Littérature

SUR UNE PAGE LYRIQUE D’« ETHIOPIQUES » : LA SENSIBILITE POETIQUE DE L.S.SENGHOR

Ethiopiques n°54

revue semestrielle

de culture négro-africaine

Nouvelle série volume 7

– 2ème semestre 1991

0.LE TEXTE.

A NEW YORK

I

New York ! D’abord j’ai été confondu par la beauté, ces grandes filles d’or aux jambes longues.

Si timide d’abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givre.

Si timide. Et l’angoisse an fond des rues à gratte-ciel

Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil.

Sulfureuse ta lumière et les fût livides, dont les têtes foudroient le ciel.

Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierres.

Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan

– C’est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguar

Quinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l’air

Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses.

Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche.

Pas un sein maternel, des jambes de nylon.

Des jambes et des seins sans sueur ni odeur.

Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des coeurs artificiels pavés en monnaie forte.

Et pas un livre où lire la sagesse.

La palette du peintre fleurit des cristaux de corail.

Nuits d’insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent des heures vides

Et que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d’enfants.

II

Voici le temps des signes et des comptes

New York ! or voici le temps de la manne et de l’hysope.

Il n ’est que d’écouter les trombones de Dieu, ton coeur battre au rythme du sang ton sang.

J’ai vu dans Harlem bourdonnant de bruits de couleurs solennelles et d’odeurs flamboyantes.

– C’est l’heure du thé chez le livreur-en-produits- pharmaceutiques.

J’ai vu se préparer la fête de la Nuit à la fuite du jour.

Je proclame la Nuit plus véridique que le jour.

C’est l’heure pure ou dans les rues, Dieu fait germer la vie d’avant mémoire.

Tous les éléments amphibies rayonnants comme des soleils.

Harlem Harlem ! voici ce que j’ai vu

Harlem Harlem !

Une brise verte de blés sourdre des pavés labourés par les pieds nus de danseurs.

Croupes rondes de soie et seins de fers de lance, ballets de nénuphars et de masques fabuleux

Aux pieds des chevaux de police, les manques de l’amour router des maisons basses.

Et j’ai vu le long des trottoirs, des ruisseaux de rhum blanc des ruisseaux de lait noir dans le brouillard bleu des cigares.

J’ai vu le ciel neiger au soir des fleurs de coton et des ailes de séraphins et des panaches de sorciers.

Ecoule New York !ô écoute ta voix mâle de cuivre ta voix vibrante de hautbois, l’angoisse bouchée de tes

larmes tomber en gros caillots de sang

Ecoute au loin battre ton coeur nocturne, rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam.

III

New York, je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang

Qu’il dérouille tes articulations d’acier, comme une huile de vie

Qu ’il donne à tes ponts la courbe des croupes et la souplesse des lianes.

Voici revenir les temps très anciens,

L’unité retrouvée la réconciliation du

Lion du Taureau et de l’Arbre

L’idée liée à l’acte l’oreille au coeur le signe au sens.

Voici tes fleuves bruissants de caïmans musqués et de lamantins aux yeux de mirages.

Et nul besoin d’inventer les Sirènes.

Mais il suffit d’ouvrir les yeux à l’arc-en ciel d’Avril et les Oreilles, surtout les oreilles à Dieu qui d’un rire de

saxophone créa le ciel et la terre en six jours.

Et le septième jour, il dormit du grand sommeil nègre.

  1. PRELIMINAIRES.

Ancrée à la fois dans la sémiologie moderne et dans la pensée phénoménologique traditionnelle du monde noir, la poésie senghorienne confirme les propos de Mikhail BAKHTINE pour qui toute activité littéraire accuse naturellement la marque réfractante et déformante du signe culturel dans les limites de la culture dominante chez l’écrivain. (1977 : 24). A ce titre, le poème en sa qualité virtuelle de signe socio-culturel (ou idéologique), « n’existe pas seulement comme partie de la réalité ; il en reflète et réfracte une autre » (idem : p. 24 et ss.).Or, cette autre réalité, loin d’être conçue selon la seule « dialectique interne du signe » telle que l’a perçue le sémioticien russe, nous paraît l’enjeu des relations interhumaines, c’est-à-dire le rapport de la « conscience de soi » à la « conscience d’autrui », pour rappeler Georges Poulet.

Dans les limites de notre réflexion, nous voudrions nous pencher sur la sensibilité poétique de L. S Senghor, à partir d’une analyse stylistique d’un de ses célèbres poèmes « A NEW YORK », extrait de son recueil ETHIOPIQUES (1964 :99-168)

Nous entendons par style (ou par déviation stylistique), « la mise en relief qui impose certains éléments de la séquences verbales à l’attention du lecteur ». En d’autres termes, il s’agit de nous interroger sur les effets de surprise produits par l’imprévisibilité d’un élément de la séquence verbale par un élément antérieur. Ainsi conçu le procédé stylistique, écrit M. Riffaterre est une structure binaire de contraste (1971 : 31).

Tout choix suppose un certain arbitraire ; et le nôtre n’échappe peut-être pas à la règle. Mais le choix de ce poème A NEW YORK n’est pas gratuit, de même qu’il n’a pas été dicté par des critères essentiellement esthétiques.

Poème à trois chant, destiné à un « orchestre de jazz : solo de trompette » A NEW YORK n’a paru avoir l’autorité d’introduire à la poésie engagée du poète de Joal. Notre préoccupation – dans l’étude d’une poésie au langage réputé exigeant, hiératique, parfois énigmatique et où l’équivoque la quête du mot pur, des néologismes et les associations déroutantes imposent au lecteur une attitude particulière – est de dégager la richesse des significations sémantiques et des sentiments d’une adéquation parfaite entre l’expression et l’intention poétiques (le discours).

En outre, par son thème majeur – la quête d’une paix universelle fondée sur l’amour fraternel parmi les hommes – A NEW YORK est un texte qui s’insère dans une contextualité et une intertextualité familières au XXe siècle.

Notre texte de départ nous contraint donc à faire quelques observations successives, étant donné qu’il nous a semblé judicieux de retenir une espèce de grille d’inspiration structuraliste : sur le lexique, la syntaxe et la parodie, en vue de dégager la pensée du poème. L’approche lexicale se propose d’élucider des mots, la mise en évidence de réseaux et les isotopies ; l’approche syntaxique se préoccupera d’interroger la phrase et ses constituants dans les rapports qu’ils entretiennent entre eux. L’analyse de la prosodie nous permettra d’observer les sonorités, les effets rythmiques et l’organisation formelle en versets. Il nous faudra donc analyser le poème en procédant d’approche en approche et en montrant comment les éléments purement formelles ou syntaxiques contribuent à éclairer le sens du poème.

2.

PRESENTATION DU POEME

2.1.

Le recueil d’Ethiopiques

La structure d’Ethiopiques n’est pas continue, linéaire. Cette discontinuité déroute facilement le lecteur soucieux de voir se dessiner une unité thématique suivie et correspondant à l’ordre de chacun des poèmes.

Les sept premiers poèmes du recueil répondent à l’architecture normale et suivie du recueil. Après cette série de poèmes, vient le poème dramatique « Chaka » constitué de deux chants d’inégale longueur. Suit un long poème comprenant cinq « petits poèmes », ayant chacun un titre qui commence le poème proprement dit.

Avant les huit poèmes qui composent une autre série de poèmes intitulés « D’autres chants », nous retrouvons le poème de deuil « La mort de la Princesse » de Belborg. Une postface intitulée « Comme les lamantins vont boire à la source » clôt le recueil. Le poète y justifie son choix d’usage des mots du terroir, des néologismes, des archaïsmes de la langue française et son inspiration dans sa poésie des réalités élémentales de son petit monde de Joal.

ETHIOPIQUES (du grec aithiop, aithiops, aithiopus : éthiopien, c’est-à-dire au « front brûlé » ou foncé ; donc, noir) sont un recueil de poèmes des passions et des rêves intérieurs. Cette situation est celle d’un déchirement. C’est le drame de l’impossible conciliation entre le monde noir et le monde occidental.

Etudiant la présence des Noirs dans l’Antiquité méditerranéenne, SENGHOR s’emploie à l’analyse de la problématique de l’antériorité des Noirs sur la périphérie du bassin méditerranéen, en parlant de l’Egypte pharaonique. Il y pose aussi le problème d’originalité de la civilisation nègre (1977).

Dans ce recueil de poèmes, le poète SENGHOR proclame et célèbre la majesté, la souveraineté et la prestigieuse splendeur de la culture et de la civilisation négro-africaine. Il y rend hommage à l’Ethiopie, pays de l’authenticité, berceau de l’humanité, terre – symbole de l’âme et de l’essence négro-africaines.

Mais, que retenir de ce recueil d’Ethiopiques ?

On peut conclure en soulignant que l’ensemble de ces poèmes traduisent un passager déchirement du poète entre l’Amour pour sa « Princesse de Belborg », « l’étrangère aux yeux de clairière » qui symbolise le monde occidental et la passion pour son « peuple noir peinant ». L’issue est, hélas ! heureuse : l’Afrique et l’Europe – deux « soeurs liées par le même nombril » – sont condamnés à vivre en symbiose pour l’édification de la civilisation de l’Universel. Telle semble être la grande leçon que nous livre le poète.

3.STRUCTURE

L’élément fondamental, le premier motif d’une oeuvre artistique ou littéraire, c’est son titre, qui entretient une relation obligée avec l’oeuvre entière. Ce titre annonce, présente, expose et résume toute l’oeuvre. Bien que le titre fasse partie de l’univers paratextuel comme le sont les didascalies, les préfaces les épigraphes, les tables de matières, etc., il reste néanmoins vrai que son aspect lexical peut être suffisamment éloquent.

A NEW YORK est un toponyme qui nous invite à un monde enivrant, plein de couleurs, de circulations intenses : une ville très moderne. Mais tout le poème repose sur l’opposition de deux mondes : un monde réel concret et un autre, plus idéal, abstrait. Ainsi, la composition du poème se fonde-t-elle sur un entrelacement subtil de deux thèmes : le modernisme individuel et l’humanisme. Deux thèmes qui débouchent sur une fusion ambivalente.

Bien que tout le poème soit porté par une unité de titre, il convient cependant d’en dégager trois moments forts, correspondant aux trois chants qui le composent.

Chant I (ou strophe I)

New York, c’est d’abord cette splendide cité moderne aux gratte-ciel (« ces grandes filles d’or aux jambes longues ») ; c’est donc la baie de Manhattan qui défie les fuseaux solaires (« l’éclipse du soleil ») ; le Manhattan d’affaires, de mouvements et d’activités intenses (Nuit d’insomnies ô Nuits de Manhattan), de faisceaux lumineux qui « foudroient le ciel », car sa lumière est « sulfureuse ». