Culture et civilisations

DES SOURCES NEGRO-AFRICAINES DE LA POESIE AFRICAINES DE LANGUE FRANCAISE

Ethiopiques numéro 26

revue socialiste

de culture négro-africaine

Avril 1981

DE SOURCES NÉGRO-AFRICAINES DE LA LITTERATURE AFRICAINE DE LA LANGUE FRANCAIS [1]

« Les griots du roi m’ont chanté la légende véridique de ma race aux sons des hautes kôras », avouait le poète sénégalais dans une de ses premières œuvres [2]. La critique qui aime à s’appesantir sur l’influence plus ou moins heureuse de la culture européenne sur notre poésie de langue française et à rattacher celle-ci au grand courant moderniste qui bouleverse celle-là depuis le début de la première moitié du XIXe siècle, a-t-elle donné à l’aveu du poète tout ce qu’il suppose de relations étroites, d’intimité entre notre poésie de langue française et notre poésie improprement appelée « poésie traditionnelle » ? La réponse, assurément, est négative. Nous tâcherons d’en examiner les raisons avant d’interroger les sources négro-africaines de notre poésie.

Nous reconnaissons, d’ores et déjà, que le titre, du reste atténué par le partitif « des », donné à cette communication, est ambitieux. Vouloir inventorier, examiner, en quelques dizaines de minutes, les caractéristiques générales ou les topoï – le terme est commode – de notre poésie de langue française constitue une tentative suspecte parce que vaine. Nous nous contenterons d’insister sur certains topoï- nous ferons allusion à d’autres et abandonnerons délibérément dans l’ombre ceux qui exigent un examen plus détaillé pour être perçus. Et, surtout, nous commencerons par tirer sur la sonnette d’alarme : cette poésie est suffisamment majeure pour être sevrée de toute tutelle autre que l’africaine !

Nous avons dit : de langue française au lieu d’expression française. La nuance en est importante. Car si nous nous sommes saisis d’une langue étrangère pour pénétrer et sonder les couches les plus intimes de notre être, nous nous sommes servis d’un moule dont les contours n’ont pas toujours trahi les manières de sentir, d’observer et de transmettre. Nous insistons sur la notion de transmission, qui traduit mieux l’originalité, dévoile mieux les caractéristiques générales de toute littérature.

La critique occidentale et nous

Marchons, pour quelques instants, à reculons pour aller plus vite. La poésie dont il est question, ici, est née dans les années 1930. Or, pendant cette période, que se passait-il en Europe, dans le domaine de la poésie ? On sait que le XVIIIe siècle, déjà, annonçait les signes prémonitoires d’un changement profond dans les modes d’expression poétiques. L’éblouissante clarté des classiques semblait avoir lassé un monde de plus en plus livré à l’inquiétude ; n’est-ce pas que les grandes découvertes scientifiques et techniques commençaient de jeter le désarroi dans des âmes longtemps installées dans un conformisme sinon de quiétude, en tout cas, de tranquillité apparente, propice à un certain équilibre et à l’épanouissement du goût pour la clarté ? Pour drainer le vieil héritage de l’humanité, il suffisait de faire appel à des modes d’expression qui émeuvent encore par leur clarté et leur simplicité. On peut affirmer, si l’on tient à simplifier les choses, qu’un Jean Racine n’avait fait que rendre à la Cour ce qui lui appartenait, dans un style dont les surprises étaient d’autant plus saisissantes que le poète affichait l’air de ne pas surprendre. Mais vint Mallarmé. Mais vint Rimbaud. Et Baudelaire avait déjà ébranlé les fondements de l’architecture traditionnelle. Avant qu’ils ne vinssent, le Siècle des Lumières, parce que, peut-être, éclairée par une lumière par trop phosphorescente, lorgnait déjà du côté des Ombres. On s’interrogeait sur les valeurs poétiques de l’objectivité, qui exige la clarté, sur la transmission exacte des choses perçues, par les divers sens. « Poète, sois obscur », finira par conseiller Diderot, car il y a, renchérira bien plus tard Baudelaire, « il y a une certaine gloire à ne pas être compris ». Aussi, la poésie européenne renoncera-t-elle aux formes nouvelles qui rompront avec les traditions les plus solidement établies. Ce sera précisément pour ces raisons que notre poésie de langue françaises ressemblera étrangement à la poésie moderne d’Europe. Cette poésie européenne qui fait d’avantage appel à l’irrationnel venait de conquérir ses lettres de noblesse quand naquit notre poésie de langue française. La tentation est donc grande de les confondre ou de réduire nos poètes à l’état de disciples méticuleux des grands poètes européens de l’époque. Quel malentendu ! Si un Léopold Sédar Senghor était contemporain d’un Jean Racine, le malentendu n’aurait jamais eu lieu. Mais nos œuvres de langue française, qui doivent beaucoup aux structures de nos œuvres traditionnelles, jusque-là inconnues de la critique européenne, sont donc nées au moment où l’Europe s’était lancée, d’une manière effrénée, dans la recherche de nouveaux modes d’expression. Nouveauté des œuvres européennes, nouveauté des œuvres africaines la critique est déroutée.

