Culture et civilisations

A PROPOS DE L’INFLUENCE DE « L’ART NEGRE » SUR LA PEINTURE FRANÇAISE D’AVANT-GUERRE : POUR UNE SEMIOLOGIE DES ARTS PLASTIQUES AFRICAINS

Ethiopiques n° 42

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

3e trimestre 1985 volume III n°3

 

Si on choisit à nouveau d’ouvrir le dossier déjà très chargé des relations entre le cubisme et « l’Art nègre », ce n’est pas pour présenter une manière de bilan sur le sujet. On peut considérer les études de Jean Laude [1] comme la somme organisée de plus d’un demi-siècle de réflexion sur la question ; et y revenir ne pourrait tout au plus que constituer quelques parenthèses, fortuites au bas de certaines de ces pages.

 

1 – Des chemins qui ne mènent nulle part

1.1 – Le continuisme

 

Jusqu’à une date récente l’histoire des arts, des techniques ou des sciences s’écrivait sur la trame d’un continuum temporel ; les nouveaux acquis étant pensés comme manifestation d’une évolution unidimensionnelle sans faille importante. A partir des années 1930, un changement s’est produit dans ce domaine. L’œuvre de Gaston Bachelard est toute entière conçue sur le postulat d’une discontinuité irréversible dans l’ordre des connaissances chimiques, mathématiques ou physiques. Des découvertes majeures comme celles de Mendelief portant sur la classification des éléments de la matière, de Joliot-Curie sur la radioactivité, de Lobatchevsky et Bolayi sur la géométrie non euclidienne apportent une brèche incolmatable dans le développement du savoir ; elles sont l’origine d’une refonte globale parce qu’elles amènent à concevoir ce qui est acquis sur d’autres bases, à forger d’autres critères pour élaborer une philosophie capable de comprendre les travaux les plus actuels. Loin de présenter le progrès du connaître sur le schéma d’une évolution naturelle de l’esprit humain, cette philosophie discerne des âges parmi les sciences, « des seuils épistémologiques » parfaitement délimités dans le temps et entre lesquels il n’y a aucune continuité mais contradictoirement ruptures brutales et irréversibles : pour saisir les fondements de la microchimie par exemple, il faut se départir de l’idée qui vaut qu’elle soit un prolongement évolutif de ce qui l’a précédée. « Il faut vivre les temps nouveaux, les temps où précisément les progrès scientifiques éclatent de toute part, faisant nécessairement « éclater » l’épistémologie traditionnelle » [2].

Le champ de l’ethnographie n’est pas non plus uniforme. Levi-Strauss après bien d’autres, a mis l’accent sur la nécessité d’étudier les sociétés dites « archaïques » de « l’intérieur » et non de les évaluer par rapport aux valeurs, aux techniques, aux modèles de développement des sociétés pourvues d’un haut degré technologique : « Du dedans, toute société est riche… Les sociétés contemporaines et celles des peuples primitifs ne sont pas du même ordre » [3].

D’une manière générale, la recherche scientifique du dernier demi-siècle accentue la diversité des réalisations culturelles sous l’apparente continuité des faits humains.

De ce « nouvel esprit scientifique » découlent du moins deux autres conséquences importantes au niveau des principes de la connaissance.

 

La notion d’influence

 

Le savoir traditionnel faisait de l’influence une catégorie majeure. Braque et Picasso n’auraient pu réaliser leurs œuvres sans le travail de Cézanne ; conséquemment on déterminera dans ce dernier les prémisses permettant aux premiers de concevoir et de résoudre des questions qui leur semblaient primordiales. C’est là, dit Bachelard « une deuxième façon d’estomper les discontinuités »… Plus on est loin des faits, plus facilement on évoque les « influences » [4].

Dès l’instant où il est possible de relever certaines ressemblances formelles entre tel tableau, telle sculpture ou tel masque africain, on se croit habilité à parler d’influences des arts africains sur l’art pictural de ce temps-là et à voir dans celui-ci le développement d’un tracé, d’un geste qui trouve sa prime origine ailleurs. Par exemple, la face concave de certains portraits que Picasso a créés en 1907-1908 n’est pas sans faire penser aux statues sénoufos de Côte-d’Ivoire ou Fang du Gabon. Mais est-ce une preuve convaincante de la réalité d’une influence ?

