Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et sociétés

VERS UN NOUVEL ORDRE ECONOMIQUE MONDIAL

Ethiopiques numéro 9,

revue socialiste

de culture négro-africaine, 1977

VERS UN NOUVEL ORDRE ECONOMIQUE MONDIAL [1]

Le 13ème Congrès de l’Internationale socialiste marquera, sans aucun doute, une date dans l’histoire du Socialisme démocratique puisqu’on y aura traité, pour la première fois, du Nouvel Ordre économique mondial, qui est le problème majeur de ce dernier quart du xxe siècle. Et pourtant, ce faisant, le Congrès n’aura fait que traduire sa fidélité à la pensée socialiste. Ce n’est pas hasard, si à la quatrième session de la Conférence des Nations Unies pour le Commerce et le Développement, plus de la moitié des pays développés ayant soutenu le « programme intégré » du Tiers-Monde étaient gouvernés par des socialistes. Comme le faisait remarquer le journal marocain L’Opinion, les pays nordiques avaient « paradoxalement », sur le problème, une position plus « avancée » que les pays communistes du « groupe D ». Les pays nordiques, c’est-à-dire cet ensemble de pays européens où le socialisme démocratique s’exerce avec le succès que l’on sait.

A cela s’ajoute le fait que vous avez choisi un Africain parmi les camarades chargés d’ouvrir le débat. Un homme qui, depuis les années 1930, se réfère au socialisme démocratique, mais a toujours invité les Africains à faire une « relecture africaine de Marx et Engels ».

Rassurez-vous, si nous, Africains, partons de cette relecture, à la clarté de nos réalités les plus originales, c’est pour nous élever progressivement aux dimensions de l’Universel. Car il s’agit, en définitive, sur les principes de la rationalité et de la justice, de transformer -véritablement, de recréer-, tous ensemble, notre planète Terre.

C’est d’abord de ces principes que je vous parlerai dans mon introduction, avant d’essayer d’en faire l’application au « nouvel ordre économique mondial ».

La rationalité, ai-je-dit, c’est-à-dire l’efficacité. Pour nous, en effet, le socialisme est, d’abord, le refus des prétendues « fatalités » de l’Histoire, qui, selon certaines analyses, auraient entravé et continueraient d’entraver le développement des pays pauvres, singulièrement de l’Afrique. Comme si l’Afrique, au dire de Teilhard de Chardin, n’avait pas été, pendant des millions d’années, jusqu’au Paléolithique supérieur compris, en avant de l’évolution humaine.

Il apparaît donc que le sous-développement économique, social et culturel des deux tiers de l’humanité et son aggravation au cours de la dernière décennie ne sont point un accident de l’Histoire universelle -encore moins de la Préhistoire-, mais résultent, pour l’essentiel, d’un système de relations internationales pendant trop longtemps fondé sur la domination et l’exploitation des plus faibles.

Certes, l’accession, récente, à l’indépendance politique de pays autrefois soumis à la tutelle étrangère a contribué au recul des formes les plus visibles du colonialisme. Il reste que la situation de dépendance économique du Tiers-Monde s’est, à des degrés divers, maintenue. Parfois même, elle s’est accentuée au cours des dernières années, en proportion des inégalités croissantes de revenus et, partant, de bien-être qui caractérisent le monde contemporain. L’analyse socialiste des conditions de production et d’échange entre pays développés et pays en développement démontre donc la persistance des rapports de force qui sous-tendent encore les relations internationales.

Mais le socialisme n’est pas seulement, à nos yeux, théorie et explication des réalités contemporaines ; c’est une entreprise de libération des diverses formes d’oppression, qui, sous toutes les latitudes, portent atteinte à la dignité humaine.

S’agissant des pays pauvres, ces obstacles sont essentiellement la faim, la misère et l’ignorance, je veux dire tout ce qui s’oppose à la satisfaction, d’abord, des besoins essentiels des hommes -des « besoins animaux », comme disait Marx-, ensuite, des besoins spirituels. A cet égard, un développement minimum des forces productives peut, doit s’inscrire dans un processus rationnel, fondé sur la recherche, la détermination et l’organisation de complémentarités entre les nations.

