Littérature

UN LIEU DE MÉMOIRE « LA MAISON SENGHOR-LES DENTS DE LA MER »

Éthiopiques n°97.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

2nd semestre 2016

UN LIEU DE MÉMOIRE « LA MAISON SENGHOR-LES DENTS DE LA MER »

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme / Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? », (Alphonse de Lamartine, « Milly ou la terre natale », in Harmonies poétiques et religieuses, 1830)

Révélateur de ses goûts et couleurs, de sa vision du monde littéraire et des arts plastiques, le domicile d’un écrivain doublé d’un homme d’État est, plus que tous les discours tenus par l’homme lui-même, ou tenus sur lui, un sanctuaire dont le langage se passe de mots. D’être humain à être humain, ce foyer favorise un contact à la fois sensoriel et spirituel. Et cette communication entre le visiteur et son hôte, fervente et silencieuse, est encore plus exaltante et poignante lorsque l’hôte n’est présent qu’en images qui sont autant de symboles. Ceux-ci parlent et agissent à sa place. Ce sont eux qui, avec l’éloquence d’une mimique, accueillent le voyageur, qu’ils renseignent.

Historique

Senghor s’y installe avec son épouse en janvier 1981. Mais, cinq mois après leur aménagement, leur fils unique, Philippe-Maguilen Senghor, âgé de vingt-deux ans, décède dans un accident de voiture. Suite à cet événement tragique, le couple habitera fort peu « Les Dents de la Mer », et préférera résider plus souvent en Normandie où, à Verson, L. S. Senghor s’éteint le 20 décembre 2001. La « Maison Senghor » (Les Dents de la Mer) est restée inoccupée jusqu’en 2011. L’État sénégalais la rachète alors, et en 2014 sa rénovation est confiée par le Président Macky Sall à la société Eiffage-Sénégal que dirige Gérard Sénac. Converti en musée, le domicile de L. S. Senghor (« Les Dents de la Mer ») est inauguré dans cette nouvelle fonction le 30 novembre 2014, et sa visite confiée à un guide, Barthélémy Sarr, né à Fadiouth, Sérère et catholique, ancien gendarme de la garde présidentielle et homme de confiance de Monsieur et Madame Senghor.

Disposition des lieux

Le nom de cette résidence, « Les Dents de la Mer », est emprunté au titre du film de Steven Spielberg sorti en 1975 (Jaws – Mâchoires -), lui même adapté du roman éponyme de Peter Benchley publié en 1974. C’est la gouaille populaire des Dakarois qui, inspirés par les formes anguleuses en triangles des murs d’enceinte et de l’architecture de la maison, a créé spontanément ce nom, du fait du succès du film et de la situation de la demeure, face à la mer (Corniche Ouest de Dakar). Construite en 1978, cette maison a une superficie de 7.849 mètres carrés, pour une surface bâtie de 800 mètres carrés. Le visiteur peut en découvrir le Salon blanc, où entre facilement la lumière du jour, c’est la pièce la plus spacieuse de la maison, où Madame Senghor recevait ses hôtes ; le Salon rose, qui faisait office de salle d’attente ; la Salle de réception abritant une grande table en marbre clair entourée d’une douzaine de chaises blanches ; le Bureau du rez-de-chaussée, constitué d’un plateau de verre fumé supporté par deux têtes de bouquetins en métal doré, endroit où le Président lisait chaque matin la presse avant d’entamer sa journée ; le Salon vert, où se trouvent des portraits du jeune Philippe-Maguilen Senghor et une tapisserie multicolore provenant de la Manufacture Sénégalaise des Arts décoratifs de Thiès ; la Penderie où sont restées suspendues des soutanes et des chasubles destinées à célébrer la messe ; la Chambre de Philippe-Maguilen Senghor, conservée intacte depuis son décès, pièce de couleur bleu nuit, avec le lit posé sur une estrade recouverte d’une moquette sombre avec, fixée au-dessus du chevet, une lithographie de Marc Chagall dédicacée en 1973 au président L. S. Senghor ; à côté est posée une chaîne stéréo au-dessus de laquelle est accrochée une photo encadrée où on le (Philippe) voit jouer de la guitare ; la chambre des Glycines, ainsi appelée en raison des motifs floraux qui en recouvrent les murs, salle qui faisait office de chambre d’amis ; la Chambre à rayures, contenant un mobilier en osier blanc ; la Chambre de Mamie, de couleur vert pomme, est aussi une chambre d’amis, mais où, après le décès de Philippe-Maguilen Senghor, Madame Senghor aimait se retirer ; la Chambre de Madame, de couleur vert pomme, où, sur la table de chevet, est posé un portrait de Christelle, la jeune amie allemande de Philippe-Maguilen Senghor, décédée en juin 1981 dans le même accident de voiture que Philippe, une des plus grandes pièces de la maison ; la Chambre du Président, dont lui-même avait choisi le mobilier dans des tonalités de gris et de beige, avec, accroché au mur, un tableau naïf représentant Mbind Diogoye (la Maison de Diogoye), maison du père du poète, située à Joal où Senghor vit le jour en 1906, et, posé sur une commode sobre et stricte à quatre tiroirs, le portrait de son épouse Colette Hubert tenant dans ses bras leur fils, Philippe Maguilen Senghor, qu’elle couve des yeux ; la Salle de gymnastique et de Coiffure ; le Bureau du premier étage, lieu préféré du président, car, disait-il, c’est là qu’il se sentait le mieux face à une statuette de Lat-Dior, et, accrochés au mur, les portraits de ses trois enfants, trois garçons : deux nés de son mariage avec Ginette Éboué, fille du gouverneur Éboué : Francis-Arfang Senghor, né le 30 juillet 1947 / Guy-Waly Senghor, né le 28 septembre 1948 / et Philippe-Maguilen Senghor né en 1958 du mariage avec Colette Hubert.

