Critique d’art

DE L’ÉMERGENCE DE TERRITOIRES CRÉATIFS EN AFRIQUE

Éthiopiques n°90.

Littérature, philosophie et art

Penser et représenter l’ethnie, la région, la nation

1er semestre 2013

 

Sidy SECK [1]

 

La problématique du développement a longtemps été au cœur de la gouvernance locale dans beaucoup de pays en Afrique. Toutefois, malgré la volonté des uns et des autres, nombre de territoires ont encore du mal à faire de leurs produits et / ou de leurs services culturels de véritables leviers de croissance économique. La conjugaison des effets perturbateurs de la globalisation et des crises de toutes sortes de ces dernières années semble dynamiter les certitudes les mieux établies des acteurs au développement. Nombre d’études prospectives ont achevé de montrer leurs limites par manque de flexibilité et par mégarde sur la pertinence, l’efficacité des leviers, des stratégies et des modèles organisationnels devant sous-tendre les processus de développement. Depuis les premières lueurs de l’indépendance, un pays comme le Sénégal a misé sur le secteur des arts et de la culture. Le but d’un choix aussi courageux est, entre autres, de faire émerger des territoires culturellement attractifs et économiquement porteurs, fondés sur des arguments concurrentiels solides et des avantages compétitifs réels et portés par un dispositif institutionnel bien structuré.

Les dispositifs politiques, institutionnels et juridiques mis en place en son temps par Léopold Sédar Senghor, premier président de la République du Sénégal, seront renforcés plus tard par différentes autres mesures, aussi importantes les unes que les autres. Il s’agit, pour n’en évoquer que quelques-unes, de la loi relative aux domaines de compétences de la région (compétences générales et compétences transférées – 1994), celle portant sur la Stratégie de croissance accélérée (SCA – 2008) et des grands projets culturels du président Me Abdoulaye Wade (cf. les sept merveilles du Parc culturel, le Monument de la Renaissance africaine, la Place du Souvenir africain…). A ces exemples tirés au volet parmi tant d’autres, s’ajoutent quelques autres faits non moins importants, aussi éloquents les uns que les autres tels que :

 

– les ateliers internationaux de maîtrise d’œuvre urbaine tenus d’abord à Saint-Louis (avril 2010), puis à Thiès (20 octobre/ 03 novembre 2012) ;

– la tenue à Dakar du 4 au 8 décembre 2012 du 6éme Sommet Africités sur la gouvernance locale et portant sur le thème des « territoires » ;

– les nouvelles orientations politiques définies par Macky SALL, actuel président de la République du Sénégal, fondamentalement axées sur « la territorialisation ».

 

À la lumière de ce qui précède, la puissance publique semble avoir bien compris que dans certains domaines d’activités, le territoire peut mieux faire que l’État. Mieux, ce que le territoire symbolise sur le plan culturel, en termes de diversités, de spécificités, de services et de produits (mobiles, immobiles, matériels et immatériels) constitue des niches insoupçonnées de richesses et d’humanité à valoriser.

C’est tout le sens des différentes lettres de politique sectorielle conçues ces dernières années, des centres culturels érigés dans les régions, des différents fonds mis à la disposition des acteurs culturels, des festivals et autres rencontres nationales et internationales à caractère culturel.

Il est donc permis de croire, même si c’est selon le contexte et avec des fortunes diverses, que le génie artistique et culturel fait l’objet d’attention dans l’élaboration des projets de développement local. Cependant, malgré la bonne volonté des uns et des autres et les nombreux investissements consentis ici et là, l’émergence de classes créatives réelles au service de territoires culturellement labellisés et d’une économie culturelle territoriale florissante a encore du mal à se réaliser.

Pour mieux comprendre les raisons d’un tel constat, nous nous proposons, dans les pages qui suivent, d’aborder :

 

– dans un premier temps, le contexte dans lequel devrait se produire l’émergence de territoires créatifs ;

– ensuite, les dysfonctionnements notés entre la volonté du champ politico-juridique (État central) et le pessimisme du champ des opérations (Territoires) ;

– enfin, quelques enjeux majeurs pour un développement culturel inspiré du modèle organisationnel des clusters [2] et porté par des produits culturels mobiles et immobiles, matériels et immatériels propres à chaque territoire (génie territorial).