En fait, vers quoi s’étaient tournés des poètes négro-africains comme le Sénégalais Léopold Sédar Senghor ou l’Ivoirien Bernard Dadié, ou encore des poètes de la diaspora noire comme Léon Gontran Damas, Aimé Césaire ou Jean-François Brierre ? Dans le domaine de l’investigation, de la compréhension des phénomènes naturels et humains, il y a bien des reproches à faire à notre époque sauf le manque de rigueur, voire de la rigueur scientifique. Mais cette rigueur semble avoir échappé à la plupart des spécialistes étrangers de notre littérature. Sans le moindre effort, sans la moindre inquiétude, non sans insouciance, on a applique, a cette littérature, les mêmes catégories classiques qu’on s’efforçait d’appliquer à la littérature moderne d’Europe. Au moment où les critiques s’avisaient de l’erreur qu’ils commettaient par leur attitude conservatrice devant la nouvelle littérature européenne, surgit, comme du néant, une autre littérature, la négro-africaine, alors qu’ils n’avaient pas encore trouvé les catégories susceptibles d’expliquer leur nouvelle littérature. Il fallait donc aller au plus pressé : la poésie négro-africaine n’était, à leurs yeux, qu’un rejeton de la poésie à laquelle Rimbaud et Mallarmé ont donné naissance. L’une explique l’autre. Et le tour est joué.

Nous avons parlé de manque de rigueur. Il faut reconnaître qu’on a beaucoup sous-évalue l’éducation parentale fort déterminante, en Afrique, sur le comportement de l’homme, et sur-évalué l’éducation universitaire de nos poésies de langue française. Et, partant, les sources négro-africaines, quant à l’expression, sont généralement minimisées. Les nombreuses mises en garde du poète sénégalais, L.S. Senghor, n’ont certainement pas atteint leur but, car elles semblaient dénoter, aux yeux de la plupart des critiques, des préoccupations personnes, une volonté de se dégager de la tutelle des grands maîtres d’Europe. Il fallait attendre l’Allemand Janheinz Jahn pour qu’on s’interressât plus sérieusement, hors de nos frontières, aux structures de style de notre poésie. « La littérature néo-africaine, écrit J. Jahn, hérite de deux traditions [3] : la littérature traditionnelle africaine et la littérature occidentale. Une œuvre qui ne témoigne d’aucune influence européenne et qui donc n’est pas écrite, n’appartient pas à la littérature néo-africaine, mais à la littérature africaine traditionnelle. La frontière entre les deux groupes est facile à tracer : c’est la frontière entre la littérature orale et la littérature écrite. D’autre part, une œuvre qui ne contient absolument pas de topoï (caractéristiques générales) africains appartient non pas à la littérature néo-africaine, mais à la littérature occidentale, même si elle a été écrite par un Agisymbien. Théoriquement, la distinction est simple : pratiquement cependant elle est difficile, car elle suppose qu’on connaisse les structures de style et de pensée de la tradition agisymbienne. Ce n’est précisément pas le cas ». Sur ces réflexions de J. Jahn, on peut faire deux remarques qui paraissent essentielles.

 

Notre poésie de langue française n’est pas seulement tributaire des traditions littéraires européennes, mais aussi des traditions négro-africaines. Il s’agit, en quelque sorte, d’une littérature fortement métissée, née de deux grands modes de pensée : l’africain et l’européen (ce n’est pas par ordre alphabétique). Reconnaître ce fait élémentaire, c’est donner à l’éducation que nous avons reçue la part importante qui est la sienne dans notre formation.

