UNE REVISION CONSTITUTIONNELLE AU SENEGAL
Ethiopiques numéro 7
Revue socialiste
De culture négro-africaine 1976
Une révision de la Constitution vient d’intervenir au Sénégal. Au premier abord, cette révision peut apparaître relativement limitée au regard de la précédente révision effectuée par la loi constitutionnelle n° 70-15 du 26 février 1970. En effet, en 1970, il avait été procédé au remaniement de 31 articles de la Constitution sur 93, ce qui représentait exactement un tiers du total de ceux-ci. La révision de 1976 ne porte quant à elle que sur 7 articles de la Constitution mais il ne faudrait pas se laisser prendre à cette apparence purement numérique et, si la révision de 1970 était de première importance en consacrant le principe de la déconcentration des pouvoirs au sommet même de l’Etat par la création des fonctions de Premier Ministre et en procédant à une « toilette » générale de la Constitution qui, rappelons-le, datait de mars 1963, l’actuelle révision n’en apparaît pas moins, à l’étude, également de la plus grande importance quant à ses conséquences sur la vie politique du pays.
Il est d’ailleurs erroné de parler d’une révision constitutionnelle. Il ne s’agit pas en effet d’une mais de deux révisions constitutionnelles. La première, émanant de l’initiative du pouvoir exécutif, s’est traduite par la loi constitutionnelle n° 76-01 du 19 mars 1976 ; la seconde, d’origine purement parlementaire, a fait l’objet de la loi constitutionnelle n° 76-27 du 6 avril 1976.
Avant d’en venir au fond et à l’objet de ces deux révisions, il convient de rappeler en effet quelques notions procédurales. La procédure de la révision de la Constitution sénégalaise est fixée par son article 89. L’initiative de la révision appartient concurremment d’une part au Président de la République sur la proposition du Premier Ministre, d’autre part aux députés. Ce sont ces deux origines distinctes que l’on retrouve dans les deux projets qui viennent d’être adoptés.
La procédure normale prévoit que le projet de révision d’origine gouvernementale ou la proposition de révision d’origine parlementaire sont approuvés par référendum et c’est ce qui s’est passé en 1970. Il est prévu toutefois une procédure subsidiaire simplifiée qui permet de ne pas soumettre le projet ou la proposition de révision au référendum lorsque le Président de la République décide de les soumettre à la seule Assemblée nationale. Mais il existe alors une condition spéciale, c’est que le projet ou la proposition de révision doivent recueillir à l’Assemblée nationale, pour être adoptés, une majorité qualifiée, en l’occurrence celle des 3/5 des membres composant l’Assemblée. C’est cette procédure simplifiée qui a été adoptée en l’espèce. En adressant à l’Assemblée nationale le projet de révision gouvernemental, le Président de la République a précisé qu’il n’entendait pas le soumettre au référendum. De même, l’Assemblée nationale a transmis au Président de la République la proposition de révision déposée par sept députés représentant chacun l’une des régions du pays pour lui demander quelle procédure il comptait adopter à son sujet et le Président de la République a répondu qu’il n’entendait pas également pour ce deuxième projet recourir au référendum. Le projet et la proposition de révision ont donc été adoptés tous deux par la seule Assemblée nationale en des séances distinctes à une quinzaine de jours d’intervalle à la majorité requise des 3/5 des membres la composant, soit par plus de soixante voix.
Ces considérations de procédure terminées, venons-en au fond des deux réformes. Leur objet est entièrement différent puisque le projet gouvernemental touche au régime des partis politiques cependant que la proposition parlementaire concerne le statut du Président de la République. Nous les étudierons successivement.
Pour résumer l’objet du projet de révision de la Constitution émanant du pouvoir exécutif en une formule, peut-être un peu trop synthétique mais qui a l’avantage d’être parlante, il s’agit de substituer au régime du multipartisme illimité qui était en vigueur au Sénégal jusqu’à présent un pluripartisme tempéré.
En effet, jusqu’à la récente révision, les termes de l’article 3 de la Constitution étaient les suivants :
« Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils sont formés et exercent leurs activités dans les conditions déterminées par la loi. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».
Il est aisé de constater que ce texte fondamental, qui est la base du statut des partis politiques au Sénégal, n’apporte aucune limitation à leur nombre à l’instar des régimes en vigueur dans les démocraties occidentales et cet article 3 instituait donc bien, sur le plan des principes, un régime de multipartisme illimité. Or, il se trouve que le Sénégal a connu depuis un certain nombre d’années, à la suite de divers rassemblements et fusions entre les différents partis existants à l’origine au moment de l’indépendance, un régime de monopartisme qui ne se trouvait lié à aucune obligation juridique mais qui constituait une situation de pur fait due à une certaine conjoncture politique.
Cependant cette situation, qui est restée apparemment figée pendant une dizaine d’années, a connu une évolution rapide et caractérisée depuis quelque temps. Un deuxième parti s’est constitué dans des conditions tout à fait officielles et régulières et manifeste depuis sa naissance, le 8 août 1974, une activité certaine. Depuis lors et ces derniers temps, d’autres tendances politiques se sont également révélées et ont manifesté leur intention de suivre cette voie et de constituer à leur tour des partis politiques si bien qu’on en était venu à se demander si, en moins de deux ans, le Sénégal n’al1ait pas passer d’une situation de monopartisme de fait à un multipartisme proliférant et plus ou moins anarchique. Cette situation n’a pas manqué d’inquiéter le Chef de l’Etat qui a estimé que le multipartisme illimité, s’il avait ses vertus sur le plan des principes puisqu’il consacre une liberté totale dans la manifestation organisée des opinions politiques, était cependant, par certains côtés, un luxe que seuls les pays développés peuvent s’offrir et qui – l’expérience de certains d’entre eux le démontre – n’est pas toujours sans graves inconvénients. En effet, si les partis politiques sont en nombre trop élevé dans une démocratie, ces partis sont en général faibles et mal organisés et engendrent par là même des gouvernements de coalition menacés constamment d’impuissance, de division et de précarité. Par un excès de liberté, on peut aboutir à mettre la liberté elle-même en péril.
Pluripartisme tempéré
Après mûre réflexion, le Président de la République a finalement trouvé à ce problème une solution originale, pragmatique, sans précédent à ma connaissance de par le monde et qui ne manquera pas de susciter un vif intérêt et d’abondants commentaires chez les professeurs de droit public et de sociologie politique. Il s’agit d’instituer au Sénégal, comme nous l’avons dit, un pluripartisme tempéré, c’est-à-dire limité. On aurait pu songer à en revenir au régime antérieur qui, il faut bien le reconnaître, posait le moins de problèmes aux autorités établies, c’est-à-dire à institutionnaliser dans les textes le monopartisme de fait existant à cette époque. C’était là une solution de facilité et une garantie de tranquillité qui n’aurait pas été sans précédent, notamment sur le continent africain. Le Président Senghor ne l’a pas voulu, désirant maintenir le principe de la pluralité des partis politiques et tirer la leçon également des réalités sociologiques sénégalaises en vertu desquelles le peuple sénégalais, particulièrement évolué en matière politique et cela d’ailleurs depuis de longues années et bien avant l’indépendance déjà, est partagé normalement en courants de pensée différents qui doivent pouvoir s’exprimer et se traduire dans la vie politique de façon également diversifiée. Mais il a estimé que l’on pouvait synthétiser ces courants de pensée en trois grandes familles, en gros la famille libérale, la famille socialiste et la famille marxiste, et qu’il était souhaitable pour la cohérence de la vie politique de contraindre les opinions et les individualismes à se rassembler dans ces trois grands courants qui pourraient ainsi finalement exprimer la totalité des opinions politiques des citoyens. Cette idée repose sur la conviction qu’il n’y a de lutte politique légitime et acceptable qu’entre des idéologies différentes et que c’est en revanche une perte d’énergie et de temps que de permettre des luttes politiques entre des hommes ou des partis que ne séparent finalement aucune divergence idéologique mais uniquement des intérêts personnels et des ambitions individuelles. Il s’agit ainsi d’éviter une prolifération anarchique de partis politiques qui ne se distinguent en rien par leur programme et leur idéologie mais de contraindre les partis à faire de la politique au sens noble du mot au lieu de sombrer dans la politique politicienne, expression que leur Président a rendu familière aux Sénégalais.
