Critique d’art

BIENNALE DE DAKAR 2006 : OEUVRES EXPOSEES ET TEMOIGNAGES

Ethiopiques n° 77.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2006

Le continent africain est vaste et sa production reflète l’étendue de procédés, d’inventions, d’interrogations qui s’y déploient au quotidien, malgré les nombreux obstacles à surmonter : manque de subsides, d’infrastructures, de lieux d’exposition, etc. Ainsi la Biennale de Dakar offre une occasion rare de se familiariser avec des œuvres qui ont peu l’occasion d’être exposées et qui relient diverses approches culturelles et valeurs esthétiques, proposant des innovations insolites pour répondre aux innombrables questions qui surgissent face au mouvement actuel du monde. Elles sollicitent une ouverture aux foisonnements de philosophies inventées au long des siècles auxquels elles se réfèrent, aux concepts qu’elles esquissent et qui sont au confluent de l’art contemporain et de pratiques locales, aux luttes menées pour exister. Façonnées par de multiples composantes qui font leur richesse, elles sont confrontées, en même temps, à de réelles difficultés dont celles de participer au dialogue mondial (d’être comprises et d’y trouver leur place sans s’y diluer) ; d’allier les contradictions d’où elles proviennent et d’en faire un travail cohérent aux lignes sous-jacentes clairement tracées ; d’intéresser les populations qui appartiennent à l’environnement d’où elles émanent.

Cette année, contrairement aux biennales précédentes, il y a eu la nomination d’un commissaire général sur dépôt de candidature. Yacouba Konaté, un Ivoirien expert en art contemporain africain, fut choisi et travailla avec 7 commissaires, chacun spécialiste d’une région définie (de l’Afrique et de la diaspora). Ce comité sélectionna 88 artistes et recentra la manifestation sur la peinture, proposant moins d’installations numériques que lors de la manifestation de 2004. Un astucieux équilibre fut trouvé entre artistes établis et inexpérimentés ; entre formés et autodidactes. Elle fut aussi resituée au centre-ville, ce qui permit à la population d’y accéder plus facilement, même si elle a peu l’habitude de contempler des toiles qui paraissent, au premier abord, loin des préoccupations journalières.

La thématique donnée par le commissaire général : « Afrique : entendus, sous-entendus et malentendus », malgré la confusion qu’elle pouvait engendrer, et qui s’est surtout révélée lors des trois journées consacrées aux sessions de débats à la Maison Douta Seck, a permis de regrouper un large choix d’ouvrages. Ceux-ci n’ont pas nécessairement développé directement cette problématique. Cependant, ils y ont fait allusion, abordant sans complaisance les abus et déséquilibres planétaires pour dénoncer les nombreuses dérives qui touchent tant à l’environnement (écosystèmes gravement menacés), qu’aux droits de l’homme (répressions démesurées), soulevant les excès de violences, les manœuvres politiques illusoires – impasses dans lesquelles le monde s’est enlisé. Les œuvres, par le biais de la peinture, de la sculpture, de l’installation numérique, de la photographie ont porté un regard aiguisé sur notre devenir, s’attardant à esquisser les mécanismes et engrenages adoptés, l’absence de questionnement – le pouvoir phénoménal des pulsions d’autodestruction humaines et le manque de responsabilisation personnelle. La diversité des méthodes présentées a permis de mieux engager le visiteur à interroger ses gestes et comportements, à aller au fond de lui-même afin de modifier ses attentes et exigences.

L’analyse qui suit va s’intéresser au rapport que les artistes de cette Biennale entretiennent avec le témoignage pour nous guider vers un meilleur avenir, alliant les savoirs. Alors qu’ils dénoncent des gestes, ils s’engagent à l’ouverture et à l’échange pour avancer, nous sollicitant à aller aux abords de l’oubli, dans les méandres de la mémoire collective et individuelle, à l’écoute des souffrances subies, infligées, transmises.

Nous discuterons un large choix de créations, pour tenter d’en saisir la construction, puis d’en chercher les fondements. De quoi et pourquoi ces œuvres veulent-elles témoigner ? Quels sont la fonction et l’apport de la mémoire ? Dénoncent-elles une perspective négligée volontairement ? Comment cherchent-elles à bousculer le sentiment d’indifférence qui prédomine ? Le politique est fortement présent dans les travaux, néanmoins, pour y apporter une clairvoyance, trouver des issues, déjouer le repli, s’écarter du discours dominant (ne pas en reproduire la structure totalitaire critiquée), les artistes misent sur l’esthétique, force de l’art, et construisent soigneusement leur composition en choisissant attentivement les couleurs, formes et images.

