Philosophie, sociologie, anthropologie

DIALOGUE INTER-RELIGIEUX ET EDUCATION INTERCULTURELLE

DIALOGUE INTER-RELIGIEUX ET EDUCATION INTERCULTURELLE : L’INUTILE GUEGUERRE DES EGLISES CONVENTIONNELLES ET DES RELIGIONS TRADITIONNELLES AFRICAINES

Ethiopiques n°80

La littérature, la philosophie, l’art et le local

1er semestre 2008

 

Albert Etienne TEMKENG [1]

 

« Les rapports entre les églises conventionnelles et les religions traditionnelles sont loin d’être sains. On a affaire souvent à des conflits larvés si ce n’est à la guerre ouverte. Et pourquoi ? Pour très peu, si l’on devait admettre que l’essentiel pour toutes les religions reste la recherche de l’Etre suprême, c’est-à-dire Dieu. Dès lors, au-delà de quelques dissemblances notables, il est évident qu’entre les religions conventionnelles et traditionnelles, il existe des similitudes. L’écartèlement des uns et des autres entre des choix impossibles, l’œcuménisme, le dialogue des religions, … l’attestent à suffisance ».

 

Une église est un groupe dont les membres défendent la même doctrine. Conventionnelle, elle est la résultante d’accords ou de pactes établis et vécus avec Jésus Christ pour ce qui est des églises chrétiennes. Ce sont ces attitudes qui attestent de l’existence quotidienne de l’église et par conséquent de la foi du croyant. Traditionnelle, l’église existe par des opinions, pratiques et rites transmis par les générations antérieures. Fondamentalement, même si les deux types d’église ou religion diffèrent par leurs origines et le degré d’organisation, il reste néanmoins clair qu’ils tendent vers la même finalité.

 

  1. LES EGLISES CONVENTIONNELLES ET TRADITIONNELLES : DES DISSEMBLANCES CLAIRES

Les dissemblances entre les religions conventionnelles et traditionnelles sont nombreuses, même si entre les églises conventionnelles l’unanimité n’est toujours pas faite sur bien des points. Au nombre de ces différences, on peut citer, sans être exhaustif, les origines, la hiérarchie des divinités, les actes de foi, la formation et la consécration des officiants, les lieux de culte, l’‘idolâtrie’ et les pratiques sociales.

 

Les origines : la révélation et la tradition

 

Si les églises conventionnelles sont généralement nées des révélations prophétiques, les religions traditionnelles sont l’œuvre de la tradition. Si on peut situer les premières dans le temps, les secondes ont vu le jour avec leurs peuples et se perpétuent de générations en générations. S’il est facile pour l’apôtre Jean de dire : « Oui, j’ai vu et je rends témoignage : c’est lui le fils de Dieu » (Jn1), ce n’est pas le cas pour les religions traditionnelles. On peut citer le judaïsme, le christianisme, le catholicisme, le protestantisme, l’islam (622, V Coran), les évangéliques, le luthéranisme (31 octobre 1517), le calvinisme (1536, 1543, 1559) et bien d’autres religions plus ou moins sérieuses, avec des origines repérables dans le temps. Les églises traditionnelles en revanche n’ont pas de repères historiques parce que « ça a toujours été comme cela, ça a toujours été fait comme cela », conception qui teint sur la conception de la divinité.

 

La hiérarchie des divinités : un seul Dieu et des divinités inférieures

 

Les églises conventionnelles reconnaissent un Dieu unique, qu’il s’agisse du judaïsme, du christianisme, du catholicisme, de l’islam, ou de leurs ramifications. Les religions traditionnelles croient à une hiérarchie de divinités au sommet desquelles se trouve Dieu. Pour les églises conventionnelles monothéistes, Dieu est unique et il n’existe pas de divinités intermédiaires. C’est pour cela que Jean écrit : « Je suis la lumière du monde, dit le Seigneur, qui me suit ne sera pas dans les ténèbres » (Jn8). L’un des dix commandements de Dieu et de l’église est clair à ce titre : « Je suis le Seigneur ton Dieu, tu n’auras plus d’autre Dieu que moi ». Contrairement à cela, une hiérarchie de divinités bien structurée existe dans les églises traditionnelles. Par exemple, chez les Bamiléké (Ngouane Tamenkem, 1979 : 48), il y a d’abord Dieu, puis les hautes divinités, ensuite les divinités de clan, les divinités de familles, les ancêtres, les prêtres et prêtresses, et enfin l’homme.

