Hommage à Cheikh Anta Diop

CHEIKH ANTA DIOP, FONDATEUR DES THEORIES DE LA CULTURE DES NATIONS NEGRES

Ethiopiques numéro 44-45

Revue socialiste de culture négro-africaine

nouvelle série – 2ème trimestre 1987 – volume IV, N° 1.2

Blyden Dubois ou Fanon, nous retrouvons en Cheikh Anta Diop l’image de ces savants militants qui fondent effectivement l’histoire culturelle de leur temps.

Aussi pour l’auteur des Nations négre et Culture la problématique d’une véritable renaissance culture des peuples noirs se pose-t-elle autour de quatre axes essentiels : la reconquête de leur histoire authentique, la maîtrise de leur langue nationale, le développement de leur Littérature et de son art, la reformulation d’une pédagogie intégrée. Autrement dit, il s’agit pour Cheikh Anta Diop dans cette phase difficile de la lutte, d’envisager le problème de la conquête de l’indépendance totale de l’Afrique par la recherche et l’appropriation de ses propres outils de connaissance de base par l’invention de nouvelles théories aptes, à la fois, à détruire celles forgées par les dominateurs pour ruiner la prise de conscience de leurs sujets et à reconstruire sur ces ruines des consciences nouvelles.

Pour ce faire il importe d’abord de repenser l’histoire de l’Afrique noire, cette science que l’on manipule à volonté pour les besoins de la cause.

En effet, le colonisateur se fondait sur la fameuse théorie hégélienne qui niait à l’Afrique noire le sens et la conscience historique. Hégel écrivait à ce propos :

« L’Afrique proprement dite, l’Afrique au Sud du désert de Sahara, aussi loin que remonte l’histoire est restée fermée, sans lien avec le reste du monde…

Dans cette partie principale de l’Afrique, il ne peut y avoir d’histoire proprement dite. Ce qui se produit, c’est une suite d’accidents, de faits surprenants. Il n’existe pas un but, un Etat qui pourrait constituer un objectif » (Hegel, la Raison dans l’Histoire 10/18 p. 247).

Voilà donc d’après Hegel tout un groupe d’hommes qui n’ont ni le sens du temps ni de l’espace ; qui n’ont guère été capables de s’organiser rationnellement jusqu’à se constituer en Etat.

Autour de cette thèse seront élaborées bien d’autres aussi négatives.

Par exemple, Charles André Julien écrit :

« L’Afrique, pays sans Histoire » (cité par Ki-Zerbo in Histoire de l’Afrique Noire p. 11).

Nous avons donc là toute une ombre qu’il fallait dissiper. C’est ce défi que Cheikh Anta Diop s’est juré de relever en élaborant de nouvelles théories de la culture des nations nègres. Il commence donc par détruire les conceptions erronées de l’histoire en en fondant une toute nouvelle.

1 – UNE NOUVELLE CONCEPTION DE L’HISTOIRE AFRICAINE NOIRE

Cheikh Anta Diop va ainsi appeler les Africains noirs à une plus juste conscience de l’Histoire, et ce faisant il va exprimer l’urgence qu’il y a pour eux à étudier particulièrement la leur pour une meilleure appréciation de leur environnement socio-économique, politique et culturel. Dans cette perspective il importe que les intellectuels nègres puissent distinguer les deux niveaux de l’histoire africaine noire pour ne plus se laisser abuser par les vieilles théories colonialistes que Ki-Zerbo qualifie à juste titre de « barrage des mythes ». Ces deux aspects sont : le niveau immédiat et le niveau lointain.

1.1 Le niveau immédiat

C’est celui de notre environnement proche, c’est-à-dire l’histoire locale : celle de nos tribus, de nos empires et royaumes tels que ceux de Gao, ou du Mali qui se développa avec la conquête de Soundiata (1230-1255) ou l’empire du Ghana qui jouit d’une très grande fortune dès le VIIIe siècle et qui atteint son apogée au Xe siècle. Mais ce peu d’histoire se révèle parcellaire, fragmentaire. Il fait figure d’histoire authentique d’Afrique selon les Européens, notamment les colonisateurs. C’est d’ailleurs par leurs actions que ces peuples qui composent cette Histoire tronquée « végètent aujourd’hui ». Bien sûr que ces Etats témoignent de l’existence d’une histoire africaine noire, dont on s’est, délibérément refusé à chercher la source originelle.

