Hommages

DEUX AUBES RADIEUSES

Ethiopiques numéro 40-41

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

nouvelle série – 1er trimestre 1985 – volume III n°1-2

Donc, ce jour-là à Paris, en début de la deuxième semaine du printemps 1984, le soleil se leva bel et bien deux fois ! Deux aubes radieuses en une seule journée, ce fut un réel privilège printanier. Et, en quel honneur ? En l’honneur de Léopold Sédar Senghor, écrivain, poète et ancien Président du Sénégal.

En effet, dès le point du jour, les journaux parisiens titrèrent : « Académie française : Léopold Sédar Senghor reçu aujourd’hui ». Le soleil se 1evait pour la première fois à Paris, ce jour-là. Dans l’après-midi du même jour, c’était le jeudi 29 mars 1984, Léopo1d Sédar Senghor était reçu sous la Coupole, avec tous les honneurs dûs. Et, avec lui, l’Afrique devenait immortelle. Faut-il le préciser encore, il s’agit bien de l’Afrique négro-africaine, arabo-berbère et du soleil rayonnant de la francité. Ce soleil qui se levait pour la deuxième fois à Paris, ce jour­là. Avec ce second lever du jour, en une même et seule journée du 29 mars 1984, il y a de quoi crier au miracle. Mais il en fut ainsi.

Pour rendre témoignage au récipiendaire et célébrer l’évènement, le Président de la République française, François Mitterrand, assista à la réception, Edgar Faure accueillit le nouvel immortel, lequel eut l’honneur de choisir pour parrains deux académiciens Ministres, Alain Peyrefitte et Maurice Schumann. Si l’on s’en tient au seul événement de ce fameux après-midi à l’Académie française, on se rend bien vite compte que la place qu’occupe Léopold Sédar Senghor, dans le monde littéraire d’aujourd’hui et dans celui de la pensée moderne, est un titre de gloire qui fait partager à l’Afrique entière les fastes de l’histoire, en consacrant du même coup sa célébrité, son honorabilité et sa considération.

Puis il fut soir et il fut matin.

Dès le lendemain, ce fut un concert de louanges pour congratuler, applaudir et glorifier Léopold Sédar Senghor de l’Académie française ! Pour la circonstance, ils étaient nombreux et se pressaient au premier rang : poètes, écrivains, professeurs, chercheurs, proches, amis, compagnons et collaborateurs de l’Aîné. Et les politiciens aussi, cela va sans dire.

Aujourd’hui, les témoignages les plus remarquables abondent. La poésie négro-africaine d’hier et d’aujourd’hui est à l’honneur. Au nom de notre identité culturelle brillamment illustrée, on peut maintenant entonner un chant de gloire. Des horizons divers de la francité et de la francophonie, de l’arabité et de la négrité, du dialogue des cultures et de la civilisation de l’universel, des voix autorisées font valoir l’événement et apportent leurs suffrages sympathiques. Les intrépides défenseurs des Droits de l’Homme en Afrique sont comblés. C’est le triomphe du socialisme démocratique.

Et, enfin, quand Léopold Sédar Senghor passe à la postérité par son élection à l’Académie française, les hommes de science qu’il a toujours su encourager et promouvoir reconnaissent en cet être éminent, qui fait moisson de lauriers en cette fin du XXe siècle, le guide éclairé, l’accoucheur des consciences et, pour tout dire, le prophète.

Insigne est donc la faveur et grand le mérite de la Fondation Léopold Sédar Senghor de magnifier son très illustre parrain en éditant, en son honneur, cet ouvrage digne de mémoire : « Mélanges offerts à Léopold Sédar Senghor. Académicien ».

Membre fondateur de la Fondation Léopold Sédar Senghor, je me dois d’abord de rendre un vibrant hommage à l’ami. Ensuite, je serai bien à l’aise de parler de l’homme. Du grand homme, dis-je !

