revue Noire, coll. « Soleil », p. 53.
[3] KESTELOOT, Lilyan, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, coll. « Universités francophones », 2001, p. 272-273.
[4] TANSI LABOU, Sony, La vie et demie, Paris, Seuil, coll. « Points Roman », 1979, p. 9.
[5] « Vers à Vapeur », in L’autre Monde, p. 26-28.
[6] CAMUS, Albert, L’Homme révolté, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1951, p. 36.
[7] « Vers à Vapeur », in L’autre Monde, p. 28.
[8] « Congo », in Ethiopiques de Léopold Sédar SENGHOR, Œuvre poétique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990, p. 101-102.
[9] CAMUS, Albert, op. cit. , p. 30.
[10] « Quand… », in Notre Librairie, Revue des littératures du Sud, n°137, mai août 1999, p. 73.
[11] « Verba ou le poème à hydrogène », in Poésie du monde francophone, Christian DESCAMPS, Paris, Le Castor Astral, 1986, p. 93 (anthologie de poèmes inédits parus dans Le Monde).
[12] « D’un pas lent… », in L’autre Monde, p. 60.
[13] MBANGA, Anatole, Les Procédés de création dans l’œuvre de Sony Labou Tansi, systèmes d’interactions dans l’écriture, Paris, L’Harmattan, coll. « Critiques Littéraires », 1996.
[14] « Premier janvier 75… », in L’autre Monde, p. 56.
[15] « Les putains… », in Notre Librairie, p. 71.
[16] Comme les lamantins vont boire à la source, postface à Ethiopiques, in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit. , p. 161.
[17] « D’autres chants… », in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit. , p. 147.
[18] Comme les lamantins vont boire à la source, in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit.. , p. 160.
[19] « Je ne sais… », in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit., p. 148.
[20] « Congo », in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit., p. 101.
[21] « Vers à Vapeur », in L’autre Monde, p. 28.
[22] « Premier janvier 75… », in L’autre Monde, p. 54.
[23] Ibid., p. 58.
[24] « Le Kaya-Magan », in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit., p. 105.
[25] « L’Absente », in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit., p. 113.
[26] « Prière », in Poèmes et vents lisses, p. 11.
[27] « Le Son des Choses », in Poèmes et vents lisses, p. 50.
[28] « Verba ou le poème à hydrogène », in Poésie du monde francophone, p. 93.
[29] « Une Légende », in L’autre Monde, p. 14.
[30] LABOU TANSI, Sony, Moi, Veuve de l’Empire, Paris, Eds. L’Avant-Scène Théâtre, n°815, 1987, p. 4.
[31] LABOU TANSI, Sony, L’Ante-peuple, Paris, Seuil, 1983, p. 165.
[32] CAMUS, Albert, op. cit., p. 26.
[33] « Diction… », in L’autre Monde, p. 51.
[34] L’Ante-peuple, p. 189.
[35] « Le Kaya-Magan », in Léopold Sédar SENGHOR, op. cit. , p. 105.
[36] LABOU TANSI, Sony, Préface à la planète des signes, in L’autre Monde, p. 37
[37] SENGHOR, Léopold Sédar, « Pour la Négritude », propos recueillis par Michel PIERRE, in Magazine littéraire, dossier « Afrique Noire, l’autre littératured’expressionfrançaise »,dirigé par Jean-Claude FASQUELLE, n°195, mai 1983, p. 31.
[38] Ibid., p. 105.
[39] « Écoute le cri du silence… », in Léopold Congo Mbemba, Déjà le sol est semé, Paris, L’Harmattan, coll. « Poètes des cinq continents », 1997, p. 110.
-CONTE ET NOUVELLE EN AFRIQUE NOIRE : réflexions sur deux formes narratives en prose
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Un exemple : La vie et demie de Sony Labou Tansi
-Les cultures religieuses et leurs signifiances dans les poésies des civilisations modernes. Les exemples de Louis Aragon et des poètes du Sénégal.
-LITTÉRATURE FRANCHE. NOUVELLE APPELLATION UNIFIANTE POUR UNE PRODUCTION LITTÉRAIRE DISPERSÉE
-ORALITE ET CREATION. L’épopée et l’islamisation des traditions de l’Ouest africain.