Inédits

UNE NOUVELLE INEDITE DE PAPA SAMBA DIOP : LA CARTE DE SEJOUR

Ethiopiques n° 42

revue trimestrielle de culture négro-africaine

3e trimestre 1985 volume III n°3

 

Titulaire d’un Doctorat ès-Lettres (3e cycle), M. Papa Samba Diop enseigne actuellement la littérature africaine à l’Université de Bayreuth (République Fédérale d’Allemagne). Critique et écrivain, il est l’auteur de nombreux articles sur la littérature négro-africaine et de nouvelles encore inédites.

 

– Ecoutez mon cher, ce n’est pas moi qui garde vos photos. D’ailleurs, j’en aurais fait des cauchemars. Revenez dans quinze jours. Merde alors !

Le boxer ? Ce serait aggraver mon cas. Je n’ai qu’à obtempérer. Il est le plus fort, et il le sait. Il est cynique, ce boiteux. C’est lorsqu’il s’est levé pour aboyer à un Portugais que la France n’est pas un dépotoir, ni une pouponnière que j’ai vu sa jambe de bois :

– Cinq enfants ? Mais vous êtes malade. Votre séjour il peut se terminer du jour au lendemain. Avez-vous un papier montrant que votre employeur tient à vous garder ?

Cabral s’est exécuté, les mains mal assurées. Malgré son regard implorant, il est renvoyé, lui aussi, à la prochaine fois. Son patron n’aurait pas mentionné le nombre d’enfants sur l’espèce de chiffon hâtivement signé de sa main.

Non, il faut quitter ce bureau

La terreur y déploie ses aspects les plus ignobles. Et puis, de toutes façons, je ne suis pas le seul’ à en pâtir. La preuve ? Cabral qui, lui, après tout, est blanc comme le « N° 6 ».

Je me suis dirigé vers la Porte de Clignancourt. Je suis devenu un vrai automate dans cette ville. Plus besoin de réfléchir pour me rendre d’un coin à un autre. Quatre heures de queue pour m’entendre clabauder que ma tronche fait peur !

Pendant que le métro roule, je me console en pensant à tous les étudiants africains qui ont déjà lâché. Moi je tiens encore le coup. J’ai un employeur et une carte d’étudiant en bonne et due forme. Mes papiers sont en règle. Mais je ne comprends pas pourquoi depuis si longtemps, que je sollicite une véritable carte de séjour je n’obtiens toujours pas satisfaction.

Tous les quinze jours, levé tôt, débarbouillé et à peine peigné, je me rends dans le XVIIIe arrondissement. Ces photos que le « N°6 » continue à me réclamer ça devient une histoire rocambolesque. Calculons. Depuis deux ans, deux photos par quinzaine. Il y a là de quoi me faire paraître dans une bonne dizaine de journaux de la place.

Mais, peut-être doute-t-il de mon identité. Il est indéniable que d’une photo à l’autre ma mine s’est dégradée. Au fil du temps j’ai dépéri. Sur les premières images je riais. Celles d’après affichent un sourire rabougri, un air ratatine. Aujourd’hui les lèvres sont pincées, la barbe pousse comme elle veut et les yeux supplient un brin de tolérance. Mais tout de même ! Cela n’explique pas tant de tracasseries. Je suis résolu à une chose maintenant : la prochaine fois qu’il me demandera des photos, je répondrai que je ne peux plus en fournir, que cela grève mon budget. Ou alors je feindrai de….

Déjà Viry-Chatillon ! Il faut encore attendre le bus. Une demi-heure. Et moi qui n’ai pas pris l’habitude de me ganter. Mes mains tiennent avec peine la carte de transport. J’ai fini par les ranger sous mon gros pull-over. Elles n’en sont pas plus réchauffées. Les mailles de ce qui me tient lieu d’habit d’hiver sont beaucoup trop larges. Je n’ai jamais su laver les vêtements de laine. Et celui-ci, depuis deux ans maintenant que je traîne avec, est devenu vraiment usé.

Pour mes pieds ça va mieux. Mon chef de rayon nord-africain, absent samedi dernier toute la journée n’a pas pu faire l’inventaire de la marchandise. Un jour faste. Non seulement j’ai échappé à sa voix cassée et mielleuse, mais encore j’ai pu subtiliser les bottes fourrées qui me font supporter l’attente sur les quais de gares et aux arrêts de bus. L’article le plus cher du Rayon-Chaussures.

Le principe des surveillants étant de ne rien dire, rien faire tant qu’ils n’ont pas pris quelqu’un la main dans le sac, on s’est interrogé en sourdine sur l’origine de mes godasses. On a un peu jasé : dans quel « Super M » de la région parisienne, avais-je pu acheter des pompes si chères ? L’équivalent des trois quarts de mon salaire ? Enfin…

 

Mais il a bu ou quoi ce chauffeur de bus ? Il a failli ne pas s’arrêter. J’ai dû courir sur trois cents mètres pour qu’il freine. Je suis sur les nerfs. La marche est un peu haute. J’ai trébuché en voulant monter.

– S’il vous plaît un instant et je vous montre ma carte de transport.

Saleté ! Je l’avais encore il y a un moment ! J’ai dû la perdre en courant. La voilà dehors, par terre. J’avais froid aux mains.

-Vous ferez un peu plus attention la prochaine fois. Et puis il faut me faire signe. Comment voulez-vous que je sache que vous attendez le bus ?

Mais… j’étais à, l’arrêt. Le seul numéro de bus affiché. Est le vôtre. En plein hiver je ne vais pas m’amuser à….

-… Faites ce que vous voulez en plein hiver, mais surtout faites-moi signe. C’est comme ça. Si vous n’êtes pas content faites le trajet à pied.

Pourriture ! Encore un qui se venge de son emploi subalterne sur le public. Une seule chose à faire, aller me plaindre à la direction de l’A.P.T..R. En fait je ne peux pas. Elle n’est ouverte que le matin. Et tous les matins je suis à mon rayon ; à dépoussiérer, à ranger, à compter, à tourner et retourner de la marchandise dont j’aimerais qu’elle prenne feu un jour . Qu’ils crèvent tous ces commerçants, le Directeur de la « Maison » le premier ! Celui-là est le plus pervers de tous. Vouloir m’envoyer décharger des camions toutes les matinées… Il a fallu que je fasse des pieds et des mains. Pour rester à l’intérieur du magasin, au chaud. Il faut être un ours comme M. Sergent pour prendre de telles décisions. J’ai fait valoir mes droits : « avec plus de six mois d’ancienneté dans le magasin, je peux, sans risque de licenciement, refuser de me consacrer à une tâche encore plus abrutissante que celle que j’assume en ce moment ».

Il faut que je narre l’histoire depuis le début. Tout est si embrouillé dans ma tête. Ce « N° 6 » qui me fait des misères. Le chauffeur de bus qui ne demande que plaies et bosses. Le travail de forçat que j’effectue dans cette grande surface… Bon !

Il y a deux ans, désappointé parce que n’ayant plus aucun moyen de substance, j’ai accepté, la mort dans l’âme, d’être embauché comme manutentionnaire. Bourse d’études supprimée…, des parents désolés de ne pouvoir venir à mon secours, que restait-il d’autre à faire ? Rentrer au bercail sans avoir terminé mes études ? Pas question ! On se serait moqué de moi. Mon départ avait été si triomphal. Dieu seul sait si, depuis, le rang des mauvaises langues a grossi. J’habite une petite ville. Il me fallait trouver un emploi. N’importe quoi, pourvu que je pusse payer la chambre de bonne perchée au sixième étage du 16 Boulevard Raspail. Et, s’il me restait des sous, peut-être acheter quelques livres. Les habits n’ont jamais compté pour moi

  1. Bertrand m’a reçu dans son bureau en décembre 1974. Il n’a pas manqué, tout en m’expliquant le mode de fonctionnement de la « Maison », de me faire la morale sur ma façon, de me couvrir le corps :

– Comme tout le monde, vous commencerez d’abord par travailler dehors. Il nous arrive tous les matins une dizaine de camions de lait, fruits et légumes, pâtisseries… etc. Il s’agit de les décharger. Vous êtes jeune. C’est un travail qui va vous amuser. Au bout de six mois, vous rentrerez dans le magasin. Vous « serez en rayons ». Cela veut dire que vous ne porterez plus une blouse grise mais une blanche. Votre travail sera moins pénible.

La belle promotion ! M. Bertrand a été muté il y a deux mois et remplacé par M. Sergent. Je l’ai tout de suite pris en grippe celui-là. Arrogant et peu compréhensif, le col de chemise toujours impeccable autour d’un cou de taureau, ce directeur-ci a tenu, dès son entrée en service, à marquer sa présence par un certain nombre de coups de balais dont un, fatalement, dirigé vers moi. Ma blouse est toujours sale, cela indispose les clients. Là-dessus, après s’être enfermé une heure dans son bureau, il s’est prononcé pour mes retrouvailles avec la corvée des débuts : décharger les camions.

Entrevue houleuse, un rat et un chat ne se seraient pas lorgnés aussi hargneusement. Pour finir, j’ai crié, puissamment. Il a dû faire appel à son adjoint direct, M. Salomon. C’est la rage qui m’a fait pester. « Les textes de loi sont les textes de loi. On ne les tourne pas à son gré, même si on s’appelle M. Sergent » J’ai obtenu gain de cause. Je reste dans le magasin. Ouf !

Ridicule la petite phrase qu’il m’a lancée, pour ne pas complètement perdre la face :

– M. Diarra, vous savez que vous parlez mieux que moi. Ce n’est pas une raison pour déambuler dans le magasin en débraillé.

Ce n’est pas bien difficile de parler mieux que lui. Son histoire m’a été racontée par Mme Bilali. Il a commencé comme manutentionnaire et, très vite, s’est affirmé comme une tête solide en matière de commerce, grâce à des stages dont son élocution n’a pas profité. A défaut, M. le Directeur sait donner des ordres. Contrariez-le et il se met à bégayer, comme lui seul sait le faire, en vous menaçant du poing :

-Vous regretterez de n’avoir pas obéi.

Ça un Directeur ? En fait ce qu’on exige de lui, ce n’est pas grand chose. Dans une région où la « population immigrée » est très forte, il est aussi important qu’un chef de canton. Pire, il est un despote chargé de faire « bosser » des bonnes femmes et des bonhommes complètement passés à côté de leur idéal, des ambitions déçues et n’attendant plus rien de la vie. Et tout ce beau monde s’accroche aux travaux épuisants que Grand Manitou attribue, à la tête du client par-dessus le marché. Du côté des femmes des varices ventrues s’épanouissent le long des jambes au bout de quelques mois de présence. Quant aux hommes, ils deviennent très vite hypocondriaques ou donnent dans le coup de poing, pour un rien. Une musique de foire enveloppe à longueur d’année cet univers tendu.

Le client qui ne fait que passer ne se doute pas de la peur qui gronde dans nos ventres, de « l’angoisse de perdre sa place » qui nous fait nous agiter comme des forcenés. Dans cette galère, une employée fraîche et appétissante finit toujours par recevoir une convocation de M. le Directeur qui lui trouve une compétence au-dessus de la moyenne des travailleurs trop ordinaires que nous sommes. Leurs deux absences sont remarquées. Puis, lorsqu’ils réapparaissent, elle n’est plus avec nous mais au premier étage où elle remplit des papiers.

Ses tickets de cantine changent de couleur. Elle-même d’allure. Sa voiture a quelques chevaux de plus.

Son mari vient plus souvent l’attendre à la sortie. Des visites surprises à toute heure de la journée. Il se doute bien de quelque chose. Mais notre petit monde est bien organisé. Il ne saura rien de ce qui se trame entre son épouse et M. le Directeur. Remarquez, nous non plus. En tout cas pas de façon très précise. Des regards quelquefois éloquents, un geste réprimé in extremis, mais c’est tout. Nos imaginations font le reste. C’est le privilège des Directeurs que de pouvoir s’entourer de secret.

Directeurs ? Ce sont plutôt des bêtes dressées à flairer l’argent partout où il se trouve. Et pendant qu’ils s’escriment à faire acheter n’importe quoi à n’importe qui, jolies employées veillez davantage à votre vertu. Le siège peut en être fait pendant très longtemps et avec bonhomie. Ces Messieurs offrent toutes sortes de facilités de crédit, de possibilités de carrière dans la « Maison » d’aménagements dans les heures de présence. Une fois le but atteint, ils se détournent de leurs proies et ne veulent plus du tout en entendre parler. C’est alors que les commérages nous resserrent dans les rayons. Nous y allons dans le commentaire des déboires conjugaux de Mme Leroy, de Mme Petroniou de Mme Derby.

Le mois dernier, un mari est venu assassiner sa femme, à sa caisse. L’homme n’a pas pu contenir sa jalousie. Le coup de feu, la mare de sang, l’affolement général ; pendant plusieurs jours nous en avons fait des gorges chaudes. Le magasin n’a pas cessé, pour autant, de fonctionner. Bien au contraire. L’acte odieux lui a fait de la publicité. On est venu de partout… La curiosité des gens dépasse mon entendement. Une curiosité malsaine. Celle-là même que M. Sergent sait exploiter, lui qui ne recule devant rien pour faire du fric. Il m’a sidéré le jour de la mort de Sartre :

– Maintenant que ce con est mort, je vais pouvoir faire des affaires. Je vais vendre du Sartre. Il nous a fait assez chier comme ça en entraînant une bande de jeunes voyous à paralyser la vie économique du pays.

C’est qu’en plus il a eu raison le gus. En gros tirage, les ouvrages du philosophe ont trôné la semaine d’après à toutes les têtes de gondole. Sartre n’a jamais été vendu aussi cher qu’au lendemain de sa mort. J’ai vu M. Seboul acheter deux livres qu’il m’a juré de lire un jour. M. Seboul c’est le conducteur du camion-vide-ordures. Il a été frappé de plein fouet par la publicité tapageuse faite autour de la mort – pas de Jean-Paul Sartre car il n’aurait pas su qui c’était – de ce bourgeois qui a amené les jeunes à se révolter contre la société. Celui qui louchait…

 

II

Pourquoi revenir sur toutes ces histoires anciennes ? Depuis notre dernière prise de bec, j’ai fait la paix avec M. Sergent. Je n’ai pas à me plaindre. Le travail que je fais ne me plaît pas mais il y a pire. Et puis, sans ce boulot, point de carte de séjour. Sans carte de séjour, je travaille au noir : se taire et tout accepter…

Il m’a à peine laissé descendre et il a accéléré comme pour me faire comprendre qu’il m’en voulait toujours. Ce chauffeur de bus, je lui tannerai le cuir un de ces quatre matins…

Mince alors ! Il faut encore appuyer sur ce bouton, cette sonnerie de malheur : Entrée du Personnel. Mais par le gros judas aménagé au milieu de la grande porte en fer le gardien m’a vu. A croire qu’il m’attendait !

– Entrez, M. Diarra. M. Sergent vous demande. Toute la matinée il vous a cherché le Patron…

– Mais pourquoi ? Nous nous étions entendus hier que ce matin j’allais à la Préfecture de Police du XVIIIe arrondissement. Je ne devais récupérer mes heures d’absence que cet après-midi…

– Allez lui expliquer tout ça. Il a l’air furieux…

Brave homme, ce gardien ! De trop nombreuses veilles l’ont complètement détraqué. Il m’a plusieurs fois dit « bonne nuit » alors que je sortais à midi trente.

Lui non plus n’a pas choisi. Ce qu’il fait l’enveloppe comme une peau de chagrin.

Pour ne pas être surpris à somnoler il a trouvé un drôle de système. Il abaisse sa casquette de geôlier moderne au niveau du nez et se plaque une main studieuse sur le front. L’avant-bras vient masquer la moustache. Mais Pavanini n’a jamais pu contrôler, lorsqu’il est pris par un irrésistible sommeil, les minces filets de bave qui échappent de sa bouche grande ouverte. Alors, comme de certaines formations de glace suintent en hiver des gouttes d’eau régulières, des gouttelettes d’un liquide jaunâtre tombent de la commissure des lèvres – des lèvres immensément écartées et solidement immobiles -, venant asperger la feuille de papier initialement prévue pour inscrire les noms des employés arrivés en retard et entrés par les portes réservées aux clients. Bemardi (l’occupant du rayon qui jouxte le mien) et moi connaissons parfaitement le rythme physiologique de Pavanini. Le lundi et le jeudi nous pouvons nous permettre d’arriver en retard. Ces deux jours sont épuisants pour notre bourreau au petit pied, sacrément intéressants pour les deux resquilleurs que nous sommes. Nous les appelons les jours où Pavanini « erfore » son panier.

Mais aujourd’hui il ne me fait pas rire du tout le Pavanin. M. Sergent m’aurait cherché toute la matinée. « L’air furieux », ajoute t-il sans doute par conscience professionnelle.

Il est quatorze heures à ma crampe d’estomac. Combien de fois ai-je failli me ramasser dans l’escalier menant au premier étage ! Faut-il aller tout de suite rencontrer le Patron ? Non, d’abord enfiler mon bleu de travail. L’homme n’aime pas s’adresser à un employé en tenue de ville.

Ma camisole de force est criblée de taches. Mais comment éviter ces marques laissées par toutes sortes de produits gras que je dois aller chercher « en réserve » et ranger « en rayons » ? Il me faudrait changer une dizaine de fois de tenue dans une seule matinée. C’est inimaginable. Ce ne serait même pas « rentable » pour la « Maison » un employé toujours fourré chez la lingère…Advienne que pourra, je me présente ainsi.

Il a entendu le bruit de mes pas sur le carrelage. Je n’ai aucune idée de ce qu’il va me dire :

– Entrez donc, M. Diarra. J’ai cherché à vous voir ce matin ». Le bureau a embelli. Un réfrigérateur bas est placé au bout de la table centrale. Ce gens d’appareil est précieux en été. Mais en hiver… ? Ah, le silence d’ici comparé au vacarme dans lequel nous travaillons en bas !… Un paradis. Les murs sont tapissés de dossiers, la moquette soigneusement entretenue et M. Sergent a l’air si serein… Il m’a encore raconté des bobards ce farfelu de Pavanini.

– Bon, vous avez l’air rêveur. Venons-en au vif du sujet. J’ai pu vérifier au Secrétariat du Personnel qu’aucune de vos absences n’est justifiée. En tout cas, nulle trace dans le cahier…

Cette fois-ci c’est moi qui bégaie :

– Mais, je n’ai jamais manqué sans vous avertir. Hier dans l’escalier je vous ai dit que j’allais aujourd’hui à la Préfecture de police.

Il sourit, l’air dominateur, le geste étudié :

– Dites-moi, combien de fois faudra-t-il vous rendre à la préfecture ?

– Aussi longtemps que les employés de là-bas n’auront rien à vous envier en matière de mauvaise foi.

Et pan ! Le coup a porté. Monsieur s’est débarrassé de sa veste et de son maintien calculé. Et regardez comme ses doigts sont crispés. Je trouve même qu’il a ajouté au bégaiement de la vulgarité dans les paroles :

– Je vous fous à la porte, sale…

Mon Dieu, il n’est pas allé jusqu’au bout de sa phrase ! Il a dû apprendre à s’arrêter à temps, dans les nombreux stages qu’on met à son actif. A féliciter, M. le Directeur ! Il s’est contrôlé. C’est bien simple, moi aussi j’aurais répondu :

– Sale….

Non, à quoi bon ? L’autre est toujours le plus sale de sa race dans les moments, de colère. En tout cas, me voici mis à la porte. Deux ans à faire le pantin dans les rayons d’une grande surface pour me voir congédier comme un bleu, sans indemnités. Cela ne va pas se passer comme ça. Et ma carte de séjour alors ?

 

III

Tout se vérifie de ce que je vous disais : c’est un malotru M. Sergent. Dix minutes bientôt que je suis debout devant lui. Il ne m’aurait jamais invité à m’asseoir. Je l’ai fait quand même. Avec l’énervement mes jambes ont molli.

Non, non non M. Sergent, je ne signerai aucun papier. Je n’ai commis aucune faute professionnelle.

– Si, M. Diarra. Vous ne signalez pas vos absences. Sur ces entrefaites, M. Salomon est entré. Il s’est approché de nous après avoir posé son gros cartable sur le bureau d’à côté. D’où peut-il venir ? Il transpire abondamment. Je m’empresse de lui dévoiler le coup que M. Sergent a tenté de réaliser en son absence.

Il me faut un allié et je sais que M. Salomon m’a toujours défendu. Tout plutôt que de voir triompher ce gros rat de M. Sergent. Mais n’ai-je pas fourré mon protecteur dans un sacré pétrin ? Il se frotte le menton en examinant le dossier étalé sur la table et auquel il ne manque plus que ma signature :

– Il faut que nous fassions l’effort de comprendre M. Diarra. Il est loin d’être le plus mauvais de nos employés. Nous pourrons toujours justifier ses absences en disant à la Direction générale qu’il est aussi étudiant. .

Quel lâcheur que son collaborateur immédiat, a dû penser M. Sergent. Ses joues ont rougi et le volume de son nez a augmenté. Je n’ai pas attendu qu’il m’ordonne de regagner mon poste. Ç’aurait été une humiliation pour lui de refermer le dossier en ma présence.

Bravo ! M. Salomon, vous avez de la suite dans les idées.

 

IV

Cela remonte à un an et demi le jour où dans une rue de Paris nous nous sommes rencontrés.

J’avais des livres dans les bras. Vous m’aviez demandé d’où je sortais ainsi un dimanche après-midi. J’avais répondu que je travaillais, avec un ami boursier qui prenait des notes en semaine et me les remettait. Vous avez été très encourageant. Vous m’aviez conseillé, même si cela me coûtait beaucoup de sacrifices, de continuer dans cette voie. Vous aviez ajouté, je m’en souviens encore :

– Je n’en serais pas aujourd’hui à surveiller les vols et à passer des commandes de marchandises si j’avais pu faire comme vous.

Avec cette réflexion désabusée vous aviez eu un geste d’agacement. Le lendemain nous nous sommes retrouvés dans le magasin. C’est alors que vous m’avez confié que vous travailliez pour la « Maison » même le dimanche. Voilà ! Aujourd’hui vous me tirez d’une situation bien embarrassante.

  1. Sergent n’aura pas eu le dernier mot. C’est la deuxième fois que le tortionnaire qui épie mes moindres mouvements doit rentrer ses griffes.

Deux jours après, sur ma demande insistante, il m’a délivré une attestation de travail. La plume est meurtrière et désespérée. Pas mon problème. L’essentiel est que je puisse me rendre à Paris avec ce document.

Je n’ai voulu faire confiance à personne. C’est moi-même qui ai signé le cahier des absences. Plus question de dire quoi que ce soit à qui que ce soit.

Mme Lukas ne l’aurait pas fait à ma place. Une vraie vendue celle-là ! La première à m’avoir joué un vilain tour dans ce bazar moderne. Elle m’a fait remplir une demande il y a deux ans. Je suis revenu une semaine plus tard, elle était absente de son bureau. Sa voisine a eu beau chercher, aucun dossier à mon nom. La malpropre de Lukas a jeté ma demande au panier dès que j’ai eu le dos tourné.

Zut, là aussi deux photos de perdues ! L’important pour moi ce jour-là n’était-il pas que ma candidature fût acceptée ? M. Salomon passait dans le couloir. La porte était entrouverte. Il s’est arrêté, nous a regardé chercher dans la pile des dossiers, m’a demandé mon âge et, sans autre forme de procédure, m’a invité à me présenter le lendemain matin. « Monsieur Betrand vous recevra », avait-il conclu en s’en allant.

 

V

Aujourd’hui je me représente à la Préfecture de Police muni d’un papier signé de la main de mon employeur. Personne ne pourra nier ma qualité de travailleur. J’ai un patron qui atteste que je suis chez lui depuis plus de deux ans.

Je suis incapable de donner son nom. Nous autres des longues files d’attente (été comme hiver), nous ne le connaissons que sous l’appellation « N°6 ». Tout le monde craint le fonctionnaire dissimulé derrière ce chiffre que j’ai appris à détester. Je me suis souvent surpris, dans la rue, à relever ce numéro sur les panneaux de publicité, sur les plaques d’immatriculation des voitures, dans les groupes de gens. Un nombre maléfique et qu’il faut affronter le cœur battant et les aisselles ruisselantes d’une sueur âcre et persistante. C’est plus que pénible. Et quel parcours du combattant avant d’arriver devant le « N° 6 » !

Si vous êtes debout depuis cinq heures vous pouvez figurer parmi les premiers. A sept heures et demie la grille d’une grande cour vous est ouverte. Vous êtes à l’intérieur de la Préfecture de Police. Quelques crottes de chien d’où s’échappent des touffes d’herbe têtue vous rendent l’attente écœurante. Cependant vous devez vous estimer heureux, vous n’êtes pas dans la rue à entendre vibrer vos tympans. Aucune indication sur aucun panneau n’interdit de klaxonner ou de démarrer sur les chapeaux de roues…

Je suis toujours parmi les plus matinaux. Je reconnais Haïbetna, Lopez, Boubacar, Cabral… Toute la bande est là. Dire que Cabral a cinq enfants ! Quelle éducation ces marmots pourront-ils recevoir ? Le père est serreur de boulons chez Renault. Trois heures de transport aller-retour. Les jours où ça roule bien. Une vie de fou comme dit Cabral lui-même. Il connaît toutes les émissions de télévision qui passent entre 20 heures 30 et 23 heures. Aller au delà de cette heure serait suicidaire pour lui. Il faut être debout à cinq heures, quelle que soit la saison. Une tasse de café vite avalée, en sus le sandwich préparé la veille et qu’il lui arrive souvent de ne pouvoir mordiller qu’une fois installé dans le bus spécial, d’une ponctualité mécanique. Cinq heures un quart précises. Villeneuve la Garenne est très calme à ce moment du jour de la nuit. Ténébreuses ces minutes à travers le brouillard.

Cabral est obligé de se rendre à Paris parce qu’il y a habité avant son déménagement. C’est là qu’il est enregistré. Ils auraient pu faire un effort pour transférer son dossier. Mais qu’est ce qui me prend ? Mon propre cas ne me suffirait-il donc pas ?

Moi aussi je prends le métro à des heures impossibles. La seule différence entre Cabral et moi c’est que je n’ai pas cinq enfants. Je pourrai ajouter que… Mais rien de tout cela ne compte pas aux yeux du « N° 6 ». Comme tous les autres, je suis un pollueur. Avec ou sans études.

Il avait déjà connu toutes ces humiliations le pion du lycée Charles de Gaulle de Saint-Louis, qui, le jour de mon succès au Concours des Bourses pour l’Etranger, me prévenait :

– Il te faudra beaucoup de courage. Paris n’est agréable que pour ceux qui y sont nés. Le bruit et l’agressivité les accompagnent de leur naissance à la mort. Cette ville est tout juste bonne pour faire du tourisme. Quelques jours seulement. Après il faut aller se refaire une santé.

J’aurais voulu vous revoir M. Blondin Thiam, pour vous confirmer l’exactitude de vos propos sur la grande ville. J’y trime à me faire peur moi-même. En perspective, aucun résultat satisfaisant. Je ne connais de cette capitale que les aubes et les crépuscules. Disons les choses plus franchement : je suis du côté où il ne fait pas bon se trouver. Dans la frange de ceux qui ne se lavent pas le matin. Aussi bête que ça. Ils ne se lavent pas parce qu’ils n’ont pas de douches chez eux. Rappelez-vous mon nid d’aigle au Boulevard Raspail. Comment voulez-vous que je me lave ? Avec quoi ?

Je comprends parfaitement la mine dégoûtée de l’officier qui vient d’ouvrir la porte de la salle d’attente. Il fait ça tous les matins. Commencer ses journées par le spectacle de nos têtes d’enfoirés quémandant le droit de travailler en France. Cela ne doit pas être très réjouissant. Enfin ! Qu’il grommelle à son aise !

Je ne suis pas mécontent. Dans la bousculade j’ai réussi à garder une place avantageuse. Trois personnes seulement ont pu déposer leur convocation avant moi. Mon numéro d’attente est le « 4 ». On verra ce qu’on verra. Il est déjà arrivé qu’on ne tînt pas compte de l’ordre de passage.

La faconde des immigrés ? Mais tout le monde connaît ça en France. Je puis vous assurer, moi, que cette volubilité légendaire n’a cours qu’en dehors des préfectures de police. Ici, c’est motus, bouche cousue. Seulement quelle éloquence dans les regards ! Chacun de nous voit s’intercaler entre son petit bonheur et lui ces numéros de guichets : 1, 2,… jusqu’au 10. Derrière chaque poste un employé omnipotent face aux « étrangers » que nous sommes. C’est du côté des sbires qu’on s’esclaffe.

Personne parmi nous n’oserait plaisanter. Cela est si vite arrivé qu’on vous accorde quarante huit heures pour rentrer dans votre pays.

Il y a partout des cendriers. A quoi peuvent-ils bien servir si aucun d’entre nous n’ose fumer ? Nous avons appris à avoir peur de tout et de rien. Nos gestes les plus familiers, nous nous les interdisons. Quel mal y a-t-il à fumer lorsque l’envie vous on vient ? Mes protestations intérieures sont brusquement interrompues par la vocifération du « N° 6 » :

– Nous les connaissons bien maintenant les masques sénégalais. Ça s’étale dans toutes les rues de Paris. Ta carte de séjour ne peut plus être prolongée. Tu as compris ?

Il ne s’est pas amélioré celui-là. Toujours aussi expéditif. Le vendeur de masques a bredouillé quelque chose que je n’ai pas pu saisir :

– Comment ? a gueulé le « No 6 ».

– Je ne gagne pas bien ma vie au pays et j’ai six enfants en bas âge, a articulé le marchand ambulant.

– Alors toi, tu es vraiment un champion ! Elles ne connaissent donc pas la pilule tes bonnes femmes ?

Faye n’a pas répondu. Je me demande comment il fait pour rester si calme. Un sang-froid admirable. Il est vrai qu’au pays un dicton enseigne que les insultes ne collent à la peau de personne.

 

Un petit changement dans l’organisation du service. Le « N° 6 » ne reçoit que les ressortissants de l’Afrique noire. Ce n’était pas ainsi la dernière fois. Un spécialiste de l’Afrique noire bientôt. Encore un ! Portugais, Marocains, Algériens, Espagnols…. doivent se présenter devant les autres guichets. Il ne faut peut-être y voir aucune espèce de discrimination… L’Afrique c’est une chose, L’Europe c’en est une autre. Il y a une Afrique blanche et une Afrique noire. A cet instant précis j’en suis furieux.

Par la grande baie vitrée qui sépare la Préfecture du Boulevard Ney, le spectacle du flot des voitures. Au fond Paris n’est pas si moche que ça. Quelle élégance la dame qui vient de traverser ! La maison à deux étages d’en face est cossue. Ses habitants ne doivent pas avoir idée de ce qu’est une file d’attente, une longue rangée au bout de laquelle on se fait octroyer le droit de survivre. L’écriteau sur la porte en gros bois verni doit indiquer « Villa… ». D’ici je lis mal. Un chien apparaît dans la cour. Il a l’air fou de joie.

Mais quelle heure est-il ? Dix heures et demie ! Vous figurez-vous ? En fait le chien dit bonjour à son maître : un gros blond en robe de chambre. Indécent le type. Voyez-moi ça un peu, encore en robe de chambre à dix heures et demie !

J’observe tout cela en me disant que je n’en serai bientôt plus le témoin. Après les vexations infligées à Faye, à Traoré et à Fofana, je jouerai mon va-tout.

Mes études traînent lamentablement. Deux unités de valeur par année. Par ailleurs, ras le bol du magasin, de M. Sergent et de son chantage perpétuel. Pour une seule tête sympa dans cet asile de fous je ne vais supporter la bile de qui que ce soit. Et puis quoi encore ?

Je n’ai rien à perdre à répondre du tac au tac. Le « N° 6 » n’a qu’à apprendre à être poli. Qu’il mesure ses propos. Pas question de lui planter mon poing dans la figure. Simplement répliquer par des paroles aussi dégueulasses que celles qui m’auront été adressées.

Je suis sur le pied de guerre. Mon tour approche. Une honte ma transpiration ! Mon cœur s’affole. Je ne résiste pas à l’envie de me gratter les jambes jusqu’au sang. Sous l’effet tonique de la peur j’ai allumé une cigarette. Au diable la frousse de débiles qui régit notre rapport à ces Messieurs de la Préfecture de Police. Je ne fume pas en réalité. J’aspire, puis expire la fumée. Sans aucun plaisir. Les regards se braquent sur moi. Comment ai-je osé ?

Je ne vois plus que l’instant imminent de l’affrontement. Celui où, parce que ce gardechiourme de « N° 6 » m’aura injurié, je serai devenu l’immigré le plus grossier, le plus intrépide et le plus furieux qu’on ait jamais entendu dans un bureau de préfecture de police.

– Monsieur Diarra ?

Ma cigarette écrasée contre la paroi vitrée du guichet suscite une sourde rumeur. J’ai perdu tout contrôle sur moi-même. Je ne sais le temps écoulé entre l’audition de mon nom et ces autres paroles du « N° 6 » :

– Qu’attendez-vous encore ? Prenez votre ticket et passez à la caisse. C’est trente francs. Avec ça, même pas marié à une Française…

J’ai titubé jusqu’au bout de l’allée :

– Bonjour Madame.

Que vois-je ? Une carte verte ! Non plus la carte orange mais bien la verte, celle valable pour cinq ans. Mon regard s’est voilé.

Qu’elle la garde la monnaie de mes cinquante francs. Mon corps a besoin d’être lavé et mon esprit aspire au repos.

Dehors, sur le trottoir, entre deux troncs d’arbre effeuillés tranquille et désuet, un petit banc vert. Je me suis assis, les mains croisées derrière la tête et le front levé vers le ciel. Un ciel de février lourd de nuages cotonneux que le vent pelote en silence.

 

FIN