Mais Cheikh Anta Diop, se situait dans l’optique de cette pédagogie africaine qui embrasse l’objet de la connaissance dans sa totalité, le Savant Sénégalais qui procède souvent par la méthode comparative, ne pouvait s’empêcher de mesurer la dimension de l’histoire nègre en s’abstenant de chercher les axes de son origine antique à travers les ruines de l’Egypte pharaonique à l’instar de l’Europe qui se ressource dans l’Antiquité grecque, d’où le second niveau de l’histoire.

1.2 Le niveau lointain

C’est bien sûr à ce stade lointain que se définit l’histoire englobante : celle qui, dit-il, « comprend l’histoire générale de l’Afrique noire, telle que la recherche permet de la restituer à partir d’une démarche rigoureusement scientifique : chaque histoire particulière est ainsi repérée et située correctement par rapport à des coordonnées historiques générales »(Civilisation ou Barbarie), p. 274).

C’est donc dans cette perspective que le Savant Sénégalais découvre l’Egypte comme berceau de la Civilisation nègre. Non seulement, il fonde sa thèse sur les écrits des historiens et philosophes grecs et latins : Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Aristote ; sur les documents égyptiens, chinois, persans, arabes etc, mais encore il recourt aux sciences physiques, aux mathématques, à l’archéologie, à la paléontologie, à l’anthropologie, à la linguistique etc., ce faisant il révolutionne l’étude de l’histoire africaine noire et lui confère une vision nouvelle.

Pourquoi Cheikh Anta s’intéresse t-il à ce passé lointain ? Pourquoi cherche-t-il avec tant de passion à fonder l’histoire authentiquement africaine noire sur la civilisation égypto-nubienne ?

A cette période où non seulement l’histoire africaine a été segmentée et falsifiée, il importe que le Noir recouvre ses origines profondes et retrouve ce sentiment de continuité historique, générateur de conscience nationale. Cheikh Anta Diop affirme d’ailleurs à juste titre « L’essentiel pour le peuple est de retrouver le fil conducteur qui le relie à son passé ancestral le plus lointain possible. Devant les agressions culturelles de toutes sortes, devant tous les facteurs désagrégeant du monde extérieur, l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple est ce sentiment de, continuité historique. (0 C – p.271)

Ainsi en abordant l’histoire africaine, Cheikh Anta Diop invente-t-il à son adresse la théorie de l’histoire totale en même temps qu’il crée chez tous les nègres colonisés une conscience historique radicalement désaliénante. Pour la première fois un jeune nègre osa défier les théories des historiens européens sur le fondement de l’histoire africaine nègre. Ce fut une véritable révolution surtout à ce période de l’après-guerre où les dominateurs cherchaient à s’imposer mais vainement par une nouvelle conquête morale. Dans cette perspective, Cheikh Anta Diop à l’instar de Blyden n’hésita pas à poser, comme le dit bien Pathé Diagne, la nécessité de réinventer un discours qui consacre la spécificité du négro-africain à partir de son champ culturel et théorique. D’où le problème essentiel du développement des Langues africaines.

II – PROBLEME THEORIQUE DU DEVELOPPEMENT DES LANGUES AFRICAINES

Dans la même perspective, il portera un regard neuf et révolutionnaire sur le problème théorique épineux des langues africaines nègres. Sur ce point précis il se situera dans la trajectoire de l’histoire générale de la culture. Les préoccupations des ténors de la Pléade réagissant contre le latin pourraient bien servir d’exemple. Les Du Bellay s’étaient assignés à leur époque et à des situations historiques similaires :

1) de défendre la langue française contre ses détracteurs ;

2) d’illustrer cette langue, c’est-à-dire de lui donner une grande littérature. Du Bellay écrivait à ce propos en substance :

« La langue française est pauvre parce que nos ancêtres ont plus pratiqué le bien-faire que le bien-dire, mais elle est loin ne pas pouvoir exprimer les idées et les sentiments puisqu’on peut traduire en français les oeuvres étrangères.