La seconde remarque est que la recherche, parce qu’elle la redoute, n’est pas sérieusement orientée vers l’exploration des ressources stylistiques de notre poésie traditionnelle, qui est plus vaste, plus riche et plus complexe qu’on ne le croit. C’est seulement après avoir sondé les formes, les techniques de cette poésie, que nous nous rendrons compte du degré de l’influence qu’elle a exercée sur nos poètes de langue française.

La plupart des poètes africains de la Négritude avaient eu, dans leur enfance, des contacts plus étroits, plus intimes, peut-être plus sains avec les milieux traditionnels que n’en ont eu les poètes d’après les Indépendances. En un mot, ils étaient plus profondément enracinés, en dépit des apparences. Pour s’en convaincre, il faut évoquer l’ambiance culturelle des campagnes africaines où la plupart d’entre eux avaient vu le jour. Limitons-nous à quelques pays de ce que J. Jahn a appelé l’Agisymbie, terme pris à l’Egyptien Ptolémée : le Sénégal, le Mali, la Guinée et la Gambie. [4]

Le poète moderne, héritier d’une grande tradition poétique

Les poètes traditionnels les plus représentatifs en nombre et en qualité sont les griots. Le temps ne nous permettra pas de parler de l’apport des différentes catégories de griots, ni de l’immense apport des Marabouts ou chefs religieux, qui ont chanté dans nos langues en se servant des caractères arabes pour la transcription. Nous ne parlerons pas non plus hélas ! – de l’immense poésie née et diffusée dans la Case de l’Homme, destinée aux Initiés, bien que ce soit au cours des cérémonies qui leur sont consacrées, « que le geste et la danse masquée, la parole et le chant acquièrent, dans la plénitude de leur réalisation, leur signification symbolique parce que leur force » [5].

Les griots sont, généralement, à la fois, poètes, musiciens, danseurs de grands talents. Maîtres de la parole, du mot créateur, ils exercent les fonctions les plus diverses dans la société, fonctions dont ils héritent de génération en génération. Redoutés, craints, admirés, parfois méprisés, ils ont l’art de provoquer en nous les sentiments les plus contradictoires. Comment perçoivent-ils leurs fonctions au sein de la société ?

« Je suis griot. C’est moi Djeli Mamadou Kouyaté, fils de Bintou Kouyaté et de Djeli Kédian Kouyaté, maître dans l’art de parler. Depuis des temps immémoriaux, les Kouyaté sont au service des princes Keïta du Manding : nous sommes les sacs à paroles, nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. L’art de parler n’a pas de secret pour nous (…) nous enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui enseigner ». [6]

Et comment le poète africain moderne, lui qui n’a pas reçu le savoir par la voie de l’héritage comme son illustre prédécesseur, perçoit-il ses fonctions ?

« Eléphant de Mbissel, entends ma prière pieuse.

Donne-moi la science fervente des grands docteurs de Tombouctou.

Donne-moi la volonté de Soni Ali, le fils de la bave du Lion-

C’est un rax-de-marée à la conquête d’un continent.

Souffle sur moi la sagesse des Keïta.

Donne-moi le courage du Guelewâr et ceins mes reins de force comme un tyédo.

Donne-moi de mourir pour la querelle de mon peuple, et s’il le faut dans l’odeur de la poudre et du canon.

Conserve et enracine dans mon cœur libéré l’amour premier de ce même peuple.

Fais de moi ton Maître de Langue ; mais non, nomme-moi son ambassadeur » [7].

Le poète nègre moderne se veut. « Maître de Langue » comme le griot ; il se veut ambassadeur de son peuple pour diffuser son message quand le griot se contente, à cause de l’étroitesse de son champ d’action, de protéger et perpétuer ce message au sein de son peuple. Tous les griots de chez nous auraient pu s’exprimer, sans se trahir, comme Djeli Mamadou Kouyaté. Mais tous nos poètes modernes ne nourrissent-ils pas les mêmes ambitions que le poète sénégalais ? Les paroles de nos griots sont véhiculées sous forme de poèmes qui sont souvent chantés, parfois psalmodié, presque toujours accompagnés de musique. « Je persiste à penser que le poème n’est accompli que s’il se fait chant, parole et musique en même temps », écrit l’auteur d’Ethiopiques. C’est reconnaître que ces griots ont exercé, sur nos poètes, une puissante fascination avant que ceux-ci prissent connaissance de la littérature écrite d’Europe. Intermédiaires entre les souverains et le peuple, ils ne sont ni princes, ni roturiers, mais toujours distingués par le port, l’allure, la puissance de la parole. Par leurs poèmes, ils fixent les valeurs de la civilisation, immortalisent les hauts faits de l’histoire des rois et des peuples ; ils fustigent les vices qui créent le désordre [8] et osent, parfois, apostropher vertement les plus grands des souverains.