  1. DENONCIATION : NU BARRETO, MOUNIR FATMI ET PELAGIE GBAGUIDI

Commençons en discutant quelques installations vidéo – outil pratique, car il permet de produire une œuvre intéressante facilement accessible au public. Mais une question revient fréquemment : comment s’approprier le numérique et en faire un mode personnel d’expression qui travaille des spécificités culturelles et métaphysiques telles l’usage de rituels, de signes anciens ? Comment prendre le recul nécessaire pour ne pas importer des approches qui ne correspondent pas nécessairement aux interrogations ou démarches suscitées sur le continent ? La Biennale de 2004, qui misait grandement sur des œuvres numériques d’artistes occidentaux (quelques travaux d’Asie ou du Mexique aussi), avait provoqué un profond malaise – les artistes sur le continent estimaient qu’il fallait trouver le moyen de s’approprier un tel outil, d’en modifier l’usage afin de ne pas reproduire ce qui avait déjà été fait. Les travaux numériques choisis pour cette Dak’Art 2006 traitaient, pour la plupart, de problématiques ciblées. Ils étaient l’expression de questionnements identitaires et de dénonciations (liés aux enjeux de la globalisation, de la destruction écologique, de la répression impérialiste).

L’œuvre de Nu Barreto, originaire de Guinée-Bissau qui travaille en France, condamne les actes oppressifs de Bush à travers le monde. I Have a Dream met en scène le président américain qui, à chaque fois qu’il prononce les paroles de Martin Luther King, provoque une catastrophe : les deux tours s’effondrent, des explosions embrasent le Moyen-Orient, emportant toute une idéologie. La force de ce travail réside dans le montage d’images qui portent à dérision « le rêve américain ». Sans excès, il suggère le problème sans jamais l’indiquer directement, utilisant la force du détour (dont l’ironie) qui contraint le spectateur à saisir de lui-même le message et à voir les dégâts causés, l’invitant à en tirer les conclusions adéquates. Dans une période de « mondialisation » et de technologie excessive qui devrait permettre de consolider des collaborations fructueuses pour promouvoir un équilibre planétaire, les plus grandes monstruosités sont orchestrées. Barreto, par son travail, met en scène cette tragédie. Car les revendications de Martin Luther King pour les droits les plus essentiels, dont le respect des différences et la paix entre les peuples, sont dangereusement bafouées. La politique menée par les Etats-Unis cause des désastres aux effets incontrôlables. Le pays est pris dans les rets de son Histoire : usage d’une répression démesurée, silence complice de ses habitants.

De nombreux artistes à travers l’Afrique portent un regard critique sur la situation politique actuelle (propre à un pays ainsi qu’entre continents), sur l’hégémonie impérialiste, sur les guerres insensées menées, sur les abus envers la nature (l’ouvrage d’un artiste marocain sur le traitement infligé à un lion au zoo de Casablanca n’est malheureusement jamais arrivé). Ils proposent un assemblage d’images bouleversantes qui tentent de nous faire réfléchir sur le passé et la mémoire que nous en avons. Sortir de l’histoire du Marocain Mounir Fatmi, qui a emporté le prix de Président de la République du Sénégal, présente les positions d’un des mouvements noirs américains de la fin des années 60 – les Black Panthers – pour en redécouvrir l’idéologie et tracer un bilan sur le chemin parcouru ces quarante dernières années. L’artiste par le choix de questions posées lors d’une interview à un ancien militant, démontre que les revendications n’étaient en rien extrêmes. Au contraire, il souligne l’aspect légitime des positions en proposant d’entendre une quantité de réflexions sur le besoin des peuples de s’unir au-delà des appartenances, sur les problèmes du capitalisme et du racisme, sur la Palestine (symbole d’une souffrance illimitée qui accule tout un peuple à l’inexistence). Le montage de l’œuvre démantèle les clichés qui perdurent à ce jour sur les Black Panthers et rappelle que le gouvernement américain n’a jamais su négocier avec les composants que celui-ci ne pouvait maîtriser, réprimant lorsqu’il ne parvenait pas à contrôler. Le travail de Fatmi pose une question implicite centrale : en observant la situation actuelle (guerre en Irak), quelle leçon l’Amérique a-t-elle tirée de son passé ? La réponse n’a nullement besoin d’être donnée pour sortir attristé. Attristé par le fait que la plus grande puissance du monde est incapable de résoudre les problèmes les plus élémentaires ou de dialoguer pour établir des compromis – s’élançant vers sa propre destruction. Cette production, qui nous offre l’occasion de réfléchir de nous-même sur le monde dans lequel nous « évoluons », parvient à la même conclusion que la précédente : que l’on occulte le passé, et il revient, fantôme, hanter le présent.