Car, il est des mots qui sont musique pour le cœur. C’est l’illustre Académicien que nous célébrons qui me l’a appris. En effet, dans sa lettre éclairée par l’amitié qu’il m’écrivait de Dakar, le 18 décembre 1981, Léopold Sédar Senghor me disait : « J’ai bien reçu votre lettre du 6 novembre 1981 ainsi que le recueil de poèmes intitulé « Ballades et Chansons Africaines » qui l’accompagnait. J’ai lu ces poèmes avec le plus grand intérêt. En effet, vous continuez de montrer la voie. Il s’agit, pour les jeunes poètes qui viendront après nous, de ne pas oublier que le poème, ce sont « des choses plaisantes au cœur et à l’oreille ». Ces choses là, Senghor me les a dites dans d’autres lettres qu’il m’a écrites. C’est très probablement, dans sa correspondance privée, qu’il a noué ses plus jolis bouquets de poésie, de fraternité et de fleurs d’amitié. Et il y a là une belle leçon d’affection et de tendresse : entre amis il est permis de se jeter des fleurs. Et cela, Senghor sait le faire avec fidélité et, je dirai même, avec un certain entêtement. Car Léopold Sédar Senghor a surtout le culte de l’amitié. I1 l’a toujours cultivée, avec un soin jaloux, dans le secret de son cœur. S’il noue une amitié, il la cultive fidèlement. En tendant les bras, il s’ouvre et s’épanouit lentement comme fleur au soleil. Et c’est alors qu’il s’attache et se lie. D’autres que moi vous le diront. Car l’amitié dont Senghor vous honore est toujours constante, éprouvée, cordiale et, à tout moment, dévouée, tendre, solide et véritable. C’est signe de simplicité, c’est marque d’humanité et c’est témoignage d’humilité pour un si grand homme.

Tout à l’heure encore, je promettais de louer justement ce grand homme. Cette promesse sera tenue ici même. En effet, pour moi ce sera relativement facile puisqu’il ne s’agit que d’une suite comme disent les musiciens. Car, au début du mois de février 1976, j’avais vivement ressenti l’honneur qui m’était fait quand la Fondation Léopold Sédar Senghor m’avait désigné comme membre du Comité scientifique international pour le 70e anniversaire du très illustre Président L. S. Senghor. Je dois dire que j’avais tout de suite accepté cette désignation sans avoir à l’idée, un seul instant, que j’en pusse éprouver quelque trouble.

Il m’avait tout d’abord semblé fort aisé de m’associer à la célébration internationale d’un homme exceptionnel, Léopold Sédar Senghor, né le 9 octobre 1906 et qui, le 9 octobre 1976, avait déjà arpenté les ans au long d’un parcours glorieux. Les 5 et 6 avri1 1976, à Dakar, je participai donc aux travaux préparatoires du Comité scientifique international alors ma tâche ne me parut plus tellement sans risque.

Le risque, voire le danger en effet d’avoir l’air de porter un jugement sur une si haute personnalité, dont l’œuvre riche et la pensée universelle avaient d’ores et déjà donné aux minorités sociales, aux minorités raciales, aux cultures et civilisations contestées et mutilées, aux peuples opprimés, et aux Noirs de l’Afrique, une foi ardente, une charité authentiquement humaine et de nouvelles espérances de vivre un jour, un seul jour de surcroît, grâce à chacun et grâce à tous, un monde plus libre, plus solidaire, plus juste et plus humain !