Telles sont les raisons profondes et la philosophie de la réforme proposée par le Chef de l’Etat et qui se traduit dans la rédaction du nouvel article 3 de la Constitution qui est désormais la suivante :
« Les partis politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils sont au nombre maximum de trois et doivent représenter des courants de pensée différents. Ils sont tenus de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie et de se conformer à ceux dont ils se réclament tels qu’ils sont définis dans leurs statuts. Les conditions dans lesquelles les partis politiques sont formés, exercent et cessent leurs activités sont déterminées par la loi ».
A la faveur d’une analyse plus serrée de ce texte, nous allons maintenant dégager les quatre innovations qu’il recèle :
1) Il est d’abord dit que les partis politiques sont au nombre maximum de trois. C’est là l’essentiel de la réforme. Le mot « maximum » a été utilisé pour tenir compte de l’évidence selon laquelle, s’il est toujours possible de limiter leur nombre, il ne l’est pas, en cas de défaillance des initiatives, de forcer à l’existence des partis qui n’auraient aucune intention d’exister. Ce n’est pas là, on le sait, la situation actuelle mais il faut envisager toutes les hypothèses et, sur un plan purement théorique, celle-ci ne peut être éludée. Cela signifie donc en clair qu’il pourra y avoir au Sénégal un parti, deux partis ou trois partis politiques mais qu’il ne pourra pas y en avoir quatre ou plus de quatre.
2°) Ces trois partis politiques doivent représenter des courants de pensée différents. Cette phrase est également très importante et vient compléter la précédente. Elle correspond à l’idée que nous venons d’exposer largement, selon laquelle l’ensemble des opinions politiques des citoyens sénégalais dans leur diversité peut cependant se rassembler dans trois grands courants de pensée. Si cette précision n’avait pas été ajoutée dans la Constitution même, il eût été possible pour un parti, disons le parti dominant, de créer des partis satellites ou fantoches qui auraient occupé la place et empêché finalement toute création de partis réellement différents. Ce n’est évidemment pas ce à quoi visait la réforme dont nous avons dit que l’une des raisons essentielles était de contraindre les partis politiques à se distinguer par des idéologies différentes.,
3°) Les partis politiques sont tenus de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie – cette phrase est reprise sans changement de l’ancien article 3 de la Constitution – mais on a ajouté qu’ils sont tenus également de se conformer aux principes dont ils se réclament tels qu’ils sont définis dans leurs statuts. Ceci implique deux conséquences : la première, c’est que les trois partis devront obligatoirement préciser dans leurs statuts les principes dont ils se réclament et qui devront correspondre à l’un des trois courants de pensée prévus. La seconde, c’est qu’ils devront être constants et fidèles à cette profession de foi et ne pas dévier du courant de pensée invoqué.
4°) Enfin, à la formule ancienne de l’article 3, selon laquelle « Les conditions dans lesquelles les partis politiques sont formés et exercent leurs activités sont déterminées par la loi » a été ajouté le mot « cessent ». Les conditions dans lesquelles les partis politiques cessent leurs activités seront également déterminées par la loi. Cette adjonction est étroitement liée au problème précédent et permettra de mettre en demeure un parti politique de respecter la ligne qu’il s’est choisie à l’origine, sous peine de voir son existence interrompue.
On voit que la Constitution a posé ainsi les principes fondamentaux qui régissent désormais les partis politiques au Sénégal mais l’application de ces principes n’en est pas pour au tant moins importante. C’est pourquoi l’Assemblée nationale a également voté une loi ordinaire, la loi n° 76-26 du 6 Avril 1976. Bien qu’il s’agisse là d’une loi ordinaire et non plus d’une loi constitutionnelle, ce deuxième texte est inséparable du premier et forme avec lui un ensemble indissociable si bien que nous estimons nécessaire d’en faire maintenant un commentaire. En la forme, il s’agit d’un projet de loi ordinaire abrogeant et remplaçant l’article 2 de la récente loi n° 75-68 du 9 juillet 1975 relative aux partis politiques, qui elle-même avait remplacé une précédente loi ayant le même objet et qui était du 24 janvier 1964. Nous allons analyser successivement les dispositions essentielles de ce texte :
1) Le premier alinéa du nouvel article 2 déclare que « Les trois partis politiques autorisés par la Constitution doivent représenter respectivement les courants de pensée suivants :
– libéral et démocratique ;
– socialiste et démocratique ;
– communiste ou marxiste-léniniste ».
Il s’agit donc là de la définition par la loi ordinaire des trois courants de pensée dont le principe avait été posé par la Constitution sans que celle-ci les ait précisés.
2°) Le deuxième alinéa du nouvel article déclare que « les statuts des trois partis politiques doivent se référer expressément et respectivement à l’un de ces trois courants de pensée ». C’est là la conséquence nécessaire des dispositions constitutionnelles qui précisent, rappelons-le, que les partis sont tenus de se conformer aux principes dont ils se réclament tels qu’ils sont définis dans leurs statuts.
3°) Le troisième point est d’une portée particulièrement importante et d’une originalité indiscutable. Il correspond au troisième alinéa de l’article qui déclare : « Les partis peuvent être dissous par décret motivé lorsque les déclarations répétées de leurs responsables nationaux, les motions ou décisions prises publiquement par leurs instances nationales prouvent qu’ils ne respectent pas les objectifs définis par leurs statuts par référence à l’un des trois courants de pensée mentionnés à l’alinéa 2 ».
La possibilité de dissolution des partis politiques n’est pas en soi au Sénégal une nouveauté. Les partis politiques suivaient en effet, sur le plan juridique, le régime général des associations et pouvaient donc dès à présent être dissous dans les mêmes conditions que celles-ci, c’est-à-dire essentiellement s’ils revêtent un caractère séditieux. Désormais, ils pourront donc également être dissous pour hétérodoxie, déviationnisme ou hérésie par rapport à leur propre doctrine. Il s’agit là toujours de l’optique que nous avons exposée longuement et qui consiste à contraindre les partis à respecter leur idéologie et à éviter que, n’ayant adopté l’un des trois courants de pensée possibles que pour la forme, ils y deviennent par la suite totalement indifférents en adoptant des positions incohérentes au gré de leurs seules ambitions politiciennes du moment. Il est évident que le pouvoir ainsi conféré au gouvernement est extrêmement important puisque c’est lui qui se fera juge ainsi de l’orthodoxie des trois partis envers leur propre doctrine, y compris et dirons-nous même surtout des partis d’opposition. Quelques garanties ou limitations ont cependant été apportées par le texte à ce pouvoir extrêmement étendu. Il faudra que le décret de dissolution soit motivé et il faudra que le déviationnisme allégué résulte de prises de position, de déclarations répétées des responsables nationaux et de motions et décisions prises publiquement par les instances nationales des partis intéressés le déviationnisme devra donc être flagrant et éclatant et le gouvernement ne pourra tirer parti abusivement d’une déclaration ou d’une prise de position isolée. D’autre part, bien que le texte ne l’ait pas précisé mais il n’était nullement nécessaire de le faire, le fait que la dissolution d’un parti intervienne par décret ménage la possibilité du recours pour excès de pouvoir devant la deuxième section de la Cour suprême qui pourra donc trancher en dernier ressort les conflits qui surgiraient entre un parti politique et le pouvoir en place.