Au niveau esthétique, le montage de la vidéo est sobre, dépouillé, ce qui permet d’aller directement vers la problématique traitée. Des documents (probablement confidentiels sur l’emprisonnement soi-disant nécessité) en lettres noires sur fond rouge (arrière-plan de l’interviewé) accentuent le contexte absurde de la situation. Les Panthères noires étaient considérés par leur appartenance au parti communiste comme des êtres dangereux qui pouvaient menacer la sécurité de l’Etat américain. Alors que nous pouvons en sourire à présent, nous ne pouvons en supprimer l’aspect dramatique (ils ont souvent été emprisonnés et certains le sont encore à ce jour). Car malgré les erreurs commises, le pays ne semble pouvoir sortir de l’Histoire et de la violence des gestes perpétrés dans le passé – cycle infernal et tyrannique dans lequel il est pris. Martin Luther King et bien d’autres auront payé de leur vie pour combattre les préjudices et leur engagement semble vite oublié. Quant à la composition de l’ensemble de l’installation (la vidéo est accompagnée d’une deuxième vidéo et de documents), il faudrait mentionner en passant que celle-ci laisse à désirer, n’ayant pas la rigueur artistique et intellectuelle requise pour accompagner efficacement l’ouvrage. Mais ceci est un détail par rapport au travail principal qui nous préoccupe ici.

Pélagie Gbaguidi, originaire du Bénin, vivant à Bruxelles, a présenté 7 toiles appartenant à un ensemble intitulé Le Code noir. Elle ausculte la mémoire, la violence de l’esclavagisme, ainsi que les séquelles retransmises au long des générations. Les œuvres faites à partir de dessins (parallèle au livre) agrandis et transférés sur la toile, dénoncent les pratiques avilissantes qui avaient été mises en place, s’écartant de l’usage d’une langue. En évoquant l’agonie, l’enchaînement, la haine ; les toiles suggèrent à la fois le cri et la révolte, à la fois la fracture – le passé a laissé de profondes blessures et n’a pas été suffisamment discuté. Il faudra tenter de percer le silence, d’en cerner les contours, d’en maîtriser les lignes de tensions aux effets imprévisibles qui surgissent dans le dédale de l’existence actuelle. Gbaguidi, dans la Biennale, contribue par son travail à discuter de ce passé en Afrique où il est fréquemment tu, même si, de façon fragmentée, des éléments apparaissent pour l’exorciser à l’instar du travail de cette artiste qui par bribes rappelle les abus pour nous aviser de leurs méfaits, afin d’avancer plus sainement, en sachant cependant que l’être est habité par le besoin d’assujettir, de détruire qui l’emporte sans qu’il veuille même s’en rendre compte.

  1. RECUEILLEMENT : SAFAA ERRUAS, AIME MPANE, ABDOULAYE KONATE ET SOULEYMANE KEITA

Pour évoquer la blessure et la souffrance, la production de l’artiste Safaa Erruas, Marocaine, étonne par la grande beauté et l’élégance investies. Ceci produit un effet singulier qui nous invite à sonder les profondeurs mêmes de nos douleurs respectives. Robe, qui est un montage de rectangles de gaze enduits de plâtre, percés ou parsemés d’épingles, forme une veste qui évoque la tunique de Nessus. Il en émane une sensation insolite, délicate qui nous incite à voyager en nous pour nous connecter aux douleurs du monde par le biais de notre propre expérience. Traversée en la douleur pour la transgresser (protection) ou ne pas la laisser s’installer, et courtiser la légèreté – envolée vers la lumière.

Une autre œuvre qui sollicite la réflexion intérieure, le recueillement, face aux douleurs de l’existence est le travail d’Aimé Mpane de la République démocratique du Congo. L’œuvre Congo, l’ombre de l’ombre représente un homme fait de 4 652 tiges d’allumettes qui médite devant une tombe marquée par l’ombre du passé. Le corps qui suggère la force pourrait s’embraser à la moindre étincelle ou basculer à terre, rappelant les événements qui ont sévi dans la région – fragilité de l’existence qui repose sur des enjeux politiques non maîtrisables. Et ceci nous contraint à voir que l’être a dans le fond bien peu de pouvoir face aux mécanismes qui le gouvernent et qui sont souvent constitués de gigantesques rouages invisibles. Cette installation qui démontre une maîtrise artistique du corps humain – reproduction minutieuse de la constitution musculaire – propose un savoir en assemblant une quantité de petits morceaux de bois. Elle étonne le spectateur par la beauté du corps présenté et par la sensation de vulnérabilité qui en émane et qui rappelle que la vie tient à peu de chose. Dans de nombreuses villes où les obstacles du quotidien sont très lourds pour une grande partie de la population, le spectateur est aussitôt interpellé par un tel travail qui souligne les contradictions dans lesquelles l’humanité se trouve, témoignant de la lutte à mener pour contourner l’absurde des souffrances infligées.

Abdoulaye Konaté, artiste malien qui réfléchit de longue date à l’usage de la représentation, a exposé une œuvre, Série Gris-gris, sur coton d’une sobriété bouleversante. Cette large toile blanche, où sont cousues une quantité de formes qui ressemblent à des os, offre dans le silence de la représentation le spectacle de notre humanité.

  1. Mpame Aimé.- Congo, l’ombre de l’ombre, 1910 x 180 x 190, installation, matchsticks,

L’artiste le transgresse aussi par l’aspect mesuré, silencieux de l’image qui engage à dénoncer au-delà du langage, à réfléchir sur le devenir de notre terre, à évaluer nos contributions personnelles, à se libérer des entraves et du poids de gestes répressifs. En sondant les profondeurs de notre conscience, il nous sollicite à dégager des pistes afin de privilégier la réflexion, le dépouillement, la mesure, l’introspection. Pour ce faire, il allie diverses pratiques dont tout un savoir relié au tisserand – le tissu flotte librement, devenant support mnémotechnique et mime un mouvement éthéré, dégagé des contraintes et abus. De sorte qu’il nous oblige à réfléchir sur notre condition, notre situation et à investir une quête métaphysique pour nous libérer de structures aliénantes ou du processus menaçant dans lequel nous sommes entraînés et auquel nous participons sans nécessairement le vouloir.

Souleymane Keita, Sénégalais, produit une réflexion similaire, reprenant les matériaux utilisés depuis des siècles dans la région du Mali et l’usage de signes et de formes. Il présente dans cette biennale la Culotte peul, les débuts d’une nouvelle série sur tissu cousu, suspendu à un bâton – des formes lunaires, curvilignes, y sont surimposées et contre lesquelles sont placées des tiges de bois, en mémoire du chasseur. La question qui frappe aussitôt : que reste-t-il de ce passé ? Lorsque nous savons que le Peul fait paître difficilement son bétail (désertification et urbanisation) et qu’il ne reste que peu d’animaux à chasser, comment sa tradition et son mode de vie parviennent-ils à le faire survivre ? Dans un monde bouleversé par la rapidité et l’excès, comment intégrer efficacement d’énormes savoirs développés au long des siècles par des peuples qui se fondaient sur de tout autres pratiques ? Sont-elles à contempler dans la nostalgie de temps anciens ? Sont-elles délaissées et oubliées par le reste du monde ? Ou des signes nous habitent-ils toujours ? Cette question de la mémoire, de son apport à notre équilibre actuelle, des liens que nous entretenons avec les multiples procédés inventés ou que nous entretenons mal sont des interrogations essentielles à notre devenir. En délaissant ses savoirs, notre monde perd, comme l’écrivain martiniquais Edouard Glissant l’a maintes fois évoqué, des éléments fondamentaux. Des procédés délaissés (le chasseur peul ne chassait pas inutilement) déséquilibrent notre existence, même si ceux-ci paraissent lointains. Ce travail comme celui de Konaté ou d’Erruas puisent leur force dans le recueillement intérieur qu’ils suscitent, dans l’analyse introspective qu’ils motivent. Ils pointent sur des phénomènes qui touchent au plus profond de l’être dans le silence même de la solitude, de la douleur. Ils ne versent dans aucun débordement, mais tentent d’arpenter les chemins escarpés des pulsions de destruction humaine pour les contourner et donner sens à l’existence. En reniant le mal causé, le vide s’installe, s’agrandit et détruit davantage l’humanité.

  1. HUMOUR ET DETOUR : DILONPRIZULIKE ET BILLIE ZANGEWA

Il y a aussi des productions qui posent un regard plein d’humour et nous font sourire par les astuces déployées. Tout en critiquant nos sociétés et les crises que nous traversons, ils tournent en dérision nos propres désirs. Le Nigérien Dilonprizulike se penche sur les problèmes causés par nos sociétés de consommation où les villes surpeuplées, polluées détruisent l’être. Le Visage de la ville 1 est une installation faite d’objets de toutes sortes rejetés et qui ici composent une scène où divers personnages se côtoient. Leur tête et corps sont en taule, en plastique, recouverts hâtivement de tissus usés, de sacs délaissés. Certains personnages circulent à vélo, portant des bouteilles récupérées. Ils ont des pantalons troués qui tombent et écoutent une vieille radio qui grésille – objets en dérive qui envahissent les villes et les êtres. La poésie d’une telle installation (celle-ci n’est en rien originale, mais utile car elle rappelle le paradoxe dans lequel nous sommes enlisés et interpelle les enfants qui visitent l’exposition) émane du parallèle esquissé entre production et illusion. Nous sommes prisonniers de nos propres créations. Alors que nous semblons dominer la nature, nous créons un mode de vie qui nous détruit peu à peu. Et nous devenons ce que nous consommons. Est exposé un questionnement sur notre fonctionnement et nos idéaux. Aussi est rappelé que l’Afrique est devenue une décharge mondiale où la pauvreté ne peut refuser de recueillir les déchets les plus toxiques.