« Sogolon Magan, oh fils de Sogolon !

Tu es né pour que les maîtres de la parole

Te glorifient au Mandé ; Mais sache-le,

Sogolon Magan D’autres t’ont précédé au Mandé.

Et d’autres encore te succéderont ». [9]

Nous retrouvons les mêmes intentions, les mêmes procédés chez nos meilleurs poètes de langue française : simplicité des thèmes et des idées, mais rythmes ensorceleurs, images éclatantes, grosses de sous-entendus, termes ordinaires mais devenus mystérieux par l’usage qu’on en fait, en d’autres termes, un agencement des mots et des images tout à fait hors du commun – autant de valeurs insaisissables dans la traduction de ces poèmes. Le caractère insolite de la structure, la distribution des accents qu’on a notés chez nos poètes de langue française, l’absence apparente d’articulation entre les différents éléments du poème, qui constituent les grandes crêtes de leurs œuvres, nous viennent directement de notre poésie traditionnelle. Tout se passe comme si le poète négro-africain moderne, soit par manque de technique, de maîtrise de la langue d’emprunt, soit par absence de traditions littéraires, soit par imitation des poètes modernes d’Europe, en quête de nouveaux modes d’expression, cultivent délibérément l’idée que la poésie ne se distingue de la prose que par le phénomène de la dissonance, de la désarticulation, de la création d’effets et d’éléments hétéroclites. N’est-ce pas ce phénomène qui caractérise la poésie européenne depuis un siècle ? « La dissonance est devenue un élément en soi », écrit Stravinski dans sa Poétique musicale, en 1948. « Il arriva donc qu’elle ne prépara ni n’annonça rien ». En fait, tout ce qui rompt brutalement avec nos habitudes de sentir, d’observer et d’exprimer, tout ce qui violente les structures, tombe dans l’« a-normalité » puisqu’il nie les normes que nous considérons, du reste à tort, comme définitives. Le premier élément de cette dissonance, habilement cultivée par notre poésie de langue française, réside dans notre appréhension du monde – qui a créé tant de malentendus entre la critique occidentale et nous – appréhension traduite par l’abondance des images analogiques, par les richesses du rythme, par notre symbolique.

L’ontologie négro-africaine : source de notre poétique

La symbolique négro-africaine comme nous avons souligné ailleurs, « marque selon nous un glissement d’un monde à un autre : le monde invisible, en dépit des Forces quasi surhumaines qu’il renferme, n’ est rien de moins qu’un prolongement du monde visible ; les deux mondes sont harmonieusement articulés par la présence solennelle des Ancêtres, car, comme nous le savons si bien, chez nous,

« Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :

Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire

Et dans l’Ombre qui s’épaissit.

Les Morts ne sont pas sous la Terre… ».

Les Morts, ces Ancêtres qui nous sont si chers, qui ont vécu parmi nous, qui nous ont aimés, qui ont souffert avec nous, donc incapables de nous oublier, de nous abandonner à notre sort, tissent nos destins grâce à leur situation privilégiée : ils sont la jonction des deux mondes, qu’ils s’efforcent de réconcilier chaque fois qu’il y a antagonisme. Il est ainsi impropre de parler de monde « irréel » dans l’ontologie négro-africaine : les deux mondes appartiennent au réel : ils sont tous deux sensibles. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, notre ontologie fait de nous des êtres virils, fermement attachés à la Terre, en dépit des surprises que l’Histoire nous réserva ». [10]

C’est ce double monde, que notre poésie traditionnelle s’efforce d’exprimer, c’est les divers nerfs de cette jonction qu’elle s’efforce de souder. Et tout mode d’expression, qui traduit de telles préoccupations, s’éloigne, naturellement, de la poésie classique européenne. On peut se référer, ici, aux nombreux échantillons de poèmes, contenus dans notre ouvrage : Kuma-Interrogation sur la littérature nègre de langue française. Nous nous contentons de donner quelques exemples dont ce poème bantou, traduit en français par Léopold Sédar Senghor :

« Feu que les hommes regardent dans la nuit, dans la nuit profonde,

Feu qui brûles et ne chauffes pas, qui brilles et ne brûles pas.