4°) En dernier lieu, il faut mentionner les dispositions transitoires adoptées par l’article 2 de la nouvelle loi. Cet article précise que la présente loi s’applique aux partis politiques déjà constitués à la date de son entrée en vigueur. Il ne pouvait en être autrement, les partis politiques devant être placés sous le même régime et ne pouvant faire l’objet en toute justice de réglementations différentes suivant la date de leur création. La loi continue en disant qu’un délai de six mois leur est accordé pour mettre leurs statuts en conformité avec les dispositions nouvelles. Il s’agit là d’obliger les partis existants à se réclamer expressément dans leurs statuts de l’un des trois courants de pensée autorisés. Enfin, pour éviter tout conflit, la loi ajoute qu’au cas où plusieurs partis existants se réclameraient du même courant de pensée, sera seul considéré comme autorisé au regard de ses dispositions le plus ancien. L’on retrouve ici toujours la même idée selon la quelle, si un citoyen entend créer un parti tout en se réclamant de la même idéologie qu’un parti déjà existant, sa place est normalement au sein de celui-ci où il pourra militer à loisir pour défendre ses opinions et il n’a nul besoin de créer un parti dissident pour soutenir les mêmes opinions.
Ainsi se présente cette nouvelle réglementation des partis politiques qui se partage entre deux textes mais qu’il était nécessaire, comme nous l’avons dit, d’envisager simultanément pour avoir une vue d’ensemble et complète de la réforme.
Le projet gouvernemental de révision constitutionnelle avait également un second objet que nous n’avons pas mentionné jusqu’à maintenant car il est d’importance nettement secondaire. Il s’agit de modifier le texte du serment que prête le Président de la République lors de son entrée en fonctions. Cette modification est d’une portée purement linguistique, le texte ancien du serment se composant d’une seule phrase de huit lignes qui comportait cinq fois la conjonction « et ». Deux d’entre elles ont été remplacées par des expressions plus élégantes qui rendent de ce fait le texte moins lourd. Il s’agit là d’un projet relativement ancien que le gouvernement conservait dans ses dossiers car il était insuffisamment important pour faire l’objet à lui seul d’un projet de révision et que l’on se proposait de reprendre à l’occasion de l’adoption d’un projet plus substantiel. Cependant, assez curieusement, la réforme du statut des partis politiques a eu une conséquence inattendue sur le texte du serment.
En effet, celui-ci commençait par les mots « En présence de Dieu ». La Cour suprême qui donne son avis obligatoirement sur les projets de loi gouvernementaux, a fait remarquer que désormais et en théorie, un candidat se réclamant du marxisme-léninisme, dont la doctrine repose officiellement sur l’athéisme, pourrait être élu à la Présidence de la République et qu’il était difficilement concevable dans ces conditions d’obliger ce candidat élu à prêter serment « en présence de Dieu ». D’autre part, les premiers mots de la Constitution à son article 1er précisent que « la République du Sénégal est laïque ». Finalement, la Cour suprême a proposé la suppression pure et simple des mots « en présence de Dieu » du texte du serment et le gouvernement s’est rangé à cette position qui a été à son tour entérinée par l’Assemblée nationale. Telle est donc au total la substance du projet de révision constitutionnelle d’origine gouvernementale.
Le statut du Président de la République
Venons-en maintenant à la proposition de révision d’origine parlementaire qui, ainsi que nous l’avons annoncé, porte sur le statut du Président de la République.
En fait, les changements apportés ne concernent que deux points de ce statut mais leur importance est loin d’être négligeable :
-la vacance de la Présidence de la République ;
-les conditions de réélection d’un Président sortant.
La vacance de la Présidence de la République :
Il convient à cet égard de bien faire la distinction entre trois notions : l’absence du Président de la République, l’empêchement du Président de la République et la vacance de la Présidence de la République.
– L’absence est une notion simple qui n’a pas besoin d’un plus long commentaire. Elle se produit chaque fois que le Président de la République quitte le territoire national. Cette circonstance, qui n’a rien d’exceptionnelle, ne doit pas conduire à priver le Président de ses pouvoirs normaux. La question est réglée par l’article 44 de la Constitution qui prévoit que le Président de la République peut déléguer certains pouvoirs au Premier Ministre, notamment en cas d’absence, ainsi qu’aux membres du gouvernement dans le cadre de leurs attributions respectives, à l’exception de quatre pouvoirs :
– celui de faire grâce
– celui de procéder à un référendum ;
– celui de dissoudre l’Assemblée nationale ;
– enfin, celui de réviser la Constitution.