Croissance et démocratie

L’intérêt de ces perspectives à long terme -d’au moins cinquante ans, nous dit le Club de Rome- se trouve renforcé dans le système socialiste, qui ajoute, à l’impératif de l’efficacité dans la production, celui d’une plus équitable répartition des ressources, mais aussi des pouvoirs de décision entre les mêmes nations. Ce qui nous amène à la justice sociale, dont le fondement est la solidarité des hommes.

A l’encontre de certaines théories économiques, il nous paraît évident, en effet, que l’inégalité ne saurait être le ressort de la croissance, encore moins du développement. La garantie la plus sûre d’un progrès communautaire des hommes dans la paix réside, au contraire dans la diffusion, avec la science, des techniques et des moyens qui, assurant les compensations et adaptations nécessaires, favorise l’échange international et en préserve la continuité.

La démarche socialiste est affirmation d’une solidarité humaine : horizontalement, bien sûr, entre pays en développement, mais surtout entre le Nord et le Sud, entre les hommes de toutes latitudes, considérés comme producteurs et consommateurs autant de biens spirituels que de biens matériels.

Le socialisme vrai, le socialisme humaniste, soutient à juste titre, qu’aucune ethnie ni nation, quel que soit son génie propre, ne possède le monopole de la vérité, du bien et du beau, bref, de sagesse. Evidence utile à méditer -même dans certains milieux socialistes-, et qui appelle, en tout cas, à la reconnaissance et au dialogue des cultures : à leur interpénétration. Si l’on ne reconnaît à l’Autre, sans préjugés ni complexes, le droit à la différence, comment pourrait-on prétendre restituer au socialisme sa véritable vocation, qui est, encore une fois, celle d’un nouvel humanisme, adapté aux multiples exigences de notre temps ?

Cette considération essentielle suffirait à justifier l’active participation de partis africains à l’Internationale socialiste. Il est également vrai que nous avons, en dépit de nos différences, un autre objectif commun, qui est la victoire de la Démocratie dans le monde.

Il n’est pas douteux que la crise matérielle et morale qui sévit dans l’ensemble des pays développés procède, pour une large part, de l’insuffisant progrès des institutions démocratiques, sinon des idées. La croissance économique n’a pas été accompagnée d’un progrès équivalent de la démocratie, seule capable d’orienter la prospérité du XXe siècle vers une plus juste répartition des biens matériels et une plus équitable satisfaction des besoins sociaux.

Dans le Tiers-Monde, c’est le développement par le socialisme de toutes nos capacités productives qui nous offre le meilleur accès possible à la démocratie tant politique qu’économique, laquelle ne peut évidemment s’affermir, ni même s’établir, dans le dénuement et l’ignorance. Bref, c’est le couple de la rationalité et de la justice qui peut, seul, fonder, à nos yeux, le Nouvel Ordre économique mondial.

Sans doute, admettrez-vous, que dans un tel débat, l’Afrique souhaite apporter divers arguments tirés des faits : de sa longue et cruelle expérience, et que je commence par l’exigence de justice sociale.

Dans les classifications internationales, ce sont, vous le savez, les pays africains qui figurent parmi les plus pauvres du monde : exactement dix-huit sur vingt-cinq. C’est de cette situation que nous partirons. L’on a trop souvent tendance, même avec les meilleures intentions, à sous-estimer le bilan négatif d’un long passé de violences et d’injustices, dont les réactions psychologiques autant que les structures matérielles de l’Afrique portent encore les marques.

Pour les peuples africains, l’impérialisme a, tout d’abord, pris le hideux visage de la Traite des Nègres, qui s’est poursuivie du 15e au 19e siècle, se traduisant par la déportation de quelque vingt millions d’êtres humains. Plusieurs spécialistes estiment que le nombre de Nègres tués dans les chasses à l’homme a été dix fois supérieur. Ainsi, notre continent a subi, dans les pires conditions, une saignée de quelque deux cents millions d’hommes. Le rappel de ce fléau n’est pas destiné à je ne sais quelle délectation, morose et démagogique, du passé, mais à situer quelques uns des handicaps que nous continuons de subir. Car le Pacte colonial qu’avant les indépendances africaines de 1960, j’ai souvent dénoncé au Parlement français -, est directement issu de ces pages navrantes de l’histoire africaine.