 

Les actes de foi : les dogmes et l’épée de la superstition

 

Les pratiques sociales telles que les funérailles, les rites des jumeaux, …constituent les marques essentielles de la manifestation de la foi dans les églises traditionnelles. Si les funérailles sont une marque de gratitude et de reconnaissance à titre posthume des bienfaits que le mort aurait prodigués de son vivant à ses semblables, le rite des jumeaux est l’admiration du miracle de Dieu. Il s’agit de toutes façons de la célébration de grandes œuvres, qu’elles soient de Dieu ou de ses créatures. Une telle attitude conduit le traditionaliste à voir la main de Dieu partout, tant dans les œuvres de Dieu que dans la nature. Il s’agit quelque peu du triomphe de la superstition. Ce qui n’est pas le cas pour les églises conventionnelles où la foi est établie sur des dogmes. Dieu est seul en trois personnes, Père, Fils et saint Esprit. Jésus Christ est mort et ressuscité pour nous sauver. Mohamed est le saint homme envoyé par Dieu pour le salut de son peuple. Qui ne croit pas à ces données n’a pas la foi. Par conséquent, dans les églises conventionnelles, la relation entre Dieu et l’homme peut être directe à travers la prière, elle est toujours indirecte et passe par les ancêtres (via le sacrifice) pour atteindre Dieu. On comprend dès lors que la médiation par le sacrifice rationalise un peu la foi dans les églises traditionnelles, à telle enseigne que tout acte de foi passe par l’intercession des ancêtres et vise à solliciter les faveurs de l’Eternel. Tout acte de foi est donc un acte orienté ou intéressé. Les croyances sont parfois proches des pratiques et attitudes de l’Ancien testament où Dieu n’est pas toujours bon. Il faut donc de temps en temps l’adoucir, ce qui marque sûrement une différence dans le degré de responsabilité et le comportement des officiants.

 

La formation, la consécration des officiants et les lieux de culte

 

Dans les églises conventionnelles, les officiants sont généralement formés pendant des années pour assumer la responsabilité qui est la leur. Les catholiques exigent des prêtres de longues années d’études, il en est de même pour les pasteurs des églises évangéliques. Même les laïcs suivent des sessions de formation régulières pour mieux comprendre la parole de Dieu et affermir leur foi, même si celle-ci est fondée sur des dogmes. Dans les églises traditionnelles, c’est la tradition qui donne l’autorité à l’officiant. Le chef de famille, autorité traditionnelle, titulaire ou successeur, est l’officiant principal. Il voit faire et il fait dans des sanctuaires qui montrent généralement la présence de l’esprit. Devant la grandeur d’un arbre, la hauteur d’une montagne, la profondeur d’une grotte,…l’homme, subjugué, sent la manifestation de l’Esprit, admire sa grandeur dans la nature, se soumet et choisit de tels endroits pour communiquer avec le Créateur. Contrairement à cette pratique, les églises conventionnelles construisent des temples, des basiliques en l’honneur de Dieu. Voilà qui justifie bien les dissemblances dans les autres sociales.

 

Les similitudes : un seul monde, un seul créateur, un seul salut

 

Au-delà de quelques dissemblances observées, les églises conventionnelles et traditionnelles mènent essentiellement ce qu’il est convenu d’appeler une inutile guéguerre. Et pour cause, des signes et faits réels parmi lesquels l’intercession des morts, le mystère, l’irrationnel et la transcendance, et la même finalité, à savoir le salut éternel, montrent que la quête du bonheur, du Bien et par conséquent de l’Eternel reste la préoccupation de tous.

 

Le culte des ancêtres et la louange des Saints : idolâtrie ou recherche de la proximité avec Dieu

 