A cette occasion, mon trouble vint de la décision que j’ai prise seul, et tout seul, de rédiger un ouvrage en hommage à Léopold Sédar Senghor. Et je menai à bon terme mon projet solitaire. Cet ouvrage connut l’honneur d’une belle édition bibliophile grâce à la concertation et à l’aide financière d’un cercle de mes meilleurs amis parisiens. Il fut imprimé sur les presses de l’Emancipatrice à Paris, le deuxième trimestre 1977, sous le titre suivant : « Mélanges d’épistémologie, d’esthétique et d’éthique nègres, offerts à Léopold Sédar Senghor. Président de la République du Sénégal ». Cet ouvrage ainsi offert était ma seconde contribution, cinq ans après la première en 1971, sur la Problématique de la Négritude dans le contexte du grand débat général sur ce que l’on a convenu d’appeler la Querelle de la Négritude. De nombreux auteurs, chercheurs et critiques avaient déjà pris part à cette discussion ouverte qui ne manqua pas de passionner les esprits, comme chacun le sait ! Certains avaient même cru bon de prendre une position définitive comme ceux là qui, du jour au lendemain, découvrent la « vérité », une vérité définitive et se font un devoir de l’imposer à tous pour le salut définitif du monde entier. Mais en ce qui concerne justement la Problématique de la Négritude, la lumière de la leçon magistrale suivante de Léopold Sédar Senghor m’habite encore : « Il est bon que, de génération en génération, le concept soit étudié, discuté, approfondi, enrichi ». Et, là-dessus, les plus brillants contestataires de la jeune génération lui ont donné raison. On peut citer à cet effet le Congolais Tchicaya U Tam’si et le Nigérian Wolé Soyinka. Le premier a déclaré à juste titre ce qui suit. « La Négritude est une affaire de génération et d’école, aussi. Je suis d’une autre génération et d’une autre école, et je suis un rieur qui ne peut résister à l’envie de rire â chaque leçon que l’on veut me donner ». La réaction et la position de Wolé Soyinka sont connues de tous, d’abord son cri : « Un tigre ne proclame pas sa tigritude, un tigre saute » et, ensuite, la justification de son cri, c’est-à-dire la création poétique : « Je voulais distinguer la propagande et la véritable création poétique. Je disais, en d’autres termes, qu’une qualité poéti­ue positive qu’on attendait de la poésie était la qualité poétique intrinsèque, et non pas seulement une étiquette ». Léopold Sédar Senghor est tout à fait d’accord avec Tchicaya U Tam’si et Wolé Soyinka, et il approuve d’abord toutes les positions similaires, puisqu’il les recommande avec force et vigueur, si l’on veut bien l’entendre. Mais laissons donc la parole à l’Académicien Senghor et écoutons-le :

« Il est naturel, comme le veut un écrivain célèbre, et il est bon que les jeunes gens entrent dans la vie « l’injure à la bouche ». Quand, dans les poèmes à lire que m’envoient de jeunes écrivains noirs de langue française, je reconnais des réminiscences de Damas, de Césaire ou de Senghor, je résiste difficilement à l’envie de bâiller. Et je pense en moi-même : « Ce n’est pas bon ». Et, quand je lis, j’entends un écrivain de moins de trente ans s’écrier : « La Négritude de Césaire, Damas et Senghor doit être dépassée », j’applaudis des dix mains, comme on dit au Sénégal. Encore une fois, chaque génération, chaque penseur, chaque écrivain, chaque artiste, chaque homme politique doit à sa manière et pour sa part, approfondir et enrichir la Négritude. Il doit dépasser la Négritude de ses devanciers. Mais dépasser n’est pas renier, d’autant que dépassement n’est pas supériorité, mais différence dans la qualité : nouvelle manière de voir de vivre et de dire selon les nouvelles circonstances. Naturellement, il faudrait transposer du monde francophone à l’anglophone. Le problème serait alors, pour de jeunes poètes, par exemple, de dépasser Countee Cullen. Claude Mckay et même Langton Hughes. That is the question  ». L’expérience d’aujourd’hui a donné pleinement raison à Senghor, puisque chacun tient et veut surtout vivre la Négritude à sa façon !

