Notes de lecture

SALINE (roman) DE CHEIKH FAYE GERARD, Editions NEAS, Dakar 1999

Ethiopiques numéro 63 revue négro-africaine

de littérature et de philosophie

2ème semestre 1999

Il est journaliste type Sud Hebdo, bran­ché sur l’actualité comme il se doit, à l’aise dans « la déferlante politico-économique » comme dans la société dakaroise, évoluant entre haute couture, enseignants, cadres des ministères et professions libérales. Bref ce petit monde que les gens de la presse fré­quentent au gré des manifestations justi­fiant l’existence de ce qu’on pourrait appe­ler ici la classe moyenne supérieure. A ne pas confondre avec la Jet Society.

Notre héros évolue aussi et surtout entre trois femmes, intellectuelles qui travaillent, et dont les caractères très affirmés l’empê­chent de dormir.

De plus il s’inquiète d’un ami avocat frappé d’une neurasthénie qui s’aggrave ; des difficultés familiales d’une cuisinière qu’il aime comme un fils ; de la boulangère du coin dont le mari militaire retraité veut fermer le commerce et rentrer au Fouta.

Ainsi traqué par ces diverses sollicita­tions notre héros, bien que célibataire et sans enfants, passe son temps à courir entre son journal, les réunions de travail, les points de presse, les soirées mondaines, les restaurants et les différentes actrices de son théâtre urbain quotidien dont la plus envahissante est sans hésiter Saline, fille­-à-papa, mais professeur de lycée, gauchis­te et syndicaliste, toujours prête à entrer en guerre pour une bonne cause ou contre une injustice. Comment notre journaliste (que l’auteur ne s’est pas donné la peine de nommer) est-il tombé sur une fille aussi survoltée, généreuse et insupportable, l’his­toire ne le dit pas. La trame du récit est mince et porte sur quelques mois de cette existence trépidante où tout le monde court, tout en faisant du sur-place. Tranche de vie donc et tempête dans le verre d’eau du microcosme personnel plon­gé dans le bocal agité dakarois.

Tout cela serait finalement de peu d’inté­rêt si notre héros n’était pas philosophe et écrivain.

Parlons d’abord de l’écrivain. Son amour de l’écriture il s’en explique sur deux pages et on le croit volontiers. Le récit, à la pre­mière personne, est certes le plus écrit qui soit, avec une prédilection pour les phrases proustiennes, les analyses et descriptions des états d’âme supposés des dames, enfin les propres méditations du héros-narrateur qui le conduisent parfois dans des abîmes de perplexité.

Quant aux dialogues, ils sont alertes mais parfois artificiels, ou empruntés. Meilleurs sont les croquis des encombrements circulatoires de la ville, de l’ambian­ce de Soumbédioune, des bidonvilles de la banlieue, ou encore des aspects techniques de la dévaluation et de ses effets. Là on retrouve l’oeil perçant et précis du journalis­te, c’est rafraîchissant.

Enfin parlons du philosophe. Il nous assène des considérations nombreuses sur les gens et les événements, considérations qui ralentissent le récit (ce qui est ennuyeux) mais qui lui donnent une densité non négli­geable (ce qui est intéressant).

Le morceau de bravoure est l’épisode où notre héros, perturbé par un discours sur le passé/présent/ futur tenu par une marchande de mangues (!), où notre héros dis­-je, se sent tellement destabilisé qu’il perd le contrôle de sa voiture, fait deux tonneaux et se retrouve à l’hôpital. Voilà un homme sen­sible aux idées, on ne peut plus !

Sensible oui, trop sensible aux gens même les plus simples, cet homme résiste par ailleurs aux manipulations de Saline qui veut l’embarquer dans ses luttes syndicales, ou à celles de Marianne (médecin) qui veut assurer elle-même la psychanalyse de son mari (l’avocat neurasthénique). Là, le héros met les distances et défend sa liberté, ou protège son ami. Tempérament complexe, direz-vous, voire contradictoire ! Oui, certes. C’est au fond un très grand individualiste, mais en crise existentielle, « brouillé », bourré de doutes et de scrupules, et ne sachant choisir ni entre les femmes ni entre les idées. Tout cela est assez nouveau dans la littéra­ture du Sénégal et apparente notre auteur à Boris Diop plutôt qu’à Sembène Ousmane.

Mais la sophistication de l’écriture qui s’égare souvent dans la préciosité, voire le snobisme, risque de décourager plus d’un lecteur ; d’autant que par ailleurs, les laby­rinthes de sa syntaxe s’assortissent parfois d’erreurs de lexique (« se regimber » pour « se réjouir »), (se « défausser » pour se défendre) de prépositions vicieuses (« réagir du » au lieu de « réagir par » ou « réagir en »).

Mais ces coquilles, n’est-ce pas c’est le travail de l’éditeur que de les repérer et cor­riger, de même que les fautes d’ortho­graphe… ?

Pour un premier roman cependant, reconnaissons que Cheikh Faye Gérard manifeste des qualités réelles que le temps et le travail sauront épanouir. Citons la justes­se du regard sur l’environnement, l’humour, le goût de l’introspection de soi et des autres, la virtuosité d’une écriture qui gagnerait à se décanter.

Nous attendons la suite de Saline. Car le roman n’est à notre avis, pas terminé…