La question de la délégation des pouvoirs du Président de la République au Premier Ministre en cas d’absence a d’ailleurs été réglée de façon définitive et permanente par le décret n° 73-571 du 16 juin 1973 relatif à l’intérim du Président de la République. Cette question de l’absence du Président de la République est donc parfaitement réglée et ne pose aucun problème.
L’empêchement du Président de la République est une notion de fait. Le Président de la République, même s’il se trouve sur le territoire national, est empêché matériellement d’exercer ses fonctions. Ce peut être par exemple le cas d’une maladie ou celui de troubles à l’intérieur du pays qui empêchent le Président d’exercer ses fonctions. L’empêchement du Président de la République, en vertu de l’article 35 de la Constitution, doit être constaté par la Cour suprême saisie par le gouvernement. L’article 33 prévoyait que, dans ce cas, le Président de la République était suppléé d’office par le Président de l’Assemblée nationale. Il n’en sera plus ainsi à l’avenir et cette suppléance sera assurée par le Premier Ministre et, si lui-même se trouvait empêché, par les autres membres du gouvernement suivant l’ordre de leur nomination.
Il y a enfin vacance de la Présidence de la République dans trois cas énumérés à l’article 35 de la Constitution : en cas de décès, en cas de démission du Président de la République ou enfin lorsque son empêchement a été déclaré définitif par la Cour suprême. Dans cette hypothèse et jusqu’à l’actuelle réforme, c’était également le Président de l’Assemblée nationale qui suppléait le Président de la République mais uniquement pour un bref délai et en vue d’organiser l’élection d’un nouveau Président de la République dans les soixante jours de la vacance. La suppléance en cas de vacance ne durait donc que deux mois au maximum.
Le système ainsi organisé se trouve complètement bouleversé et il est dit désormais qu’ « en cas de vacance de la Présidence de la République, le Premier Ministre exerce les fonctions de Président de la République jusqu’à l’expiration normale du mandat en cours. Il nomme un nouveau Premier Ministre et un nouveau gouvernement dans les conditions fixées à l’article 43 ». C’est donc un système singulièrement analogue à celui bien connu en vigueur aux Etats-Unis d’Amérique qui est adopté par la présente réforme, sous réserve que le Premier Ministre du Sénégal joue le rôle du vice-président des Etats-Unis. On peut remarquer d’ai1leurs que la Tunisie a adopté récemment un système cette fois exactement similaire et que l’Egypte vient d’annoncer son intention d’en faire autant. Ainsi, en cas de vacance de la Présidence de la République, le Premier Ministre devient automatiquement, sans formalité et sans solution de continuité, Président de la République. L’article 31 lui demeure cependant applicable et il va de soi qu’il doit être installé dans ses fonctions après avoir prêté serment devant la Cour suprême.
Le sens de cette réforme est évident : elle permet d’éviter toutes les confusions, toutes les incertitudes qui ne peuvent manquer de suivre une vacance par définition brutale de la Présidence de la République quel que soit son motif en assurant une continuité prévue d’avance et automatique au plus haut poste de l’Etat. Elle évite également les troubles que pourrait susciter toute compétition électorale au poste suprême dans une période par définition délicate et critique. C’est donc un facteur de paix politique qu’apporte la présente réforme. Il est bien précisé que le Premier Ministre, devenant Président de la République, ne cumule pas ses fonctions nouvelles avec sa fonction ancienne. Il devient Président de la République mais il est uniquement Président de la République et il doit nommer un nouveau Premier Ministre et un nouveau gouvernement. Ce point se distingue évidemment du système américain où le poste de Premier Ministre n’existant pas, le problème ne se pose pas.
Les conditions de réélection
Le deuxième point sur lequel porte la proposition de révision constitutionnelle d’origine parlementaire a trait, avons-nous dit, aux conditions de réélection des Présidents de la République sortants. A cet égard, jusqu’à l’actuelle réforme et depuis celle de 1970, l’article 21 de la Constitution déclarait « Le Président de la République est élu au suffrage universel direct et au scrutin majoritaire à deux tours. Il n’est rééligible qu’une seule fois ». Cette dernière phrase, qui limitait à deux mandats au maximum, soit dix ans, la possibilité d’exercer les fonctions de Président de la République, reproduisait, on le voit, directement le système américain où, à part l’exception de Franklin Roosevelt, les présidents ne peuvent rester plus de huit ans en fonction. Cette règle avait toutefois été tempérée par l’article 3 de la loi constitutionnelle de 1970 qui avait précisé que, pour l’application de cette dernière disposition, il ne serait pas tenu compte des élections définitivement proclamées avant l’entrée en vigueur de ladite loi, ce qui ’impliquait que le Président Senghor avait le droit de se représenter en 1973 et en 1978.
La proposition de révision supprime simplement les mots « Il n’est rééligible qu’une seule fois » de l’article 21. Il s’ensuit que désormais et pour l’avenir, tout Président de la République sera indéfiniment rééligible et qu’on en revient ainsi au système en vigueur entre 1963 et 1970. En fait, le problème ainsi posé tourne obligatoirement autour de deux préoccupations. Les réformateurs de 1970 avaient adopté la règle de la limitation des deux mandats du Président de la République en estimant que cette règle était un facteur favorable à la paix politique du pays. Au cas où les citoyens, supposés versatiles, se lasseraient d’un Président, ils auraient toujours l’espoir de le voir disparaître constitutionnellement dans un temps raisonnable et pourraient donc attendre paisiblement cette échéance sans être tentés de le renverser par la force et d’entrer dans l’illégalité. La préoccupation inverse est que, lorsqu’un Président de la République donne satisfaction et demeure en communion avec son peuple, il peut être gravement préjudiciable de se priver prématurément de ses services alors qu’il n’est pas sûr que son successeur présentera les mêmes avantages. L’expérience contemporaine prouve abondamment que, si l’on trouve abondamment des candidats à quelque poste politique que ce soit, la nature ayant même en politique horreur du vide, les grands hommes d’Etat ne sont pas légionet que le mot fameux selon lequel personne n’est irremplaçable n’est pas toujours aussi vrai qu’on pourrait le croire. Comme nous l’avons rappelé, les Américains eux-mêmes ont dû l’admettre dans les circonstances dramatiques de la guerre de 1940 et abandonner pour un temps cette règle qui apparaissait pourtant comme l’un des fondements essentiels de leur régime politique.
Entre ces deux préoccupations, également valables et respectables, les députés sénégalais ont fait leur choix en estimant qu’à l’heure actuelle, la deuxième devait l’emporter sur la première. On remarquera simplement avec quelque amusement que, ce faisant, la proposition répudie le système américain au moment même où elle s’y référait en ce qui concerne la vacance de la Présidence de la République, ce qui tendrait à prouver une fois de plus qu’aucun régime n’est transposable en bloc d’un pays à un autre et qu’il convient de savoir discerner les règles adaptées par d’autres pays qui paraissent non seulement bonnes en elles-mêmes, mais adaptables aux conditions particulières du pays considéré, étant rappelé d’ailleurs qu’il s’agit là de problèmes constitutionnels d’une portée générale qu’aucun pays et qu’aucune constitution ne peuvent éluder. Il est donc normal que l’on retrouve des solutions analogues, même dans des pays apparemment très différents.
Nous voilà arrivés au terme de l’examen de cette récente révision constitutionnelle que vient d’adopter le Sénégal. Le lecteur aura pu constater par lui-même ce que nous avions annoncé, à savoir que, si elle paraît limitée dans son volume, son intérêt et son importance n’en sont pas moins considérables de même que l’influence qu’elle ne manquera pas d’exercer sur la vie politique du Sénégal. Une rationalisation impérieuse et originale de l’activité des partis politiques, une modification du statut du Président de la République visant à garantir la paix politique en même temps qu’à renforcer sa pérennité, tels sont les deux aspects essentiels de cette réforme dont l’application pratique, dans les mois et les années qui viennent, devra être suivie avec attention et intérêt.