Culture et civilisations

THÉÂTRALITÉ DE LA TRADITION ORALE YORUBA ET DÉVELOPPEMENT DU MYTHE DE L’IVROGNE.

Ethiopiques numéros 37-38

Revue trimestrielle de culture négro-africaine

Nouvelle série 2eme et 3ème trimestres 1984 volume II n° 2-3

Le théâtre yoruba est l’un des plus robustes et vigoureux de l’Afrique. Son origine remonte au XIVe siècle – tout particulièrement au genre dit Alarinjo théâtre, un genre que M. Joel Adedeji a très bien popularisé dans sa thèse de doctorat de l’université d’Ibadan, Nigéria, soutenue en 1969.

Il faudra cependant attendre le XXe siècle pour que le théâtre yoruba connaisse un essor retentissant dans ce qu’il convient d’appeler l’ère moderne. Cette ère moderne remonte donc aux années 1902-1904 quand les pièces ELEJIGBO et ABEJE of KOTANGORA furent présentées aux spectateurs de Lagos.

L’ère post-indépendance est dominée par les activités théâtrales du département d’études anglophones de l’université d’Ibadan. Il existe aujourd’hui un département d’études de l’Art dramatique à Ibadan. Et c’est à ce département que l’on doit l’adaptation en langues yoruba et anglaise de l’Ivrogne dans la brousse.

Le département d’études de l’Art dramatique se rend compte très tôt que quelques œuvres littéraires d’origine orale, c’est-à-dire la littérature orale africaine, peuvent très facilement soutenir des transpositions théâtrales.

C’est cette thèse que nous entreprenons de soutenir dans notre article ; à savoir la théâtralité de la tradition orale yoruba.

Il existe aujourd’hui ce qu’il convient d’appeler le mythe de l’Ivrogne. Un mythe qui découle de la vie même de l’auteur, Amos Tutuola, né à Abeokuta, en 1920, de parents chrétiens. Il a fréquenté l’école primaire de l’Armée du Salut à Lagos six années durant. Il a été tour à tour chaudronnier de cuivre, technicien à la Royal Air Force au Nigéria, pour trois ans, pendant la deuxième guerre mondiale, planton dans le Ministère du Travail à Lagos, magasinier à la Radio Nigéria à Ibadan.

Une vie sans doute mouvementée et pleine d’actions comme celle de son Ivrogne ! (toute proportion gardée). Son Ivrogne dans la brousse fut un coup de maître, mais il n’en est pas resté là, car il a publié d’autres histoires étranges du même genre. C’est ainsi qu’il est nécessaire de citer entre autres :

My life in the bush of ghost ; London Faber, 1954 ;

Simbi and tbe Satyr of the Dark Jungle ; London Faber, 1955 ;

The brave African huntress, London Faber ; 1958 ;

Feather woman of the jungle ; London Faber, 1962 ;

Ajayi and his inherited poverty ; London Faber, 1967 ;

The witch-herbalist of the remote towon, London Faber,1981.

Mais parmi toutes ses œuvres, seule l’Ivrogne retient l’attention des traducteurs, des metteurs en scènes, des critiques, des écoliers et étudiants et des chercheurs qui ont écrit des mémoires et des thèses sur l’œuvre et l’auteur.

La question se pose à savoir pourquoi est-ce que le grand public ne retient que l’Ivrogne ? Tutuola n’a pas écrit l’Ivrogne dans la brousse, il a écrit un tout autre ouvrage intitulé : The Palm wine Drinkard and his Dead Palm-wine Tapster in the Dead’s Town. Mais la Postérité ne retient que le titre The Palm-wine Drinkard. Il y a là un changement de titre jusqu’à la traduction en Yoruba qui porte le simple titre d’Omuti (Ivrogne). Il est important de dire que de 1952, l’année de publication de l’œuvre de Turuola jusqu’en 1962, l’année de son adaptation pour le théâtre par le regretté dramaturge yoruba, Kola Ogunmola, L’Ivrogne n’a pas cessé d’envoûter des lecteurs et des spectateurs. Non seulement l’adaptation en langue yoruba a connu un succès théâtral dans le Campus de l’Université d’Ibadan et dans la grande ville d’Ibadan, la plus grande de l’Afrique noire, avec une population active de plus des deux millions d’âmes, mais cette adaptation avait fait le tour du pays et du Ghana en 1967, où elle avait remporté autant de succès qu’à Ibadan.