 

  1. LE CONTEXTE

Les réalités endogènes varient d’un pays à un autre et s’apprécient différemment selon le périmètre géographique dans lequel on se situe en Afrique. Le contexte peut ainsi être favorable ici et défavorable là. Toutefois, aucun des États africains n’est épargné par les cascades de crises qui secouent le monde. Ces crises d’ordre financier et économique ont profondément affecté les systèmes de valeurs culturelles, sociales, identitaires et les espérances dans l’appropriation, par les acteurs culturels africains, des opportunités qu’offrent les technologies de l’information et de la communication. Le monde subit des mutations profondes pour diverses raisons. Et de cette logique de mutation, procède une crise statutaire très aiguë qui pourrait avoir à long terme de graves conséquences sur la compétitivité et la solvabilité des entreprises culturelles en Afrique.

En effet, le secteur des arts et de la culture devient le point de chute – de prédilection – de beaucoup de jeunes sans formation professionnelle, sans vocation et sans aptitude en la matière. Par la faveur d’animateurs de radios et de télévisions peu ou pas au fait des enjeux mondiaux, ces jeunes artistes et autres acteurs culturels de circonstance occupent à longueur de journée le paysage médiatique. Ce contexte de sauve-qui-peut tous azimuts vers les médias et les arts renvoie à une nouvelle forme de libéralisation professionnelle qui contribue, lentement mais sûrement, à banaliser la production culturelle et les statuts des corps des métiers de la culture.

D’autre part, le contexte est aussi caractérisé par la force de clichés du genre « l’art ne nourrit pas son homme », qui ont fini de s’incruster dans la conscience collective et qui entravent sérieusement le processus d’émergence de territoires créatifs. Ici, l’environnement sociologique secrète lui-même ses propres pesanteurs sociales.

De plus, au grand dam des principes élémentaires de gestion, le facteur « temps » fait l’objet d’une méprise au quotidien, alors qu’il est devenu, par la force des choses, une ressource d’une extrême importance pour tout processus de développement.

L’analyse du contexte ne saurait faire abstraction de l’absence de données statistiques fiables sur les arts et la culture.

La primauté des indicateurs qualitatifs sur les indicateurs quantitatifs favorise-t-elle une gestion pertinente et efficace du secteur ?

Tout ce qui se gère se mesure !

Et la culture d’entreprise des artistes qui sont supposés être à la base de toute entreprise éminemment culturelle ne rassure guère.

Car, pour l’essentiel, ces derniers ne s’identifient pas comme étant des travailleurs, autrement dit des entrepreneurs – avec leurs spécificités – capables de produire des œuvres à forte valeur ajoutée, marchandes et compétitives dans le marché des arts. Une telle acception classique de l’artiste permet-elle de percevoir avec exactitude l’énorme potentialité du secteur, d’organiser des marchés nationaux, sous-régionaux et régionaux et de bien contribuer à la croissance économique en Afrique ? Si l’on ajoute à ce tableau peu reluisant la porosité de nos frontières, portes d’entrée des produits hollywoodiens et bollywoodiens, les incohérences de la politique de décentralisation et le déficit quantitatif et qualitatif des ressources génériques, n’est-il pas permis de penser que tous les ingrédients sont réunis pour dévoyer le secteur de la culture dans l’expression totale et entière de sa diversité ?

Pourtant, malgré ce contexte qui a l’air d’être défavorable à tout point de vue, l’Union Économique Monétaire Ouest-africaine (UEMOA), à l’instar d’autres organismes comme l’UNESCO, l’Organisation Internationale de la Francophonie, l’Union Européenne, l’Union Africaine, etc., tente de renverser la tendance.

C’est pour dire, en définitive, que même si le contexte apparaît critique du fait d’un dérèglement généralisé des repères, il ne ferme pas pour autant toutes les issues de secours aux acteurs au développement au rang desquels comptent les acteurs culturels.

Dans le but de rendre favorable le contexte national et de placer le Sénégal sur les voies d’un développement humain durable, des dispositifs (DSRP I – DSRP II 2006 et 2010 / DPES 2011-2015 / SCA…) [3] sont mis en place, intégrant ainsi le secteur de la culture dans les politiques publiques de développement.

Mieux, des problématiques aussi brûlantes que celles relatives à l’économie de la culture et à l’aménagement culturel (territoires ou pôles culturels) y sont devenues des préoccupations majeures.

La prégnance des enjeux territoriaux et économiques de la culture est aujourd’hui telle que les États africains n’ont d’autres choix que de faire en sorte que la production culturelle, le génie de leurs territoires (le patrimoine culturel territorial, entre autres deviennent à la fois un output (produit) et un input (ressource) capables de :

 

– produire un capital créatif dynamique, générateur de croissance, d’équité et de mieux-être à partir de vertus territoriales labellisées et d’un pouvoir attractif ;

– se reproduire dans une logique de régénération permanente, gage de créativité, de régularité et de jouissance esthétique sans cesse renouvelée.