Voilà les enseignements lumineux du maître, de l’Aîné comme l’on dit chez nous, sur la problématique de la Négritude mais aussi sur la Querelle tissée et envenimée par les anciens maîtres ou colonisateurs, les Blancs, surtout lorsqu’ils réussirent enfin à poser la Problématique de la Négritude chez les Nègres eux-mêmes ! Là-dessus, la position de Léopold Sédar Senghor est sans ambiguïté et ses enseignements restent édifiants :

« La querelle de la Négritude, par delà le vocabulaire est née de plusieurs raisons, qui touchent au fond des choses : à la problémati­que du concept. Ce sont, outre l’ambivalence du terme, les diffé­rends entre Anglophones et Francophones, Négro-Américains et Négro-Africains. Et aussi le conflit entre les générations – sans oublier que la querelle fut d’abord soulevée et continue d’être alimentée par les Blancs de tous bords ».

Mais, où est donc le vrai problème ? A cette question l’Académicien exprime ici un point de vue hardi :

« La problématique de la Négritude peut donc s’énoncer ainsi :

1°) Existe-t-il pour les Nègres des problèmes spécifiques du seul fait qu’ils ont la peau noire ou qu’ils appartiennent à une ethnie différente de celle des Blancs et des Jaunes ?

2°) Quels sont ces problèmes et en quels termes se posent-ils ? »

Au début et tout au long de nos mouvements d’émancipation, on peut simplement constater que la parole sur le destin des Noirs d’Afrique et de la diaspora avait surtout été monopolisée, de génération en génération, par les écrivains, les poètes, les artistes, les critiques, les penseurs. Et les politiciens aussi, cela va de soi. Devant cette situation, Léopold Sédar Senghor pensa, lui le premier, aux hommes de science ! Il s’intéressera à eux, les consulta, les écouta et leur donna la libre expression et, tout d’abord, aux mathématiciens qu’il sut toujours encourager et promouvoir comme l’on sait.

Le cadre propice avait fondamentalement été fourni à Dakar au cours du Colloque sur la Négritude tenu du 12 au 18 avril 1971, sous les auspices de l’Union progressiste sénégalaise. A la suite d’une correspondance suivie avec le Président Senghor, pendant la préparation dudit Colloque, je réussis à obtenir le principe de l’intervention d’hommes de science susceptibles de présenter des communications. Le Président Senghor fut séduit par cette nouvelle approche de la Négritude et invita le mathématicien Souleymane Niang, Professeur et doyen de la Faculté des Sciences de Dakar et moi-même, Professeur de géologie à la Faculté des Sciences de Yaoundé, alors Directeur de l’Enseignement supérieur du Cameroun. Après avoir écouté avec un très grand intérêt les exposés des spécialistes des lettres, des arts, du droit et des sciences humaines, mais aussi les discours des politiciens, du 12 au 16 avril 1971, mon collègue S. Niang et moi-même avons été invités à prendre la parole au cours de la matinée du samedi 17 avril de cette année-là.

L’exposé du Professeur Souleymane Niang était intitulé : « Négritude et Mathématique ». Cette communication bien étayée de preuves était une démonstration solide d’une thèse qu’il avait savamment axée sur la mise en relief de quelques aspects saillants de la Mathématique dans ses rapports avec la Négritude. Avec bonheur, il permit de mieux saisir les connexions intimes qui existent entre cette science et la Négritude, en rendant davantage compte des interactions entre ces deux systèmes de valeur. Entre autres, le Professeur S. Niang insista lourdement sur le rôle fécond des langues nationales africaines dans la créativité mathématique des Noirs… Car, disait-il fort à propos : « Le langage est solidaire de la pensée. La Négritude, pour s’exprimer, s’épanouir et supporter la Mathématique, doit disposer de langues écrites qui, pour mieux traduire l’émotion et activer par l’intuition les rapports image – abstraction, doivent être nécessairement nègres, c’est-à-dire maternelles ou nationales. Une langue d’emprunt, une langue d’adoption, pour officielle qu’elle soit, ne peut, en aucun cas, et pour des raisons qui seront analysées plus loin, se substituer à une langue originelle. Retenons, pour l’instant, que pour faire acquérir profondément une science, il faut semer celle-ci très tôt et la cultiver avec soin. Comme l’écrit A. Weil à propos de la recherche mathématique : « En mathématique, peut-être plus qu’en toute autre branche du savoir, c’est tout armée que jaillit l’idée du cerveau du créateur : aussi le talent a-t-il coutume de se révéler jeune ». Pour permettre l’éclosion de ce talent, il faut un système de transmission adéquat, s’intégrant dans les activités normales de l’enfant et tenant compte du milieu et de l’environnement familial. On comprend alors que ce système adéquat de transmission soit naturellement la langue maternelle ou la langue nationale écrite. C’est le seul système apte à susciter chez l’enfant l’émotivité nécessaire à toute réaction favorable aux sollicitations du savoir, c’est le seul système qui soit suffisamment chargé de sens et de compréhension pour « toucher » directement l’enfant et éveiller son intérêt. »