Quelle différence y a-t-il entre la place que les églises conventionnelles donnent aux Saints et celle que les églises traditionnelles donnent aux ancêtres ? Par moment, les églises conventionnelles donnent l’impression que seuls leurs adeptes seront sauvés. Mais alors il faut se poser la question suivante : si Dieu est unique, s’il n’aime que le Bien et le salut de l’homme, n’y avait-il pas d’hommes bons avant que ces églises n’arrivent ? Si mon ancêtre était trop bon, ne peut-il pas être un saint aujourd’hui ? Même si le processus de canonisation n’existait pas dans les sociétés traditionnelles ou primitives, est-ce une raison pour penser que le paradis serait réservé aux seuls chrétiens ? Que non ! Même à l’époque précambrienne, les hommes savaient reconnaître la bonté des autres, parce qu’elle est proche de la bonté infinie de Dieu. Et c’est à raison qu’ils pouvaient penser et pensent encore, comme pour toutes les églises, que la mort n’est que passage à un autre état, que leurs ancêtres sont auprès de Dieu et qu’ils peuvent intercéder pour eux. En dehors de la canonisation, spécifique à l’église catholique, la croyance en la présence des morts auprès de Dieu reste commune à toutes les religions. Raison de plus pour dire que la seule religion reste celle du Bien qui sauve.

Dans la mentalité populaire, les religions traditionnelles pratiquent l’idolâtrie à travers l’adoration des crânes. Pourtant, si on se réfère au bamiléké, on constatera que Dieu (Ndem ou ‘Si), le Tout- puissant, est unique, comme dans les religions conventionnelles, sauf qu’Il surplombe des divinités inférieures et bien sûr les ancêtres qui servent d’intermédiaires à l’homme lors de son sacrifice. Les crânes, en effet, ne sont là qu’à des fins de matérialisation du sanctuaire où l’esprit peut être facilement présent. D’ailleurs, ils sont assez proches de toute la gamme d’objets ou d’images utilisées dans l’église catholique pour focaliser l’attention du fidèle. Quelle différence réelle peut-on faire entre l’importance accordée aux reliques d’un saint et le crâne d’un ancêtre ? Ce sont tous des restes de corps morts. Même si la démarche n’est pas la même, le résultat tend à être identique. La preuve de cette similitude est que les églises réformées accusent l’église catholique d’idolâtrie. Pourtant, cette attitude n’est que la preuve de la recherche d’une matérialité pouvant créer le rapprochement ou la proximité avec le Créateur.

 

Le mystère, l’irrationnel et la transcendance

 

La foi est le résultat de la reconnaissance par l’homme d’une force mystérieuse, invisible, infiniment grande qui le dépasse et qui est sûrement à l’origine de toute chose. Cela est reconnu dans toutes les religions du monde et même par ceux qui n’adhèrent à aucune religion. Et c’est le lieu de croire que la foi est une chose et la religion, une autre, même s’il faut par ailleurs reconnaître que l’une, la foi, ne peut mieux se manifester que par l’autre, la religion. Dieu, dont l’existence peut se constater à partir de plusieurs phénomènes que sont la création, la moralité, l’immoralité de l’âme, les degrés de perfection dans le monde, l’assentiment universel et bien sûr l’expérience (Ngouane Tamenkem, 1979 :7-11), est à l’origine de notre foi qui est une expérience personnelle. Et Pascal (1934) le confirme à suffisance en ces termes : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, on le sait en mille choses… C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison, voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au cœur ». A terme, Dieu, que tout croyant craint, est la mesure de tout : Il est omniscient, Il est incommensurable, Il est propriétaire, mieux possesseur de tout, Il est le très haut, Il est le créateur, Il est suffisant. Ces données sont acceptées dans toutes les religions, qu’elles soient conventionnelles ou traditionnelles. Car au-delà des différences et autres spécificités, la finalité des religions qui passe par la foi reste la même pour tous, à savoir le salut de l’homme.

 

La même finalité : la quête ostensible de la grâce et du salut

 