 

Pour y arriver, il faudrait prendre à bras le corps un certain nombre de dysfonctionnements notés entre les orientations stratégiques et les plans opérationnels.

 

  1. LA TRILOGIE DES DYSFONCTIONNEMENTS

Les batteries de mesures stratégiques et opérationnelles de la gouvernance d’Etat ou de la gouvernance locale (offre culturelle de l’Etat central ou celle des collectivités locales) restent souvent très en deçà du niveau de satisfaction des populations cibles (demande des acteurs culturels publics et privés). Les raisons d’un tel hiatus entre l’offre et la demande sont certes diverses et complexes, mais nous nous en référons juste à trois types de dysfonctionnements liés les uns les autres et dont les effets conjugués peuvent entraver toute volonté de développement culturel.

 

Le dysfonctionnement stratégique

 

Suite au séminaire tenu à Dakar au mois de juillet 2008 sur le thème : « Culture et stratégies de développement local » et qui a vu la participation de l’Union Économique et Monétaire Ouest-africaine (UEMOA), la Ville de Dakar, le Ministère en charge de la Culture, l’Agenda 21 de la Culture, les Cités et Gouvernements locaux unis et alliés, il y a lieu de se demander si nos Etats ne donnent pas l’impression de s’être installés dans un éternel recommencement. Depuis plusieurs décennies, les cadres africains sont en quête de stratégies pour le secteur de la culture. Ne se pose-t-il pas un problème de vision ?

Les politiques culturelles – si tant est qu’il en existe formellement sur le plan opérationnel – sont conceptualisées sous forme de grandes orientations et à des niveaux institutionnels élevés avant d’être mises en œuvre à partir de structures déconcentrées et décentralisées. Cet important travail de conceptualisation s’inspire, pour l’essentiel, de ce qu’il convient d’appeler « la vision », terme aujourd’hui réduit à sa plus simple expression.

Le premier dysfonctionnement porte sur l’acception du concept de « vision » et de la « re-présentation » à laquelle elle renvoie généralement.

Pour rappel, au sens managérial du terme, deux éléments inséparables d’un binôme composent la « vision ». Elle procède de la conjugaison intelligente d’un futur désiré (ambitions) et d’un socle culturel (valeurs et mission) adapté à ce futur désiré [4].

Du fait de la complexité du processus d’acculturation qui accompagne toute « vision » et de sa durée relativement longue, les uns et les autres semblent bien s’accommoder du premier terme du binôme, à savoir le futur désiré (ambitions).

Ainsi, le second terme, étant peu ou pas du tout pris en compte, par son absence ou son caractère non opérationnel, fait gripper le processus (mission, socle culturel, système de valeurs) devant permettre la réalisation pertinente et efficace de ce « futur désiré ».

Sous un autre angle, assujettis à des contraintes de délais et de résultats à présenter à un électorat, certains décideurs politiques ne s’attardent nullement sur les obligations du binôme.

Étant souvent jugés sur pièce, ici et maintenant, en fonction des réalisations effectuées durant leur mandat, ces leaders politiques s’adonnent à un modèle de management « par à-coups ». Ce dernier semble bien leur convenir eu égard aux urgences, à ce qui leur paraît prioritaire et à la pression populaire. Ils subissent ainsi les dures réalités sociales tant et si bien qu’ils finissent par adopter un pilotage institutionnel informel. Seulement, s’il faut quelques années pour juger sur pièce un régime au pouvoir, il n’en faut pas moins d’un quart de siècle pour changer le mode de comportement et de penser la culture d’un peuple. Car, comme dit l’économiste britannique John Maynard Keynes dans son ouvrage intitulé Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (préface de la première édition anglaise) paru en 1935 et cité par Menard Marc [5] : « La difficulté n’est pas de comprendre les nouvelles idées, elle est d’échapper aux idées anciennes ».

Dans le domaine de la culture, les pouvoirs politiques ne font assurément pas leur ce propos de Keynes et encore moins les principes modernes de gestion et les grandes fonctions de l’économie [6].