Une autre artiste, Billie Zangewa du Malawi qui vit à Johannesburg, utilise l’humour et la poésie pour dénoncer. Ses œuvres sont des collages en soie qui racontent des histoires personnelles, des scènes intimes comme celles entre deux êtres dans une chambre d’hôtel, des désirs entre hommes et femmes, et les rapports de forces qui en découlent. Elle utilise la bande dessinée (immédiateté des échanges capturés à vif), la soie (accentuant la sensualité évoquée), les couleurs vives, la couture, pour tisser des liens entre désir, pouvoir, soumission, rapportant des fragments de vie sur le mode de l’oralité.

  1. REGARDS FEMININS : AMAL EL KENAWY ET ALY DOA

En parcourant la Biennale, on en vient à se demander quelle est la place accordée aux femmes (j’ai mentionné les créations de Gbaguidi, d’Erruas et de Zangewa). Sont-elles aussi présentes que les hommes dans ce genre d’événements ? Trouvent-elles le même soutien ? Peinent-elles toujours à accéder aux mêmes opportunités ? L’article de Youma Fall dans le catalogue de Dak’Art 2006 aborde ces questions, nous informant que les femmes forment un sixième des 88 artistes représentés. Elles ont toujours des difficultés à paraître au devant de la scène ou à percer. Cela dit, elles ne sont en rien en marge de cette manifestation, car les artistes femmes choisies produisent des œuvres de grande qualité qui reflètent une maturité artistique et intellectuelle rare. Elles sont présentes dans chaque site et leur perspective est sophistiquée, traitant fréquemment avec délicatesse et subtilité de problématiques complexes. Youma Fall remarque cependant que pas une seule femme artiste sénégalaise n’est représentée (il y a une « designée »), alors que de nombreux artistes sénégalais (11) sont exposés. Ceci traduit-il les difficultés qu’elles rencontrent et qu’elles n’ont pas encore pu surmonter ? Se heurtent-elles à la fonction qui leur est attribuée ? Ou se tiennent-elles en retrait, privilégiant d’autres horizons ? Bien que la problématique soit ardue, il peut être dit que les femmes bougent à travers tout le continent, de l’Egypte à l’Afrique du Sud en passant par le Maroc, le Congo, le Cameroun, certes à des rythmes variés et parfois en des réseaux moins visibles, pour se positionner de plus en plus au devant de la scène.

Il est intéressant de constater que les travaux exposés qui ont été produits par des femmes privilégient souvent des sujets liés à l’identité, aux émotions, à l’ego et bousculent les critères de beauté valorisés. Amal El Kenawy, Egyptienne, travaille par l’usage de la vidéo l’immobilité et le déplacement : le corps vieillissant d’une femme nue, en attente juxtaposé au mouvement d’un personnage. Les pérégrinations de celui-ci paraissent étranges car l’avion ne semble jamais vraiment décoller et on vient à se demander si le départ de ce dernier est vraiment un départ. Le paysage, parsemé de poteaux électriques, change peu et le désert est continuellement présent sous une forme ou une autre. Cet ouvrage est centré principalement sur des impressions intérieures, sur le rapport au centre que nous portons avec et en nous, sur le temps qui passe (vieillissement) et sur l’aspect éphémère du mouvement dans lequel nous sommes pris.

Aly Doa, également Egyptienne, développe par la vidéo le thème du perfectionnement et de la discipline à travers des cours de ballet. La narratrice (auteur du travail) tente d’apprendre des pas de base, répétant sans fin les mêmes mouvements, essayant de maîtriser son corps, de lui donner la fluidité et la souplesse requises. Cependant, alors qu’elle montre beaucoup de détermination, elle se heurte aux limites de son être. Par la répétition de gestes, nous sommes invités à réfléchir aux buts que nous nous fixons, aux attentes qui nous habitent, au jugement que nous portons sur nous-mêmes ou qu’autrui porte sur nous. La réussite passe-t-elle par un entraînement rigoureux, une discipline inlassable ? Et si nous ne parvenons pas au but fixé, la trajectoire aura-t-elle permis de se connecter à une essence insaisissable ? Ces deux œuvres invitent à dépasser notre ego, à nous libérer du regard d’autrui, à réfléchir sur nos points d’ancrage et nos rêves, offrant d’autres perspectives et sensibilités.