Balkanisation des pays au gré des rapports de force entre les puissances coloniales, désintégration d’espaces économiques naturels, mais aussi de groupes humains homogènes, spécialisations artificielles dans les échanges, telles sont les conséquences, encore visibles pour la plupart des pays africains, de la sujétion coloniale. Ce sont, en tout cas, les réalités très concrètes avec lesquelles nous sommes confrontés depuis nos jeunes indépendances, avec lesquelles nous devons composer devant les impératifs du développement.

Encore faudrait-il que les conditions de nos échanges avec les pays développés, notamment dans le domaine commercial, ne vinssent point compromettre le succès, ou seulement la poursuite, de nos efforts. Car, chacun le sait, un refus obstiné a été longtemps opposé aux demandes du Tiers-Monde visant à l’organisation des marchés internationaux des grands produits de base, qui sont l’essentiel des ressources des pays pauvres.

Le paradoxe des matières premières

Ainsi s’explique le singulier paradoxe de ces matières premières, largement détenues par le Tiers-Monde et dont la conjoncture récente démontre combien elles sont indispensables à la prospérité des nations riches, mais qui n’en sont pas moins dévalorisées, dans le long terme, par rapport aux biens d’équipement et aux produits primaires que nous importons des pays industriels. Quelques chiffres suffiront, ici, pour mesurer la détérioration des termes de l’échange entre pays développés et pays en développement. Le professeur socialiste Christian Goux l’a noté, entre 1952 et 1972, la moyenne annuelle de la détérioration a été de plus de 2 %. La Banque mondiale parle même de 2,5 %. Pour prendre l’exemple de mon pays, le Sénégal, qui n’appartient pourtant pas au groupe des plus pauvres, de 1973 à 1975, le prix moyen de nos exportations a subi un taux d’accroissement de 57 % tandis que celui de nos importations augmentait, lui, de 196 %. D’où, en deux ans, un taux de détérioration de 139 %. Depuis lors, le premier prix a stagné ou baissé, tandis que le second continuait de monter.

Tels sont les faits. Certains persistent encore à invoquer, à l’encontre des projets d’organisation de nos échanges, les principes désuets de la fameuse « loi du marché », à l’heure où les sociétés multinationales- j’allais dire « les grandes compagnies à chartes » – régentent, sous leur propre loi, les conditions de production et d’échange à travers le monde. Comme l’écrivait Galbraith dans Le Nouvel Etat Industriel, ce n’est pas la loi du marché qui fixe les prix, mais les Etats ou les grandes sociétés.

De même, la dégradation continue, à l’initiative des grandes puissances et en fonction de leurs seuls intérêts, du système monétaire international n’a cessé d’exercer, au cours des récentes années, des influences néfastes. N’ayant aucune part dans les décisions prises dans le domaine monétaire, les pays pauvres ont été les principales victimes des changements de parités qui ont affecté leurs réserves de change, principalement constituées de devises.

D’autre part, la création de liquidités surabondantes et les abus du crédit ont abouti à favoriser une intense spéculation, souvent dirigée sur les marchés de matières premières, ainsi que cette inflation généralisée dont les conséquences sont plus durement ressenties par les nations prolétaires.

Certes, les conférences monétaires se sont multipliées ces derniers temps, mais les palliatifs qui en sont résultés -c’est le mot propre- consacrent bien plus la soumission à la volonté des plus forts que la détermination rigoureuse de restaurer un véritable ordre monétaire. L’on est en droit de craindre, dans ces conditions, que les causes profondes de l’inflation mondiale ne s’en trouvent guère modifiées.

C’est à dessein que j’ai choisi d’évoquer, parmi les multiples obstacles aux progrès des pays pauvres, les deux problèmes les plus graves, et qui sont, au demeurant, liés entre eux : celui des relations commerciales et, d’autre part, celui des monnaies et des prix.