Pour étayer cet argument, le Doyen de la Faculté des Sciences de Dakar avait auparavant rappelé quelques aspects remarquables de la science qu’on appelle la Mathématique et dont les diverses composantes sont les mathématiques, en soulignant ce qui suit :

« Elle est caractérisée par une parfaite cohérence et une grande économie de pensée. On doit avant tout la considérer comme une langue vivante scientifique, c’est-à-dire une langue vivante entièrement consacrée à la compréhension, à la schématisation, à la formulation, bref à l’étude des faits scientifiques.

Cette langue, parce que vivante, évolue nécessairement et conduit de nos jours à la Mathématique contemporaine qu’on appelle aussi, assez fâcheusement, Mathématique moderne. Elle possède un vocabulaire spécifique et est codifiée par une grammaire rigoureuse, la logique mathématique, qu’on peut définir avec A. Tarski comme : « le nom d’une discipline qui analyse la signification des concepts communs à toutes les sciences et établit la loi générale gouvernant les concepts ».

Il y aurait beaucoup à apprendre dans l’exposé du mathématicien S. Niang. Peut-être bien que les démagogues qui prolifèrent actuellement en grand nombre dans les Etats africains seraient capables de se fâcher en montrant des dents s’ils apprenaient qu’on enseigne à leurs enfants cette belle leçon de bon sens qui leur fait tant défaut :

« La Mathématique, enseignée dans les langues nationales négro­africaines, va donc dompter notre tendance à la phraséologie et au verbalisme, tendance évidemment nuisible â l’éclosion de nos valeurs culturelles. »

Cette leçon est bien du mathématicien S. Niang. Et, à propos de « nos valeurs culturelles », ce brillant mathématicien a tenu à préciser ce qui suit :

« La Négritude me paraît être parfaitement définie comme « ensemble de valeurs nègres de civilisation ». On croirait entendre Aimé Césaire qui a avancé tranquillement la définition suivante :

«  La Négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture. »

Une erreur volontiers colportée consiste à penser et à faire croire que c’est Senghor qui a inventé le terme Négritude, alors que c’est Césaire qui l’a forgé selon les règles les plus orthodoxes de la langue française. Là-dessus, l’Académicien Senghor apporte tous les éclaircissements qu’autorise l’histoire et la fondent :

« Je suis d’autant plus libre de défendre le terme qu’il a été inventé, non par moi, comme on le dit souvent à tort, mais par Aimé Césaire.

Il y a tout d’abord, que Césaire a forgé le mot suivant les règles les plus orthodoxes du français. Je vous renvoie à la grammaire française de Maurice Grévise, intitulé « Le Bon Usage » et aux deux études que l’Université de Strasbourg a consacrées aux suffixes en ité (du latin itas) et en itude (du latin itudo). Etudes que m’a communiquées mon ami le Professeur Robert Schilling. Ces deux suffixes employés avec la même signification dès le bas latin, servent aujourd’hui à former des mots abstraits tirés d’adjectifs. Ils expriment la situation ou l’état, la qualité ou le défaut, et la manière de les exprimer. C’est ainsi que le Petit Robert définit le mot latinité : « 1°) manière d’écrire ou le parler latin. Carac­tère latin. 2°) (1835) le monde latin, la civilisation latine. L’esprit de la latinité. » Sur ce modèle, on pourrait aussi bien définir la négritude : « Manière de l’exprimer du Nègre. Caractère nègre. Le monde nègre, la civilisation nègre… » Non pas fondateurs, mais premiers défenseurs de la Négritude en France, Césaire, Damas et moi n’avons jamais dit autre chose.

