Philosophie, sociologie et anthropologie

THOMAS HOBBES ET LA PROBLÉMETIQUE DE L’ARTEFACT : L’ÉCLOSION DE L’IMAGINAIRE À TRAVERS LA COMMUNICATION ET LA PAROLE

Éthiopiques n°96.

Littérature, philosophie, sociologie, anthropologie et art.

Raison, imaginaire et autres textes

1er semestre 2016

THOMAS HOBBES ET LA PROBLÉMETIQUE DE L’ARTEFACT : L’ÉCLOSION DE L’IMAGINAIRE À TRAVERS LA COMMUNICATION ET LA PAROLE

INTRODUCTION

La philosophie de Thomas Hobbes est une construction de la systématisation de l’État et du vivre-ensemble par le déploiement de la raison créatrice. Ce qui revient à dire que la création de la république répond à un art : l’art de la construction de la république qui correspond dans le hobbisme à plusieurs impératifs. Entre autres la communication et l’invention de la parole, qui en constituent la trame. La notion de communication est aujourd’hui l’une des plus en vogue de par la multiformité de ses utilisations. L’imprécision de cette notion explique, en grande partie, son succès. De la sphère naturelle [2] jusqu’aux hommes politiques, en passant par les administrations, les organisations non gouvernementales et les sphères virtuelles, tout le monde communique, ou plus exactement, tout le monde se doit de communiquer, pour répondre aux impératifs catégoriques de notre modernité politique : l’intercommunicationnalité et l’hyperconnectivité, symboles de l’ouverture à l’altérité et, également, au monde. La mondialisation elle-même exige une intensification de la communication entre les hommes pour les rendre plus compétitifs, plus performants. À fin de distinguer les activités humaines qui relèvent de la communication, Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle, propose, dans le cadre de l’élaboration de sa théorie politique, d’associer le concept de communication à toutes les formes d’actions de l’homme sur l’homme, par opposition à la relation sujet-objet, non déterminante dans l’activité communicationnelle. Le comportement communicationnel, pense-t-il, ne met pas en relation le sujet et l’objet, mais le sujet avec lui-même dans un premier temps et avec un autre sujet, dans un second temps.

S’il fallait définir ce concept de communication par une simple formule, on pourrait alors affirmer, avec le philosophe de Malmesbury, que la communication, c’est toutes les tentatives imaginaires et créatrices de l’homme afin d’objectiver des comportements qui véhiculent par eux-mêmes du sens. Autrement dit, c’est l’homme agissant, consciemment ou inconsciemment, sur les représentations de l’homme, par le détour des signes, des gestes, des symboles et de la parole, pour lui donner sens et quintessence. Sous cet angle, la communication pourrait se définir en tenant compte de la spécificité de chacune de ses qualités.

À partir de cette première tentative de définition, on peut envisager d’approfondir la notion moderne de communication, en y associant des paradigmes nouveaux qui tiennent compte de l’aspect virtuel du même mot et qui systématisent tous les progrès technoscientifiques qui accompagnent le développement de l’élan communicationnel global des humains. Ce qui pourrait signifier que la communication est l’acte par lequel les choses viennent à l’existence. L’acte de création d’un espace de mieux-être susceptible de maintenir les hommes dans le respect des uns et des autres. Cette deuxième définition, si elle ne peut être mise à part, détermine très nettement l’aspect progressif, perfectionniste, créatrice et multiforme de la communication, qui donne une vue d’ensemble à l’importance du concept. Pour ce faire, une réflexion préalable sur les contours de cette notion s’impose, et c’est un préalable à l’approche hobbesienne du concept de communication. Thomas Hobbes a, en effet, très bien mis en évidence la multiplicité des niveaux de communication à travers sa théorie politique sur les deux niveaux d’intellection qu’offre son approche de l’être-ensemble : l’état de nature hypothétique et la société civile. D’autres chercheurs en sciences sociales ont essayé d’en déterminer plus précisément les contours certes, mais de l’approche qu’en fait Thomas Hobbes, il se dégage une particularité qui enrichit non seulement le concept, mais aussi sa mise en application, pour une bonne approche des relations sociopolitiques.

Sans prétendre à l’exhaustivité, on essaiera plutôt de montrer l’originalité du penser hobbesien des types de communication, afin d’insister sur la complexité fondamentale de cette notion. Dans quelle mesure est-il possible de parler de communication à l’état de nature et quelle est sa spécificité dans la théorie politique hobbesienne ? En permettant d’agréger des représentations, des valeurs et des croyances différentes autour d’un référent commun, l’ambiguïté de la notion de communication n’est, bien sûr, pas étrangère au succès phénoménal de l’idéologie du même mot. Ce succès tient sans doute également à la symbolique du même mot communication. Il se matérialise, en tout cas, par la place de plus en plus centrale, accordée à la communication dans la manière d’appréhender l’étude des phénomènes sociaux. Ce qui conduit indubitablement à un autre type de questionnements en référence au contrat social. Quel est l’impact de l’imaginaire et de la création communicationnelle dans les assises du contrat social hobbesien ? Quelle en est la teneur et, finalement, à quelles conditions la communication dans le hobbisme est favorable à un être-ensemble meilleur ? Bien mieux, quelle est la spécificité des usages de la raison communicationnelle aux deux différents niveaux de la vie politique chez Thomas Hobbes ? Quelles sont les assises des certitudes hobbesiennes sur le comportement communicationnel à l’état de nature et spécifiquement dans l’art de créer la société civile ?

  1. L’ÉTAT DE NATURE, UN RÉFÉRENTIEL FICTIF DANS LE PROCESSUS COMMUNICATIONNEL DE CONSTRUCTION DE L’ÉTAT

La réflexion philosophique appréhende la fiction préalablement en commerce avec Platon, lorsqu’il introduit dans sa pensée philosophique des mythes, pour mettre en exergue l’idée selon laquelle un détour par la fiction peut constituer une voie efficiente et efficace pour l’accès au savoir. Pour autant, Platon est aussi un des féroces critiques de la fiction, car, selon lui, elle peut nous faire ressentir une émotion sans rapport avec la réalité ; l’émotion étant une maladie, une corruption de l’âme. Car il est « ce qui met en mouvement et nous jette au dehors ce qui devrait au contraire être au repos (ataraxie antique) agitant le corps d’une passion souvent néfaste ou bien suscitant en l’âme une force peu commune… » [3]. À la différence de Platon, Aristote verra moins dans la fiction un élan négatif qu’une donnée positive dans l’expérience sensible. Il n’y verra pas, en effet, le risque d’une confusion malaisée de l’âme. Pour lui, l’expérimentation des émotions permet à la fiction d’ouvrir la possibilité de comprendre la nature des choses, par l’examen de leur représentation. Et c’est dans ce cadre précis que s’inscrit le hobbisme, dont la compréhension ne peut mettre hors-jeu, la problématique fictive de l’état de nature, comme une fiction rationnelle, nécessaire à l’intellection de l’État civil.

Toutes les expressions du comportement, qui ne relèvent pas d’une forme ou d’une autre du langage construit, sont mises par Thomas Hobbes au compte de l’interaction comportementale communicante négative à l’état de nature. Il s’agit, à l’évidence, de comportements communicationnels, dans le sens où il met plusieurs sujets en interaction. Ce qui lui donne la légitimité d’une double approche de la communication, en conformité avec le cadre logique de la construction théorique de son projet politique. Sous cet angle, le philosophe anglais saisit la communication dans une démarche antithétique : l’aspect négatif et l’aspect positif. Appréhender la communication d’un point de vue négatif suppose la mettre en rapport avec la théorie de l’état de nature sous-jacente à tout le système politique hobbesien. De quoi s’agit-il ?

L’état de nature est un modèle théorique qui occupe une place bien précise dans la démarche résolutive et compositive pratiquée par Thomas Hobbes dans son système de pensée. Dans la préface du De cive, le penseur anglais compare sa démarche à celle d’un horloger. Ce qui suppose que pour comprendre le fonctionnement global d’une horloge ayant des ressorts, pense-t-il, l’on doit d’abord démonter ses pièces constitutives. Cette étape résolutive lui permet de comprendre le mécanisme de chacune d’entre elles. Après quoi, il sera à même de comprendre le mécanisme général de son objet en le reconstruisant. C’est cette méthode que Thomas Hobbes applique à la construction de la société civile. Compte tenu de l’importance de son projet, il fait comme si la société civile n’avait jamais existé, s’insurgeant ainsi contre la thèse de l’homme naturellement perçu comme un animal politique chez Aristote. À la vérité, l’état de nature est une hypothèse méthodologique, une fiction rationnelle sur laquelle Hobbes se fonde pour procéder à une étude attentive des passions humaines et les causes de la guerre de tous contre tous.

Cet examen introspectif le conduit à une conclusion radicale, universelle et cruciale : si les hommes ne vivent pas sous un pouvoir omnipotent et fort, pense-t-il, ils mènent une vie plus atroce que celle des fauves, qui se systématise par un état de guerre perpétuelle : l’état du loup. Pour le philosophe de Malmesbury, la notion de guerre ne doit pas être impérativement prise dans le sens radical d’une confrontation réelle. Selon lui, « … la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans les combats effectifs ; mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée » [4]. Partant, l’état de nature hobbesien est une fiction rationnelle, un état qui relève de l’imaginaire humain et purement rationnel, logique certes et surtout intemporel, qui n’a aucune réalité historique. C’est, en d’autres mots, une construction virtuelle en vue d’une inférence tirée des passions [5]. Avec ce référentiel fictif, Hobbes essaie de reconstruire démonstrativement les relations interindividuelles sous la bannière de la concurrence et de la lutte pour la survie. Dans ce cas, les individus auxquels il fait référence sont placés dans un univers où les biens disponibles sont quantitativement en nombre insuffisant. Et du fait de la concurrence, ils s’érigent en rivaux, ce qui implique que le risque pour eux de s’entretuer, au nom de leur survie, est toujours réel et grand.

Dans une telle atmosphère, à l’évidence, les comportements relationnels et communicationnels sont influencés par les motivations de la survie, sous-jacentes à un climat de belligérance. C’est la raison pour laquelle l’état de nature hobbesien ne peut jouir que d’une audience sulfureuse en matière de connexion ou, mieux, de communication interindividuelle, donnant ainsi à la communication naturelle un visage inhumain qualifié de communication négative. La négativité qui régit la communication à l’état de nature est justifiable par les relents conflictuels dus à l’insuffisance de biens nécessaires à la survie et à l’impossibilité pour les individus de trouver un langage commun à partir duquel des actions consensuelles pourraient être menées.

De façon générale, quand bien-même le langage semble répondre à une construction précise, les choses et les êtres sont nommés différemment. À ce niveau, l’on remarque l’absence de consensus qui fait de chaque dénomination une désignation différente et singulière du même objet :

« Étant donné en effet que toutes les dénominations sont attribuées pour signifier nos conceptions, et que toutes nos affections ne sont que des conceptions, nous ne pouvons guère éviter, quand nous concevons différemment les mêmes choses, de les nommer différemment » [6].

C’est dire que pour Thomas Hobbes il existe, comme il le dit si bien en substance, des façons de parler qui expriment les appétits, les aversions et les passions de l’esprit humain [7]. On peut rapprocher ces expressions de comportements divers de la communication animale qui, elle, relève de l’instinct. Ce socle primaire des signaux indiciels ne doit surtout pas être négligé. Bien au contraire, ces signaux constituent la base permanente des relations interindividuelles primaires à l’état de nature. C’est, en effet, à ce niveau que les séductions, aussi bien de la culture de masse que de nos relations interpersonnelles, nous touchent au plus haut point.

Pour aller dans le même sens, Jean-Jacques Rousseau affirme qu’il existe un intervalle immense qui sépare la perte de l’état primitif du passage à l’État civil. Pour lui, l’état de nature ne prendra fin qu’au moment où les hommes établiront des communautés politiques et se donneront un gouvernement [8]. Et la capacité pour eux d’inventer le parler leur permettra d’établir les normes communicationnelles favorables à l’éclosion efficiente de la société civile. Il est clair qu’avec le philosophe de Malmesbury et également avec Rousseau, au commencement n’était pas le verbe [9], mais la chair, les passions, l’instinct, les émotions. C’est là le lieu de rappeler que, quoique l’homme ait reçu à son origine une étincelle du verbe divin, il n’apporte pas avec lui sur terre une langue toute formée. Il porte bien en lui le principe de la parole en puissance, mais non pas en acte. Pour qu’il parle, il faut qu’il le désire fortement ; et la raison et la volonté d’aller à la paix sont des éléments constitutifs indéniables de cette quête du parler salvateur et socialisant. Car c’est une des opérations les plus difficiles de son entendement.

Tant qu’il vit isolé et purement instinctif, il ne parle pas ; il ne ressent même pas le besoin de parler ; il est incapable de faire des efforts de volonté pour atteindre cet objectif. Plongé dans une sorte de mutisme, il s’y complaît, tant que sa quiétude n’est pas bouleversée par une situation indésirable, provoquée consciemment ou inconsciemment. En fait, à l’état de nature, tout ce qui ébranle l’ouïe de l’individu n’est à l’origine que bruit, il ne distingue pas les sons comme sons, mais comme ébranlement et ces ébranlements, analogues à toutes ses autres sensations, n’excitent en lui que l’attrait ou la crainte, selon qu’ils éveillent l’idée du plaisir ou de la douleur. Autrement dit, les corps se touchent avant les esprits, dans l’expression de l’élan passionnel, entraînant les masses humaine à l’entrechoquement. De ce point de vue, toute « communauté » ou pseudo communauté à l’état de nature est tissée d’un maillon de relations non langagières, de communication négative d’autant plus efficaces qu’il demeure largement inconscient ou primaire, enfoui sous les messages. Ces messages constituent une forme de communication qui nous conforte dans cette idée selon laquelle

« la communication n’est pas le propre de l’humain. Les animaux communiquent entre eux de multiples manières : la luciole avertit la femelle de sa présence par des signaux lumineux ; le loup adopte des postures particulières (position des oreilles et de la queue, pour montrer sa soumission à un mâle dominant ; les oiseaux utilisent des chants différents pour signaler leur présence à un congénère ou pour séduire une partenaire. Les singes utilisent des cris d’alertes différents pour signaler au groupe la menace d’un serpent, d’un aigle ou d’un léopard » [10].

Voilà qui démontre que la communication n’est pas l’apanage des humains. Elle est le propre de tous les êtres vivants (animaux et hommes). Mais il existe des critères distinctifs de ces deux types de communication.

  1. LA RAISON COMMUNICATRICE OU LE CRITÈRE DISTINCTIF DE LA COMMUNICATION ANIMALE ET HUMAINE

La philosophie hobbesienne pourrait être pensée comme la pensée de base de la raison communicationnelle, au sens de la raison communicationnelle du philosophe contemporain, Jürgen Habermas. En effet, s’il nous vient à l’idée de faire de Thomas Hobbes l’un des précurseurs de la raison communicationnelle, c’est en raison de la forme de la raison pratique, fondée sur les principes d’universalisation du langage ou de la parole à l’œuvre dans toute communication portée à l’intercompréhension, qui est un concept central chez Habermas et qui est déterminante dans l’appréciation des codes langagiers en action dans l’agir communicationnel. Il existe à l’évidence, chez Thomas Hobbes, des critères distinctifs entre la communication animale et la communication humaine : « les critères de définition du langage humain varient selon les auteurs, mais tous s’accordent sur un petit nombre de critères distinctifs » [11]. La distinction générale de la communication animale et de la communication humaine apparaît évidente avec la possibilité naturelle de l’homme de faire usage de sa raison.

Ainsi, par la raison communicatrice, l’homme est capable de produire des choses nouvelles. Mieux, il développe la capacité de créativité, qui est quasiment impossible chez l’animal :

« La créativité : le langage humain a la capacité d’exprimer un nombre de significations quasi illimitées, alors que la communication animale se limite à quelques messages stéréotypés (appel, alerte, demande etc.). Le langage humain permet de décrire des objets, des situations, de raconter des histoires » [12].

La créativité humaine a pour objectif principal de donner un contenu fiable au langage à partir d’unités élémentaires que sont les sons et les sens. Ces unités élémentaires s’assemblent pour former des mots et leur donner un sens conventionnel. À partir des mots formés, l’homme pourra faire des phrases pour mieux se faire comprendre des autres : « Selon le linguiste André Martinet, le langage humain est construit à partir d’une « double articulation ». La première articulation est celle des unités sonores – les morphèmes – qui peuvent être assemblés pour former des mots différents. La seconde articulation est celle des unités des sens (morphèmes, mots, phrases) qui permettent par combinaison de composer une infinité d’énoncés » [13]. Partant de cette construction du langage, l’homme a la possibilité de représenter le monde dans lequel il vit :

« La représentativité est un autre caractère fondamental du langage humain. Un mot n’est pas simplement un signe (comme un cri, une posture, un geste qui exprime une émotion (colère, peur) ou une sollicitation (attention danger ! donnez ! Pars de mon territoire). Le langage repose sur des signes arbitraires qui renvoient à des représentations du monde par une phrase simple (…) je peux représenter un objet, une personne et donner des informations sur leur situation » [14].

S’il y a un problème qui se retrouve à tous les niveaux de l’œuvre de Thomas Hobbes, c’est bien celui de la communication. Toute son œuvre accorde, en effet, une place centrale et une fonction majeure au langage, à la parole en tant qu’il permet de rapprocher les individus et de se mettre en accord sur un système politico-social capable d’accorder à chacun d’entre eux la paix et la sécurité, pour pallier la violence naturelle. Hobbes est donc un philosophe du langage, car son projet politique ne s’élabore pas en marge du langage, de la parole et de la communication. Il n’est donc pas exagéré de faire de la raison communicatrice l’élément central de sa pensée politique. Mieux, cette pensée politique n’est mise en exergue que par la parole. La notion de communication, aussi inattendue soit-elle, est bien présente aussi bien à l’état de nature que dans la société civile. Cependant il convient de l’examiner dans un premier temps selon les termes appropriés à l’état de nature hypothétique, avant de conclure à son implication à l’État civil. Pour parvenir à une bonne analyse, il faut d’abord et avant toute chose définir la notion de communication de sorte à en cerner les contours, pour éviter tout contresens. La communication est, de manière générale, au centre de toute sociabilité et, sans aucun doute, la pierre angulaire de la vie communautaire. C’est aussi l’art de développer et de réaliser des projets de toutes sortes (politiques, économiques, culturels). C’est la raison pour laquelle la pensée politique de Hobbes n’est mise en exergue que par le langage,la parole et l’aptitude à communiquer qui fondent le lien social.

Cette pensée communicationnelle s’explique dans un premier temps à l’état de nature par les expressions corporelles : du visage, les gestes, les postures du corps, les mouvements et les inflexions de la voix. C’est à proprement parler le domaine de la communication non verbale. La communication non verbale relève du domaine du langage non articulé, mais peut représenter cependant un moyen systématique ou épisodique de communication. Partant, il est maintenant aisé de faire du geste et autres signes associés un commentaire muet de la parole. La parole qui est un acte de phonation manifestant la faculté de penser en usant de sons articulés conventionnels, elle-même, viendra donner un contenu et une expression définitive à ces signes qui lui permettront d’être plus expressive et plus communicatrice. C’est la raison pour laquelle bon nombre de linguistes suggèrent qu’on ne la confonde pas à la communication. Selon Fabien Chareix, « la parole ne doit pas être confondue avec le langage lui-même puisque son sens propre en fait moins un système qu’une faculté dont l’origine est corporelle, et plus particulièrement neurale et organique » [15]. Il faut souligner que Thomas Hobbes a une approche moins claire de la parole. Vu que l’état de nature est une donnée virtuelle et hypothétique, l’essentiel, chez le penseur anglais, c’est de décrypter les comportements communicationnels susceptibles de mettre les individus en conflit ou au contraire de les rapprocher.

En tout état de cause, avec la conception hobbesienne de la communication, il se dégage une complémentarité entre les signes du langage et la parole. Autrement dit, même si les signes du corps et les codes langagiers non articulés peuvent fonctionner sans intervention du langage articulé, la détermination de leur contenu et, par suite, l’identification de leur expression reposent, en dernière analyse, sur le langage articulé, c’est-à-dire la parole. La plupart du temps, la communication non-verbale est supposée non consciente. Parce qu’elle n’est pas toujours consciente, la communication non-verbale est aussi du ressort des animaux et de la nature phénoménale. En effet, la nature tonne pour annoncer la pluie. Les animaux gazouillent, brament, feulent ou roucoulent pour annoncer leur présence ou même pour détecter un danger. Hobbes estime que les enfants, encore inconscients, sont capables d’une telle communication. C’est pourquoi, il stipule, en parlant à propos des enfants, que : « Les enfants ne sont doués d’aucune raison avant d’avoir acquis l’usage de la parole ; mais on les appelle des créatures raisonnables à cause de la possibilité qui apparaît chez eux d’avoir l’usage de la raison dans l’avenir » [16].

La raison se trouve en puissance chez les enfants. Dans l’immédiat, ils arrivent à communiquer à travers des pleurs et des cris ou même le rire pour exprimer leurs états d’âme. L’absence de la raison n’influe donc en rien sur la communication. C’est pourquoi, les animaux peuvent communiquer. Il est donc nécessaire de savoir que la raison n’est pas l’unique élément déterminant de la communication, dans un sens purement hobbesien. Cependant, c’est grâce à elle que l’homme définit les conditions d’une meilleure communication. La communication non-verbale, telle qu’elle nous est présentée, est l’élément qui stimule les passions à l’état de nature et leur donne un sens adéquatement lié à cet environnement fictif, l’état de nature, dans le sens d’une communication négative. Tout ce qui a trait aux sens, c’est-à-dire ce qui est perçu comme ayant une signification est une information et participe à la communication. Partant, ce que nous avons à dire peut se dire, soit par les mots, soit par les mimiques, le regard ou les gestes courants volontaires ou involontaires. Les mots ne constituent qu’une partie de l’information échangée, la partie considérée pour la plupart du temps comme consciente. Mais les gestes et les attitudes, eux, expriment l’état émotif et les pensées. C’est dire que ce que les mots ne disent pas toujours, le corps l’exprime souvent. Il est donc à noter que l’un des traits caractéristiques du langage humain est le mouvement corporel qui accompagne l’effort de communication verbale. Parmi les composantes de ce comportement, la gesticulation manuelle est celle qui traduit le mieux, parfois qui trahit les nuances de la pensée qui s’exprime. Remarquons que nous pouvons faire dire aux mots ce que nous voulons dire. Le mot, en tant que tel, n’a de sens que parce que son créateur lui en donne. Tout objet bénéficie d’une nomination arbitraire. Mais ils peuvent être mal interprétés compte tenu de la subjectivité des interprétations à l’état de nature.

Ces interprétations peuvent entraîner des malentendus. Dans ce même élan, les mots peuvent mal exprimer une pensée ou une émotion dans toute son authenticité. Mais si les mots sont parfois trompeurs ou non appropriés, notre gestuelle, elle, est redoutablement explicite. C’est ainsi que le jeu des forces physiques opposées donne droit à des chocs passionnels. Bien entendu, chaque expression de notre visage, chaque attitude ou position de notre corps, chaque mouvement que nous faisons dévoile le fond de notre pensée et nous aide à communiquer. Pourquoi donc les problèmes de communication (aspect positif, c’est-à-dire harmonie, compréhension) entre les êtres sont-ils souvent si importants ?

Si nous nous référons à l’étude faite à propos des passions, nous nous rendrons à l’évidence que la communication est rendue difficile à l’état de nature à cause de l’égoïsme des hommes, de leur solitude couronnée par la volonté de garantir leur survie, dans un environnement où toutes les forces cherchent à s’imposer en s’opposant. Dans un tel environnement, une seule certitude se dégage. C’est que personne n’est sûr de s’imposer, même s’il est le plus fort ou le plus rusé. Car, à l’état de nature, sous le rapport de l’égalité naturelle, le plus fort n’est jamais assez fort pour vaincre toujours le plus faible. En effet, Hobbes développe le principe de l’égalité entre les hommes à l’état de nature pour montrer la complexité des relations interindividuelles. Il dit, en substance, dans le De Cive que l’on estime tous les hommes naturellement égaux. C’est ainsi qu’il définit la huitième loi de nature. Il s’agit d’une égalité des hommes devant la crainte de la mort.

L’individu rend la communication difficile par sa rigidité et la défense de son intégrité physique, c’est-à-dire l’attitude générale adoptée par le corps, lieu par excellence de l’expression des émotions, l’état affectif, nos tensions ou nos relaxations. Ainsi l’individu est toujours disposé à perpétuer son mouvement vital pour assurer son intégrité physique. Outre le souci de protéger son corps contre les agressions de toutes sortes, l’individu à l’état de nature garde une distance de sécurité entre lui et les autres par mesure de prudence. Cette attitude est une forme d’isolement des personnes, ce qui influe sur les relations déjà violentes. Cette distance de sécurité est un signe de prudence et de méfiance. Comme les animaux défendent farouchement leur territoire, les hommes à l’état de nature « règnent » sur une étendue qu’ils considèrent comme la leur. Les distances que nous utilisons pour maintenir autour de nous un espace personnel sont très importantes en matière de communication. Bien entendu, elles sont à prendre comme des seuils, car le sentiment de distance dépend de plusieurs facteurs. De plus, ces données ne sont pas immuables ; chacun les modifiant peu ou prou selon son tempérament, ses pulsions, ses désirs et sa volonté.

Mais tout de même, tenir compte de ces différentes distances en fonction des situations peut faciliter ou entraver la communication. C’est-à-dire qu’une situation inadaptée induit des comportements de défense, ce qui est favorable à la guerre. Cette guerre, qui prend sa source dans la communication, n’a de sens que parce que l’homme est naturellement un être parlant. Aussi s’avère-t-il nécessaire de faire une distinction entre l’homme naturel, incapable d’expression verbale, purement soumis à l’expression de la rivalité, la méfiance et la gloire, causes de la guerre à l’état de nature, et l’homme tout court, capable de la parole. En gros, avec le philosophe de Malmesbury, on retient que le langage est à la fois naturel, en tant que création divine, et conventionnel en tant que signe humain de créativité : « Le premier auteur de la parole fut Dieu lui-même, qui indiqua à Adam comment nommer les créatures qu’il présentait à sa vue » [17]. Thomas Hobbes ne conteste pas le fait que les animaux puissent communiquer par des signes vocaux, qui forment une sorte de langage animal. Toutefois, la communication animale se distingue de la communication humaine par le fait qu’elle est purement et uniquement naturelle :

« Quant à la communication vocale à l’intérieur d’une même espèce animale, ce n’est pas par leur libre-arbitre, mais par le cours inéluctable de leur nature que les cris d’animaux signifiant l’espoir, la crainte, la joie et les autres passions, servent d’organes à ces mêmes passions » [18]

Contrairement à la communication animale, la communication humaine est conventionnelle dans son usage : « L’origine du langage ne peut être autre que le choix de l’homme lui-même » [19]. À partir de cette affirmation hobbesienne, la question peut se poser de savoir d’où il vient qu’au sein du règne animal, l’homme détient un pouvoir particulier, arbitraire, de parler, c’est-à-dire de nommer les choses ?

  1. LA PAROLE OU LA RE-DISPOSITION ARTIFICIELLE DES ÊTRES ET DES CHOSES POUR UN ÊTRE-ENSEMBLE MEILLEUR

La vision hobbesienne de l’homme au sein du règne animal paraît quelque peu ambiguë. D’une part, en tant qu’être composé de matières et de mouvements (mouvement vital, mouvement animal), l’homme est partie intégrante de la nature phénoménale. Mais il dispose, d’autre part, d’une faculté particulière, un pouvoir arbitraire qui permet le langage articulé, la science et l’art par l’émergence de la créativité. En effet, de naissance, il existe en l’homme des propriétés qui le distinguent d’emblée de l’animal. Au nombre de celles-ci, Hobbes compte la raison, les passions, mais aussi et surtout la parole qui, ensommeillée, lui est pourtant liée intrinsèquement et parvient à éclore avec l’enlisement de la belligérance humaine. C’est pourquoi, Louis Roux précise dans la préface des Éléments du droit naturel et politique : « …C’est de la parole, qu’elle soit signe, nom ou discours que Hobbes se préoccupe uniquement » [20]. L’homme est un être mixte. Par sa nature, il peut dépasser sa propre nature par des productions arbitraires et artificielles de normes viables. De ce point de vue, le langage se présente comme l’exemple par excellence d’un pouvoir à la fois naturel et artificiel qui permet à l’homme d’échapper à l’ordre de la nature et de créer les conditions de possibilité de sa propre humanité. Par le langage parlé, l’homme peut modifier ce qui est donné naturellement en sa faveur. Voilà qui explique que la parole n’est pas une faculté surajoutée à l’ensemble des fonctions animales, mais la parole naît artificiellement du langage pour ré-disposer le naturellement bestial. Le fait de parler modifie certainement légalement et qualitativement tous les rapports avec les êtres et les choses.

La raison et les passions sont certes liées à la nature humaine, mais elles ne représentent pas l’essentiel des composantes de cette nature. La parole apparaît, du coup, comme l’élément privilégié qui va permettre à l’homme de se démarquer de l’immédiateté mécanique, à travers des nominations, des discours et autres signes. La question se pose alors de savoir quel rapport la parole peut avoir avec la guerre à l’état de nature. Ce rapport est fondamental, non pas parce que la parole, en tant que telle, est la cause fondamentale de la guerre, mais parce qu’elle permet de rendre compte de l’ambivalence essentielle de l’existence humaine, qui fait de l’homme un être à la fois capable de guerre naturelle et de paix civile. Contrairement aux animaux qui ne peuvent que faire un usage naturel de la voix pour exprimer leurs désirs immédiats et leurs affections tout aussi immédiates, la capacité pour l’homme de faire usage de sa voix, d’utiliser et de comprendre des signes arbitraires, représente ce en quoi consiste la parole. La parole est donc, très précisément, ce qui arrache l’homme à l’immédiateté des affections et des situations naturelles, en facilitant l’éclosion de la mémoire. C’est aussi ce qui permet à l’homme de communiquer aux autres, non seulement ses affections, mais également ses interrogations, sa pensée, ses projets, ses promesses. Car la promesse est un acte de parole qui engage celui qui la donne. Hobbes et Rousseau ont très bien intuitionné cette approche probante de la promesse selon Alain Boyer. Selon lui, « Hobbes et Rousseau, au-delà de leurs désaccords, ont, à mon sens, chacun à leur tour pensé l’émergence des engagements mutuels explicites comme condition nécessaire d’apparition du lien social humain » [21]. Avant toute investigation sur un éventuel parler de l’homme à l’état de nature, il convient de relever l’interrogation majeure que tout chercheur pourrait se poser : la question de l’origine du langage. Cette question est importante à plus d’un titre. Pour notre part, nous donnerons deux raisons fondamentales de la nécessité d’une telle interrogation.

La première raison est relative à la présentation que fait Hobbes de l’homme à l’état de nature. À bien des égards, celui-ci, de par son comportement, est comparable à l’homme primitif à » l’Homo faber ». La classification préhistorique faite par le linguiste français, Sylvain Auroux , a formulé l’hypothèse selon laquelle la lignée de l’homme disposait dans le passé d’une évolution morphologique et linguistique variable. De l’Australopithèque apparu à moins cinq (-5) millions d’années avant notre ère, à l’Homo Sapiens (l’homme contemporain), l’on constate une évolution de la faculté langagière. Il formule l’hypothèse de l’apparition de la faculté langagière. Cette faculté s’est produite en plusieurs étapes. Chaque étape correspond aux espèces qui se sont succédé dans la lignée humaine, ainsi qu’aux différents modes de socialisation de ces espèces. S’il est vrai que ce dernier se détermine par les passions, il est tout aussi vrai que celles-ci s’expriment à travers des mots isolés.

La seconde raison est relative au processus qui part du langage à la parole pour permettre, selon Hobbes, le détachement de l’homme de l’animalité. Ces raisons ainsi énumérées légitiment la question de l’origine du langage. Mais au risque de pervertir la pensée de Hobbes, il convient dans l’immédiat de spécifier que la question de l’origine du langage ne fait pas partie des inquiétudes hobbesiennes. Elle est presque inexistante dans ses investigations, tant sur la nature humaine que dans la société civile. D’ailleurs, la question de savoir d’où vient le langage humain est une interrogation qui paraît d’emblée suspecte, car elle suggère qu’il y aurait matière à discourir sérieusement sur un événement situé au-delà de toute connaissance fondée sur l’expérience sensible ou sur la déduction logique. Parler de l’origine d’un tel phénomène, c’est en effet prétendre être en mesure d’assigner un point déterminé à une chronologie ou une époque initiale dans une genèse abstraite.

Or, l’un comme l’autre échappent, par principe, à toute tentative de validation. En cela, le récit des origines du langage ne peut être déclaré ni vrai ni faux, tout simplement parce que personne ne peut témoigner de cette origine. La question de l’origine est, au sens grec du terme, un mythe, car c’est ainsi que Platon qualifiait le discours eschatologique, c’est-à-dire le discours relatif à l’origine ou à la fin. Le thème sur l’origine du langage à l’état de nature relève bien de ce type de discours ni vrai ni faux, en ce qu’il suppose un commencement absolu. Pour Hobbes le langage naturel est une donnée hypothétique, prétexte à une étude approfondie du comportement communicationnel. Ainsi, le langage originel doit être hypothétiquement présent d’un seul coup. C’est ce que Hobbes s’emploie à démontrer dans sa philosophie du langage. De même, si on accepte l’idée moderne selon laquelle l’homme est un produit de l’évolution de la nature, il nous faut considérer le langage comme un produit inscrit dans un continuum qui se solde par la parole fondatrice de l’artefact politique. Dans ce cas, l’apparition de la faculté langagière liée aux modes de socialisations. La question de l’origine du langage ne concerne plus, dans cette perspective, le langage comme objet historique, mais plutôt comme faculté. Le philosophe de Malmesbury élabore un processus qui part du langage comme donnée naturelle chez les humains à la parole comme création artificielle. On pourra toujours spéculer sur les formes plausibles des premières manifestations de cette faculté qu’est le langage, mais il est peu probable que l’étude ou encore les recherches des scientifiques ou des historiens nous révèle la nature de leur hypothétique langage. C’est bien là un trait caractéristique de l’idée de l’origine du langage. L’aptitude langagière de l’espèce humaine à l’état de nature est, donc, comme le démontre si bien l’auteur du Léviathan, toujours postulée et ne saurait être l’objet d’une découverte au terme d’une recherche :

« L’invention de l’imprimerie, quoiqu’ingénieuse, n’est pas grand-chose en comparaison de celle de l’écriture. Mais on ne sait pas qui a inventé le premier usage de l’écriture. On dit que celui qui l’introduisit en Grèce fut Cadmus, fils d’Agénor, roi de Phénicie » [22].

C’est ainsi que Hobbes débute ses investigations sur la parole dans le chapitre IV réservé à celle-ci dans le Léviathan. La question alors se pose de savoir pourquoi parler de l’origine de l’écriture qui est un dérivé du langage et non pas parler du langage en tant que tel. On est tenté de dire que Hobbes fait un recours à l’imprimerie pour éviter de poser la question de l’origine du langage. Chez lui, une telle question n’est pas fondamentale. Savoir l’origine du langage ne peut en rien modifier le fait qu’il ait posé comme élément en premier de toute parole. Le langage comme signes, marques, cris est une donnée naturelle. Et c’est à partir de cette donnée que la parole peut arbitrairement s’inventer : « L’invention la plus noble… ce fut celle de la parole » [23]. La prééminence du langage sur la parole est abordée par plusieurs penseurs et Jürgen Habermas est tout à fait d’accord pour une telle classification. Le langage précède la parole qui, elle, est le clou de la vie sociale et culturelle et partant de l’agir communicationnel.

« Je voudrais (affirme-t-il), pour commencer, suivre la manière dont Mead développe le cadre conceptuel de base pour l’interaction régulée par des normes et médiatisée par le langage : il procède dans le sens d’une genèse logique depuis l’interaction à ses débuts, alors qu’elle est régie par l’instinct et médiatisée par le geste en passant par l’interaction médiatisée par des symboles et utilisant le langage de signaux » [24].

En d’autres termes, le langage obéit à une logique. Cette logique est spécifique à la nature de l’homme, qui ne se donne pas comme un être parlant de prime abord, mais comme un être aux facultés langagières existant au travers des signes et des symboles, qui le propulsent dans un monde des êtres vivants où il est le véritable maître. Bien plus, la mise en pratique du langage (signes et symboles) par la médiation du parler est expressive d’une logique de comportement qui est qualificatif de l’évolution et de l’amélioration de l’espèce humaine à la lumière de son agir. L’agir humain ou, mieux, le comportement des hommes est un effet ou une conséquence de ce qu’il dit. En conséquence, c’est du langage que naît la parole.

Contrairement à la parole qui est une invention et une structuration arbitraire des mots, le langage est un déjà là. C’est une sorte d’entremêlement de cris, de syllabes brèves et de signes. À Habermas de souligner à propos de l’interaction médiatisée par le symbole que :

« Elle l’intéresse prioritairement sous l’angle suivant : des symboles utilisables dans un sens identique rendent possible une nouvelle forme de communication au cours de l’évolution historique. Il considère les « langages gestuels »- la conversation par gestes répandue dans les sociétés de vertébrés évolués comme la situation de départ d’une évolution vers un développement du langage, qui mène d’abord au niveau des signaux linguistiques pour une interaction médiatisée par des symboles, et ensuite au discours avec des propositions différenciées. Comme exemple, il y a des gestes sonores, qui ont pris les caractères de signaux de type linguistique, ou les énoncés en un seul mot, par lesquels commence l’acquisition du langage chez l’enfant, mais qui sont utilisés par des locuteurs adultes. Il s’agit là, évidemment, de formes elliptiques substituées à des énoncés linguistiquement explicites » [25].

Bien plus, le langage contracte les mots et les réduit à n’être plus que des cris semblables à des interjections. Comme déjà mentionné, le langage est l’enfance de l’humanité. Il lui confère sa qualité d’homme de parole, d’homme accompli. De l’état de nature à la société civile, l’homme est, selon Hobbes et Habermas, celui qui parle, fût-ce par des cris et grognements comme c’est le cas à l’état de nature.

« Une des bases de cette assignation de significations est constituée par des sphères bien connues où s’exerce le comportement animal : recherche de nourriture, accouplement, attaque et défense, soins donnés aux petits, comportements ludiques, etc. pour le dire dans la langue des premiers ethnologues : les significations se constituent dans les environnements spécifiques aux espèces ; l’exemplaire individuel n’en dispose pas comme telles » [26],

fût-ce par des mots choisis arbitrairement pour harmoniser les relations entre les êtres humains dans la société civile. La spéculation hobbesienne sur le langage peut apparaître comme une nouveauté qui permet à Hobbes d’imaginer un modèle de vie dans lequel des hommes isolés parviennent à communiquer à travers le langage, signe que le langage est l’essence de l’homme.

À bien des égards, la seconde alternative est l’une des plus logiques qui nous soit ouverte aujourd’hui. L’homme n’est pas un élément originaire apparu d’un coup dans sa structure définitive de l’univers. Ce qui donne un sens aux études du langage et de la parole, c’est cette conception de la mutabilité des espèces. Seule la voie de l’évolution et du progrès nous est raisonnablement permise. Cela ne signifie pas que la question de l’apparition du langage soit une question facile ou proche d’être résolue. Tout compte fait, Hobbes ne se préoccupe pas de cette question comme nous le mentionnons plus haut. Pour lui, le plus important, c’est d’étudier l’évolution de la parole et de son implication sur la cohabitation et sur tout sur les relations interhumaines à l’État civil. La parole est la condition de la socialisation des êtres humains. Par elle, l’homme se détache de la bestialité naturelle. Autrement dit, le langage est systématique de la nature de l’homme. En ce sens, il lui permet d’expérimenter sa capacité de se perfectionner et d’améliorer son œuvre. À vouloir faire de l’homme naturel un être parlant de prime abord, l’on fait une sorte de rejet systématique de toute « biologisation » de l’histoire naturelle des hommes. Car « biologiser » l’homme revient à le réduire à sa simple morphologie, c’est-à-dire à un être semblable aux autres êtres vivants de la nature (animaux). En effet, l’histoire de l’évolution humaine, en réduisant le langage à une faculté comme les autres, apparue à un moment déterminé de l’évolution de l’espèce humaine, fait, selon l’auteur du Léviathan, fausse route :

« Il n’y a, autant qu’il n’en souvienne, aucune autre activité mentale de l’homme qui lui soit naturellement inhérente, telle, (…), qu’il ne faille rien d’autre, pour l’exercer, que d’être né homme et de vivre avec l’usage de ses cinq sens. Les autres facultés dont je vais parler, et qui semblent propres à l’homme, sont acquises, développées par l’étude et le travail, apprises (…) par l’éducation et l’étude ; elles procèdent toutes de l’invention des mots et de la parole, car la sensation, les pensées et l’enchaînement des pensées, sont tout ce que l’homme possède en fait de mouvement mental ; mais grâce à la parole et à la méthode, ces facultés peuvent être élevées à un tel niveau que l’homme se distingue alors de toutes les autres créatures vivantes » [27].

Les hommes sont des êtres naturellement parlants, du moins ils ont la capacité de développer la communication avec leurs semblables, par la production de mots et d’actes propres à les réunir et à pacifier leurs relations. L’effectivité du contrat social est à rechercher dans l’acte fondateur de la république ou de la représentation, qui trouve fait et cause dans la parole, créatrice de l’intersubjectivité révélatrice de l’humanité de l’homme et du citoyen. Dans ce cas, ceux qui parmi les êtres vivants ne parlent pas ne sont tout simplement pas des humains et ils resteront à jamais difficiles à humaniser. Ils sont des bêtes ou simplement des animaux. La théorie de l’état de nature est une forme d’hominisation qui raconte comment l’espèce humaine se conduit comparativement aux bêtes, en l’absence d’un pouvoir capable de les tenir dans le respect des uns et des autres. Cette conduite est conditionnée par la parole qui, par ricochet, devient un acte de sociabilité révélatrice d’une humanité conditionnée par le fait de parler et de communiquer, en vue d’un être-ensemble heureux.

CONCLUSION

Il est sans aucun doute que la philosophie politique de Thomas Hobbes est, au-delà de toutes les spéculations, une démonstration de capacité de l’homme à imaginer et à créer les conditions de son bien-être en société. Une telle occurrence suppose que le pouvoir politique mis en exergue à partir du pouvoir Léviathan est un artefact, c’est-à-dire une création purement humaine, qui prend en compte inéluctablement la raison communicationnelle et surtout la parole qui la sous-tend. Aussi pertinentes soient-elles, les tentatives de délimitation des contours de la communication ne permettent pas de dépasser l’ambiguïté fondamentale de cette notion dans la philosophie hobbesienne. En fait, il n’existe pas de vraie définition de cette dernière.

Malgré ce constat, cela n’a pas empêché de nombreux penseurs de réfléchir sur la communication, tout au moins, sur l’un ou l’autre de ses aspects. Si on a parfois eu recours à la raison pour penser à la communication, c’est parce que cette dernière est porteuse des germes d’une communication primitive matérialisée par des signes et des symboles. Au regard de cette analyse, dans la diversité des espaces où « ça communique », personne ne peut douter de la pluralité des usages du thème de communication. À tel point que ce terme offre une parfaite illustration de l’aphorisme du philosophe autrichien Wittgenstein pour qui, un mot n’a pas de sens mais seulement des significations. En effet, le sens du mot n’est pas fixé une bonne fois pour toute, dans la mesure où il dépend directement du contexte dans lequel il est utilisé ; ce qui est corroboré par le linguiste suisse Ferdinand de Saussure. Autrement dit, il n’est pas aberrant d’affirmer que le terme communication n’a pas de sens, mais seulement des usages qui varient en fonction des situations, qu’il s’agisse de l’état de nature ou de la société civile chez Thomas Hobbes. Partant du principe énoncé plus haut selon lequel la communication relève de l’action de l’homme sur l’homme par le détour des signes, Hobbes propose de distinguer différents niveaux de communication : à l’état de nature et dans la société civile. À l’état de nature, la communication participe à enliser les relations déjà bestiales de l’homme à l’homme et favorise la communication négative systématisée par la belligérance et la guerre de tous contre tous. À contrario, la communication optimale et positive est à mettre au compte de la société civile, qui crée les conditions favorables à un vivre-ensemble heureux, et à une maximisation de l’être-ensemble. Hobbes présente donc la parole comme un artefact qui, dans son déploiement, conditionne un être-ensemble heureux.

BIBLIOGRAPHIE

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– Léviathan, traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971.

– Éléments du droit naturel et politique, Trad. Louis Roux, Paris, Hermès, 1977.

Revue Sciences humaines, n°117 de juin 2001.

[1] Université Alassane Ouattara, Côte d’Ivoire

[2] La communication animale.

[3] BLAY, Michel (dir.), Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 243.

[4] HOBBES, Thomas, Léviathan traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la république ecclésiastique et civile, Trad. François Tricaud, Paris, Sirey, 1971, p. 124.

[5] Ibid. p. 125.

[6] HOBBES, Thomas, op. cit., p.35.

[7] Ibid.

[8] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1969, p.29.

[9] Le verbe conçu comme parole sensée et communément et consensuellement articulée et utilisée.

[10] Revue Sciences humaines, n°117 de juin 2001, p.40.

[11] Ibid.

[12] ROUSSEAU, Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1969, p.29.

[13] Revue Sciences humaines, n°117 de juin 2001, p.40.

[14] Ibid.

[15] BLAY, Michel (dir.), Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 592.

[16] HOBBES, Thomas, Léviathan, op. cit., p.43.

[17] HOBBES, Thomas, Léviathan, op. cit., p. 27.

[18] HOBBES, Thomas, De Homine : traité de l’homme, trad. Paul Marie Maurin, Paris, A. Blanchard, 1974, X, I, p.143.

[19] HOBBES, Thomas, De Homine : traité de l’homme, p.144.

[20] HOBBES, Thomas, Éléments du droit naturel et politique, Trad. Louis Roux, Paris, Hermès, 1977, p. 52.

[21] BOYER, Alain, Chose promise, étude sur la promesse, à partir de Hobbes et de quelques autres, Paris, P.U.F., 2014, p 231.

[22] HOBBES, Thomas, Léviathan, op. cit., p.27.

[23] HOBBES, Thomas, Léviathan, op. cit., p.27.

[24] HABERMAS, J., Théorie de l’agir communicationnel, Francfort, Fayard, 1987, p.8.

[25] HABERMAS, J., Théorie de l’agir communicationnel, p. 12.

[26] Ibid., p. 14.

[27] HOBBES, Thomas, Léviathan, op. cit., p.25.