Comment donner au secteur de la culture une orientation économique alors que l’environnement social secrète lui-même ses propres pesanteurs ? Pour preuve, tous ou presque semblent s’accorder sur le fait que « l’art ne nourrit pas son homme ». N’est-ce pas sur l’art et sur les artistes – entre autres – que les entreprises et les industries culturelles comptent s’appuyer pour arriver à un meilleur taux de croissance économique ? Ce genre de cliché qui hante la conscience collective des uns et le dysfonctionnement stratégique introduit par les autres font que le secteur de la culture donne toujours l’impression d’être piloté à vue.

Ceci expliquant cela, par mégarde, par méprise ou par la commodité de certains raccourcis, les deux composantes du binôme de la vision se voient dissociées, sans liens apparents. Ainsi, des infrastructures culturelles aux coûts très onéreux peuvent être érigées ici et là, inaugurées avec faste, sous les feux de la rampe, sans une étude en amont de leurs formes juridiques, de leurs objets sociaux et des contraintes liées aux ressources au sens générique, aux modes de fonctionnement, aux approches organisationnelles et aux modèles managériaux. Que dire des nombreux projets culturels financés à coups de millions de francs non remboursables, sans un seul dispositif de contrôle ?

Malgré les différentes résolutions de telles ou de telles autres institutions communautaires, les nombreuses conventions internationales, les apports féconds de la coopération bi ou multilatérales et les études prospectives nationales sur la culture, beaucoup reste à faire dans la définition des stratégies de développement du secteur de la culture. De ce dysfonctionnement stratégique semble procéder un dysfonctionnement structurel.

Indépendamment des grandes ambitions (futur désiré) qui consistent à faire du secteur de la culture un important levier de croissance économique en sus de ses missions traditionnelles, existe-il des cadres structurés et structurants pouvant servir de passerelles entre l’offre du « génie du territoire » (local) et la demande du marché des arts et de la culture (global) » ?

 

Le dysfonctionnement structurel

 

Dans le document intitulé « L’emploi et l’économie du savoir – cas du Sénégal » [7], l’État du Sénégal a adopté des stratégies qui prennent en compte le secteur de la culture et qui, à long terme, sont susceptibles de le hisser au rang des pays dits émergents. Entre autres, la Stratégie de croissance accélérée (SCA) en est une.

Elle intègre les industries culturelles dans l’une de ses cinq grappes. Les deux objectifs majeurs assignés à la SCA permettent l’accélération de la croissance économique, la diversification, la sécurisation et la pérennisation des sources de croissance (dont la culture). Cette vision stratégique s’appuie donc essentiellement sur les acteurs de développement au rang desquels devraient figurer en bonne place les professionnels du secteur des arts et de la culture. Y sont-ils bien préparés au moment où les cadres de la SCA sont en train de dérouler des formes de clusters riches d’enseignements dans d’autres domaines d’activités comme l’agriculture ? De plus, les collectivités locales sont-elles bien outillées afin de pouvoir circonscrire leurs territoires physiques en territoires culturels (pôles créatifs), labellisés, attractifs et compétitifs ?

S’il est vrai qu’il existe bel et bien « un futur désiré » et un potentiel culturel inestimable (classe créative et génie du territoire), le modèle de structuration administrative ne permet pas d’identifier de façon nette et précise ce potentiel. Pis, les centres culturels régionaux sont dans un état de dénuement quasi général avec des locaux inadaptés, des équipements obsolètes ou inexistants et un environnement peu clément. De plus, le peu de ressources humaines dont ils disposent, bien que très volontaires, ne sont pas suffisamment formées sur les problématiques liées à l’économie et au management culturels. Certes, nombre de sortants de l’École nationale des Arts de Dakar bénéficient actuellement de formations complémentaires à l’intérieur comme à l’extérieur du Sénégal, mais celles-là gagneraient à être orientées tant et si bien qu’elles répondent aux besoins clairement exprimés dans les orientations stratégiques.

À cet état de fait vient s’ajouter l’absence de structures culturelles dans les départements et dans les communautés rurales, ce qui rend encore plus difficiles l’identification et la valorisation de tout ce dont le Sénégal dispose comme génies artistiques et culturels. Dans ces territoires, la dépréciation à long terme du génie et de tous les fœtus qui pourraient, lentement mais sûrement, contribuer à l’émergence et à l’affirmation de classes créatives au service du développement culturel et économique est inévitable.

Le manque de dispositifs bien structurés, à vocation structurante, favorise ainsi d’importantes pertes de gisements culturels qui auraient pu constituer des arguments compétitifs et des avantages concurrentiels en faveur des missions économiques dévolues à la culture.