Le Latin aussi à l’origine était une langue pauvre, mais les romains l’ont enrichi à l’exemple du grec ; de même pour peu que nos savants et nos poètes s’attachent à cultiver leur langue nationale elle s’enrichira (Lagarde et Michard, XVIe s. p. 92).

Abordant la question des langues africaines, Cheikh Anta Diop se fonde aussi sur la théorie du possible développement, et bat en brèche les deux thèses erronées des colonisateurs, à savoir : la pauvreté de nos langues, leur multiplicité.

2.1 La sociolinguistique et l’anthropologie contre la théorie de la multiplicité des langues

La théorie de la multiplicité des langues comme obstacle au développement des langues africaines nègres relève d’un fait d’ignorance sociolinguistique et anthropologique, de la part des colonisateurs, car il existe une parenté linguistique entre les groupements en présence. Cela veut dire que la plupart des langues d’Afrique noire ont probablement une origine commune. Ainsi Cheikh Anta Diop compare-t-il par exemple le parler Valaf aux langues sérère toucouleur et Sara du Tchad et relie-t-il toutes ces langues à l’égyptien ancien.

En procédant à de telles études comparatives, Cheikh Anta Diop non seulement inaugure la méthode de la linguistique comparée ou historique africaine, mais démonte du coup la fausseté de la prétendue multiplicité des langues africaines. Si le Savant sénégalais fournit dans ses œuvres un large corpus au niveau du vocabulaire par exemple, sur l’égyptien ancien, ce qui constitue une base inestimable à partir de laquelle des comparaisons fécondes peuvent être conduites, sa démarche comporte cependant quelques insuffisances.

1) Il compare le Valaf moderne à l’égyptien ancien. Or l’on ne peut comparer que deux états de langue semblables. Ce qu’il serait intéressant de faire c’est d’abord de reconstuire le proto niger-congo (famille à laquelle appartient le Valaf) : ensuite de comparer cette proto-langue à l’égyptien ancien.

2) S’il est plausible que le Valaf ou une autre langue africaine a la même origine que l’égyptien ancien, cette origine daterait de plus de deux mille ans. A ce point il paraît impossible que le vocabulaire comparé soit aussi semblable, voire quasi similaire. C’est ainsi que l’on est surpris par la grande ressemblance des termes. On a l’impression que les deux langues viennent à peine de se séparer, ou même que c’est simplement la même langue. La critique qui découle de ce deuxième constat est que les termes comparés ne sont écrits ni phonétiquement, ni phonologiquement. On a l’impression qu’il compare des réalisations de surface qui ne tiennent pas compte du découpage morphologique des mots.

En lisant justement certaines traductions, nous voyons nettement que, contrairement à ce qu’il écrit à la page 239 de Nations nègres et culture (1955), il compare quelquefois des racines égyptiennes à des phrases (ou du moins à des groupes de mots) « ne prenant donc en compte que la réalisation ». Nous relevons par exemple à la page 240.

Aham : « répondre, contredire » (en égyptien) comparé à ham : « je n’en sais rien (en Valaf) p.241

Annu : « faire voir, indiquer » (en égyptien) comparé à Vonnu : « qu’on peut montrer » (en Valaf).

3) Enfin la critique fondamentale relative à la méthodologie en linguistique comparée c’est que l’apparentement est prouvé lorsqu’on peut établir des règles de correspondance systématique au niveau des systèmes phonétiques ou phonologiques des deux langues.

Par exemple que tel son p dans la langue L1 réalise b dans la langue L 2 et qu’il soit possible d’établir une règle systématique de correspondance est un argument de poids, du point de vue de la linguistique comparée, pour prouver l’apparentement de deux langues, ou de deux groupes de langues.

Malgré ces remarques, ce qui paraît le plus positif dans son entreprise, c’est que Cheikh Anta Diop s’est révélé en cette période difficile de notre lutte de libération l’un des rares intellectuels à avoir compris, affirmé et démontré que la linguistique peut et doit jouer un rôle prépondérant dans la connaissance de l’histoire de l’Afrique noire en même temps qu’elle peut et doit contribuer à la réhabilitation et au développement de nos peuples par l’usage de nos propres langues.