La bibliothèque attenante, fournie, et bien moins ordonnée que celle du rez-de-chaussée, présente, parmi les dictionnaires de français, de grec et de latin, un exemplaire de la Bible et un du Coran, dont les couvertures, usées, témoignent de la fréquence avec laquelle ces ouvrages ont été consultés par Senghor, dont on connaît l’attachement au dialogue interreligieux au Sénégal – comme dans le monde – ; la Cuisine, pièce ordinaire, avec un mobilier en formica bleu ciel ; la Piscine, de forme circulaire, creusée au cœur du jardin ; et le Jardin, avec à son bord un baobab majestueux, emblème de la République du Sénégal. Avec une architecture ouest-africaine, un nom d’inspiration nord-américaine (Jaws, Mâchoires, ou Dents de la mer), c’est de l’adjonction des formes et des couleurs, et de la mixité des origines linguistiques qu’est née la Maison Senghor à Dakar, réalisée par un architecte français.

Êtres chers et amis du poète

Il est hautement symbolique d’une affiliation que, dans l’espace où le poète se sentait le mieux, le bureau du premier étage, une statuette de Lat Dior à cheval soit ostensiblement posée devant sa table ; que d’autre part, dans sa chambre, Senghor ait accroché à l’un des murs une image de Mbind Diogoye (Maison du Lion, littéralement en sérère), la maison paternelle. Ainsi que des objets de culte, Lat-Dior et Mbind Diogoye invitent à se remémorer la résistance à l’occupation française (Lat Dior) et les faits et gestes que le poème « Joal » (in Chants d’ombre) énumère comme autant de rappels heureux d’une enfance villageoise sublimée en « royaume » couvert de « forêts de symboles ».

Lat-Dior

Lat-Dior Ngoné Latyr Diop (1842-1886), roi du Kayor (Cayor ou Kadior, 1566-1886) et héros national, s’est opposé à la colonisation française, et en particulier à l’implantation du chemin de fer entre Dakar et Saint-Louis. Contre les troupes militaires des représentants de la France, Faidherbe et Pinet-Laprade, il a livré bataille jusqu’au 27 octobre 1886 à Dékhelé où il a été tué.

Dans le Panthéon imaginaire de L. S. Senghor, il est, avec d’autres grandes figures de résistants ou d’intellectuels sénégalais, une pièce maîtresse. Le Président de la République du Sénégal, rendant hommage à Gaston Berger, en 1962, le rappelle :

Que Gaston Berger, le Saint-Louisien, repose en paix dans notre Panthéon imaginaire, à côté des El Hadj Omar Tall, Lat-Dior Diop, Amadou Bamba Mbacké, Malick Sy et Daniel Sorano. (L. S. Senghor : « Gaston Berger ou le philosophe de l’action. Article dans Hommage à Gaston Berger (Dakar, 1962). Reproduit dans Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 381-393. Ici, p. 393).