Feu qui voles sans corps, sans cœur, qui ne connais case ni foyer,

Feu transparent des palmes, un homme sans peur t’invoque.

Feu des sorciers, ton père est où ? Ta mère est où ? Qui t’a nourri ?

Tu es ton père, tu es ta mère, tu passes et ne laisses traces.

Le bois sec ne t’engendre, tu n’as pas les cendres pour filles, tu meurs et ne meurs pas.

L’âme errante se transforme en toi, et nul ne le sait.

Feu des sorciers, Esprit des eaux inférieures, Esprit des airs supérieurs,

Fulgore qui brilles, luciole qui illumines le marais,

Oiseau sans ailes, matière sans corps,

Esprit de la Force du Feu,

Ecoute ma voix : un homme sans peur t’invoque ». [11]

Les structures de ce poème sont-elles différentes des structures de nos poèmes de langue française ? Que non pas. C’est le même univers, fait du mariage de deux mondes, distincts pour l’esprit européen, qui est exprimé. C’est le même phénomène d’assonance, les mêmes désarticulations ou écartèlements des images par des associations inattendues, le même appel à l’imagination du lecteur ou de l’auditeur pour reconstruire cet univers, le même culte du mot créateur, du mot-accoucheur, que nous retrouvons dans ce poème et nos poèmes de langue française. L’univers que nous présente, ici, le poète, en dépit de l’effort de reconstruction exigé du lecteur ou de l’auditeur, est loin d’être un univers anarchique : il a ses lois, que seule notre ontologie, qui est, par excellence, existentielle, peut révéler au lecteur.

« Le froid et la mort, la mort et le froid

Je veux fermer l’oreille

Le froid et la mort, la mort et le froid,

Misère, ô ma mère ! ». [12]

ou encore cet autre poème traditionnel, chant des Initiés, traduit, comme le précédent, par Birago Diop :

« La Terre saigne

Comme saigne un Sein

D’où coule le Lait Couleur du Couchant.

Le Lait est rouge,

Du sable sourd du Sang,

Le Cid, pleure.

Comme pleure un Enfant.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau ?

L’Onde se plaint

Au plongeon de la Pagaie.

La pirogue geint

A l’étreinte de l’Eau,

Hyène s’est piquée

Au passage de la haie

Et Corbeau a cassé

Sa plume dans la plaie.

Qui donc s’était servi du sinistre Hoyau ? ». [13]

Il faut reconnaître que la traduction, quelque excellente qu’elle soit, ne saura jamais rendre toutes les ressources poétiques contenues dans le poème en langue africaine. Elle nous permet, néanmoins, de deviner certaines valeurs originelles : rythme, surtout vision, transposition de cette vision en langage poétique. Vous avez remarqué que les éléments n’appartiennent pas au même monde, qu’ils ne se complètent pas, mais fusionnent en un tout apparemment incohérent, mais solidement articulés si on les place dans leur contexte : l’ontologie négro-africaine. Pour exprimer ce monde singulier, en y demeurant fidèle, faute d’autres moyens adéquats, le poète nègre de langue française est contraint de faire appel à des procédés divers dont celui de suggestion, qui l’oblige à renoncer à une certaine forme d’objectivité. D’où la suppression fréquente des mots-outils, le refus de l’explication, le refus des normes traditionnelles de la poésie européenne, donc la recherche, comme délibérée, de l’obscurité par des associations et des images hétéroclites :

Et Césaire de nous étonner :

« nous frapperons sur le sol du pied nu de nos voix »

Et Senghor de parler comme l’Initié :

« Je n’ai pas reconnu le hennissement chevrotant de vos chevaux de fer qui boivent et ne mangent pas ».

Et Depestre de nier l’espace et e nous jeter dans les girons du grand astre :

« Elle était née sur la grand-route . dans les bras du soleil Elle était née sur la grand-route bercée par le soleil ».

Du surréalisme ? Ce serait ignorer toutes les techniques mises en place par les poètes de la grande tradition nègre dans le but d’exprimer leur vision du monde. Pourtant le poète sénégalais nous a prévenus,en se comparant à ses amis, des poètes français : « Paradoxalement ; c’est moi qui ai conservé le plus de liens avec les Muses sous les formes de mes Trois Grâces, les poétesses populaires de mon village : Koumba diaye, Marône Ndiaye et Siga Diouf. Ce sont elles qui, par leurs poème-chants et leurs commentaires, m’ont révélé les caractères essentiels de la poésie sérère et, partant, de la poésie négro-africaine. Quand, à la première version d’un poème écrit d’un seul jet, je me désole, pensant à la beauté de celui que l’un ou l’autre m’avait chanté à mi-voix, je crois souvent les entendre qui me plaisantent en faisant un jeu de mots sur mon prénom : « Sédar, sédiro ?..  » Que je traduis : Qui n’a pas honte, n’as-tu pas honte » de t’assoupir sous notre incantation ? ». [14]

Pouvons-nous admettre, malgré ces aveux, que sur la poétique de l’enfant sérère, les versets de Paul Claudel, par exemple, ont exercé une influence plus. déterminante que n’en ont exercé les chants-poèmes de Koumba Ndiaye, de Marône Ndiaye et de Siga Diouf ? Il est vrai que si le critique ignorait ces chants-poèmes, il serait contraint de rechercher les influences ailleurs.

Les rythmes que Léon Gontran Damas et L. S. Senghor ont introduits dans la poésie de langue française, la force quasi mystique qu’Aimé Césaire a insufflée aux mots français, la grâce qui ennoblit les mouvements imprimés aux vers de Jean-François Brierre – n’est-ce pas que le « vieil amadou » dort en chacun de ces hommes de la diaspora d’origine africaine ? – et, enfin, les images difficilement pénétrables d’un Tati-Loutard ou d’un Tchicaya U’Tamsi, ces rythmes et ces forces, qui sont rythmes et forces de nos pas de danses, cette grâce qui nous rapproche du grand peuple du Mandé, cette obscurité, qui constitue l’un des topoï de notre poésie sacrée traditionnelle, poésie de la Forêt, poésie livrée aux Initiés en des occasions exceptionnelles, ne sont-ils pas les éléments qu’on retrouve, pêle-mêle, dans le vieux grenier, hérité de nos Ancêtres ?

Nous sommes agréablement surpris de constater qu’un grand poète et éminent critique africain a repris, d’une manière remarquable, le chant-poème du griot Lalo Kéba Dramé, dont nous avons parlé dans notre essai-anthologie : Kuma :

« Papa Jabi Suko muso dimmaa Jabii

Papa Jabi Suko muso dimmaa Jabii

Jabi jato

Ntero

Dua le jaabitamaa

(Papa Diabi enfant de la femme Souko

Diabii

Papa Diabi enfant de la femme Souko

Diabii

Diabi le Lion

O mon ami

Voilà les vœux exaucés ». [15]

Voilà un poème, comme l’on en trouve souvent dans notre poésie de langue française, qui vaut surtout par le rythme, la mélodie, rythme qui devient à la fois signifiant et signifié. Et voici le témoignage du poète de langue française sur ce poème de langue sénégalaise : « Il y a répétition du mot-accoucheur Jabi (Diabi en français), mais répétition nègre, qui, pour l’auditeur – ou le lecteur aujourd’hui -, est faite d’attentes comblées ou des chocs délicieux de la surprise. Et c’est tout cela qui fait le charme du poème, comme, tout à l’heure, de l’image analogique, qui voilait et dévoilait, en même temps, le signifié.

Encore une fois, le rythme nègre, ici comme dans les autres domaines, ce sont des parallélismes asymétriques. Revenons au poème de Dramé, nous remarquons que la troisième ligne est la répétition de la première, comme la quatrième celle de la deuxième. Mais dans ces versets – si l’on peut dire -, nous avons Jabii avec i long au lieu d’un bref. Ce n’est pas tout. Le charme du rythme, c’est que la répétition n’est pas toujours simple redite, comme nous venons de le voir. Très souvent, le mot-accoucheur joue au jeu poétique avec d’autres. C’est le cas de Jabi avec Jato et jaabitamaa, qui provoquent le « court-circuit » poétique. Dans le premier cas, en faisant allitération, les deux mots Jabi Jato font flamber l’image analogique et lui donnent toute sa signification par l’identification de Papa-Diabi et de Papa-Lion ». [16]

Les exemples sont abondants. Nous aurions pu vous en donner mille autres pour finir de vous convaincre. Nous aurions pu vous parler des thèmes et de leurs sources ; nous aurions pu développer plus amplement les notions d’images analogiques et de leurs combinaisons, les notions de parallélismes asymétriques ; nous aurions pu mettre en regard les poèmes négro-africains traditionnels et nos poèmes modernes. Comme vous auriez été saisis par les similitudes ! Nous aurions pu établir un parallélisme entre la symbolique négro-africaine et la symbolique européenne, entre le surréalisme de chez nous et le surréalisme européen. Comme vous auriez été surpris !

La vérité est que, depuis le début de la première moitié du siècle dernier, de graves confusions ont marqué la production littéraire. Ce que Hugo Friedrich a écrit, dans Structures de la poésie moderne, sur la poésie européenne depuis un siècle, peut-être appliqué par un critique, qui ignore nos traditions littéraires, à notre poésie de langue française : « La langue poétique prend le caractère d’une tentative expérimentale d’où surgissent des combinaisons qui n’ont pas été déterminées par le sens du poème, mais, qui, au contraire, le font naître. Le matériel lexical courant apparaît dans des acceptions inhabituelles ». La grande différence est que, chez nous, il ne s’agit pas d’une tentative isolée, d’une expérience individuelle, d’un besoin de renouveau, mais d’un simple retour aux sources.

Pour le critique de la poésie négro-africaine de langue française, le retour aux sources littéraires de l’Afrique dite traditionnelle est une nécessité pour une meilleure compréhension de nos œuvres. C’est à ce prix seulement que nos œuvres occuperont la place qui leur revient au sein de la grande re-création des hommes.

[1] Conférence donnée à l’Université de Tübingen, Allemagne, dans le cadre du séminaire organisé par Deutschen Akademischen Austauschdienstes (DAAD) sur le thème généra1. « Aspects de la littérature africaine d’expression française » (du 14 janvier au 13 février 1981).

[2] L. S. Senghor, Poèmes, Ed. du Seuil, 1964. Nous citerons souvent Senghor plus que tout autre poète africain : non seulement il compte parmi les plus éminents poètes, mais il est l’un des rares à s’être penchés en critiques sur notre littérature.

[3] Souligné par nous. Janheinz Jahn distingue trois sortes de littératures africaines : littérature traditionnelle, littérature afro-arabe ou arabo-agisymbienne, littérature néo-africaine, née de la rencontre des civilisations africaine et occidentale. N’ayant pas trouvé de terme adéquat pour désigner ce qu’on appelle communément l’Afrique noire ou nègre, ou Afrique au Sud du Sahara, J. Jahn préfère le terme « Agisymbie », emprunté à l’Egyptien Ptolémée, terme dont on ignore l’origine.

[4] J. Jahn Manuel de littérature néo-africaine, Ed. Resma, 1969.

[5] L. S. Senghor, Dialogue sur la poésie francophone, in Elégies majeures, Ed, du Seuil, 1979.

[6] Diibril Tnmsir Niane, Soundjata ou l’ épopée mandingue, Ed. Présence, Africaine, 1960

[7] L. S. Senghor, Chants d’Ombres, in Poèmes, Ed. du Seuil, 1964.

[8] On reproche à nos poètes, pourtant fidèles aux traditions littéraires de leurs peuples, de continuer à fustiger le colonialisme et à célébrer l’héroïsme de ceux qui avaient su y résister.

[9] Massa M. Diabaté, fanion et autres chants du Mali, Ed. Présence Africaine 1970.

[10] Makhily Gassama, Kuma-Interrogation sur la littérature nègre de langue française, Nouvelles Editions Africaines, Dakar, 1978.

[11] L. S. Senghor, Chant du feu, in Poèmes.

[12] Ce poème et les suivants, sauf indications contraires, sont contenus dans notre ouvrage, déjà cité.

 

[13] Birago Diop, Leurres et lueurs, Présence Africaine, 1961.

[14] L. S. Senghor, Dialogue sur la poésie francophone, in Elégies majeures, pp. 108-111, Ed. du Seuil, 1979.

[15] Cf. Kuma, op. cit.

[16] L.S. Senghor, Dialogue sur la poésie francophone, in Elégies majeures, op. cit.