2.2 Contre la pauvreté des langues africaines, l’histoire culturelle des théories du développement des langues

Faut-il insister davantage sur la question relative à la pauvreté des langues africaines noires ? A ce propos, si l’histoire des cultures européennes pouvaient déjà donner des éléments de réponse aux ethnolinguistes de la période coloniale, ceux-ci ne pensaient pourtant pas soumettre l’évolution de la culture africaine au processus de l’histoire générale, étant entendu que selon eux, l’Afrique noire est un continent sans Histoire. Dès lors, Cheikh Anta Diop devait relever le défi en élaborant sa théorie du développement des langues nationales. Ces langues, comme tout produit social, sont susceptibles de se développer de façon endogène et exogène.

2.2.1 Développement endogène

  1. a) Ayant rétabli l’unité historique de l’Egypte ancienne avec l’Afrique noire, on « pourrait enrichir une langue nègre quelconque à partir des racines égyptiennes ». b) On pourrait en outre, exploiter toutes les possibilités internes de la langue, de son génie de faire des emprunts à d’autres langues africaines.

2.2.2 Développement exogène

On pourrait intégrer des éléments des langues étrangères « sous l’impératif des besoins intellectuels d’expression, les mots concrets révèlent un sens étendu, souvent abstrait » (pp. 356-357).

Cheikh Anta Diop en tant qu’homme de sciences et pédagogue militant, passe alors de la théorie à la pratique. Ainsi en traduisant le principe de la relativité d’Einstein, des extraits des textes classiques (Horace de Corneille) en Valaf démontre-t-il la capacité d’adaptation, et d’enrichissement des langues africaines.

Si au niveau du développement de la langue, l’étude de l’égyptien ancien n’a pas encore eu de place dans nos écoles, les autres problèmes linguistiques amorcés par Cheikh Anta Diop font leur chemin. En tout cas, il a posé les jalons théoriques et posé le problème de la possibilité des langues nationales comme outils indispensables du progrès national. Et pour le savant sénégalais, c’est par la maîtrise de nos langues que peuvent se féconder la création littéraire et artistique.

III – LES PRINCIPES FONDAMENTAUX DE L’ART NEGRE

Si Cheikh Anta Diop n’a pas élaboré de théories littéraires, il n’a pas hésité, en revanche à esquisser quelques principes fondamentaux. Ils sont axés sur

1) la liberté dans la création

2) la fonctionnalité.

3.1 La liberté dans la création

« Ce qui caractérise l’art nègre dans son ensemble, écrit l’auteur des Nations nègres et culture, c’est la liberté de l’artiste dans la création plastique ; l’artiste est sûr de son génie, certain de l’authenticité de son invention  » (Oc. p. 459) ,

Cette liberté fécondante caractérise non seulement la satire sociale, dans le domaine littéraire ou rituel mais encore et surtout les formes plastiques et musicales.

N’est-ce pas d’ailleurs cette liberté qui favorise les différentes tendances ou courants d’art plastique ? Cheikh Anta Diop, distingue donc deux grands courants :

Le courant réaliste et le courant expressionniste.

3.1.1 Le premier est un art classique précolonial qui relève de l’école réaliste telle qu’elle s’est développée dans l’Egypte pharaonique. Elle caractérise l’école d’Ifé qui a donné naissance à celle du Bénin. « Elle est connue par des œuvres de terre cuite, de bronze » . A partir de ces deux grandes écoles Cheikh Anta Diop dégage deux sous-groupes :

– L’école pongwé dont les œuvres présentent une coiffure spéciale avec des figures peintes en blanc, et des yeux obliques, tandis que l’école gouro se distingue par ses œuvres à visage mince, aux traits fins.

3.1.2 Le second courant se traduit par l’art expressionniste ou géométrique

C’est le contre-point de l’art réaliste. Il se donne plus de liberté dans la conception. Il se révèle plutôt le symboliste et défie toute vérité anatomique. Il comprend trois grands groupes d’écoles.

3.1.2.1 Groupe à forme creuse : avec l’école Bakota qui fabrique par exemple des masques sur deux dimenions.

3.1.2.2Groupe à forme Plane

 

C’est à celui-là qui caractérise l’école des Dogon du Mali à laquelle se rattache celle des Fang du Gabon. Ici souligne Cheikh Anta Diop, les masques sont de forme rectangulaire, avec « le nez en saillie sur le plan vertical du visage, la coiffure indiquée par un volume arrondi au front » (0C – 463).