  1. ENTRECROISEMENTS D’ARTS ET DE CONCEPTS : ADEL ABDESSEMED, BRAHIM EL ANATSUI ET IBRAHIMA NIANG

La vidéo d’Adel Abdessemed, artiste algérien, intitulée God is Design, fait dialoguer le Judaïsme, le Christianisme, l’Islam – religions qui ont marqué le bassin méditerranéen. En reprenant des motifs qui les caractérisent et en les entrelaçant les uns aux autres, il rappelle leur proximité, démontrant l’absurdité des guerres menées au Proche-Orient. Le jeu d’arabesques, les combinaisons et fusions de lignes renvoient au tissage et aux signes créés sur les tapis, sur le corps (tatouage) pour exorciser le malheur et transgresser la déchirure cinglante d’une réalité aberrante. En se tournant vers l’écriture, vers le rythme de tracés sacrés, l’œuvre mise sur un dialogue de formes mystiques, afin de valoriser d’autres espaces, déjouer la haine : « Voir le monde avec « les yeux » du livre et de l’arabesque suppose une pensée unifiée à ce désir d’éternité » (Khatibi, L’art contemporain arabe, p.10). La sobriété des images en noir et blanc nous amène, comme les créations mentionnées ici, à voir de nous-même la situation et à en tirer les conclusions nécessaires. Elles suggèrent sans jamais asséner une vérité, détour selon le parcours labyrinthique, et laissent au spectateur le soin de tracer son parcours – déchiffrer la direction à prendre, le sens à trouver. Elles ne se ferment dans aucun absolu, refusant ainsi de reproduire l’aspect tyrannique et destructeur des intolérances dénoncées.

Brahim El Anatsui, originaire du Ghana et qui s’est installé au Nigéria, a exposé une production de taille importante nommée Society Woman’s Cloth – assemblage de capsules d’aluminium rassemblées par des fils de cuivre qui évoque le tissage, les pagnes – ondoiement et luminosité de motifs. Le rythme, qui reproduit le mouvement de vagues qui se forment sur la surface de l’eau, renvoie au corps de la femme qui se déplace à travers la ville. Cet objet donne un tout autre aspect aux capsules – matière rejetée avec désinvolture. Reprises ici et soigneusement assemblées, elles forment un ensemble qui tourne en dérision nos gestes irréfléchis (surabondance de consommation et de déchets) et montre qu’en investissant l’ingéniosité, l’imaginaire, le rigide se transforme en une forme sinueuse, nous informant que rien n’est défini ou fixé d’avance et qu’il nous faut aller au-delà de nos habitudes afin d’investir un potentiel plus vaste.

L’œuvre du Sénégalais Ibrahima Niang, intitulée Sakou wala Boutel, est une vidéo produite à partir de peintures et retrace par la bande dessinée l’histoire de l’homme et de l’eau. Elle nous montre qu’au début de l’humanité, l’eau était acquise par l’investissement de maints efforts. Puis l’homme a mis en place des stratégies pour finalement s’approvisionner par le biais de la technologie. A présent, elle est accessible à un prix élevé et peut être achetée en bouteille, matière plastique polluante qui nous envahit et dont nous ne savons plus que faire. En acceptant de l’acquérir ainsi, nous nous enfermons dans un cercle vicieux : pollution supplémentaire qui contribue à l’avancée de la désertification. Denrée devenue rare, la privatisation de sa distribution ne permet pas à ceux qui ont peu de moyens d’y avoir accès. Malgré le ton léger de l’ouvrage, la gravité du problème demeure. Le montage du travail, sur le mode d’une histoire contée, présente en toute simplicité un problème sans asséner une vérité (il suggère afin de nous laisser tirer nos conclusions) pour nous rendre conscient de nos gestes et de notre avenir. Il se tourne vers d’autres arts (dont le pictural et l’art du récit) et ainsi entrecroise les procédés, reprenant une approche ancienne.

  1. El Anatsui Brahim.- Society Woman’s aoth, 2004, 400 x 500 cm, aluminium bottle tops and cooper wire.

  1. Souleymane Keïta.- Culotte peul, 2005, 180 x 200, Mixte
  2. LES ŒUVRES DISCUTEES ET LE TEMOIGNAGE

Revenons au sujet que je souhaite développer dans ce travail – au lien que ces productions entretiennent avec le témoignage. Derrida dans ses écrits fournit des précisions utiles. Il parle de la responsabilité que porte le témoin à partager ce qu’il a vu, à donner un éclairage, en révélant un contexte qui n’est pas connu (ou n’a pas voulu être vu) à un tiers qui n’a pas été présent, qui ne connaît pas la situation, mais qui est apte à s’ouvrir à ce qui va être dit. Ensuite, il mentionne le pacte tacite auquel le témoin est lié : celui de dire la vérité et de décrire avec clarté des faits, se connectant au récepteur du message pour communiquer efficacement.