Dans ses essais, comme dans ses discours politiques, Senghor n’a cessé de glorifier ces noms. Et sa poésie, à entrées multiples – permettant d’alterner les points de vue sur la vie ou l’amour, la haine ou la magnanimité, le courage ou l’ingratitude, le patriotisme ou la lâcheté, la fraternité interraciale ou le racisme – procède également à la célébration de certains sanctuaires de son âme.

Joal

Au domicile familial du poète, une image, celle de Mbind Diogoye, trône au-dessus d’un meuble d’époque placé en face du maître de maison. L’invite n’est plus à y saisir un simple rappel nostalgique. Il s’agit plutôt, de façon univoque, d’une relique à laquelle, moralement, est attaché le plus grand prix, comme aux vestiges d’un passé cher. Passé dont le socle est Joal, ainsi décrit par L’Abbé Boilat :

La ville de Joal, l’une des plus importantes du royaume de Sine, est un ancien comptoir portugais qui fut pris par les Hollandais, repris par les Français, aujourd’hui entièrement abandonné des uns et des autres. […] Joal est la seule ville qui ait conservé des souvenirs du christianisme sur toute la côte jusqu’en Gambie. Quoique noirs, les habitants se disent Portugais et donnent encore des noms portugais à quelques-uns de leurs enfants. (Abbé David Boilat, Esquisses sénégalaises (1853). Édition consultée : Paris, Karthala, 1984, p. 98-99).

Près d’une vingtaine de fois dans son œuvre poétique (p. 15, 102, 153, 173, 174, 186, 198, 200, 238, 240, 247, 257, 267, 289, 361, 370), L. S. Senghor évoque ce lieu de naissance comme étant « la terre de son sang » :

J’ai choisi ma demeure près des remparts rebâtis de ma mémoire, à la hauteur des remparts

Me souvenant de Joal l’Ombreuse, du visage de la terre de mon sang. (In Chants d’ombre, « Porte Dorée », p. 10).

Il y a Joal, et il y a le père, Diogoye, ou vice versa. Le poète ne sépare jamais l’un de l’autre. L’un et l’autre l’ont façonné, inscrits qu’ils sont, de manière substantielle, dans sa sensibilité d’homme. C’est de Joal et de la personnalité de Diogoye que jaillissent dans sa poésie les images éblouies ou les peurs liées à l’enfance :

À Joal comme autrefois, il y a cette souffrance à respirer, qui colle visqueuse à la passion

Cette fièvre aux entrailles le soir, à l’heure des peurs primordiales. (Lettres d’hivernage, « Il a plu », p. 240).

C’est de Joal que lui remontent en mémoire la noble prestance de Diogoye, son prestige de négociant, et l’abondance de biens matériels en sa possession, dont Mbind Diogoye :

Mon père, Diogoye, qui signifie « Lion », avait été baptisé du prénom de « Basile ». Ce n’était sans doute pas un hasard. D’origine joalienne, et propriétaire terrien, il s’était fait négociant – la colonisation le voulait -, et il s’était installé à Djilor, au milieu du Sine : de ses vastes terres et troupeaux. Il possédait alors, disait-on, plus de 1.500 vaches. La maison de Djilor était pareille à celle de Joal. Sauf qu’ici, comme dans une villa romaine, il y avait un gynécée plus vaste – mon père avait quatre femmes, quoique chrétien -, avec logement pour le personnel domestique. (L. S. Senghor, in Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel, Paris, Bernard Grasset, 1988, p. 11-12).

Joal, berceau de l’être Senghor, est le lieu où celui-ci a toujours voulu être enterré, sur le tertre de Manmanguedj, près d’un marigot, dans le caveau familial.

« JOAL

1 Joal !

2 Je me rappelle.

3 Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas

4 Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.

5 Je me rappelle les fastes du Couchant

6 Où Koumba N’Dofène voulait faire tailler son manteau royal.

7 Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés

8 Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.

9 Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tatum Ergo

10 Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.