 

II – La positivité du concept d’influence

Jean Laude, apporte une réponse nuancée à la question : a) il demande d’abord les preuves tangibles d’un emprunt : « Il est en art des rencontres fortuites qui peuvent aiguiller les recherches sur des voies imaginaires » [5]. Il faut être certain qu’un artiste a effectivement questionné d’autres techniques que celles qui étaient pratiquées alors pour parler d’influence. A cet endroit, la chronologie des œuvres revêt une importance capitale. Ainsi, on ne saurait accréditer la thèse d’un emprunt pour un artiste particulier s’il est prouvé que la matière sur laquelle s’est réalisé le dit emprunt a été découverte plusieurs années après la production de cet artiste. C’est le cas pour les premières figurines de Giacometti : si des ressemblances sont sensibles avec des statuettes maliennes ; ce n’est que fortuitement ; celles-ci ayant été produites en Europe en 1954 seulement.

Le commentaire personnel des créateurs est évidemment un document de première main. Cependant on ne saurait le prendre pour argent comptant :

– d’une part, parce qu’il peut avoir un sens ambigu, le mot fameux de Picasso « L’Art nègre ? Connais pas ! » ne veut nullement signifier que sa vie durant le peintre a ignoré ce dont il est question mais qu’il n’a jamais désiré appliquer fidèlement les leçons qu’il avait puisées dans la statuaire africaine, comme le souhaiterait une certaine critique.

– d’autre part, parce que les dires d’un artiste ne représentent pas nécessairement la réalité. La découverte de l’esthétique de la statuaire africaine chez les peintres de Montmartre demeure problématique en raison même des témoignages non concordants des protagonistes (Vlaminck, Derain, Picasso).

Le second recours (toujours pour J. Laude) est la recherche d’analogies formelles entre le domaine africain et la production picturale (ou quelquefois sculpturale) française dans la période qui nous intéresse. Là encore, les choses ne sont pas d’une évidente clarté. « Il est des œuvres où nulle ressemblance artificielle ne vient alerter l’œil, où toute référence directe est abolie et où cependant pour être secrète et quasi invisible, une influence s’est exercée » [6]. Certains travaux de Picasso – en particulier la toile qui a pour titre Guitare et Flacon datée de 1913 – ne montrent apparemment aucun lien avec la statuaire nègre ; pourtant il y a là l’intégration d’une leçon apprise à son contact.

Les similitudes relevées entre deux échantillons peuvent n’être d’aucune utilité réelle : « à un certain degré d’abstraction, une forme ou un signe ne sont en aucune façon caractéristiques d’un style ni même d’un art ». La représentation d’éléments du visage par exemple se rencontre dans des styles différents sans rapport dans le temps et l’espace.

Le commentaire tourne parfois à la polémique lorsqu’il s’agit de nommer l’origine d’un emprunt : la période 1906-1907 chez Picasso correspond à des recherches portant sur la sculpture ibérique et africaine. Dans Les Deux Nus se faisant face, M.J.J. Sweeny repousse l’idée d’une influence africaine pour la raison bien simple que l’œuvre du peintre évacue deux qualités jugées essentielles de la statuaire nègre : la position des genoux généralement fléchie et l’aspect stéatopyge des fesses.

Or à cette époque, certains collections connues de Picasso montrent que ces caractéristiques, pour communes qu’elles soient, ne sont pas pour autant universelles ; Paul Guillaume possédait une statuette baoulée qui n’exhibe aucune d’elles. D’où cette conclusion : « à un certain degré d’abstraction une forme ou un signe ne sont en aucune façon caractéristiques d’un style ni même d’un art ». J. Laude retrouve ici le principe structuraliste selon lequel l’emprunt ne sera pertinent qu’à condition d’être doté d’une signification précise qui n’apparaîtra qu’au sein des ensembles dont il fait partie. Il est des artistes qui, sans importer tels ou tels traits précis des arts africains, n’en sont pas moins imprégnés de leurs principes esthétiques : ce fut le cas pour Juan Gris [7]. Dans ces conditions, il est permis de se demander si la notion d’influence, en raison des multiples difficultés que rencontre sa mise en application, est une notion opératoire en matière d’esthétique. Jean Laude la pose d’abord comme une pure hypothèse euristique – le gros du travail consistera à montrer que le regard sur la production africaine jugée « artistique » (par les occidentaux) n’est pas intégré tel quel dans l’œuvre mais qu’il entre comme composante dans la technique picturale (ou sculpturale quelquefois) et qu’à un certain stade de la réflexion d’un artiste sur son geste, l’étude des formes dans l’art nègre apporte une solution (généralement précaire mais toujours plausible) à certains problèmes cruciaux qui se posent dans le temps de la création.