3.1.2.3 Groupe à forme cubiste

C’est dans ce groupe que se définissent les écoles Dan de Côte d’Ivoire et Basonge du Congo. C’est cette forme qui influence l’art occidental du XXe siècle avec Braque et Picasso, ses fondateurs. Selon Cheikh Anta Diop l’appréciation del’Art africain ne peut se faire valablement que si l’on s’en tient à la pureté des lignes, à la force des rythmes, et à la valeur plastique. Mais ce qui caractérise encore l’art nègre c’est son aspect social et fonctionnel.

3.2 La fonctionnalité

En Afrique noire, l’art en soi et pour soi est pour ainsi dire un non-sens. L’art a presque toujours une fonction sociale et depuis l’Egypte ancienne jusqu’à la période de l’Afrique noire coloniale et post-coloniale, l’art a tendu à répondre aux préoccupations de la communauté. Aussi le concept du beau est-il en correspondance avec celui de l’utile. Cheikh Anta Diop écrit d’ailleurs en ces termes :

« L’artiste africain atteint toujours le beau, l’esthétique à travers l’Utile ».

Et le Savant sénégalais nous amène à la découverte de la vision esthétique nègre à la suite de Senghor, en systématisant davantage le rapport entre l’art et le vécu social ; plus précisément le lien entre l’art et l’époque, en considérant cette production comme l’expression des besoins du peuple. Nous pouvons dire sans ambage qu’il se dégage de la conception artistique de Cheikh Anta Diop, une esthétique pratique qu’il formule ainsi :

« Un artiste qui posera le problème social dans son art sans ambiguïté, d’une façon propre à secouer la conscience léthargique, l’artiste qui se posera au cœur du réel, pour aider son peuple à découvrir celui-ci ; l’artiste qui saura exécuter des œuvres nobles dans le but d’inspirer un idéal de grandeur à son peuple, qu’il soit poète, musicien, sculpteur, peintre ou architecte, est l’homme qui répond dans la mesure de ses dons, aux nécessités de son époque et aux produits qui se posent au sein de son peuple » (Nations nègres et culture, p. 464). .

Cette vision de l’art et de l’artiste non seulement situe ce phénomène art comme une activité sociale mais encore permet de le considérer comme un facteur déterminant de la conscience nationale. C’est sans doute sous cet angle que nous pouvons systématiser la conception pédagogique de Cheikh Anta Diop.

Sa pédagogie relève de sa vision globalisante de la culture africaine noire, de l’intéraction selon lui des sciences sociales et des sciences exactes, de leur fonction comme moteur de prise de conscience et de libération. Aussi ne s’est-il pas mépris en jetant les bases d’un double axe pédagogique de formation et de développement, en prenant comme point de départ la connaissance de l’histoire africaine à la source égyptienne.

1)La Pédagogie de la formation

Aussi la méthodologie qui doit soutenir cette science doit-elle se fonder sur le principe de la pluridisciplinarité ; c’est dire que le professeur d’histoire doit être un homme de culture, un savant prêt à recourir non seulement aux diverses sources écrites : égyptiennes, nubiennes, greco-latines, arabes, russes… mais aussi à la tradition orale, à l’archéologie aux sciences exactes telles que les mathématiques, la physique…

Pour tout africain noir, ex-colonisé, l’étude de son passé doit être primordiale. Elle doit être un moyen inéluctable d’orienter son évolution : c’est pour ainsi dire l’arme culturelle la plus efficace dont puisse se doter un peuple pour consolider son sentiment de continuité historique (Civilisation ou Barbarie). Ainsi l’enseignement de l’histoire requiert-il à la fois une démarche scientifique solide et vivante et une conscience politique militante. Ki-Zerbo écrit à juste titre d’ailleurs :

« L ’Histoire de l’Afrique est à la fois témoin du passé et le témoin de l’homme. Sans être un marchand, de haine, il doit donner à l’oppression de la traite des noirs et à l’explication impérialiste, la place qu’elles ont occupée dans l’évolution du continent… C’est dire qu’il doit être bien équipé et porter avec lui une flamme qui éclaire et pourquoi pas, qui réchauffe aussi le résultat de sa recherche » (Histoire de l’Afrique noire, p.28)

Ainsi conçu l’enseignement de l’histoire devient-il une activité nationale et doit-il appeler l’attention des hommes au pouvoir s’ils sont vraiment soucieux du développement rapide et intégré de la nation. C’est dans cette optique que Cheikh Anta Diop aborde le problème des langues nationales.