De l’avis de nombre d’acteurs au développement, dans certains domaines d’activités, les territoires font mieux que l’État central. Certes ! Mais le manque de cohérence et de mesures d’accompagnement entre le pouvoir central et les collectivités locales dans le transfert des compétences ouvre la voie au dernier élément de la trilogie des dysfonctionnements, à savoir le dysfonctionnement opérationnel.

 

Le dysfonctionnement opérationnel

 

La culture n’a pas de prix, mais elle a un coût. Le coût n’est pas que financier. Il s’exprime aussi en termes de ressources humaines et matérielles, de recherches et développement, d’informations, de temps (disponibilité, phasage, échéancier, périodicité, etc.).

S’il est salutaire de la part d’un Etat d’avoir de réelles ambitions (futur désiré) dans le domaine de la culture, la mise en œuvre de celles-là l’est encore plus. Le dysfonctionnement opérationnel est évident et les raisons peuvent être diverses et variées. Les plus perceptibles procèdent du fait que les vases communicants qui devraient, en permanence, relier l’État central aux collectivités locales – sur les sujets à caractère éminemment culturel – sont souvent coupés, si tant est qu’ils existent. Ce hiatus administratif et institutionnel s’ajoute à l’absence d’une politique d’accompagnement de ces collectivités locales en matière de ressources (au sens générique) pour constituer un véritable frein à une bonne mise en œuvre des politiques de décentralisation. Dans un pays comme le Sénégal, même si l’État est un et indivisible – la nation également –, les centres culturels régionaux, qui sont des démembrements (structures déconcentrées) du ministère en charge de la Culture, n’entretiennent aucune relation de type hiérarchique avec les commissions culturelles des collectivités locales. La mise en place d’une politique culturelle concertée avec des ressources à la dimension des ambitions (futur désiré) aurait permis de rendre moins évident le dysfonctionnement opérationnel.

Indépendamment des questions liées au mode inadapté de l’organisation administrative et institutionnelle, l’autre difficulté majeure réside dans le manque de dispositifs logistiques et de compétences techniques pouvant aider à identifier les gisements culturels (génie) et à les exploiter comme des patrimoines culturels propres à des territoires (pôles) bien déterminés d’abord et ensuite comme des leviers de croissance économique (destinés à des marchés nationaux, régionaux et internationaux).

À défaut de modèles organisationnels concertés, consensuels et bien élaborés, chaque frange du secteur de la culture, à la manière de Sisyphe, y va de sa stratégie aux fins d’en tirer le meilleur parti.

La trilogie des dysfonctionnements est une réalité on ne peut plus complexe qui cache l’essentiel des efforts des uns et des autres dans le domaine des politiques culturelles de manière générale. Si, par le passé, les activités culturelles étaient encore considérées, dans l’entendement populaire, comme des activités superflues de prestige et de dilettante, les enjeux de l’heure devraient interpeller tous les acteurs sans exclusive.

 

  1. LES ENJEUX

Plus actuel que jamais, ce propos du savant sénégalais, Cheikh Anta Diop, campe avec beaucoup de clairvoyance les véritables enjeux de l’art et, par ricochet ceux de la culture :

 

« Quelle que soit sa signification dans le passé, il (l’art) doit nous aider aujourd’hui à résoudre les problèmes actuels, à nous adapter aux nouvelles conditions d’existence. Dans le domaine de la vie politique et sociale, sans jamais renoncer à son idéal d’esthétique, il doit poser les problèmes brûlants de l’heure … » [8].

 

Abstraction faite de l’idéal esthétique qui est un impératif catégorique, les enjeux peuvent être situés à plusieurs niveaux. Nous en retenons principalement trois :

 

– les enjeux territoriaux ;

– les enjeux économiques ;

– les enjeux liés à la flexibilité du capital humain et au modèle organisationnel de ce capital.

 

Les enjeux territoriaux

 

Lorsqu’il s’agit de faire du secteur de la culture un levier de croissance économique, il y a lieu de s’imprégner du potentiel de chaque territoire et de se faire une représentation objective du génie créateur réel.

Nous entendons ici par territoires la région, la ville, le quartier, l’agglomération, le pôle, l’unité culturelle géographique, etc. Le territoire est généralement un incubateur de talents de toutes sortes, stratifié en plusieurs espaces créatifs porteurs (potentiellement bien sûr) de croissance et de richesses.

