UN HOMME, UN PEUPLE, UN PAYS
Ethiopiques numéro 21
revue socialiste
de culture négro-africaine
Après votre élection à la présidence de la République, et pour éclairer votre action, vous allez mettre au point un certain nombre de doctrines. Pourriez-vous en préciser les principales, en commençant par le choix fondamental qui s’imposait en la circonstance : quel modèle de société voyiez-vous, alors, pour le Sénégal ?
– J’ai déjà eu l’occasion de vous en parler : je ne ferai, ici, que résumer.
Tout d’abord, c’est entre 1928 et 1931, sous l’influence de Georges Pompidou, que je me suis converti au socialisme démocratique. J’ai l’impression d’être resté, depuis bientôt 50 ans, socialiste et démocrate. En 1948 donc, j’ai quitté, nous avons quitté, la SFIO pour les raisons que vous connaissez. D’autre part, je vous ai déjà parlé des conceptions nationalistes que j’avais développées dans une interview donnée, en 1946, à l’hebdomadaire Gavroche. En résumé, depuis 1948, nous avons, nous socialistes, démocrates et nationalistes, élaboré un modèle de société qui fît de l’homme un créateur et non un assimilateur passif des modèles européens. Je dis « nous », car l’élaboration de ce modèle « sénégalais, socialiste et démocratique » a été une entreprise collective de mon parti.
C’est à partir de ce modèle, qui n’avait été qu’ébauché en 1960, que nous avons tracé, à grands traits, avec les moyens – financiers, techniques et humains – nécessaires, les objectifs de notre « Plan de Développement économique et social ». A long terme, celui-ci devait se réaliser à l’horizon de l’an 2001. Notre objectif majeur était, et reste, d’entrer dans la civilisation industrielle de l’an 2.001, avec un revenu annuel par tête d’habitant de plus de 700 dollars, alors qu’en 1960, celui-ci n’était que de 160 dollars. Il est, aujourd’hui, de quelque 420 dollars, malgré le cycle de sécheresse qui a sévi de 1966 à 1973. Cet objectif ayant été fixé, nous avons choisi, pour l’atteindre plus sûrement, deux moyens de prédilection, dont nous avons fait, l’un, l’enseignement, une « surpriorité », et l’autre, le secteur rural, mais surtout l’agriculture, la première des priorités.
L’Homme étant au début et à la fin du Développement comme agent conscient et comme but final, il s’est agi, d’abord par l’enseignement, l’éducation, la formation et la culture en général, de l’épanouir intégralement pour faire, de lui, plus qu’un agent actif, un créateur. C’est pourquoi, depuis l’indépendance, nous avons consacré à ce sous-secteur social plus de 30 % de notre budget de fonctionnement.
Notre première priorité, contrairement à la plupart des pays africains, ai-je dit, est le secteur rural. Il y a, à cela, deux raisons. La première est de justice sociale, car, dans le Tiers-monde, comme l’a bien vu Mao Tsé-Toung, les paysans sont les vrais prolétaires et non les travailleurs salariés. La seconde est de santé publique. A la veille de l’indépendance, le régime alimentaire des masses était déséquilibré : moins par manque de calories que de protéines animales et de certaines vitamines qui se trouvent dans les fruits et légumes. J’ajouterai cette troisième raison : nous ne sommes pas autosuffisants en matière de denrées alimentaires, ce qui nous oblige à consacrer, à l’alimentation, près du tiers de nos importations au détriment des biens d’équipement et, partant, de notre développement. C’est la raison pour laquelle, dans l’agriculture, l’accent a été mis, d’une part, sur la productivité et, d’autre part, sur la construction des barrages. Les trois facteurs qui ont révolutionné l’agriculture sénégalaise sont essentiellement l’emploi des engrais et des semences sélectionnées ainsi que les labours profonds avec charrue à versoir et traction bovine. Quant aux barrages, les quelque treize qui sont à notre programme à long terme nous permettront d’avoir 500.000 hectares de cultures irriguées, qui nous rapporteront plus que les 2.500.000 hectares actuels sous pluie.
Pour revenir donc à votre question, vous ayant déjà défini le modèle de société – sénégalaise socialiste et démocratique – que nous n’avons cessé d’élaborer, en vérité depuis 1948, j’ai préféré, en m’appuyant sur le Plan, vous dire concrètement quelles étaient nos priorités. Il s’agit, le « ventre plein » comme on dit, le corps et l’esprit épanouis, les paysans réellement libérés, que nous soyons les créateurs de notre propre avenir, personnellement et collectivement.
A côté de cet effort quantitatif, n’avez-vous pas cherché à atteindre un résultat qualitatif, notamment en diversifiant les cultures, de sorte que la dépendance à l’égard du commerce extérieur soit allégée ?
– Nous avons toujours, vous venez de le voir, mis l’accent à la fois, sur le quantitatif et le qualitatif. C’est pourquoi nous avons voulu sortir de la monoculture de l’arachide. Depuis l’indépendance, nous avons non seulement amélioré les rendements à l’hectare – jusqu’à 80 quintaux de riz, par exemple, en culture irriguée -, mais introduit d’autres cultures : l’arachide de bouche, le coton, la canne à sucre. Nous avons, d’autre part, développé les cultures maraîchères, dont les primeurs. C’est ainsi que nous exportons, pendant l’hiver, en Europe, des pommes de terre, des haricots verts, des fraises, des melons, et même des roses !
C’est dans cet esprit de diversification que nous n’avons négligé ni l’élevage, ni la pêche. Pour l’élevage, nous avons fait des croisements, avec des taureaux du Brésil et du Pakistan. Mais c’est surtout sur la pêche que nous avons fait porter notre effort. La France, ces dernières années, pêchait annuellement quelque 600.000 tonnes. L’année dernière, au Sénégal, nous avons pêché environ 340.000 tonnes de poissons. Le poisson est notre troisième production après l’arachide et les phosphates.
Passons à l’industrie, où se poursuit le même effort de diversification dans la qualité : diversification à l’intérieur d’un même secteur, mais diversification, en même temps, entre les quatre secteurs. Nous avions, au départ, en 1960 et pour le secteur industriel, une avance certaine sur les autres Etats issus, comme nous, de l’ancienne A.O.F. Nous avons développé l’industrie, qui représente, maintenant, près de 30% de la production intérieure brute – 18 % en 1960. Pour l’an 2.001, nous voulons porter l’industrie à 40%.
Puisque nous parlons qualité, nous accordons aussi une grande importance au domaine social, à ce que nous appelons le secteur quaternaire : à la sécurité sociale, à la santé, à l’urbanisme. Dans le domaine de la santé, nous avons éliminé les endémies tropicales – peste, fièvre jaune, etc. La baisse de mortalité infantile a même porté notre taux de croissance démographique à 2,9 %. Quant à l’urbanisme, la troisième école de l’Institut national des Arts, c’est l’Ecole d’Architecture et d’Urbanisme. Nous sommes en train d’élaborer un nouveau style architectural sénégalais, qui s’inspire de l’esthétique négro-africaine. Nous mettons, enfin, l’accent sur la pollution. Le ministère du Développement industriel est, en même temps, le ministère de l’Environnement [1].
Tout cet effort procède, en définitive, d’un esprit de culture, par où nous avons commencé. Il y a, naturellement, un ministère de la Culture, qui s’occupe du développement de la littérature sénégalaise, des arts plastiques, de la musique et de la danse, mais aussi de la conservation des traditions culturelles. Depuis l’indépendance, je l’ai signalé au début de notre dialogue, nous avons créé une nouvelle littérature et un nouvel art sénégalais, en attendant de créer une nouvelle philosophie, une nouvelle musique, une nouvelle danse. Tenez, en 1975, une Exposition d’Art contemporain sénégalais a tenu l’affiche, pendant deux mois, au Grand Palais de Paris. Après quoi, elle est allée à Stockholm, à Vienne, à Rome, à Bonn. Cette année, une autre exposition est organisée à Mexico, Washington, New York et Montréal.
On assiste, en ce moment, grâce aux œuvres d’un philosophe comme Babacar Sine, pour citer un exemple parmi les plus novateurs, à la formulation d’une sorte de nouvelle pensée sénégalaise. Comment la situez-vous par rapport aux efforts tentés par les intellectuels arabo-berbères : Abdallah Laroui, Hichem Djaït, Anouar Abdelmalek Samir Amin, pour n’en citer que quelques-uns, qui posent, pour leur aire culturelle, la problématique fondamentale de la modernité entre le Signe et l’Histoire, entre la nécessité d’une authenticité, mais de nature critique et dynamique, et l’obligation d’insertion dans un monde en constant bouleversement ?
– Je connais bien Babacar Sine, dont j’apprécie l’effort de modernisation de la pensée sénégalaise. Cependant, il n’a pas été le premier, ni comme vous le dites, le seul. Il faudrait citer aussi, parmi d’autres, le mathématicien Niang, le philosophe Alassane Ndaw et le critique Makhily Gassama. Il faudrait encore remonter aux années 1930, à la poignée d’étudiants qui ont fondé le mouvement de la Négritude pour percevoir le premier effort sénégalais de pensée moderne : à des hommes comme Birago Diop, Ousmane Socé Diop, Alioune Diop, qui a créé la revue Présence Africaine. Ensuite, vint la génération des Cheikh Anta Diop, le chercheur, et Abdoulaye Ly, l’historien.
Nous suivons une voie parallèle à la voie arabo-berbère, en particulier à la voie maghrébine. Les Maghrébins, et les Arabo-berbères en général, m’ont souvent inspiré, je ne le cache pas. Je suis un lecteur de Saint Augustin et de Ibn Khaldoun. J’ai suivi, également, les efforts des poètes arabes de langue française, comme Jean Amrouche et surtout Georges Schéhadé, qui est actuellement l’un des plus grands écrivains de langue française.
Il s’agit, pour nous Négro-africains et encore une fois, de nous enraciner dans les valeurs de la négritude, de garder ce don de l’analogie et du rythme que nous avons, en tournant le dos aux principes de l’art albo-européen. Il ne s’agit pas d’imiter la nature, mais de recréer la nature en la repensant, en la rêvant surtout. Il reste que, sans abandonner l’art de nos ancêtres, nous voulons nous enrichir de tous les apports fécondants de l’étranger, et d’abord des apports arabo-berbères. On chante de la même façon, on danse presque de la même façon depuis les rives du Sénégal et du Niger jusqu’aux rives de la Méditerranée. Il s’agit aussi, bien sûr, d’assimiler la raison discursive de l’Europe. Le problème est que, trop souvent, nous nous réclamons du socialisme scientifique tout en tournant le dos à la logique. Et, en fait de dialectique, nous nous laissons aller à la diarrhée verbale.
C’est contre ce laxisme, dans lequel succombent fréquemment nos doctrinaires politiques, voire nos philosophes, qu’a réagi le gouvernement sénégalais depuis l’indépendance, en donnant la priorité, d’une part, aux mathématiques, à l’effort d’imagination nègre d’autre part. C’est ce double effort pour concilier authenticité et modernité, qui caractérise ce qu’on a appelé « l’Ecole de Dakar » : en Lettres, en Philosophie, en Médecine, mais aussi en Mathématiques.
Que pensez-vous de la thèse, très controversée, de l’antériorité de la civilisation noire telle que défendue par Cheikh Anta Diop ? Ne risquerait-elle pas, par son aspect compétitif (puisqu’il ne s’agit pas seulement pour l’auteur de revendiquer justement une relecture de l’histoire telle que façonnée par la prédominance occidentale, point de vue que défend, avec brio, un des intellectuels africains les plus importants de ce temps : Ki-Zerbo), de déboucher, au-delà de la nécessaire redéfinition et de juste reconnaissance de l’immense valeur d’une admirable culture nègre trop longtemps méconnue, voire falsifiée, sur une sorte de racisme à rebours ?
– Je crois, comme vous, que la thèse de Cheikh Anta Diop doit être, pour le moins, nuancée. Il faut distinguer, d’une part, la préhistoire et la protohistoire, d’autre part, l’histoire proprement dite.
En ce qui concerne la préhistoire, à son dernier congrès, l’Association des Préhistoriens africanistes, dont la plupart sont des Blancs, a fixé à 5.500.000 ans l’apparition de l’Homme sur les plateaux de l’Afrique orientale. C’est un premier fait en faveur de l’antériorité des Négroïdes. Le deuxième fait, plus convaincant, est que, selon la majorité des préhistoriens, la première civilisation de l’Homo sapiens, celle de l’Aurignacien, était négroïde.
En ce qui concerne la protohistoire, Alexandre Moret nous dit, dans son Histoire de l’Orient, que les premiers colons des « vallées orientales », berceau de l’Histoire – celles du Nil, du Tibre et de l’Euphrate, de l’Indus -, étaient des « Négroïdes ». L’on sait que ce sont leurs descendants qui ont inventé les trois premières écritures, égyptienne, sumérienne et dravidienne, et qu’aucune des langues qu’elles exprimaient n’était indo-européenne, ni sémitique. L’on sait encore, selon le témoignage des Grecs, que les Egyptiens tenaient leur écriture, hiéroglyphique, des Nubiens, qui, incontestablement, étaient noirs, même au temps de l’Empire romain.
Ce qui nous ramène à la thèse de Cheikh Anta Diop. Pour lui, les Egyptiens de l’époque pharaonique étaient des « Nègres », au sens où le sont, aujourd’hui, les Wolofs et les Sérères. C’est là où je ne suis pas d’accord avec lui. En effet, les documents historiques – biologiques, littéraires, linguistiques, iconographiques – semblent prouver qu’ils étaient des métis de Nègres et de Blancs.
C’est ce que soutenait, dans les années 1930, Paul Rivet, mon professeur d’anthropologie à l’Institut d’Ethnologie de Paris, comme je l’ai signalé. « Il y a encore aujourd’hui », affirmait-il, « de 4 à 20 % de sang noir tout autour de la Méditerranée ». Et il développait brillamment la thèse selon laquelle toutes les premières et les plus grandes civilisations historiques étaient nées autour du globe, aux latitudes mêmes de la Méditerranée, et qu’elles résultaient du métissage, biologique et culturel, entre les trois grandes races noire, blanche et jaune. Toutes les découvertes contemporaines semblent, encore une fois, lui donner raison.
En tout cas, c’est sur cette idée fécondante que nous entendons créer une nouvelle civilisation sénégalaise, enracinée dans la négritude, et le plus profondément possible, mais ouverte aux quatre vents de l’esprit, qui soufflent des pollens variés, mais complémentaires.
Comment situez-vous votre propre apport intellectuel par rapport à celui des penseurs africains appartenant à des générations postérieures à la vôtre ?
– Je viens, en partie, de répondre à votre dernière question. Les générations postérieures à la mienne – celles des francophones Cheikh Anta Diop et Adotevi, des anglophones Mphalele et Soyinka, pour ne citer que ces noms – ont voulu être plus radicaux que nous, en oubliant que Césaire et Damas Rabémananjara et moi les avions précédés dans la voie de la négation radicale. Dans les années 1930, tout ce qui était blanc – la raison discursive, la morale chrétienne,« l’imitation de la nature », voire le « socialisme scientifique » et la femme blanche -, tout était rejeté par nous, au nom de la Négritude. C’est, je le répète, le racisme nazi, sa haine de la raison et ses crimes monstrueux contre l’homme qui nous ont, peu à peu, dessillé les yeux. Après deux ans de captivité, de 1940 à 1942, deux ans de méditation, je suis sorti guéri. Guéri de la négritude-ghetto, parce que du racisme : de la logique pure de la raison linéaire, de la passion anthropophage, comme du raisonnement abstrait, qui est encore plus cannibale. Pendant deux ans, j’avais donc médité sur l’essence du « miracle grec », que j’avais enseigné sans trop réfléchir, comme du miracle égyptien. Et j’avais découvert, au bout de ma réflexion, que c’était le miracle du métissage, biologique, mais surtout culturel, qui avait créé la civilisation grecque, comme, auparavant, la civilisation égyptienne.
Je ne me suis jamais irrité quand des membres des « générations postérieures » m’avaient attaqué. J’ai attendu et, à l’occasion, j’ai essayé d’expliquer, calmement, rationnellement, notre évolution : de la négritude-ghetto à la « négritude-humanisme du XXe siècle ». Il fallait bien que chaque génération montante entrât dans la vie « l’injure à la bouche », comme le voulait un écrivain français, qu’elle vitupérât, et vigoureusement, les « vieux » : Césaire et Damas, mais surtout Senghor, qui, parce que négro-africain, était le plus encombrant.
Quel rapport avez-vous entretenu ou continuez-vous J’entretenir avec certains intellectuels qui, comme Soyinka ou Adotevi, n’ont pas hésité à émettre des appréciations critiques à l’égard de vos théories concernant surtout le concept de la négritude ? Votre acceptation des critiques sur le plan intellectuel s’étend-elle jusqu’à la disponibilité d’écouter et, éventuellement, de tenir compte des opinions différentes de la vôtre, émises sur votre action politique ?
– Bien sûr, encore qu’il faille distinguer la culture et la politique.
Sur le plan de la culture, la génération d’après la mienne a eu raison de dire que nous n’avions pas exprimé toute la négritude, et que notre négritude présentait, dans sa première version, un aspect de racisme antiraciste – comme l’a dit Sartre. Ces écrivains ont eu raison de dire qu’il fallait embrasser tous les aspects de l’humain. Il est bon que les jeunes nous critiquent et qu’ils essayent de nous dépasser. Notre principal mérite a été d’avoir, les premiers, écrit des « vers nègres en français ». Nous ne sommes pas des classiques mais des pionniers : après nous, viendront les classiques.
C’est la raison pour laquelle j’ai fait nommer Stanislas Adotevi « directeur des Etudes » à l’Université des Mutants. A cette Université, que le gouvernement du Sénégal a créée avec l’aide de mon ami le philosophe Roger Garaudy, les professeurs ont pour tâche, précisément, d’enseigner, aux étudiants, les traits caractéristiques de chaque civilisation différente – euraméricaine, arabe, négro-africaine, indienne, chinoise, japonaise, etc. -, mais surtout que la civilisation du XXIe siècle sera faite des apports complémentaires de toutes les civilisations.
Au plan de la politique, j’admets encore plus facilement la critique. C’est dans les années 1930, encore une fois que j’ai opté pour le « socialisme démocratique », sans le prendre, au demeurant, comme l’Evangile ni le Coran. Mon mérite, ici comme là, s’il existe, c’est d’avoir essayé de faire œuvre de pionnier, en faisant effort pour penser par moi-même Négro-africain, et pour les Négro-africains. L’Histoire dira si j’ai bien ou mal pensé.
Considérez-vous qu’il est de votre devoir de vous tenir au courant de la vie intellectuelle et créatrice dans votre pays ?
– Exactement… Je discute beaucoup avec les écrivains et les professeurs, les intellectuels en général, mais aussi avec les artistes. Ceux-ci, en vérité, m’apportent plus que les écrivains. Nous nous écrivons, et à l’africaine, nous échangeons des cadeaux. Vous aurez remarqué que j’ai écrit nombre de préfaces et d’études sur les écrivains et artistes sénégalais.
L’exercice du pouvoir dans des cadres modernes, hérités des systèmes coloniaux, en d’autres termes, l’adoption d’institutions élaborées ailleurs (organisation parlementaire, judiciaire, exécutive) dans des pays possédant des structures de base encore largement traditionnelles, tout cela peut créer un hiatus et un phénomène d’acculturation perturbateur dans la vie publique de jeunes nations adoptant des systèmes modernes d’organisation collective et de gestion des affaires publiques (mais peut-être est-ce, là de toutes les façons, un recours inévitable ?). Comment concilier cette adoption de systèmes étrangers de gouvernement avec l’univers mental et le système de représentation de sociétés encore en partie traditionnelles ?
– Tout d’abord, nous n’avons pas transporté telles quelles, au Sénégal, la législation et la réglementation françaises. Nous avons tout repris et adapté à nos situations géographique et historique, culturelle et politique, économique et social. Nous n’avons gardé, avec la langue, que l’apport positif du Droit français : ses principes de rationalité et de cohérence. Pour nous, le droit français a été un exemple à assimiler, non la justice française. C’est ainsi que, depuis l’indépendance, en partant de la législation et de la réglementation françaises, nous avons, année après année, élaboré une législation et une réglementation sénégalaises, dans le cadre de nouveaux codes : Constitution avec ses lois et décrets d’application, Code civil, Code pénal, Code des Obligations civiles et commerciales, Code des Obligations de l’Administration, Code du Travail, Code de la Famille, etc.
Tout cela s’est fait, continue de se faire progressivement, en ménageant les étapes aussi bien dans le sens de la modernité et du socialisme que de la négritude. Pour les nationalisations, par exemple, des moyens de production, nous avons distingué celle de la terre et celle des entreprises industrielles ou commerciales. Je ne reviendrai pas sur ces dernières, dont j’ai parlé déjà plusieurs fois et où, pour les industries motrices – eaux, énergies, mines -, nous avons adopté et adapté le système de la cogestion. S’agissant de la terre, loin d’avoir imité l’U.R.S.S., avec ses kolkhozes et sovkhozes, ni la France, avec son système coopératif occidental, nous sommes revenus à l’ancien droit négro-africain, où la terre ne pouvait être un objet de propriété individuelle ni familiale, mais était propriété, non précisément « collective », mais nationale au sens de la gens. Et encore ! … car la terre était divinité. Nous avons donc, non pas « étatisé » ou « collectivisé » la terre, mais « nationalisé ». Cela signifie que l’Etat en est, pour la Nation, le gestionnaire éminent. C’est ainsi que, après la loi sur le Domaine national, qui a nationalisé 95 % des terres et dans le cadre de la Réforme de l’Administration régionale et locale, qui s’est démarquée du système français, l’Etat a mis, « pour usage », à la disposition des famille des paysans, les terres qu’ils cultivaient, et qu’ils ne peuvent vendre dans le nouveau système. En droit, l’Etat a, par cette loi, passé ses droits de gestionnaire éminent à la « Communauté rurale », plus concrètement, au « Conseil rural » démocratiquement élu. Mais l’Etat n’aura, auparavant, ni entièrement exproprié ni indemnisé les anciens lamanes ou « maîtres de terre ». Il leur aura délégué, non pas la propriété, mais l’usage de la terre, souvent étendue, que l’ancienne famille lamane cultivait par elle-même et ses ouvriers agricoles.
J’ai pris l’exemple de la nationalisation de la terre. J’aurais pu en prendre d’autres, comme le Code de la Famille, encore que celui-ci m’eut paru particulièrement significatif de l’esprit, nègre et moderne en même temps, dans lequel nous avons repris les « institutions élaborées ailleurs », comme vous dites pour les adapter à notre « univers mental » et à nos « sociétés en partie traditionnelles ».
Si nous passons du Sénégal à l’ensemble de l’Afrique francophone, la meilleure illustration de l’esprit nouveau de notre Droit me semble être le rapport de la Commission de Juristes africains chargée d’enquêter sur les massacres de Bangui. Si elle a été créée à l’occasion de la Conférence franco-africaine de Kigali, c’est que les chefs d’Etat africains avaient décidé de penser par eux-mêmes et pour eux-mêmes dans cette affaire, au lieu de croire, sur parole, tout ce que racontaient les journaux européens. Contrairement à ce qu’attendait l’opinion européenne, toujours condescendante et, partant, méprisante, les magistrats négro-africains se sont révélés d’une scrupuleuse honnêteté. Leur rapport est accablant pour l’Empereur Bokassa. C’est bien lui qui a commandé les massacres mais, précisent les magistrats, il n’est pas prouvé que l’Empereur y ait participé de sa propre main. Et le rapport a été publié- au grand embarras de tous ceux, nombreux en Euramérique, qui pensaient, et disaient, que les Négro-africains, même les magistrats, étaient incapables de courage politique.
Mais les structures traditionnelles comportaient un ensemble complexe quoique cohérent, d’interrelations entre différentes chefferies : temporelles et spirituelles. La féodalité précoloniale, en Afrique, existait comme un système assez différent de celui qu’a connu le Moyen Age occidental. Comment concilier cette donnée de base, héritée, avec la légitime aspiration à une modernisation des structures administratives et des institutions publiques ?
– C’est l’esprit dichotomique de l’Europe classique qui oppose discursion et intuition, religion et politique, tradition et modernité. Au Sénégal, nous avons toujours voulu concilier ces couples. J’ai dit « l’Europe classique », car, avant cette Europe-là, dans la Grèce ancienne, par exemple, sans parler de l’Egypte, et après elle à partir de Marx, l’on a travaillé à surmonter, dialectiquement, la contradiction que vous craignez.
Donc, au Sénégal, nous pensons qu’il est bon qu’il y ait des religions, et des philosophies, qui animent la société moderne – Marx lui-même nous a dit, dans ses œuvres de jeunesse, que la religion était un système d’explication globale du monde. Mais la religion, c’est aussi un système de pratiques pour aider l’homme à être plus homme. C’est la raison pour laquelle, dans notre Constitution, nous avons inscrit les libertés religieuses. Mieux, nous disons que les religions sont des moyens d’éducation. Notre Etat est laïc : il n’y a pas de religion d’Etat, mais nous coopérons avec les communautés religieuses. Le gouvernement est représenté dans toutes les grandes cérémonies religieuses. Il fait mieux, puisqu’il aide, concrètement, les communautés religieuses à remplir leurs missions.
[1] L’Environnement a été, depuis, rattaché au ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat.