Notes

BRULIS, POUSSIERES ET SABLES CHANGEMENTS, REGIS FANCHETTE, THE MAURITIUS PRERITING CY LTD PORT-LOUIS (ILE MAURICE)

Ethiopiques numéro 7

revue socialiste

de culture négro-africaine 1976

 

Ce titre, voué au passage des choses, semble nous promettre de frêles nostalgies, l’arc-en-ciel, futile au bout des doigts, de la poussière des papillons, mais il y a dans ce recueil beaucoup plus que le monde élusif de la fragilité. Beaucoup plus, et d’abord la maîtrise de deux grandes langues poétiques, ce qui ne s’obtient pas en rêvassant sur l’écoulement du temps.

On trouvera d’ailleurs que ce poète rêve peu, et qu’au moment d’imaginer, il se souvient plutôt, construisant à partir des éléments concrets, dissociés, recomposés, que lui proposent des villes, des paysages, des situations, des hommes. La poésie qui en naît est cohérente, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit monotonement structurée, mais que l’on suit pas à pas la démarche d’une restitution volontaire. On voit naître l’émotion sur son support et s’organiser une voie métrique pour la sensibilité.

Heureux l’écrivain mauricien qui peut ainsi en deux langues proposer son compagnonnage et ses services inspirés. On n’en demeure pas moins perplexe devant le problème que pose le passage spontané d’une langue à l’autre, maternelles toutes deux et conjointement assumées comme langues de culture. Et sans doute la langue n’est-elle pas la culture, mais elle l’exprime, s’en inspire et à son tour la modifie en lui faisant porter son empreinte rythmique.

C’est aujourd’hui entre langues maternelles et de culture un procès qui intéresse des millions d’hommes en Asie, en Afrique, en Amérique, pour ne pas mentionner ces minorités européennes que l’on croyait depuis longtemps intégrées et qui soudain revendiquent un chant nouveau, des pratiques nouvelles.

A ce prix-là, définir Régis Fanchette comme un poète de cinquante ans, maître de deux grands idiomes ne suffit pas. Etre gradué de Cambridge a-t-il suffi à le faire Anglais ? Répondre à un nom délicatement français-des-îles suffit-il à garantir sa francité ? Le problème se complique alors que l’écrivain avoue tendre malignement à parler Anglais en France et Français en Angleterre. Et, s’il en avait le pouvoir, (IF I HAD MY WAY…), à quelle image referait-il ce monde qu’il voudrait droit, puisqu’il se sent « hanging weightless in mid-air / suspendu sans poids dans l’espace ».

Est-ce pour se rassurer qu’il parle ? Mais « words, words, words, sometimes they crucify me with disgust / les mots, les mots, les mots, quelquefois ils me crucifient de dégoût », « words, words, words, croaking across the empty spaces of the no man’s land of non-communication » / « les mots, les mots, les mots coassant à travers les espaces vides, le désert de l’incommunicabilité.

Est-ce par désespoir de « communiquer » ou au contraire en quête de dialogue que le poète est devenu cet errant de vingt villes : Londres, Paris, Stockholm, New-York, Lusaka, Accra ? Entre temps, il y a eu l’hôpital, le compagnonnage- avec des vivants fraternels dans la douleur, avec des morts. Mais il faut bien que la vie continue et nous en poursuivons le pèlerinage avec l’auteur sensible aux êtres, aux choses, sans vraiment réussir à percer au-delà des mots.

Peut-être est-ce une trop grande exigence, mais on voudrait découvrir comment s’opère en l’écrivain l’harmonisation des plans de l’idéation à partir de deux sources du verbe, et même trois en comptant le créole, langue de communication de tout enfant des îles avec l’entourage populaire qui lui fournit ses premières suggestions inconscientes d’appartenance, d’identité.

Faute d’aller jusqu’aux profondeurs, voyons opérer le fabricant du poème. C’est un manipulateur qui casse et recompose, tantôt s’amusant à l’anglaise comme en une nursery :

A thin trickle of a stream threads sluggishly,…

tantôt créant l’harmonie longue et soutenue de la période poétique :

Where were you, Eve, in that mazy amazon of twinkling light

tantôt inattendûment capable d’imprécations :

To hell with all your pot-bellied cities (Au diable vos cités ventrues).

Mais s’il veut purifier de ses fumées et de leurs escarbilles l’air des cités, nous attendons en vain du poète l’annonce bruyante d’un retour au pays natal. Dans la forme et dans le fond, Régis Franchette, l’artiste, reste un homme de la mesure.

Séparé sans doute dans l’Angleterre de ses années formatives des centres où jaillissaient les grands cris nègres ou le délire d’Aragon, Régis Fanchette ne réinvente pas les mots avec le génie d’un Césaire, ni 1es cadences comme Césaire encore ou Senghor invisiblement soutenu par les cordes africaines, mais établit la phase avec la sûreté d’un Marlowe :

you on whose shoulders

Like an aching child

I would love to cry out my heart

– Vous sur l’épaule de qui

comme un enfant en peine

je voudrais pleurer de tout mon cœur

ou, rassembleur d’étoiles, dit à la manière d’Apollinaire :

Solitude, ma frigide amie des temps de disette…

je te lègue enfin mes nuits errantes…

Et j’ai marché vers le fleuve millénaire comme vers la mer…

Pour mieux voguer toutes voiles carguées vers ces murs…

Est-ce le retour amorcé, la fin de l’errance. On n’en est pas encore là au bout du compte, puisque :

Si ce soir j’ai marché vers le fleuve comme vers la mer

c’était pour mieux ancrer mes espérances sur tes dérives.

Pour le critique africain, ce recueil laisse pendante la question : « Qui est Régis Fanchette ? ». Il faudrait avoir lu de lui plus qu’un livre. Nous le voyons ici assumer deux grandes cultures et leurs supports ; nous cherchons en vain les premiers balbutiements de l’aventure de la connaissance. Il y a bien un champ de cannes autour de son vieux moulin, ici et là une aile rapide d’oiseau, mais si peu finalement des verts de l’île Maurice et des houles bleues de la mer indienne qu’on se donne à soi-même rendez-vous devant « Charmes de la vie créole », « Impressions de voyage » et « Shades of the prison house », trois livres que l’on se promet de lire bientôt.

En attendant, notre merci à l’étranger qui nous fait signe derrière les mots. Il est bon qu’il nous ait délégué par les quatre vents ce recueil, comme une voix mélodique venue de loin nous rappeler à notre dessein de vivre sensible à l’attachante diversité de l’expérience des témoins.