L’intérêt de cette approche géographique réside dans le fait que la concurrence mondiale met de moins en moins aux prises les pays entre eux. Elle s’opère du local (territoire) vers le global (mondial). C’est grâce à cette approche géographique de l’économie de la culture traduite par une forme spécifiée de labellisation et de marketing territorial que des villes sont devenues d’importants pôles (culturels) d’attraction, de convergence et de croissance, pourvoyeurs de richesses.

Paris s’est ainsi cristallisé dans la mémoire collective pour sa mode, Bombay pour son cinéma, Angoulême pour son festival de bandes dessinées, Rotterdam pour ses projets architecturaux, Barcelone pour son design, Venise pour sa biennale d’art, Montréal pour son cirque du Soleil et son industrie des jeux vidéo, Ouagadougou pour son FESPACO, Bamako pour sa Biennale de la photographie…

L’exploitation marchande de symboles culturels et de la créativité artistique participe au développement de ces villes qui, par la force du génie créatif dont elles regorgent, deviennent des maillons centraux pour l’économie de leurs pays respectifs.

À l’Afrique et aux Africains de tirer le meilleur profit du génie de leurs territoires afin d’exercer toute l’attraction nécessaire pour mobiliser et fidéliser – par la culture – les facteurs de production de richesses et de croissance. Car l’émergence d’une réelle économie culturelle passe nécessairement par l’émergence et l’apport fécond de territoires créatifs.

Dans cette logique de concurrence territoriale, la maîtrise de la ressource artistique et culturelle (génie du territoire) est fondamentale pour le développement et l’ancrage des arguments concurrentiels et des avantages compétitifs (Scott et Leriche, 2005). Les arts et la culture, longtemps considérés comme des activités de dilettante, sont ainsi devenus de véritables leviers de croissance économique pour le développement local, comme en attestent les correspondances du tableau ci-après.

 

Villes / Territoires / Pôles            Options / Arguments concurrentiels / Avantages compétitifs

Barcelone           Design

Paris      Gastronomie/ Tour Eiffel / Musée du Louvre

New-York           Statue de la liberté

Venise  Biennale d’art

Sao Paulo            Biennale d’art

Angoulême        Festival de bandes dessinées

Montréal            Jeux vidéo / Cirque du Soleil

Amsterdam       Industrie de la publicité

Rotterdam         Projets architecturaux

SiliconValley      Industrie électronique

Cannes Festival de cinéma

Ouagadougou   FESPACO

Bombay               Industrie du cinéma

Hollywood          Industrie du cinéma

Lagos    Industrie du cinéma

Shangaï Festival universel : meilleure ville ; meilleure vie

Bamako               Biennale de photographie

Thiès     Festival des danses sacrées / SARGAL

Marseille             Capitale européenne de la culture

Nantes La Folle Journée (Festival de musique classique)

Un tel parti-pris permet d’identifier, de mobiliser et de valoriser ce que chaque territoire a de spécifique tant au niveau des hommes (classes créatives) qu’à celui des produits et des services culturels (génie mobile, immobile, matériel, immatériel).

Indépendamment de la qualité du label culturel mis en valeur par le territoire de référence (Biennale de la photographie de Bamako au Mali, par exemple), des œuvres présentées à chaque édition (jouissance esthétique) et de leur valeur marchande (création de richesses et lutte contre la pauvreté), l’événement en lui-même (objet d’attraction et d’affluence) est un produit composite (package artistique et culturel) appelé à se reproduire de façon pérenne (régularité) et soumis, de fait, à une logique de régénération permanente (créativité et renouvellement). Mieux, il est doté d’un capital humain créatif inestimable (possibilités de réseautage de différentes classes créatives), à même de créer les effets d’entraînement et les conditions requises pour rendre le territoire (Bamako) attractif et le transformer à long terme en une zone économique et culturelle spéciale (territoire labellisé). Ce n’est donc pas un hasard si, par l’activation de ressorts géographiques de l’économie des arts et de la culture et par le marketing territorial et la labellisation, des noms de villes sont devenus de prestigieuses marques d’identités culturelles reconnues de par le monde. Ainsi, pour faire face à la concurrence mondiale, des métropoles comme Paris, Amsterdam, New York, Rotterdam, Venise, São Paulo, le Caire, etc. ont développé des stratégies d’exploitation marchande de symboles culturels et de la créativité artistique, esthétique et sémiotique, dans le but de mobiliser, au profit de leurs territoires respectifs, des arguments concurrentiels et des avantages compétitifs.

C’est dire toute l’importance des enjeux territoriaux qui sont d’ailleurs étroitement liés aux enjeux économiques.