En effet, affirme-t-il, leur maîtrisese est aussi déterminante pour l’éveil des consciences et le progrès de nos peuples que celle de l’histoire. Elle paraît dans une certaine mesure un préalable à la préhension de la culture africaine en général, de l’histoire africaine en particulier.

Aussi pour lui conférer un meilleur crédit scientifique, importe-t-il que l’on recoure à l’enseignement de l’égyptien ancien à l’instar des européens qui se réfèrent aux sources greco-latines pour cimenter leur unité culturelle. De ce fait la connaissance de l’égyptien ancien permettrait aux africains de « découvrir que c’est une langue typiquement nègre qui a été la plus anciennement écrite dans l’histoire de l’humanité, il y a de cela 5300 ans en Egypte » (Oc. P. 276). De ce point de vue,la linguistique historique ou comparée qu’inaugure Cheikh Anta Diop devient effectivement un facteur de renforcement du sentiment de l’identité culturelle.

Dès lors les langues nationales ne peuvent et ne doivent en aucune manière être remplacée par une quelconque langue étrangère. Véritable support de notre culture et facteur décisif de notre développement, les langues nègres doivent être enseignées dans tous nos systèmes éducatifs et être en usage dans les secteurs d’activités économiques, politiques, administratives, sociales. Il va sans dire que Cheikh Anta Diop ne sous-estime guère les obstacles à vaincre pour parvenir au stade de cette pratique quotidienne : outre l’élaboration des manuels et la formation des enseignants que cela requiert, il faudra se libérer de la domination des néo-colonialistes mais affirme le savant sénégalais, « la nécessité n’en demeure pas moins. Rien ne vaudrait une telle expérience pour revivifier l’âme nationale d’un Peuple…

D’où le devoir des Intellectuels africains de s’atteler à la solution des problèmes qui doivent être résolus pour que cette révolution soit réalisable dans les meilleurs délais… » (1er Congrès international des Ecrivains et Artistes noirs, Septembre 1956, p. 344).

Mais de même qu’on ne peut fonder l’histoire de l’Afrique noire et celle des langues africaines sans les relier à l’Egypte ancienne, de même l’on ne saurait étudier la pensée ;philosophique africaine en faisant fi de celle de l’Egypte ancienne. Cette philosophie qui d’ailleurs a donné naissance, à la philosophie classique grecque, est une composante à la fois matérialiste dont les héritiers gréco-latins sont Démocrite, Epicure et Lucrèce et idéalistes, avec l’apparition de la divinité RA dont les vestiges se rencontrent non seulement dans les Religions judéochrétienne et l’Islam, mais aussi dans les Logos d’Héroclite et l’idéalisme objectif de Hegel. En se référant ainsi à la Cosmogonie égyptienne, Cheikh Anta Diop ne veut pas se Contenter de marquer l’influence de la civilisation égyptienne sur celles du monde occidental ; il veut surtout rétablir le pont longtemps rompu entre cette antique cosmogonie et celle de l’Afrique au Sud du Sahara. A ce niveau le parallèle qu’il fait entre la cosmogonie dogon décrite par Marcel Griaule se révèle à bien des égards très édifiante : par exemple l’importance de la symbolique des nombres, ou la cérémonie de la mise à mort symbolique du roi, initiée en Egypte par le pharaon Djazer se traduit chez les Dogon par le Sigui qui est un rituel de mise à mort symbolique du Roi-prêtre tous les sept ans. Les exemples de correspondance entre la pensée philosophique égyptienne et la cosmogonie de l’Afrique noire sont légions. Aussi pour Cheikh Anta Diop.

« La Philosophie africaine ne pourra-t-elle se développer aisément que sur le terrain originel, de l’histoire de la pensée africaine. Sinon elle risque de ne jamais être » (Civilisation ou Barbarie (p407).