« Dans le témoignage, la présence à soi, conditionclassique de la responsabilité,doit être coextensiveà la présence à autre chose, à l’avoir-été présent à autre chose et à la présence à l’autre, par exemple au destinataire du témoignage. C’est à cette condition que le témoin peut répondre, et répondre de lui-même, être responsable de son témoignage, comme du serment par lequel il s’y engage et le garantit » (Derrida, Poétique et politique du témoignage, p. 40-41).

Les artistes présentés dans cet article offrent une perspective fréquemment écartée, rapportent les dysfonctionnements, les violations subies. Ils traduisent les souffrances qui les entourent par leur capacité à voir au-delà de la surface, par leur sensibilité à capter les remous du monde. Ils témoignent à plusieurs titres : premièrement, du vécu d’une société en Afrique, de ses combats, de ses valeurs ; deuxièmement, de ses frustrations, car les populations sont souvent placées en marge des décisions, même si elles en subissent directement les conséquences ; troisièmement, d’une société au carrefour de cultures et procédés. « Deux problèmes fondamentaux dans la genèse de cette situation se sont posés aux peintres qui, par leurs œuvres et par leurs idées, ont travaillé à sa réussite : celui de « l’avant-garde » (du présent par rapport au futur et aux exigences de la vie contemporaine), et celui de la tradition (du présent par rapport au passé et aux valeurs plastiques traditionnelles) » (Maraini, Ecrits sur l’art, p. 215).

 

Et Maraini, en parlant de la situation au Maroc qui, dans ce cas, vaut pour l’Afrique entière, insiste sur le fait qu’il n’y a jamais eu de coupure entre modernité et tradition, toutes deux sont étroitement entretissées dans le vécu et difficiles à séparer. Les peintres doivent donc trouver d’ingénieux moyens pour évoquer ce contexte (témoigner), lui garder son épaisseur, sans effacer les contradictions. En retour, ils engagent le visiteur à se rendre disponible pour cerner la revendication, la situation esquissée, à recueillir ce partage, à en prendre soin, afin d’aider à faire naître une transformation. Celui-ci ne pourra en sortir indemne, car informé, il portera dorénavant en lui une partie de l’histoire/Histoire. En n’agissant pas, il légitime la situation. De sorte que pour parvenir à éclairer la situation (déchiffrer le tableau, l’œuvre) et s’engager dans la trajectoire proposée, il est sommé de questionner ses valeurs, de se dépouiller de préjugés dans un mouvement de disparition à soi, d’ouverture à autrui/Autrui. Dans ce rapport serré qui s’instaure entre artiste et visiteur (l’artiste transmet une vision qui ne pourra être saisie que s’il y a connexion), ce dernier, en terre étrangère (processus de familiarisation face à l’espace inconnu de la toile ou du montage d’images), devient hôte. Il est reçu et invité à suivre la démarche, à s’en imprégner.

La « loi de l’hospitalité » dont parle Abdelkébir Khatibi est ce « séjour d’hospitalité dans le réel et dans l’imaginaire » qui transforme l’autre en un « invité cordial » (le mot cordial dérive du Latin cordis : du cœur). Le dépassement est mutuel […]. Citons en entier le passage de Khatibi :

« Dans la mesure où, avec toute la rigueur des précautions, on s’engage dans un échange, … dans le mesure aussi où la différence (de territoire, de langue, de pensée, de mythologie) est respectée en tant que séjour d’hospitalité dans le réel et dans l’imaginaire, dans cette mesure donc, on pourrait accompagner l’imaginaire de l’autre, sinon y entrer comme un invité cordial. Oui, un étranger est toujours un étranger pour l’autre, mais entre eux il y a le tout-autre, le troisième terme, la relation qui les maintient dans leur singularité qui est, d’une manière ou d’une autre, intraduisible (Figures de l’étranger) » (Maraini, ibid., p. 28). L’œuvre, don au monde, « s’engage dans un échange », dans une relation construite sur le partage, la réceptivité, afin de contourner l’état de vulnérabilité qu’elle peut susciter (travaillant la blessure). Maraini en cherchant à saisir les éléments qui définissent l’hospitalité, précise qu’elle n’existera Qu’à condition de

« Respecter les lois, les codes et les rituels de cordiale réception qui exorcisent la crainte et règlent l’échange […]. Il s’agit d’un acte civilisateur : un dépassement des limites de soi. Aujourd’hui que les barrières d’incompréhension semblent séparer toujours plus peuples et cultures ou, du moins, certains peuples et certaines cultures, la capacité d’opérer ce dépassement est vitale pour chacun de nous. Elle doit permettre de désamorcer la violence des préjugés, la néantisation de l’œuvre de l’Autre » (ibid., p. 29).