 

Les enjeux économiques

 

Les territoires qui ont réussi à se doter d’un cadre d’échanges (marché, espaces de convergence) autour d’un label culturel territorial fort (produits et / ou services) sont en droit d’attendre des retombées économiques. Selon les opportunités de l’offre et de la demande, il s’agira de bien œuvrer pour l’identification en amont des différents acteurs dudit marché ou de ces espaces de convergence, du tracé et de l’accessibilité du périmètre géographique, de l’effectivité et de la fluidité des supports technologiques (échanges en ligne), de la spécification des produits et / ou des services culturels (à mettre en marché ou objets de convergence), de la périodicité, de la durée et des conditions de faisabilité. Car, à la suite d’Alain Lefebvre dans Économie culturelle et ses territoires 2008, nous sommes amené à croire que la culture gagnerait à se présenter comme étant à la fois un output (produit) et un input (ressource) pouvant fédérer des communautés humaines ayant en partage un seul et même territoire et se révéler potentiellement active dans l’identification et la mobilisation de ressources (au sens générique). C’est à ce prix que les produits et les services culturels de tels ou de tels autres territoires au Sénégal ou en Afrique parviendront à apporter une contribution significative dans le taux de croissance des économies nationales, à l’instar de Paris et de Bombay. Et cela passe inéluctablement par le capital humain et par des modèles organisationnels bien adaptés aux territoires.

 

Les enjeux liés à la flexibilité du capital humain et à l’organisation

 

L’enjeu est aussi de créer les conditions qui permettent de disposer d’un capital humain caractérisé par une flexibilité maximale du fait des changements intempestifs de l’environnement mondial et de la nécessité de toujours produire, pour chaque nouveau contexte, un nouveau modèle organisationnel. Aussi est-il important de travailler dans le sens d’une diversification des profils de compétences capables de prendre la juste mesure de la complexité de l’environnement mondial, du rapport « global » / « local » et du rôle des artistes et des entreprises culturelles dans les stratégies de développement local. Seulement, le génie d’un territoire ne peut éclore de façon optimale que lorsque le processus créatif qui s’y déploie intègre suffisamment l’identification, l’implication et l’imbrication de trois niveaux de couches sociales [9].

Il s’agit :

 

– du niveau de l’individu (performances individuelles) ou de l’ensemble des activités créatives, artistiques et culturelles ayant lieu en dehors des organisations ou institutions formelles basées sur la production, la diffusion ou l’exploitation ;

– du niveau des organisations ou des institutions formelles ;

– du niveau des communautés ou du groupe intermédiaire reliant les deux premiers niveaux.

 

D’un niveau de couche sociale à l’autre, les rôles diffèrent. Toutefois, pour les besoins de cohérence et d’efficacité au sein du processus de conception, de production et d’exploitation des idées créatives, les trois niveaux se doivent d’entrer en synergie au profit du développement du même territoire qu’ils ont en partage. Dans ce dispositif, l’apport des artistes et le dynamisme des entreprises culturelles sont plus que déterminants en ce qu’ils constituent une somme importante d’avantages compétitifs et d’arguments concurrentiels au service du territoire à faire émerger.

Plus qu’un simple choix politique à faire en direction d’une communauté humaine, c’est tout un processus à construire avec celle-là, un système de valeurs à partager, une culture à créer à partir d’une démarche innovante et pour l’émergence de nouveaux comportements et de nouveaux modes de penser la culture et d’agir. La mobilisation du capital humain nécessaire à l’émergence de territoires créatifs procède dès lors d’un véritable processus complexe d’acculturation dans la mesure où une culture cède la place à une autre. Le pari ne peut être gagné d’avance si l’on sait que toute innovation est vouée à des forces de résistances et de conservation. D’où la nécessité de reconsidérer, avec juste mesure, les véritables contours du type de profil des leaders transformatifs et le niveau de flexibilité que requiert l’émergence de territoires créatifs en Afrique.

Pour en arriver à un niveau de conception de politique culturelle aussi achevé (vision) et à une telle capacité de transformation du capital humain (classe créative) en agent de développement, il faudrait faire recours à une bonne culture du benchmarking [10].

Les modèles d’inspiration qui sont à même d’impulser une nouvelle dynamique productive locale, favorable à l’innovation et à la compétitivité ne manquent pas.