On n’a jamais manqué, il est vrai, de reprocher à Césaire d’avoir choisi le mot de négritude au lieu de négrité. Encore une fois, les deux mots ont le même sens, formés qu’ils sont avec des suffixes de même sens. Il y a seulement que le suffixe – itude est plus savant, mais, d’après les grammairiens de Strasbourg, il servirait à forger des mots moins abstraits, désignant un état plus souvent qu’une qualité ».

La courtoisie m’a amené à faire état d’abord de la communication savante de mon collègue Souleymane Niang et dont je recommande la lecture intégrale dans le texte qui a depuis lors été publié. En fait, c’est moi qui, en début de la matinée du 17 avril 1971 avais été invité le premier à dire mon propos. Je fis donc un exposé, assorti de deux annexes en guise de preuves ou d’applications scientifiques de ce que j’avançais, sur l’important sujet : « Négritude et Science ». D’entrée de jeu, je formulai l’hypothèse de travail suivante comme il est d’usage dans le raisonnement scientifique :

« Je vous prie d’accepter mes sentiments de gratitude et l’assiduité de mes efforts, même si les résultats, même si les fruits de mes tentatives paraissent médiocres.

En présentant un ensemble, de concepts sur « Négritude et Science » je formule ainsi pour la première fois une hypothèse de travail sur une grande échelle. A partir de là il est possible de déduire de nombreuses conséquences, dont chacune peut-être à l’origine de chaînes de raisonnements fournissant des déductions susceptibles d’être vérifiées par l’expérience. Si ces vérifications viennent à confirmer les déductions dans un certain nombre de cas, comme il arrive souvent en science des preuves s’accumuleront tendant à confirmer l’hypothèse de travail sur une grande échelle qui ne tardera pas à être acceptée comme un nouvel ensemble de concepts.

L’histoire de la science a montré qu’en prévoyant les expériences pour vérifier les déductions, il a fallu au fur et à mesure que progressait la science, définir et préciser de nombreuses et vagues idées du sens commun. En dehors de la négritude, il n’est point de science et de technologie viables et fécondes dans l’humanisme nègre, voilà l’une de mes hypothèses sur une grande échelle.

L’histoire de la science a encore montré, dans presque tous les cas, que les hypothèses plus vastes doivent continuer à n’être que des idées spéculatives jusqu’au jour où l’on peut les relier à l’expérience ».

L’hypothèse de travail que j’ai ainsi formulée, il y a quatorze ans, a déjà été confirmée dans les nombreux domaines suivants :

– La médecine traditionnelle des négro-africains bénéficie d’ores et déjà d’une législation appropriée dans bon nombre de pays africains qui tirent ainsi profit des valeurs de civilisations oral des guérisseurs, féticheurs marabouts, magiciens, sorciers et autres connaisseurs de « simples » comme dit l’Académicien Senghor.

– L’étude des plantes médicinales, objet de l’ethnopharmacognosie, a comblé les espérances au-delà de toute mesure : les recherches sont entreprises un peu partout en Afrique et à l’étranger ; les résultats acquis sont scientifiquement formulés ; les brevets industriels sont couramment déposés et enregistrés.

Il est désormais admis que les jeux stratégiques négro-africains traditionnels exigent calcul et réflexion de la part des joueurs : on considère maintenant leur intérêt et leurs aspects mathématiques essentiels dans la pédagogie des classes terminales, des cycles de Licence et de Doctorat ; le mérite en revient donc au mathématicien sénégalais Souleymane Niang et à tous les chercheurs hardis en mathématiques de l’Afrique moderne.