C’est pourquoi Cheikh Anta Diop préconise l’enseignement de l’histoire de la philosophie, ce qui permet de mieux fonder la théorie de l’Unité culturelle du monde noir et de consolider sa thèse : « L’Afrique berceau de la civilisation du monde ». Mais pour le savant africain il ne suffit pas de maîtriser les sciences sociales mais il faut absolument s’approprier tous les outils scientifiques comme outils de développementt.

2) Pédagogie du développement

Mais pour le savant africain, toute pédagogie de développement risque d’être vaine. Il s’agit donc pour les intellectuels africains de s’approprier tous les outils de développement. Aussi doivent-ils se débarrasser une fois pour toutes de toutes les idéologies aliénantes et de ce fait de tout effet de complexe d’infériorité. Est-ce pour leur donner cette assurance psychologique que Cheikh Anta Diop veut qu’ils sachent les dettes contractées par les premiers savants grecs avec l’Egypte nègre : qu’ils sachent par exemple que le principe du Levier et celui de la relation dont on a attribué faussement le point de départ à Archimède et à Pythagore sont des produits de la réflexion des savants Egyptiens (cf. Civilisation ou Barbarie p. 301). Par son appel incessant au retour aux sources égyptiennes non seulement Cheikh Anta Diop veut fonder notre culture, mais encore détruire les erreurs accumulées sur l’histoire du monde noir et contribuer à libérer les consciences des intellectuels noirs afin qu’ils puissent avec assurance participer effectivement au développement, partant de leurs propres réalités, construire avec une conscience nationale plus juste leur pays. C’est pourquoi il les amène à considérer comme caduque et irrecevable cette autre vieille thèse qui prétendait que les Noirs n’ont pas le « génie » de la science. Mais aujourd’hui, il importe de situer davantage notre pari contre le monde oppresseur dans le développement économique tout en restant vigilant sur celui de la culture, d’ailleurs les deux situations s’interpellent. Donc au regard de l’importance des énergies que recèle le sous-sol africain, il faut courageusement retrousser les manches et se mettre au travail. Et Cheikh Anta Diop a pris soin de comptabiliser nos richesses. Aussi dans cet article intitulé « Alertes sous les tropiques » paru dans la revue Présence africaine n° 5 – Décembre 55-Janvier 56 », il y énumère ainsi toutes ces potentialités qui doivent être exploitées par les hommes de science africains pour que le continent noir accède à une véritable indépendance : énergies : hydraulique, solaire, thermo-nucléaire, éolienne, thermique des mers. C’est dire que les intellectuels africains doivent se mobiliser à tout instant pour s’armer de tous les outils scientifiques. L’Afrique a donc grand besoin de ses propres spécialistes qui maîtrisent et leur domaine et leur milieu socio-culturel. Par conséquent il n’est pas concevable qu’à cette phase de notre histoire, un scientifique s’enferme dans son laboratoire ou un littéraire dans sa littéralité,faisant fi des autres problèmes fondamentaux du continent. Notre génération et la génération cadette doivent être de perpétuels prométhées ; et reconstruire l’Afrique. C’est à ce niveau que se situe la philosophie pédagogique de Cheikh Anta Diop et c’est à ce titre que sa vie est édifiante, lui qui écrit d’ailleus ces mots, dans la revue citée plus haut.

« Dans un pays neuf, c’est le devoir des citoyens de se donner une culture générale très solide demanière àpouvoir juger avec compétence de toutes les questions sur lesquelles ils seront amenés à donner leur avis. Sinon l’édification pourra être monstrueuse… »

Si notre génération ne devint pas patriotique par éducation et par prise de conscience des problèmes nationaux afin de se sacrifier sans réserve à cause de l’indépendance nationale, il sera trop tard pour que la génération cadette le fasse avec succès » .