11 Je me rappelle la danse des filles nubiles

12 Les chœurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste

13 Penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes – Kor Siga !

14 Je me rappelle, je me rappelle …

15 Ma tête rythmant

16 Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois

17 Apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote, (L. S. Senghor, « Joal », in Chants d’ombre, 1945).

Le poète se trouve en Europe, assailli par les souvenirs de son village natal, Joal, et voudrait, à l’audition de ce seul nom (« Joal ! »), être tiré de son engourdissement. Par la répétition de « je me rappelle », huit fois dans le poème, il exprime le caractère lancinant de sa nostalgie. Si la langue du poème est une langue française classique, sans inventions verbales ou néologismes particuliers, en revanche, tout l’univers qu’elle explore est un univers africain, désigné par les termes : « signares* », « griots* », l’expression « chœurs de lutte », le cri « Kor Siga* », le nom propre de « Koumba N’Dofène* ».

Ces noms nous introduisent dans le monde sérère, celui de Senghor, où la musique et la danse (V.9, 11, 12,13) font partie de la vie ordinaire. C’est aussi un univers où les chorales de la mission catholique où Senghor a été élève d’octobre 1913 à octobre 1914 (« les voix païennes rythmant le Tantum Ergo »), témoignent d’une symbiose entre animisme et religion chrétienne (V.7, V.9). Elles sont aussi l’expression d’une culture où la mort est occasion de réjouissances (V.9, 10). Ici, morts et vivants communient en toutes circonstances : qu’il s’agisse des fêtes qui préludent au mariage (V.11), comme de celles qui accompagnent les moissons (V.12, 13). La vie y est trépidante et ponctuée par différents rituels, outre que les Sérères savent ajouter du rythme au catholicisme, religion importée, qu’ils mâtinent de touches locales. Ce qui explique l’emploi répétitif de la conjonction de coordination « et » : V. 9, 10 « Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo » / « Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe ». Ainsi, aux manifestations du rituel catholique lié aux fêtes de Pâques et à la célébration du Christ et de la Vierge, le monde paysan de Joal a-t-il adjoint, comme par magie, un « supplément d’âme » (Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion. Paris, Presses Universitaires de France, 1932, p. 167). Voilà pourquoi, comme par bonds de la pensée, « Et les processions », « et les palmes », « et les arcs de triomphe », le poète cherche à échapper à la dépression européenne, pour se remplir de la vie exaltante de Joal.

Le poème procède par contrastes. À la vie à Joal, bigarrée (V.3, 4, 5, 6), pleine de bruits (V.8, 9, 15), et pourtant très harmonieuse, est opposée celle que le poète, solitaire, mène en Europe : une vie sans relief, syncopée, où la mélancolie, symbolisée par un orchestre de « jazz », réfrène tout enthousiasme. C’est alors que la monotonie de cette existence est trois fois murmurée par le martèlement du verbe « sanglote », qui clôt la complainte.

Le poème passe ainsi de la vie d’exilé du poète, à celle de la race noire en général, dont une musique, le jazz, né outre-Atlantique, exprime si ce n’est la détresse, du moins le sentiment d’avoir été éloignée de sa contrée d’origine, l’Afrique, et déportée sur des terres de souffrance. L’expression insistante de « jazz orphelin » (V.17) est significative de ce double exil : celui du jazz, né à la Nouvelle Orléans, aux États-Unis, et dévoyé en Europe ; et celui du poète, né à Joal, et privé en Europe « du bruit des querelles » et des « rhapsodies des griots » (V.8) de son village.

Outre Lat Dior et Mbind Diogoye, la demeure dakaroise de Léopold Sédar Senghor, « Les Dents de la Mer », invite celui qui la découvre à garder en mémoire parmi les artistes que le poète a admirés, et dont il a reçu des marques d’amitié, Marc Chagall (1887-1985), peintre, graveur, sculpteur et poète d’origine biélorusse, installé en France, et dont les œuvres, originales, présentent des caractéristiques du surréalisme, sans relever essentiellement de ce mouvement artistique.

Non seulement Senghor le tenait en haute estime, mais il a su transmettre cette passion pour le peintre et ses tableaux à son fils Philippe. Voilà pourquoi c’est dans la chambre de ce dernier qu’est fixée, au-dessus du chevet, une lithographie de Marc Chagall dédicacée en 1973 au Président Senghor.

Le poète et les arts

Le rapport érudit et protecteur que Léopold Sédar Senghor entretenait avec les arts en général, et avec les arts plastiques en particulier, a fait l’objet d’une part d’articles fort documentés, d’autre part de l’intégralité ou d’une partie de plusieurs ouvrages critiques : de Daniel Delas (in Europe, 84e année, No. 930, Oct. 2006, « Senghor et les arts », p. 242-265), Sophie Courteille (Léopold Sédar Senghor et les arts vivants au Sénégal, Paris, L’Harmattan, 2006) et surtout de Souleymane Bachir Diagne (Léopold Sédar Senghor : l’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve, 2007). Mais il faut remonter aux années 1970 pour écouter Senghor lui-même parler de Chagall, et le faire parler :

Il y a des peintres cérébraux, dont les tableaux sont des idées : des formules, si même rythmées. Les œuvres de Chagall – tableaux, vitraux, gravures – sont aussi, bien sûr, des idées, mais des idées-sentiments, expressions de son moi le plus intime. Il écrivait, en 1967, dans le catalogue de l’exposition de Vence : « En tenant une pierre lithographique ou une plaque de cuivre, je croyais toucher un talisman. En elles, il me semblait que je pouvais placer toutes mes tristesses, toutes mes joies. […] Tout ce qui, au cours des ans, a traversé ma vie : naissances, morts, mariages, les fleurs, les bêtes, les oiseaux, les pauvres ouvriers, les parents, les amoureux dans la nuit, les prophètes bibliques, dans la rue, dans la maison, dans le Temple et dans le ciel. Et, avec l’âge, la tragédie de la vie en nous et autour de nous. (L. S. Senghor : « Marc Chagall et l’art nègre », Allocution à l’ouverture de l’Exposition Marc Chagall, à Dakar, le 18 mars 1971. Reproduite dans Liberté III, Paris, Seuil, 1977, p. 257-260, op. cit., p. 258).

Qu’il s’agisse de Lat-Dior, de Mbind Diogoye ou de Chagall, exemples retenus dans le présent article, parmi bien d’autres symboles ornementant « Les Dents de la Mer » l’impression qu’ils procurent est celle de présences magiques appartenant au tissu profond de l’univers affectif et intellectuel du premier président de la République du Sénégal. Ils résument sa foi : en son pays (Lat-Dior), en son ascendance sérère (Mbiin Diogoye), en l’art et ses illustrateurs (Chagall). Tels des mythes explicites, ils confèrent, par leur intensité dépouillée, dignité et humanité à un homme restitué à l’ordre de sa grandeur.

Lieux où rôde l’ombre du poète-président

Ici, de grandes ombres réveillent l’image du président-poète et ravivent son écriture. L’endroit compte ainsi parmi les cadres où son œuvre s’est prolongée, et a vu son destin s’infléchir. Il s’en dégage encore des ondes émises par l’enfant du pays sérère, qui atteignent le visiteur comme un souffle puissant ou une caresse d’alizé. Son univers familier y est suffisamment conservé pour que nous puissions, par la magie de la mémoire et des lectures, mettre nos pas dans ceux du fils de Diogoye, le suivre du bureau du rez-de-chaussée à celui de l’étage, contempler avec lui certains ouvrages dans leur reliure de luxe, ou lire par-dessus son épaule les pages qu’il est en train d’écrire, et, notamment, après le décès de son fils, un pan de l’ « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor », dédiée à Colette Hubert, la mère de l’enfant trop tôt arraché à l’affection de ses parents. Une profonde foi catholique s’y affirme, tel un paravent à la folie, au blasphème et à une fatale déréliction :

C’est déjà transparente la lumière de septembre, comme sur l’île de Gorée

Après une pluie d’hivernage. Et nous voyons voler les Anges sur leurs ailes diaphanes

Tu te rappelles, comme il embaumait le bonheur, l’enfant fleur de l’échange ?

Entends-tu donc sa voix vibrante de trombone, qui chante Steal away to Jesus. (L. S. Senghor, « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor », in Élégies majeures).

Poème écrit dans le deuil, le poète étant cruellement touché par la perte de son fils, l’« Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor » aligne des versets où le lyrisme souvent se teinte de métaphysique. Le visiteur se figure le poète en pleurs devant la dépouille de « l’enfant du bonheur » (in « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor »), de « l’enfant de l’amour » (ibidem), et, à la remémoration des vers/versets suivants, ne peut s’empêcher d’ajouter ses larmes à celles qui coulent sur les joues du père :

On l’a baigné pour les noces célestes, parfumé frais de vétiver / Allongé son corps long dans une bière de bois précieux.

Des jeunes gens ses camarades l’ont soulevé, porté sur leurs épaules hautes.

Sous les fleurs du printemps, les chants comme des palmes, son peuple lui fait cortège

Tout son peuple tressé en guirlandes serrées.

Les prêtres et les marabouts, les employés les ouvriers, les délégations des nations amies

Les notables bien sûr ; je dis voici le Sénégal montant des profondeurs ;

Les paysans les pêcheurs les pasteurs, et toute la Jeunesse qui se dit sans couture

De Bakel à Bandafassy, de Ndialakhar et Ndiongolor jusqu’au Cap-Rouge. […]

Ô Prince de la Gentillesse, nous aurons toujours soif de ton sourire !, (L. S. Senghor, « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor », in Élégies majeures.

Léopold Sédar Senghor et son épouse vivent peu de temps dans leur villa (« Les Dents de la Mer »), à savoir entre le moment où, volontairement, le président quitte le pouvoir, et 1982, l’année qui a suivi la mort accidentelle de Philippe-Maguilen Senghor.

Seuls vivent les morts …

L’art et la culture perdront-ils un jour leurs vrais protecteurs et mécènes naturels, dans un pays, le Sénégal, où tout, de la politique intérieure à la diplomatie internationale, avait été conçu pour eux par le premier président de cette république ? Aux « Dents de la Mer », l’on vient « retrouver, immatériel entre les murs, ce quelque chose qui nous reste et nous restera toujours de Léopold Sédar Senghor, comme un souffle de cet homme qui nous porte et nous inspire, un souffle poétique […] » (Abdou Diouf, préface de La Maison Senghor, textes de Xavier Ricou, avec photographies de Gogo Sy. Paris, Éditions Riveneuve, 2015, p. 10-11).

Demain, à la nuit tombante, et au départ de l’Aéroport Léopold Sédar Senghor, le visiteur en partance pour l’Europe ou l’Amérique gardera le souvenir grâce aux « Dents de la Mer », que « visite un reflet d’âmes propices » (L. S. Senghor, « Nuit de Sine », in Chants d’ombre, 1945), et grâce à la statue qui, résolument tournée vers l’avenir, réfléchit adossé à la mer -que Léopold Sédar Senghor n’est pas mort. Son effigie, réalisée par le sculpteur El Hadji Mboup et installée sur une chaise, embrasse du regard une immensité aquatique, bleue, verte, grise, qui s’incurve puis se relève jusqu’à l’horizon brumeux. C’est l’océan Atlantique, d’ici, la surface d’eau la plus grande d’un seul tenant. On imagine les baleines et les requins qui peuplent ses entrailles, les tortues et les loutres de son bestiaire sérère et wolof, et les djinns des légendes qui hantent ses mangroves jusqu’aux Antilles, jusqu’en Amérique du Nord. Ce matin d’avril, l’eau semble figée à perte de vue, dans un silence scintillant.

Légende ou anecdote ? Peu importe. Le poète croyait, mais pas jusqu’à l’obsession, aux Esprits. Il les évoque dans « Nuit de Sine » : « Que je respire l’odeur de nos Morts, que je recueille et redise leur voix vivante » (in Chants d’ombre). Ces derniers constituent un rempart contre l’aliénation, contre le Malin qui s’introduit dans sa chambre d’étudiant, et auquel il livre un combat halluciné : la culture étrangère, matérialisée par tous ces livres de latin et de grec, dans lesquels il se plonge avec avidité, et auxquels sa Mère ne comprend rien (« Me voici devant toi Mère, soldat aux manches nues / Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assemblage de bâtons et de haillons. / Si je te pouvais parler Mère ! Mais tu n’entendrais qu’un gazouillis et tu n’entendrais pas » (L. S. Senghor, « Ndessé », in Hosties noires, 1948).

Devant la « Maison Senghor-Les Dents de la Mer », c’est un homme apaisé qui scrute l’horizon. La Nation sénégalaise, qui l’a lu, entendu parler, ou écouté chanter, et qui croit aussi que « les morts ne sont pas morts », le célèbre par un ouvrage à l’architecture si soudanaise (Les Dents de la Mer), et par ce figement dans l’attitude d’un homme hanté par le rêve de l’Universel, mais humblement assis devant sa demeure, face au vaste monde qu’il a longuement parcouru : pour y défendre l’honneur de ses « frères » (« Poème liminaire », in Hosties noires), noirs ou blancs.

C’est moins l’harmonie des couleurs ou le luxe du mobilier, ou encore le souci de la ligne sans rupture, que la volonté d’ordre qui semble caractériser « Les Dents de la Mer » : une maison qui témoigne de l’actualité réelle de L. S. Senghor, qui ne cesse de se modifier sous nos yeux, de s’incarner dans les pensées et les mouvements de notre époque, dans les angoisses de celle-ci, dans son imagination de l’avenir aussi.

À l’intérieur de « La Maison Senghor », espace clos sur une vision du monde, et expression d’une sensibilité individuelle, le temps perpétue une figure de poète et de prosateur chargée de mémoire. Et sans être des fétiches, les objets exposés et les tableaux accrochés aux murs [celle épique d’un des précurseurs de la souveraineté nationale au Sénégal, Lat Dior ; celle de l’enfance à Mbind Diogoye ; celles d’un artiste ami, Marc Chagall ; de ses trois garçons ; de Collette Hubert, son épouse, aux « yeux insondables et calmes » (L. S. Senghor, « Épitres à la Princesse », in Éthiopiques)] ; par leur grand pouvoir de suggestion, manifestent, ici, la cohérence secrète d’un homme, d’une vie, d’une œuvre. Un homme aux chants d’ombre, dont le murmure heureux accompagne le visiteur enclin à la prière mentale :

Tu reviendras au festin des prémices. Quand fume sur les toits la douceur du soir au soleil déclive

Et que promènent les athlètes leur jeunesse, parés comme des fiancés, il sied que tu arrives », (L. S. Senghor, « Lettre à un poète. In Chants d’ombre).

Nul besoin, dans « Les Dents de la Mer », d’une mise en clair des messages. In Absentia, Senghor, éloquemment, s’adresse en des signes essentiels à son peuple. Et le peuple, qui l’a entendu, souffle en retour au poète, « avec la vieille voix de la jeunesse des mondes » (L. S. Senghor, « Chant d’ombre », in Chants d’ombre), que « seuls vivent les morts dont on chante le nom » (L. S. Senghor, « Élégie pour Philippe-Maguilen Senghor », in Élégies majeures).

BIBLIOGRAPHIE

Outre les articles et ouvrages cités dans le texte, voir :

BOURGES, Hervé, Léopold Sédar Senghor, Lumière noire, Éditions Mengès, 2006.

FRANCK, Jacques, Des lieux, des écrivains, Tournai (Belgique), La Renaissance du Livre, 2003. L’auteur y traite de vingt lieux mémorables : du « Train bleu », du « Grand Hôtel de Cabourg », du « Grand Hôtel » et des « Palmes » à Palerme, de l’« Hôtel Sacher » à Vienne, de la « Wartburg » en Thuringe, du « Auerbach’s Keller » à Leipzig, de l’ « Hôtel Eléphant » à Weimar, de l’ « Hôtel des Indes » à La Haye, de l ‘« Hôtel Cadogan » à Londres, du « Café Greco » à Rome, du « Sils-Maria » au bord du lac, du « Château de Duino », de l’ « Hôtel des Bains » au Lido, du « Grand Hôtel » des îles Borromées à Stresa, des rues et des places de Séville, du « Pera Palace » à Istanbul, de l’ « Hôtel des Grands Hommes » à Paris, de l’ « Hôtel Adlon » à Berlin, et de l’ « Hôtel Welcome » à Villefranche-sur-Mer .

RICOU, Xavier et SY, Gogo, avec Préface d’Abdou Diouf : La Maison Senghor, Paris, Riveneuve Éditions, 2015, 87 pages.

THOMAS, Louis-Vincent, Cinq essais sur la mort africaine, Dakar, in Philosophie et Sciences Sociales, n°. 3, 1968.

[1] Université Paris-Est, EA 4395 LIS, France