Je le répète, la détérioration des termes de l’échange est un tribut insupportable, que les peuples les plus démunis sont contraints de payer au jeu faussement libre d’un marché international organisé au seul bénéfice des nantis. Les pays industriels profitent, en effet, des niveaux inférieurs des salaires et des prix en vigueur dans les pays en développement, tandis qu’ils leur vendent des objets manufacturés, voire des matières premières, selon un système de prix incluant un taux d’inflation supérieur, depuis 1973, à 10% par an. Le phénomène d’appropriation de la plus-value du travail trouve une fâcheuse illustration dans ce système de relations économiques, dont le résultat le plus visible, depuis des siècles, est l’appauvrissement des plus pauvres.

Dans ces conditions, il est également clair qu’une fraction importante de l’endettement actuel du Tiers-Monde correspond à l’insuffisance de rémunération de ses produits exportés et au coût croissant de ses importations. Les experts de l’O.C.D.E. évaluent à 35 milliards de dollars en 1975, le montant du déficit des balances des paiements des pays pauvres non producteurs de pétrole. Il est précisé que, sur ce montant, 14 milliards résultent de la détérioration des termes de leurs échanges avec les pays de l’O.C.D.E. Ainsi, les difficultés présentes de l’économie internationale résultent, pour une large part, de cette évolution constamment défavorable aux progrès du Tiers-Monde et à l’intégration réelle des pays concernés dans le circuit des échanges.

C’est dire que le « nouvel ordre économique mondial » doit, avant tout, procéder d’une nouvelle conception de la politique économique, reconnaissant à chaque nation, suivant ses potentialités et ses possibilités, un véritable droit au développement dans le cadre de la coopération internationale.

Il nous faut aller plus loin, en reconnaissant que si la suppression des inégalités entre les classes d’une nation est un problème important du socialisme, le problème majeur, au XXe siècle, est la suppression des inégalités entre nations nanties et nations prolétaires. Déjà, le 15 avril 1789, dans leurs « Doléances et Remontrances au Peuple français tenant les Etats généraux », les habitants du Sénégal réclamaient moins la liberté que l’égalité : très exactement, la suppression des « privilèges » économiques de la Compagnie du Sénégal.

Sur l’échange inégal

Voilà pour la justice sociale. S’agissant de la rationalité, je suis, plus que jamais, convaincu que le grand dessein du « nouvel ordre économique mondial » possède un fondement raisonnable, qu’il nous appartient- en tout premier lieu, à nous socialistes – d’en préciser le contenu en analysant, bien sûr, les faits économiques, mais aussi les faits culturels.

La recherche d’un « nouvel ordre économique » se fonde, en effet, sur une double considération, relativement simple à formuler parce que logique.

Pour les pays industriels, le Tiers-Monde, avec ses immenses besoins à satisfaire et ses marchés, constitue la véritable source d’une relance économique mieux équilibrée, et durable par surcroît. En effet, les ressources du Tiers-Monde représentent, aujourd’hui, pour m’en tenir à ces exemples, environ 90 % de l’approvisionnement en métaux non ferreux des pays industriels à économie de marché, 80 % du pétrole et du caoutchouc naturel dont ces pays ont besoin, ainsi que 50 % du coton brut, des huiles végétales et du sucre.

En ce qui concerne les pays pauvres, je le dis très nettement, je ne crois guère à leurs chances de développement dans l’autarcie. Certes, nos pays doivent d’abord compter sur eux-mêmes, sur la mobilisation de leurs ressources nationales, matérielles et spirituelles. Il nous appartient aussi de multiplier, en dépit de toutes les entraves, les relations commerciales entre pays du Tiers-Monde, et, dans le cadre continental, les efforts d’intégration économique régionale. Il reste qu’en l’état présent des besoins des pays les plus défavorisés, notamment dans les domaines de l’alimentation, de la santé et des biens d’équipement, toute orientation autarcique ne peut conduire qu’à plus de pénurie et, partant, de misère.

En somme, à long terme, la croissance des échanges économiques, et d’abord commerciaux, dans l’égalité constitue, pour le développement des uns et des autres, un fondement plus efficace que les vertus de l’échange inégal. Il apparaîtra, alors, qu’un univers plus diversifié dans ses modes de production, d’échange et de consommation contribuera au recul de ces fameuses « limites de la croissance » auxquelles se trouvent confrontées les sociétés développées.

Pour le Tiers-Monde, une telle ouverture à l’échange, organisé et complémentaire, ne peut avoir d’autre signification que la volonté de convertir l’actuelle relation de dépendance en une coopération rénovée dans son esprit et ses méthodes. C’est pourquoi les pays pauvres remettent en cause, et d’abord au nom de la raison, les bases de l’économie mondiale, et d’abord les principes posés voici une vingtaine d’années par les grands Etats. Ils contestent, en particulier, toute conception de la division internationale du travail qui les condamne au rôle exclusif de fournisseurs de matières premières, soumis en permanence aux aléas des marchés et aux effets de l’inflation importée. Ils entendent, au contraire, parvenir progressivement à de nouveaux partages d’activités et assurer, dans un avenir prochain, la valorisation puis la stabilisation de leurs recettes d’exportation, voire l’indexation, dont j’ai lancé l’idée à la Conférence de Salzbourg, organisée par le Club de Rome.

Telles sont les revendications essentielles du Tiers-Monde, exprimées notamment à la Conférence de Dakar sur les matières premières, en février 1975, avant d’être développées, l’année suivante, dans la Charte de Manille puis discutées, à Nairobi, à la IVe session de la CNUCED. Je n’ai pas l’intention d’analyser, dans le détail, le bilan des travaux de Nairobi, dont on peut dire qu’il est, tout à la fois, limité et, cependant, prometteur. En ce sens qu’il ouvre l’avenir.

Il est assez décevant, c’est vrai, de constater que, sur la plupart des problèmes évoqués, la Conférence n’a pu que renvoyer, à des études ou à des consultations ultérieures les propositions du Tiers-Monde. Il en est ainsi par exemple, du « programme intégré) ; d’organisation des marchés des principaux produits de base et du Fonds commun de financement, qui en est l’instrument essentiel. De même, l’examen du problème urgent de l’endettement des pays pauvres a été renvoyé à la Conférence de Paris. Enfin, divers comités d’experts auront, dans les mois à venir, à élaborer des projets relatifs au contrôle des sociétés multinationales, aux modalités des transferts de technologie ou encore à l’amélioration des situations commerciales des pays en développement.

Les engagements pris à Nairobi, mais avec de multiples réserves, par certaines grandes et super-puissances seront-ils tenus ? Il serait vain de nier les préoccupations que nous éprouvons à cet égard. Il demeure, néanmoins, que plusieurs éléments positifs, et prometteurs pour l’avenir, méritent d’être mis en lumière.

Le plus important, me semble-t-il, est que, pour la première fois, les véritables problèmes du Tiers-Monde sont abordés dans un langage, sinon commun, du moins compris par tous.

Il en est ainsi de l’aide au Tiers-Monde. Ce fut, en effet, une grave illusion pour nous, un alibi commode pour les pays industriels, de penser, au début de la « Première Décennie du Développement » que l’aide financière et technique aux pays pauvres suffirait à combler, peu à peu, les écarts globaux de développement et à atténuer les différences des niveaux de vie. On évitait, ainsi, de poser clairement le problème de l’échange inégal, c’est-à-dire l’inégale répartition du produit des échanges commerciaux, qui détermine, en fin de compte, la rémunération du travail des peuples prolétaires.

Mais nous savons maintenant, nous ne savons que trop, ce qu’il en est réellement de l’aide. Son montant, en dépit de quelques efforts méritoires, n’a jamais pu atteindre les niveaux que les pays industriels s’étaient eux-mêmes fixés : le fameux 1 % du P.N.B., devenu, par la suite, 0,7 %, et toujours pas encore globalement atteint dans les faits.

Il est donc satisfaisant que la fonction marginale, bien qu’utile, de l’aide internationale soit ainsi reconnue, et qu’à l’inverse, le plus grand nombre ait enfin admis le caractère fondamental, pour le développement des pays pauvres, de l’organisation de nos marchés. En d’autres termes, l’aide financière apportée au Tiers-Monde par les pays riches ne peut plus être considérée, aujourd’hui, comme un substitut à l’organisation de nos marchés d’exportation.

Ce dernier objectif n’en continue pas moins de susciter de sérieuses oppositions, sous le prétexte que la stabilisation et, plus encore, l’indexation des prix des produits de base seraient un moyen de relance permanente de l’inflation.

L’observation n’est pas inexacte s’agissant de l’indexation, mais il est contradictoire -nous sommes toujours dans le domaine de la rationalité- de s’y opposer si, dans le même temps, l’on ne se donne pas, comme on l’a vu dans les récentes conférences monétaires, des moyens sérieux de combattre l’inflation et, surtout, d’en limiter la propagation. Ce sont les pauvres, je veux dire leurs programmes d’équipement et leurs chances de progrès, qui en font inutilement les frais.

Or, il est essentiel, même pour les pays développés, que nous parvenions à modifier la tendance, depuis longtemps défavorable, des termes de nos échanges afin de tirer parti de nos ressources pour nous enrichir et pouvoir leur acheter plus. C’est la condition la plus favorable à la diversification de nos productions rurales et à l’industrialisation de nos économies. Cela signifie qu’à plus long terme, il s’agit de parvenir à de nouveaux partages d’activités entre le Tiers-Monde et les pays développés.

Une nouvelle géographie industrielle

Nul ne saurait dissimuler les difficultés d’une telle évolution, qui, de surcroît, se heurte à de multiples préventions, jusques et y compris dans les milieux syndicaux européens. Le journal Le Monde, a écrit, l’autre année, que c’est parmi les travailleurs manuels que les préjugés de race étaient les plus vigoureux -sans parler des préjugés de culture, ajouterai-je, qui sont encore plus tenaces.

L’on réduit trop souvent, me semble t-il, le vaste problème en question à celui des transferts d’activités d’un pays à un autre, c’est-à-dire à la fermeture, dans un pays développé, de telle ou telle unité de production, qui serait transférée, sans raison sérieuse, parce que politique, dans le Tiers-Monde. Ce sont, là, des cas limites, qui peuvent, certes, se produire. L’essentiel réside dans la recherche rationnelle de ce que nous pourrions appeler une « nouvelle géographie industrielle », favorisant de nouvelles implantations en fonction des différences dans les coûts de production, des disponibilités de matières premières ou des débouchés. En une époque où les nations industrielles s’interrogent sur les limites d’un certain type de croissance économique, gaspilleuse et contraignante, qui ne voit les multiples intérêts d’une plus rationnelle décentralisation industrielle ? Au demeurant, ce « redéploiement » industriel est en cours : il se réalise, sous nos yeux, de manière empirique et suivant des modalités très diverses, qui vont de la sous-traitance à la création de filiales ou d’entreprises associées.

Bien sûr, nous souhaitons orienter une telle évolution au mieux des intérêts de notre propre développement. De là vient l’importance que les pays du Tiers-Monde attachent à la réglementation, par un véritable « code de bonne conduite », des activités, dans nos pays, des sociétés multinationales. Je suis, pour ma part, assuré que l’extraordinaire capacité d’innovation technique et sociale du monde moderne permet -ou, mieux, appelle- la mise en œuvre consciente, donc efficace, de ces complémentarités.

Voici venu, le moment de dire ce que les socialistes africains attendent des socialistes des pays développés, singulièrement des Européens.

Tout d’abord, que vous aidiez l’Europe à affirmer son identité européenne, mais à s’affirmer collectivement dans le socialisme démocratique, face aux deux Super-Grands. Ce n’est pas hasard si Paul Valéry, qui n’était pourtant pas socialiste, stigmatisait naguère cette Europe qui, « visiblement, n’aspire qu’à être dirigée par une sous-commission américaine ».

Cependant, c’est dans l’intérêt d’un « nouvel ordre économique mondial » que les socialistes européens doivent, avant tout, tenter de conjurer les risques, aujourd’hui accrus, de soumission de la conscience européenne à des intérêts extérieurs, divergents, mais également puissants.

De cette politique socialiste d’action pour l’avenir dépendent, concrètement, les chances d’une véritable réforme du système monétaire international -je veux dire le respect de disciplines communes- et, d’une manière plus générale, toute une conception nouvelle de la production et des échanges entre nations inégalement pourvues.

J’ai parlé, d’autre part, des complémentarités à découvrir et développer.

Cela signifie, en premier lieu, que les socialistes africains ne considèrent pas l’imitation des modèles de la société occidentale et leur « rattrapage » comme souhaitables, ni même comme possibles. Notre objectif prioritaire est, en effet, d’assurer la satisfaction des besoins essentiels des hommes, tout en poursuivant la patiente élaboration d’un « projet de société tiers-mondiale, socialiste et démocratique », où croissance économique et floraison culturelle, celle-ci fondée sur nos valeurs propres de civilisation, doivent aller de pair. Car le « nouvel ordre économique mondial » ne saurait être un alibi, qui justifie, sur le plan intérieur, l’absence de perspectives progressistes. Il en est plutôt l’indispensable complément.

En ce sens, notre effort doit pouvoir compter sur l’active solidarité des mouvements socialistes, notamment européens. Mais il faut bien l’avouer, nous avons le sentiment que, s’agissant du Tiers-Monde, le conformisme des propos et des comportements l’emporte trop souvent sur l’imagination créatrice. Je sais bien que, par l’un de ces abus de langage dont notre époque est coutumière, l’on appelle « utopie » tout appel qui implique certains changements dans certaines habitudes de penser et d’agir ou qui invite à combler l’écart entre le dire et le faire.

Pour moi, l’utopie consiste à imaginer, à l’abri des alibis les plus malthusiens, que les îlots de prospérité se maintiendront dans un univers livré au désespoir des deux tiers des hommes, et qui pensent. Qui ne voit les redoutables conséquences, pour la paix, de ces disparités croissantes ? Dans « Stratégie pour Demain », Mesarovic et Pestel nous préviennent : « C’est maintenant qu’il faut élaborer un plan directeur pour une croissance organique et un développement mondial durable… et sur un nouveau système économique mondial. Dans dix ou vingt ans, il sera sans doute trop tard, et même une centaine de Kissinger, quadrillant sans arrêt le globe de leurs missions de paix, ne pourraient empêcher le monde de sombrer dans l’abîme d’un holocauste nucléaire ».

C’est par un rappel de la vocation humaniste, universaliste, du Socialisme que je voudrais conclure.

Il est évident qu’au-delà des conflits d’intérêts, ce sont des divergences d’idées et, plus souvent encore, des préjugés qui opposent les esprits. C’est, en définitive, le problème des cultures, de leurs rencontres, de leurs conflits et de leur nécessaire symbiose, qui se trouve posé par ce vaste débat sur l’instauration d’un« nouvelordreéconomiquemondial ».L’on estime trop souvent, en Europe et en Amérique, que quelques milliers de dollars de revenu annuel, sept mille pour l’Amérique, sont à peine suffisants pour un homme du Nord, mais que, pour un homme du Sud, deux cents ou trois cents dollars, c’est bien assez. Il est loin d’être mort le mythe colonialiste du « bon sauvage qui n’a pas de grands besoins ». A partir d’une telle conception, il devient logique de payer moins cher le produit de son travail.

Cette vision hégémoniste du monde s’attarde, au nom de prétendus « modèles », à refuser à l’Autre le droit à la différence, c’est-à-dire le droit de penser, d’agir et de vivre « par lui-même et pour lui-même ». Loin d’avoir favorisé les rapprochements par la coopération solidaire, l’extraordinaire diffusion des moyens de communication, singulièrement des médiats, paraît exacerber les tentations du repliement sur soi et les particularismes égoïstes.

C’est, au contraire, le dialogue des cultures, basé sur les différences, lucidement assumées, qui permettra aux hommes de se connaître, de se reconnaître et de coopérer dans la fraternité socialiste des hommes. L’un de ces langages communs se trouve, précisément, dans le socialisme démocratique, dont l’enseignement majeur au monde d’aujourd’hui est que, pour tous les hommes, raison, justice et liberté sont indivisibles. C’est l’application de ces principes et la volonté politique, mais manifestée de part et d’autre, qui, seules, feront le succès de la Conférence de Paris ou d’une autre -pour l’instauration d’un nouvel ordre économique mondial et, partant, d’un nouvel humanisme.

[1] Allocution prononcée le 27 novembre 1976 devant le Congrès de l’Internationale Socialiste à Genève.