Appelé Dieu, Yahvé, Allah, « Ndem », « ‘Si », « Atsiapwo », Ngang teu ‘tseum », … l’Etre suprême est le même pour tous ceux qui croient en lui. Et le psalmiste a raison quand il dit : « Le Seigneur est Lumière et Salut » (Ps 26). Et pour cause, devant toutes sortes de difficultés, l’homme fait recours à Dieu soit pour se faire pardonner quelque égarement, soit pour se protéger, soit pour demander soutien et réconfort, soit enfin pour rendre grâce. A travers donc les sacrifices d’expiation, de pétition, d’apaisement ou d’action de grâce, les hommes, dans toutes les religions, prient Dieu et espèrent ses faveurs. Et pour les obtenir, l’homme sait qu’il faut à la fois être humble et bon. Il faut également avoir le sens du sacrifice et du partage. D’où cet enseignement de Jésus Christ : « Heureux les pauvres de cœur : le Royaume de Dieu est à eux » (Mt 5). Cette béatitude résume, non pas l’attitude d’un adepte d’une quelconque religion, mais le comportement de l’homme pieux, de l’humble, de celui qui craint Dieu, qui veut le respecter, qui veut respecter sa parole. Comment peut-on être bon si on ne peut pas partager son expérience avec ses semblables ? Les pauvres de cœur sont les hommes qui ne sont pas orgueilleux et dont tout le souci est de plaire à Dieu. Indifféremment donc des religions, l’homme peut aspirer à communier avec Dieu. C’est peut-être un peu difficile, les églises conventionnelles pouvant, avec la rationalité bien sûr limitée et la rigueur qui caractérisent leurs pratiques, mieux aider l’homme à s’épanouir dans sa foi. Mais une chose reste vraie, c’est que la foi est d’abord un dialogue personnel entre l’homme et son Créateur. Les apparences externes, les extravagances, l’affichage insolent de ses attitudes de croyants ne constituent en rien des signes de vraie foi. C’est ce trait commun qui justifie le mouvement œcuménique qui rassemble les religions et qui voudrait mener le peuple de Dieu vers une église universelle. Pour ce faire, il faut bien prendre en compte les réalités culturelles de chaque peuple.

 

  1. SUR LES CHEMINS DE L’INCULTURATION

« L’église ne devrait pas conduire les hommes au ciel comme si la terre n’existait pas », disait Mgr Albert Ndongmo. C’est dans cette logique qu’il faut situer l’action de l’église aujourd’hui. Une logique qui se veut humaine et humanitaire, mais aussi et surtout une logique fine de marketing religieux. C’est en cela que créer au sein de l’église catholique une confrérie de chefs et notables peut aider à résoudre le dilemme de polygames frustrés par la marginalisation, à ramener quelques brebis égarées, mais surtout à impliquer tous les croyants dans la vie de l’église. De même, célébrer une messe avant les funérailles d’un parent ou avant les rites des jumeaux aiderait à raffermir ou à réactiver la foi des membres de la famille, à vivre dans la communion et à tendre vers le même objectif, celui du bonheur personnel et familial. Mais à l’occasion, cette célébration touche plus que les membres de la famille et vulgarise la foi chrétienne.

Dire la messe ou célébrer le culte dans la langue des croyants, chanter dans leurs langues et avec leurs mots, illustrer les sermons par les faits qui émaillent leur vie et qu’ils vivent tous les jours raffermit leur foi, parce qu’ils se sentent plus touchés et plus impliqués. Et d’ailleurs, quelle contradiction entre une messe d’action de grâce pour un défunt et les funérailles, si ces dernières ont pour rôle de rechercher la paix de son âme ? Les funérailles, sans excès et sans exhibition outrancière, permettraient de se rappeler la mémoire d’un mort, de partager un doigt de plantain en son honneur et d’avoir une pensée pieuse pour lui. Est-ce mauvais pour l’âme ? Les malheureux en profiteraient pour se faire une pitance pour quelques jours, ce qui entrerait toujours en droite ligne sinon de la charité, du moins du sacrifice et du partage pour ceux qui le font, pourvu que l’implication des données de la tradition ne reste pas trop superficielle. Et en fin de compte, la seule religion n’est-elle pas celle du Bien ? Il faut que tout le monde le sache et que les religions éduquent à cela, pour que l’inquisition sous ses formes les plus insidieuses disparaisse à jamais.

 

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

 

ABDALLAH-PRETCEILLE, M., COSTA-LASCOUX, J., AUGE, M. VIGARELLO, G., SANSOT, P. et AGOSTINI, D., « Cultures anthropologiques », in Le français dans le monde, Recherches et applications, numéro spécial, janvier 1996, Hachette-EDICEF, p.25-67, 1996.

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DHEILLY, Joseph, Bible pour notre temps, Paris, Mame, 1969.

MARMOZ, L. et DERRIJ, M. (Coord.), L’interculturel en questions. L’autre, la culture et l’éducation, Paris, L’Harmattan, coll. Education et société, 2001. NGOUANE TAMEMKEM, Michel, La relation de l’homme gyèmba avec Dieu, Regionary Major Seminary, Bambui, Bamenda, 1979.

LË THANH KHÖI, « Notes pour un débat », Colloque Education et communication interculturelle dans une perspective comparative, Sèvres, AFEC, 1983.

 

[1] Université de Dschang, Chaire UNESCO pour l’Afrique centrale en Sciences de l’Education.