Dès lors, une problématique originale se dessine : on ne s’interroge pas simplement sur ce qui, dans un tableau relève de l’art africain et ce qui demeure imputable au peintre lui-même. Cette opération de classement des éléments formels serait stérile en ce qu’elle ne renseignerait pas sur la fonction réelle de ces africanismes plastiques dans l’œuvre considérée, en ce que (autre manière de dire) elle esquiverait la stratégie globale de celle-ci. Ce programme présente l’avantage d’être discriminant en ce qu’il permet de distinguer les emprunts conçus comme simples collages, comme greffe de certaines bribes d’une figuration venue d’ailleurs sur un modèle culturellement européanisé et ceux intégrés au sein d’une vision d’ensemble qui bute sur des points précis et qui s’insère dans un questionnement global.

Le cas de Picasso est particulièrement net. La période 1906-1907 du peintre fut qualifiée par Léo Stein d’Ibère à cause des motifs fréquemment utilisés dans la production sculpturale ibérique : ellipses soulignées par un bourrelet suivant à indiquer la bouche, moitié d’un trièdre posé verticalement et utilisé pour figurer le nez, forme ovoïde du visage beaucoup plus long que large. Tous ces éléments relèvent également de la statuaire africaine. L’origine de l’emprunt est donc extrêmement floue et prise telle qu’elle, la question est d’un intérêt tout à fait mineur, même sous l’angle historique. On s’interrogera plutôt sur la fonction que remplissent ces éléments importés dans la progression de l’esthétique de l’artiste.

A ce stade de l’œuvre, le problème essentiel est la représentation des trois dimensions sur la surface de la toile. Or, à cette date Picasso a la possibilité d’étudier deux œuvres ibériques ; il intégrera certains de leurs détails dans les figures centrales des Demoiselles d’Avignon : fixité du regard, épaisseur des mâchoires terminées dans leur partie supérieure par une sorte de coquille mais il mêlera à sa composition une formulation du nez dite « en quart de brie » opérée grâce à un aplatissement du nez sur la joue et par le prolongement de l’arcade sourcilière sur l’arête de celle-là. D’où la conclusion de J. Laude : « Les recherches de Picasso progressent, dans l’été 1906, d’une façon autonome et visant à une plus grande solidité dans l’ordre des volumes et à une synthèse plus complète. Ce sont ces recherches qui l’ont conduit à découvrir, ou plus exactement, à rencontrer quelques-unes des suggestions des arts ibériques puis nègres, c’est à dire d’une part à comprendre ces arts, d’autre part à les interroger sur des points techniques (localisés), à leur demander des solutions à des problèmes posés indépendamment d’eux, enfin, à les approfondir dans leur esthétique » [8].

Avant de tirer les implications de ces lignes, il est bon de montrer leur fécondité euristique : tous les artistes n’ont pas été dans la même position que Picasso vis-à-vis des arts non européens. Léger, en 1928 réalise des gouaches où figurent des masques bushango (originaire du Congo Léopoldville) et baoulé (Côte-d’Ivoire). Ce sont là de simples motifs que réclamait le thème traité : ces légendes africaines telles que Blaise Cendrars les avait écrites dans La Création du monde et dont Darius Milhaud avait extrait un ballet.

La présence de masques dérivait tout droit de la matière même de l’œuvre de Cendrars. On ne peut donc pas comprendre l’intégration des formes africaines dans la peinture de Léger comme s’il s’agissait de Picasso.

On voit que le concept d’influence n’est pas un biais commode pour décrire et/ou expliquer les rapports entre des œuvres originellement hétérogènes. Traditionnellement, il donnait « un support plus magique que substantiel aux faits de transmission et de communication » [9]. Subsumant sous le même terme des données intrinsèquement divergentes les unes avec les autres. Ici, au contraire, chaque œuvre est traitée « dans son irruption d’événement » selon une autre formule de Foucault. Loin que l’emprunt soit posé avec une signification unique et commune à toutes ses manifestations, il est au contraire adapté à chaque œuvre particulière. « L’influence de l’art nègre, au début de ce siècle, ne fut pas uniforme, elle s’exercera d’autant de manières qu’il y eut de peintres pour la recevoir et l’accepter » [10].