En 1969, lors du Festival Panafricain d’Alger, le même sort a été réservé à l’Ivrogne, car elle a été couronné avec la médaille d’argent, c’est-à-dire, qu’elle a remporté le deuxième prix théâtral. Un triomphe qui justifie sa traduction en d’autres langues que l’anglais et le yoruba. Car en 1953, c’est-à-dire, un an après son apparition en langue anglaise en 1952, Raymond Queneau, un Français, l’a traduite en français avec le titre L’Ivrogne dans la brousse. La maison d’édition est Gallimard, (NRF) une maison d’édition connue pour la publication des chef-d’œuvres. Disons que ces diverses traductions, l’adaptation au théâtre et le prestige dont il jouissait dans le département de l’Art dramatique de l’Université d’Ibadan sont responsables de notre intérêt pour cette œuvre. C’est le souci d’examiner l’apport du théâtre dans le développement de ce mythe de l’Ivrogne qui nous a poussé à étudier la disposition théâtrale de l’œuvre et l’usage que Kola Ogunmo1a en a fait pour aider au rayonnement du théâtre yoruba en particulier et du patrimoine culturel yoruba en général.

Nous allons donc étudier l’adaptation théâtrale de l’Ivrogne dans la brousse de l’écrivain nigérian Amos-Tutuola par le regretté dramaturge nigérian Kola Ogunmo1a. Une adaptation en langue yoruba qui a pour titre Omuti, que l’on peut rendre avec le mot Ivrogne.

Disons que notre étude sera axée sur les sous-titres suivants :

(I) Résumé des deux œuvres :

(II) Différence dans les intrigues ;

(III) Récréation des personnages ;

(IV)Réorganisation des discours

(Prose, dialogue, la poétique) ;

(v)Introduction des tambours,

danse, musique, chanson,

incantation, didascalies, etc :

(I) Résumé

L’Ivrogne dans la brousse : dès le début Tutuola nous introduit dans un univers étrange qui est celui de l’Ivrogne. A cet égard, le titre même est très suggestif de l’atmosphère d’horreur, d’épouvante, de l’extraordinaire, du surnaturel dans lesquels notre héros va vivre ses aventures rocambolesques. Le titre ne cache même pas, au moins, pour un lecteur initié aux croyances, aux mythes, à la légende voire aux folklores yoruba ; ce dont il s’agit dans ce roman – The Palm-wine drinkard and his dead Palm-wine Tapster in the Dead’s Town. Un titre que Raymond Queneau a rendu ainsi : L’Ivrogne dans la brousse laissant de côté son aspect funèbre.

Dans l’Ivrogne dans la brousse, il s’agit de la double tragédie de l’Ivrogne, qui a perdu son « tapster » (malafoutier) et qui par la suite a perdu sa source du vin de palme et qui est obligé d’aller à la recherche de ce dernier. Cette disposition crée ainsi dès le début une atmosphère d’effroi chez le lecteur. Dans cette œuvre la quête de l’Ivrogne est une quête avec des péripéties. Il n’y a pas de chapitre. Il y a de multiples récits avec des accumulations d’événements. Une structure d’intrigue qui combine : volontés, obstacles, coïncidences, regrets, événements donnant à l’aventure une allure perpétuellement dramatique. Tutuola utilise l’asymétrie qui a pour effet d’améliorer le côté dramatique du récit du narrateur, tout en construisant sur un ton héroïque.

Il y a 21 épisodes dans le cycle du départ, dont le point de départ est, à chaque fois, un obstacle à franchir par l’Ivrogne jusqu’à la ville des Morts. Il y a 5 épisodes qui ramènent le héros jusqu’à la rivière, la rivière qui est le symbole de la frontière qui sépare le monde des vivants du monde des esprits. Il y a 4 épisodes qui comprennent tous les événements qui lui sont arrivés au moment de son retour à son village natal, après la quête.

Toutefois, malgré la sobriété du dessin général, le roman de Tutuola présente un grand nombre d’aventures assez conventionnelles : Perte, Quête, Déguisement, Métamorphose, Meurtre, Evasion. Omuti (L’Ivrogne) de Kola Ogunmola est un opéra en dix tableaux. C’est l’histoire chantée de Lanke, le héros et la quête de son tapster mort.

L’opéra s’ouvre avec un dîner-rencontre organisé par Lanke pour ses confrères. A la suite du décès de son malafoutier, il est parti à la recherche de celui-ci. Dans la brousse il a rencontré des lutins nocturnes et leur chef Oluugbo qui lui donnent des gris-gris. Dans le troisième tableau, celui du marché, il a rencontré Bisi sa future-épouse qui a suivi le gentleman complet, une espèce de « beaugosse ». Dans la ville du roi cruel, celui-ci veut sacrifier Lanke et Bisi au dieu Yoruba, Ogun, mais le hasard fait qu’un vendeur de maladies et d’épidémies intervienne. Ainsi sauvés, le couple rencontre Mère Secourable qui donne Bisi à Lanke en mariage. Lanke et Bisi poursuivent leur chemin jusqu’à la ville des Morts où Alaba son tapster lui donne un œuf magique qui peut changer l’eau en vin. Viennent la fin du rêve de Lanke et le hasard qui est à la base de la perte de l’œuf magique. Lanke s’éveille et l’opéra se clôt avec l’hymne national des buveurs de vin de palme.

II Différence dans les intrigues

L’opéra de Kola Ogunmola est différent du roman d’Amos Tutuola à bien des égards. Tout d’abord la première scène de l’opéra correspond à deux pages et demi du roman. La rencontre avec les lutins nocturnes est le fruit de l’imagination du dramaturge Kola Ogunmola, car Tutuola n’a pas incorporé un tel épisode dans son roman. La rencontre avec un dieu et sa femme dans Omuti (Ivrogne) correspond à l’épisode où l’Ivrogne rapporte pour un dieu un objet dont on lui cache le nom ou à la scène où l’Ivrogne ramène Mort dans un filet. La métamorphose de l’Ivrogne en oiseau pour déchiffrer le mystère correspond à la ruse utilisée par Lanke dans Omuti (Ivrogne) aux mêmes fins. L’introduction des ventilateurs électriques, « frigo », et d’un poste – radio correspond à la réalité moderne d’une Afrique à la fois rationnelle et surnaturelle. Il y a là la résonance d’une communauté spirituelle et matérielle à laquelle appartiennent et Tutuola et Ogunmola. Car, Tutuola nous a toujours rappelé textuellement en faisant allusion aux bombardiers, aux avions, à la faim, etc. que son histoire est le mélange du réel et du fantastique. La scène du marché dans Omuti (l’Ivrogne) nous rappelle la scène du crâne ou du Gentleman complet de Tutuola.

Ici Bisi ne rentre pas immédiatement chez son père comme c’est le cas dans l’œuvre de Tutuola. Dans l’opéra, le couple doit encore attendre la Mère Secourable pour le marier, alors que Tutuola les a mariés dans cet épisode et ils ont même un enfant terrible. Dans la scène du roi cruel qui correspond à la ville – d’-où on-ne-revient-pas de Tutuola, le couple de Lanke et Bisi s’échappent grâce à l’intervention d’un vendeur d’épidémies. Alors que le couple de Tutuola a dû mettre le feu à la ville pour s’échapper.

La Mère Secourable marie notre couple alors qu’elle n’a pas joué ce rôle dans l’œuvre de Tutuola. Il n’y a pas de différence fondamentale entre l’exécution de l’épisode de la ville des Morts par les deux écrivains, sauf le fait que l’œuf magique produit toutes sortes de choses dans l’œuvre de Tutuola alors qu’il ne produit que de vin de palme dans Omuti (Ivrogne). Dans les deux œuvres l’œuf est cassé par l’enthousiasme et la négligence des invités.

IIIRécréation des personnages

Dans l’œuvre de Tutuola nous ne savons pas le nom ou le surnom de l’Ivrogne sauf, le sobriquet « Dieu-qui-tout-tout-faire-dans-le-monde ». Sa femme n’a pas de nom, ni son enfant : le bébé-cul-de-jatte ou Zurjir. Quant au tapster c’est vers la fin que nous savons qu’il s’appelle « BAITY ». Alors que Kola Ogunmola nous a donné tous les noms de ses personnages. C’est ainsi que nous savons que le héros s’appelle Lake, sa femme Bisi, et son « tapster » Alaba. A part les esprits, les lutins, les dieux, les vendeurs de marchandises, les courtisans, les interprètes, le chœur, les poètes, les danseurs, nous avons aussi les noms de tous les amis de Lanke, à savoir : Ayo, Jide, Dada, Ropo, Gbade. Pourquoi donc cette disposition différente ? Nous pouvons dire avec justesse qu’alors que l’œuvre de Tutuola est à raconter aux gens, il a dû choisir un procédé d’un grand conteur qui ne voulait pas brouiller la piste de l’audience avec plusieurs personnages et plusieurs noms. Il aurait voulu que l’auditoire le suive sans beaucoup de problèmes pour se rappeler qu’il était tel ou tel personnage, alors que Kola Ogunmola, profitait de l’attrait audio-visuel du défilé en os et en chair des personnages sur la scène, pour accumuler des noms et des personnages. Puisqu’il sait que les spectateurs n’ont pas besoin de la mémoire pour reconnaître tel ou tel personnage sur la scène. Voilà donc une des explications pour la recréation des personnages. A cela s’ajoute le sens que les Yorubas donnent aux noms dans leur patrimoine culturel. Les noms tels : Bisi, Ayo, Jide, Gbade etc. sont des noms dont les sens ont trait à la philosophie de la vie chez les Yorubas, alors que les noms tels : Alaba, Idowu, Aina, Dada, Ojo, Kehinde, Taiwo sont des noms des enfants qui ont des pouvoirs surnaturels, puisque ces noms, ne sont pas donnés par qui ce soit, mais sont imposés par les enfants eux-mêmes. Une étude des significations philosophico-surnaturelles des noms Yoruba demande plus qu’une thèse de doctorat d’Etat. Nous ne pouvons pas aborder un tel sujet d’une façon approfondie dans l’étude que nous traitons ici.

IV Réorganisation des discours

Disons ici que textuellement il y a une différence fondamentale entre l’œuvre de Tutuola et celle de Kola Ogunmola. D’une part, les deux œuvres n’appartiennent pas au même genre. Tutuola a écrit un roman en prose, alors que Kola Ogunmola a écrit un opéra, c’est-à-dire une œuvre dont la parole en forme de poésie chantée, la musique, la représentation, et la mise en scène font partie intégrante. En gros nous avons dans Omuti (Ivrogne) l’intervention permanente de la poésie yoruba, des chantefables, des sobriquets chantés du dieu Ogun, en « Ijala », dans une technique théâtrale appelée leader/solo-chœur. Nous avons des devinettes dès le début de l’œuvre de Kola Ogunmola, une tradition orale qui développe l’agilité spirituelle et mentale des enfants et des adolescents. L’emploi de proverbes, d’élégies pour la mort d’Alaba, ou l’emploi d’incantations par Lanke lors de son combat spirituel avec Mort, nous rappellent l’Afrique d’autrefois où le dramatique résidait dans le déroulement de l’action aussi bien que dans le rythme et la rapidité de l’incantation. Car, il était accepté autrefois que lorsque deux féticheurs ou chasseurs puissants se rencontrent dans le champs de bataille la victoire de l’un sur l’autre dépend de son degré de maîtrise de l’emploi de l’incantation juste, pour un cas spécifique.

Il va sans dire que ce combat spirituel qu’est l’incantation retient tout particulièrement l’Intérêt de l’audience Yoruba qui peut savourer son sens approfondi, sens qui échappe aux spectateurs non initiés aux croyances, légendes, mythes, et aux parlers yoruba.

A part ces différences fondamentales, il y a aussi le fait que Tutuola a écrit son œuvre en anglais alors que Kola Ogunmola a écrit son opéra en langue yoruba. Il est donc normal que l’œuvre de Kola Ogunmola soit différente de l’œuvre de Tutuola. D’où le fait que le Omuti (L’Ivrogne) baigne dans le patrimoine culturel yoruba. Une constatation qui nous amène à considérer :

V L’Introduction des tambour, danse, musique, chanson didascalies dans Omuti (Ivrogne)

Conformément au sujet de notre étude, à savoir : « Théâtralité de la tradition orale et développement du mythe de l’Ivrogne » et le fait que Tutuola, lui-même avait donné la vie à la Danse, Musique, et Chanson dans son texte, fait qui nous rappelle ainsi l’aspect dramatique de son conte, un conte qui demande la participation active et totale de tous les spectateurs, qui s’oublient en se joignant à la danse, musique et chanson du conteur, il est bien naturel qu’il y ait l’intervention du tambour, du gong, de la danse, de la musique, de la chanson et d’autres éléments théâtraux dans une œuvre littéraire qui se dit opéra. Car après tout, la symbolique de l’œuvre d’Amos Tutuola et celle de Kola Ogunmola mérite d’être étudiée à la lumière de la civilisation des yoruba. Emprisonnés dans les musées et d’autres centres culturels, les patrimoines culturels africains et leurs artefacts ne pourraient pas remplir leur vocation de montrer l’apport à la culture universelle des Africains. C’est au théâtre, dans les représentations des pièces africaines, que ces artefacts et outils de l’Afrique d’autrefois pourraient être vus par un nombre plus grand d’Africains et d’autres personnes des nationalités extra-africaines. C’est de cette façon que les patrimoines africains pourraient être disséminés et propagés. D’où la nécessité d’une version télévisée d’Omuti (Ivrogne) pour ramener dans des milliers de foyers africains ces cultures africaines redécouvertes.

BIBLIOGRAPHIE

TUTUOLA, Amos – The Palm wine Drinkard, London, Faber, 1952. Text Original – Traduction

QUENEAU, Raymond – L’Ivrogne dans la brousse, Paris, Gallimard, 1953. Adaptation

XUNMOLA, Kola – Omuti, Abadan, Abiodun Printing Works, 1972. Traduction

TIMOTHY, Jide – L’Ivrogne, Lagos, Manuscrit, 1982.- Œuvres consultées

ŒUVRES CONSULTEES

Le théâtre comique au Moyen Age, Paris, Librairie Larousse (Pas de date)

ABIMBOLA, Wande – Yoruba Oral Tradition (Poetry in Music, dance and drama), Ibadan, IUP, 1975.

OGUNBIYI, Yerni – Drama and Theatre in Nigeria : A critical sources book, Bath, Pitman Press, 1982.