Il ressort de tout cela que la conception pédagogique de Cheikh Anta Diop allie la compétence, la maîtrise du savoir à la prise de conscience, partant à la lutte pour la libération totale de notre continent. Par conséquent pas de connaissance en soi et pour soi. La science et la culture doivent servir au progrès de l’Afrique noire. On peut reprocher à Cheikh Anta Diop d’avoir élaboré ses théories avec passion ; de s’être montré souvent sommaire, par exemple lorsqu’il aborde les problèmes de l’art africain, d’avoir repris quelques idées forces de Blyden. Peu importe ! La passion est souvent source de grandes inspirations surtout lorsque l’on défend des causes justes. Et puis comme le dit à juste titre Ki-Zerbo : « L ’histoire est une matière vivante. On ne peut se pencher sur elle comme sur un insecte sur ses bocaux… C’est dire que l’historien doit être bien équipé et porter avec lui une flamme qui éclaire et pourquoi pas, qui réchauffe aussi le résultat de sa recherche » (Oc. p. 28)

Et puis l’originalité des théories des thèses se situe bien dans le contexte bien défini de l’Afrique colonisée et néo-colonisée, et dans la force de sa vision nous allions dire prophétique, mais plus scientifique dans la force de ses analyses toujours pertinentes. Ainsi notre conclusion ne peut être que positive.

CONCLUSION

Ce que Cheikh Anta Diop lègue à la génération présente et future c’est d’abord le sens de l’audace scientifique. Celui-là même qui l’a amené à poser les jalons des théories nouvelles qui ont contribué à bouleverser aujourd’hui non seulement l’étude de l’histoire de l’Afrique noire située au Sud du Sahara. Par sa nouvelle conception, il bâtit la théorie de l’Unité culturelle du monde noir en inaugurant la théorie de la linguistique historique, dans la pratique de l’historiographie. Mais ce qui caractérise l’approche méthodologique de Cheikh Anta Diop c’est la place qu’i accorde à l’histoire africaine noire comme foyer de rayonnement de toutes les connaissances. Aussi nous amène-t-il, pour mieux comprendre notre société envue de la libérer définitivement du joug de l’impérialisme, à établir constamment le rapport entre l’histoire et la pensée philosophique africaine, entre l’histoire, la pensée philosophique africaine et les sciences sociales et les sciences exactes. De fait, comme le soulignent les jeunes philosophes soviétiques V. Kouptsov – S Lébéden, S- Kotine…

« Le rapport entre la philosophie et la science fait parité de plein droit de questions cruciales dont la solution est décisive pour un grand nombre de problèmes tant théoriques que pratiques qui se posent au XXe siècle » (p. 5) [1].

Si Cheikh Anta Diop associe constamment l’histoire et les autres sciences, et en fait le pivot de la connaissance, c’est parce qu’elle est une discipline essentiellement idéologique qui a été savamment manipulée par les penseurs européens pour ravaler l’homme noir au bas de l’échelle sociale universelle. Nous comprenons dès lors le sens profond de cette pédagogie de la recherche du savoir à laquelle nous invite avec exigence Cheikh Anta Diop. Par conséquent le meilleur héritage qu’il nous lègue, qu’il lègue à la génération cadette c’est cet appel à l’effort soutenu dans le labeur, à la maîtrise de la science et de la culture pour « s’attaquer à l’infortune historique dans laquelle les peuples nègres sont engloutis ».(Jeune Afrique n° 1316)

Inutile de s’attarder sur les lacunes théoriques que nous aurions pu relever çà et là dans l’œuvre immense de Cheikh Anta Diop. Notre devoir consistera plutôt à fructifier son précieux héritage arraché de haute lutte. Nous devons sans complaisance aucune continuer le combat pour la libération du continent ; combat que dès l’époque de sa jeunesse ardente, il n’a cessé de mener ; car déjà en fevrier 1952, alors qu’il était étudiant, membre du RDA, il a osé parmi les tout premiers intellectuels noirs conscients, poser le problème de l’Indépendance politique de l’Afrique et celui non moins important de la création d’un futur Etat fédéral (cf. son article intitulé : « Vers une idéologie publique en Afrique noire » in La Voix de l’Afrique noire, organe des Etudiants du RDA.

C’est cette vision prophétique audacieuse qui l’a amené à avoir raison contre tous les falsificateurs de l’historiographie égyptienne.

Son audace, son effort soutenu, sa patience têtue, et sa faute conscience des problèmes du monde noir ont déterminé son acharnement à la recherche et à la découverte de cette vérité scientifique libératrice des peuples dominés.

L’Afrique noire entière lui en sera reconnaissant et sa mémoire sera à jamais en bénédiction.

[1] La philosophie et la science, Editions du progrès 1979.