De nombreux débats et recherches sur l’identité culturelle nègre s’articulent et s’organisent autour du thème de plus en plus préoccupant de science et technologie à partir de notre patrimoine culturel oral.

Il en va de même de plusieurs domaines de notre développement économique et socio­culturel.

La fameuse Querelle de la Négritude aura donc, fin des fins, connu une issue heureuse en condamnant les négro-africains de toute obédience à plus de réalisme dans la maîtrise de leur destin. La réalité, la justice et, en un mot, l’histoire veulent qu’on reconnaisse que Léopold Sédar Senghor a été le premier auditeur attentif des premiers hommes de science nègres à qui il a bien voulu accorder la parole dans la Querelle de la Négritude qui est bel et bien une querelle de génération et d’école, au grand dam de l’homme blanc. En effet, après le Colloque de 1971 à Dakar, on trouve déjà ces recommandations sous la plume du Président Senghor, dans sa préface à l’important ouvrage de T. Kerharo et T.G. Adam sur la Pharmacopée sénégalaise traditionnelle :

« L’étude des pharmacopées africaines traditionnelles, tributaire, jusqu’à ces dernières années, de la géobotanique, est devenue une science que le Professeur Kerharo appelle ethnopharmacognosie, c’est-à-dire connaissance des remèdes par les groupes ethniques ou, plus simplement, étude des médicaments, mis par la nature à la disposition de nos aïeux.

Connaître la pharmacopée négro-africaine s’impose maintenant pour trois raisons : d’abord, parce qu’il est impossible d’ignorer plus longtemps la composition des médicaments utilisés tous les jours à travers l’Afrique noire par 75% des populations ; ensuite, que, sous la poussée irrésistible du progrès scientifique, on constate la disparition progressive des guérisseurs au savoir contesté ; enfin, que la somme d’informations qu’apporte à toute science le pragmatisme est de plus en plus considérée comme le point de départ de nouvelles recherches ».

L’hommage que j’ai tenu à rendre solennellement à Léopold Sédar Senghor de l’Académie française est aussi un hommage à l’Afrique, père et mère de l’Académicien, mais encore et surtout, c’est un hommage à la France ! La grande France, dis-je, qui est terre de liberté, de grande culture et de haute civilisation. Cette France-là dont nous avons réussi à nous approprier la langue claire, sonore, rigoureuse et lumineuse pour illustrer, moduler et varier notre Négritude au gré des générations nègres qui vont, différentes et solidaires comme les composantes d’une galaxie.

En signe de gratitude à la France pour avoir accueilli et adopté notre Aîné parmi ses immortels, je n’ai guère plus sur les lèvres que les seuls mots de foi, d’espérance et de légitime fierté de Léopold Sédar Senghor :

« Tout comme dans la poésie, dans la danse et la musique, dans les arts, l’Afrique « prodigieuse » peut apporter beaucoup au monde dans son combat sans fin contre la mort ».

Et, si on me laissait faire, j’irai jusqu’à déclamer dans l’allégresse ces vers immortels de Chaka de l’illustre Académicien sénégalais.

« Tam-tam au loin rythme sans voix qui fait la nuit et tous les villages au loin

Par-delà forêts et collines, par­delà le sommeil des marigots…

Et moi je suis celui-qui­accompagne,je suis le genou au flanc du tam-tam, je suis la baguette sculptée

La pirogue qui fend le fleuve, la main qui sème dans le ciel, le pied dans le ventre de la terre

Le pilon qui épouse la courbe mélodieuse. Je suis la baguette qui bat, laboure le tam-tam

Qui parle de monotonie ? La joie est monotone la beauté monotone

L’éternel un ciel sans nuage, une forêt bleue sans un cri, la voie toute seule mais juste

Dure ce grand combat sonore, cette lutte harmonieuse, la sueur perles de rosée !

Mais non, je vais mourir d’attente…

Que de cette nuit blonde ­ô ma Nuit ô ma Noire ma Nolivé ­

Que du tam-tam surgisse le soleil du monde nouveau.

BIBLIOGRAPHIE

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