La notion dont on s’occupe se caractérise aussi par une extrême fluidité et se trouve aux antipodes du dogmatisme inhérent à son utilisation traditionnelle. Elle se prête en effet à des traitements opposés – variant selon la spécificité de l’objet analysé. D’où la possibilité d’esquisser une typologie des emprunts dans l’art pictural et sculptural de cette période, le champ des interprétations allant d’un regard amoureux du primitisme formel (en réaction à l’académisme de l’époque, celui de Bourdelle et Maillol) à la dynamisation d’une recherche qui achoppe sur des questions touchant à l’agencement des surfaces, des pouvoirs des couleurs dans la figuration plane des volumes etc – Typologie qui n’est que l’application concrète des diverses lectures que les artistes français d’avant 1914 ont fait des œuvres de leurs homologues noirs.

 

III – Sémiotique et sémantisme de la statuaire africaine

Cette lecture est évidemment orientée dans le sens des préoccupations personnelles de chaque artiste et n’a cure de se montrer fidèle à la signification intrinsèque de statuettes.

Leur intérêt n’est en aucune manière d’ordre ethnologique car les connaissances en la manière étaient très pauvres à l’époque. D’une part, il était impossible alors de se faire une idée précise de la diversité des arts d’Afrique. On ignorait à peu près tout de ceux qui s’étaient développés lors de nos anciennes colonies. Ceci a fait qu’on a groupé sous le nom d’art nègre « des productions qui n’avaient en commun qu’une différence foncière avec ce à quoi les contemporains étaient habitués ».

D’autre part, à cause de cette extrapolation, on méconnaît l’originalité des cultures dont elles sont originaires. Ces œuvres ne sont pas comprises en elles mêmes – ce furent des ethnologues de terrain en particulier M. Griaule et M. Leiris qui ont prospecté ce domaine.

Ce point est important en ce qu’il permet de fixer le domaine dans lequel le concept d’influence est verticalement opératoire. Quand Matisse et Picasso (et dans une moindre mesure Braque) voient dans l’art africain une référence plastique permettant de dépasser le passé-présent de la technique de fabrication d’un tableau ou d’une sculpture, ils visent en lui une sémiotique, non le niveau sémantique des œuvres [11]. Le regard n’est pas mû par la volonté de décrypter le sens – c’est à dire la raison d’être de telle ou telle statuette. Il la comprend comme un ensemble de formes (lignes, surfaces, volumes). Ils ont réfléchi sur les régularités qui liaient telles lignes à telles autres prenant ainsi l’œuvre comme un champ clos dont les parties étaient corrélées les unes aux autres selon des règles strictes (puisque repérables dans plusieurs réalisations).

On retrouve certaines propriétés dans toute sémiotique [12]

  1. a) « A aucun moment…on ne s’occupe de la relation du signe avec les choses dénotées ni des rapports entre (ce système représentatif) et le monde ». Il est vrai que telle partie d’un masque, ou d’une statue est identifiée dans sa capacité de noter un trait particulier de la plastique humaine. Le demi-tronc de cône posé au milieu de la face dans La Petite Tête de Matisse est évidement le symbole du nez ; le point capital n’est pas le pouvoir de dénotation de cet élément, mais la raison d’être de ce mode de représentation (ces parties du visage pouvaient être dessinées autrement) et leurs rapports avec le reste du tableau.
  2. b) « Deuxièmement (dans l’ordre sémiotique) le signe a toujours et seulement valeur générique et conceptuelle ».

De façon plus générale, la relation de l’artiste à son sujet n’est pas d’ordre iconique [13] et on peut dire – c’est là un point commun avec Braque – que Picasso n’a jamais fait de portrait au sens commun du terme, il n’a jamais voulu fixer la personnalité sensible d’un visage ou d’un corps humain. Ceci s’observe dans la culture africaine qui sauf exceptions par définition aisément catalogables et peu nombreuses n’est pas réalisée d’après un modèle fortement individualisé ; libérée qu’elle est de tout souci d’imitation, de fidélité au modèle. Une femme enceinte n’est pas l’exacte reproduction de l’individu en état de grossesse pas plus qu’elle ne représente l’idée culturelle de maternité idée faite de sentimentalisme, d’une vague douceur évoquant le foyer et la tendresse familiale – elle manifeste la puissance germanitive, de la reproduction sans prendre en des volumes – manque apparent et qui a été à l’origine de l’appellation d’ « arts primitifs » ou d’ « arts sauvages » – n’est que la volonté de ne saisir que les propriétés essentielles, et corrélativement d’effacer toute trace de psychologie : les dimensions de l’organe mâle, celles des seins ou du ventre contiennent l’indexation sexuée de l’être humain et ont valeur générique, dénotant le concept de puissance génitrice en tant que tel, indépendamment de toute référence à une personne propre.