En revenant aux ouvrages discutés, on peut constater que ceux-ci abordent des problèmes qui ont engendré d’énormes vides et se tournent en conséquence vers le passé pour l’exorciser. En retour, il aura fallu de la part du visiteur l’investissement d’une compréhension, d’un respect pour s’ouvrir aux concepts, dialoguer et traverser l’obscurité. Son recueillement contribue à une possible transformation, même à une échelle infime. En informant le visiteur d’un aspect gravement négligé qui affecte une multitude de gens, il lui donne l’occasion de voir autrement, de s’alimenter de nouvelles idées, d’agir.

Nu Barreto et Mounir Fatmi, en parlant des prises de positions (actuelles ou passées) du gouvernement américain, mettent en avant les violences que ce dernier déploie et qui gangrènent la terre entière. Ils évoquent les dommages qui en découlent et qui isolent, frappent d’ostracisme des peuples dont le fonctionnement diffère. Ils attestent d’autres réalités, préconisent sans jamais se fermer dans des absolus, traçant des pistes qui n’assènent aucune vérité afin de laisser au visiteur le soin d’esquisser des solutions selon le mode d’une initiation, d’un rituel où le client est appelé à trouver de lui-même la route à suivre. Celui-ci devra se dépouiller de son ego, questionner les valeurs en place (qui souvent sont motivées par des intérêts financiers gigantesques), être à l’écoute de voix étouffées. Les travaux de Safaa Erruas, d’Aimé Mpane, d’Abdoulaye Konaté ou de Souleymane Keita nous montrent que la réflexion fondamentale est celle qui se fait en chacun de nous et que si nous sommes prêt à interroger nos habitudes, à contempler les possibles que nous portons, nous pouvons participer à bousculer le marasme général, les rapports de forces qui se sont installés. D’autres créations comme celles d’Adel Abdessemed tissent de subtils liens entre formes artistiques (se référant à l’oralité, à la mise en scène théâtrale, à la musique) et entre concepts philosophiques, valorisant un espace déterritorialisé. D’autres encore présentent des concepts qui traduisent un regard féminin et interrogent nos attentes, nos normes, nos jugements, nos malaises.

En conclusion, nous pouvons dire que de nombreuses productions de cette Biennale ont attesté d’un travail étonnant et ont fait appel à des approches insolites, audacieuses. Dénonciation, elles s’en prennent au pouvoir. Reprenons, à ce sujet, les propos de Jacques Chevrier sur la littérature africaine – observation qui s’étend aux œuvres artistiques créées sur le continent :

 

« Née du fait colonial, et en réaction contre ce même fait colonial, la littérature africaine pouvait difficilement s’inscrire autrement que dans une relation polémique avec le pouvoir, quelles qu’en soient par ailleurs les incarnations, coloniales, néo-coloniales ou post-coloniales » (Jacques Chevrier, « Des formes variées du discours rebelle », p. 64).

Du même coup, les arts ici s’écartent de ce pouvoir, n’en reproduisent pas la forme, investissant la force de l’esthétique (faisant référence par exemple au fondement de l’initiation ou de la transe) pour interpeller de profondes modifications, sortir de l’impasse, laissant le soin au visiteur de dessiner de lui-même des solutions. Ainsi l’œuvre-témoignage nous responsabilise. Fonctionnant comme miroir, elle nous renvoie les abus commis impunément. Elle réfléchit (sur) le passé, revisite les chemins escarpés de la mémoire, afin de changer nos comportements, dénouer l’Histoire. En investissant l’image, la pensée de l’artiste est à saisir au-delà du choix d’une langue dans le silence de la contemplation, motivant une quête intérieure à l’affût de la lumière, pour traquer, avant qu’il ne soit trop tard, une issue, aussi minime soit-elle, et contrer les monstres créés qui ont la capacité de nous étouffer.

BIBLIOGRAPHIE

CHEVRIER, Jacques, « Des formes variées du discours rebelle », in Notre Librairie, nº 148, juillet-septembre 2002, p. 64-70.

Dak’Art 2006, 7ème Biennale de l’art africain contemporain, Catalogue édité par le Secrétariat général de la Biennale de l’Art africain contemporain de Dakar, 2006.

DERRIDA, Jacques, Poétique et politique du témoignage, Paris, L’Herne, coll. Carnets, 2005.

KHATIBI, Abdelkébir, L’Art contemporain arabe, prolégomènes, Neuilly-Paris, Editions El Manar-Institut du Monde Arabe, 2001.

MARAINI, Toni, Ecrits sur l’art, Choix de textes, Maroc 1967-1989, Mohammédia, Editions Al Kalam, coll. Zellije, 1990.

[1] Austin, Université du Texas