Ici, la ville de Montréal (Canada) a commandité auprès du chercheur américain Richard Florida et de ses collègues une étude qui a apporté plus de lisibilité sur l’existence de liens plus directs entre l’art, la culture et le développement économique des collectivités territoriales (Myrtille Roy-Valex, L’économie culturelle et ses territoires). Là, la ville d’Angoulême, en 1970, a choisi la bande dessinée comme créneau. Et, malgré le caractère éphémère du festival, la Mairie en fera le point de départ d’une véritable politique de développement économique, en décidant d’en pérenniser les retombées.

Comparaison n’est peut-être pas raison et Ngaye Mékhé (capitale des chaussures en cuir au Sénégal) n’est pas Montréal et encore moins Angoulême. Toutefois, l’esprit qui sous-tend ces deux exemples est à méditer. Il reflète l’importance de la volonté politique (vision) et le sens de l’innovation et du risque de la part de leaders transformatifs.

Au Sénégal comme partout ailleurs en Afrique, il est évident que les territoires regorgent de gisements culturels, mais ceux-là ne sont pas toujours bien identifiés en tant que potentiels produits ou services marchands pouvant être mis au service d’une économie locale ou nationale.

A l’aide de l’outil du benchmarking, les États africains pourraient réaliser d’importants gains (coûts social, financier, matériel, temporel et informationnel) en expérimentant le modèle organisationnel des clusters culturels. En effet, les clusters culturels ont l’avantage d’être des périmètres géographiques bien délimités au sein desquels se concentrent un nombre important de corps de métiers et d’activités à caractère culturel (pôles culturels et classes créatives), avec un système de traitement de l’information bien articulé (par pression et par aspiration) et une option d’orientation vers le marché susceptible de générer de grandes performances commerciales.

À long terme, avec l’implication des Etats et des collectivités locales, ces clusters finiront par traduire l’expression d’une vision commune et d’une communauté d’intérêt culturel et économique.

 

CONCLUSION

Il est important de rappeler qu’en Afrique, comme partout ailleurs dans le monde, aucun projet de développement ne peut prospérer si le paradigme culturel (spécificités territoriales) n’est pas placé au cœur des stratégies à mettre en place. L’émergence de territoires créatifs ne peut procéder que de la volonté des Etats centraux. Celle-là se traduit naturellement dans la définition des axes prioritaires de politiques culturelles, les modèles organisationnels, la mise en place des infrastructures, l’assainissement de l’environnement générique des arts et de la culture, la formation, la mobilisation de fonds, l’appui aux initiatives privées et une politique cohérente de décentralisation.

À cet effet, l’adoption d’une nouvelle démarche créative des politiques publiques de développement est d’une extrême urgence. Elle permet de donner du sens et de la valeur au génie de chaque territoire et de poser, partout où besoin est, les conditions nécessaires à l’émergence de nouvelles classes créatives, agents de développement et porteuses de richesses. Partant du génie des territoires et des identités locales (patrimoines culturels), l’Afrique deviendra un consortium de clusters culturels spécifiques (zones culturelles spéciales) et de bassins d’activités et d’expressions créatrices, dynamiques, génératrices de richesses, d’équité, de qualité de vie et de bien-être social.

 

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WARNIER, J. P., La mondialisation de la culture, Paris, Éds La Découverte, 1999, 185 p.

 

 

[1] Directeur général des Manufactures sénégalaises des Arts décoratifs (MSAD), Sénégal

 

[2] Périmètre géographique qui abrite plusieurs domaines d’activités culturelles partageant la même vision et une même communauté d’intérêt (grappe, pôle).

 

[3] DSRP : Document de stratégie pour la croissance et la réduction de la pauvreté. DPES : Document de politique économique et sociale. SCA : Stratégie de croissance accélérée.

 

[4] BRILMAN, Jean, Les meilleures pratiques de management, Paris, Éditions d’Organisation, 2004, p. 70.

 

[5] MENARD, Marc. Éléments pour une économie des industries culturelles, Québec, SODEC, 2004, 172 p.

 

[6] COHEN, Elie, Dictionnaire de gestion, Paris, La Découverte, 2001, p. 132.

 

[7] TIC dans l’emploi et l’économie du savoir – cas du Sénégal, État du Sénégal et Commission Économique pour l’Afrique CEA, avril 2007, 24 p.

 

[8] In Alerte sous les tropiques, Paris, Présence Africaine, p. 120.

 

[9] Cf. Travaux de FLORIDA (2002) et ceux de COHEN et SIMON (2008).

 

[10] Identification, dans des politiques de développement local, d’aspects positifs pouvant être adaptés et adoptés aux fins d’améliorer de manière importante les performances d’une fonction, d’un métier ou d’un processus.