  1. c) « Troisièmement, les oppositions sémiotiques sont de type binaire « dit Benvéniste à propos de la sémiotique de la langue ! Les masques dans et wobés de Côte d’Ivoire sont conçus sur l’opposition entre les surfaces courbes et d’autres planes. Leur organisation interne est commandée par des oppositions internes de formes, de surface, de volume, de plans qui par leur logique propre, supportent et manifestent le sens du travail artistique.

La visée du peintre français sur l’art africain est donc celle d’un artisan scrutant un objet purement technique. L’erreur d’interprétation de Vlaminck et des premiers critiques qui se sont penchés sur la statuaire nègre aura été de ne voir en elle qu’un motif de dépaysement culturel.

 

IV – Vers une sémiologie des arts plastiques nègres

L’ethnologie comble un domaine que les artistes français avaient laissé vierge. Mais on ne saurait en conclure qu’elle apporte des éclaircissements précieux sur leurs créations. Nous pouvons faire nôtre la remarque que Benvéniste observait à propos des ordres sémiotique et sémantique de la langue : il s’agit de « deux ordres distincts de notions et de deux univers conceptuels » [14]. Cependant, cette homologie n’est que ponctuelle car ce qui est valable pour la langue ne l’est pas inéluctablement pour un système sémiologique non linguistique telle que les sculptures d’Afrique.

Benvéniste note : « On peut transposer le sémantisme d’une langue dans celui d’une autre, « salva veritate », c’est la possibilité de la traduction ; mais on ne peut pas transposer le sémiotisme d’une langue dans celui d’une autre, c’est l’impossibilité de la traduction [15]. C’est la proposition inverse qu’il faut énoncer pour l’art nègre. Il est radicalement impossible pour un artiste européen de se placer dans les conditions de travail analogues à son homologue noir dont il diffère par le statut social. Il relevait au Bénin des membres de la cour ; à ce titre, il travaille sur commande et ne peut faire autre chose que perpétuer les ancêtres royaux. L’artiste est ici un fonctionnaire au service d’un maître – chose inconnue depuis longtemps en Occident. Ce phénomène se rencontre dans les sociétés installées en milieu forestier. Par contre, dans celles implantées dans les zones de savanes, l’artiste est un artisan exerçant généralement une autre fonction, celle de forgeron et à ce titre, il est marqué d’une ambiguïté socio-culturelle : indispensable à la vie religieuse ou initiatique de son groupe, il est un homme admiré et respecté de tous, mais parce qu’il manie un produit enfoui dans la terre (conçu à l’image d’un ventre maternel) et qu’il a la maîtrise du feu, il est redouté, parce qu’il est pensé comme étant en contact avec les forces reproductrices de l’univers (feu-terre). Cette ambiguïté culturelle est inconnue chez l’artiste occidental (on la retrouve quoiqu’avec des nuances chez le savant-incarnation du savoir bienfaiteur mais également dangereux pour l’humanité).

En second lieu, le rapport aux valeurs culturelles qui régissent tout le penser et l’agir de l’ethnie à laquelle appartient l’artiste africain lui est propre. Les caractères fondamentaux de sa création dérivent du système de représentation qui gouverne l’ordre du monde comme la vie sociale ou religieuse. Le sculpteur ne les transgresse jamais. Ce double conditionnement est inconnu chez l’artiste occidental, lequel n’a pas du tout la même insertion sociale que son homologue, et peut bouleverser de fond en comble les bases de la figuration de l’objet ou du corps humain. Le sémantisme de l’art africain est donc absolument intraduisible dans un système formel engendré par une autre civilisation, quelle qu’elle soit. Il est tout au plus interprétable selon ses propres critères (et non selon les nôtres) [16] .Contradictoirement mais déductivement, le sémiotique de l’art africain, étant dégagé de tout rapport au sens, il est toujours loisible pour un œil non africain d’isoler tel élément dans un masque ou une statue et de l’installer dans un autre ensemble formel. Cet emprunt aura évidemment une autre raison d’être que dans l’œuvre originelle mais ce signe, doté d’un signifié différent, possède un même signifiant. Ceci dit, l’aspect sémiotique de l’art africain est beaucoup plus mal connu que son contenu sémantique et on peut dire que le premier demeure encore aujourd’hui en grande partie inexploré. Il n’y a guère que les études du Révérend Père Mveng pour s’être penchées sur la structure compositionnelle de la statuaire ou des masques de l’Afrique.

L’art nègre se présente comme un des lieux de recherche les plus prometteurs : son originalité nécessiterait à coup sûr la création de concepts neufs, adaptés à cet objet et amènerait à réviser des notions pourtant bien établies [17]. D’un autre côté, la sémiologie est seule à même de pouvoir révéler la systématique formelle et volumique des arts plastiques de l’Afrique : quand elle sera entreprise pour elle-même, elle dévoilera les éléments minimaux de l’œuvre ainsi que leurs modes d’agencement. Ce faisant, et une fois menée à bien, elle pourrait donner lieu à une compréhension spatio-temporelle des arts d’Afrique. Il serait alors possible en effet de comparer la structuration de ces éléments primitifs selon telle ou telle société puis de voir ce qu’une ethnie a emprunté à telle autre sur le plan de la conception des formes ou des volumes.

Comme on le voit, un énorme travail reste à faire dans ce domaine.

 

 

[1] Son texte essentiel demeure « La Peinture Française (1905-1914) et « l’art nègre », Edit Klincksieck-1968). On consultera avec profit le petit livre : publié en 1966 en livre : de Poche « Les Arts de l’Afrique » ainsi que la bibliographie de ces ouvrages,

 

[2] Bachelard – Le Matérialisme dialectique , PUF-1953 p 209.

 

[3] Lévi-Strauss Entretiens avec Georges Charbonnier -Edit 10/18- p 24-26

 

[4] Gaston Baçhelard – Le Matérialisme rationnel – PUF Coll. Sup. 1971 p 188.

 

[5] Jean Laude-La peinture française et l’Art Nègre op. cit. p 13.

 

[6] Jean Laude : La peinture française et l’art nègre, op. cit p. 14.

 

[7] « L’art africain et à la fois présent et absent de la peinture de Juan Gris : absent, car on chercherait en vain des analogies de formes, fussent-elles limitées à des détails ; présent, car Juan Gris est peut-être celui qui pressentit le mieux la nature de l’originalité foncière de l’esthétique africaine, esthétique dont personnellement, il se sentait très proche » (J. Laude op cit p 15).

 

[8] Jean Laude op cit p. 274.

 

[9] M. Foucault-Réponse au Cercle épistémologique in Cahier l’Analyse n° 6.

 

[10] J. Laude op. cit. P. 15

 

[11] Nous reprenons ici l’opposition entre ordre sémantique et ordre sémiotique de langue telle que Benveniste l’a posée dans ses articles Sémiologie de la langue et La forme et le sens dans le langage. Textes repris dans Problèmes de linguistique générale- Tome 2- Gallimard 1974 respectivement pp 43-66 et pp 215-238.

 

[12] Nous suivons ici Benveniste in La Forme et le sens dans la langue (PLG II – p. 223) tout en n’ignorant pas les problèmes que pose la notion de sémiologie appliquée à un art plastique (d’PLG II p 56-57 en particulier).

 

[13] « Nous adoptons le terme icône pour désigner un objet qui entretient avec un autre une relation de ressemblance telle qu’on puisse l’identifier tout de suite dans l’icône ; on reconnaît le modèle mis en présence de l’objet, on le reconnaît comme celui qui a servi de modèle à l’icône ». J. Maninet

– Clefs pour la sémiologie Edit Seghers 1973 p. 61.

 

[14] Benveniste – Sémiologie de la langue in Problèmes de linguistique générale II- op. cit., p. 64.

 

[15] Benveniste : la forme et le sens dans le langage in Problèmes de linguistique générale II p. 228

 

[16] On retrouve en ce point, une thèse de Benveniste selon laquelle « on peut donc distinguer les systèmes où la signifiance est imprimée par l’auteur à l’œuvre.

 

[17] (Cas de l’art moderne) et les systèmes où la signifiance est exprimée par les éléments premiers à l’état isolé indépendamment des liaisons qu’ils peuvent contracter » (PLG II- P 59)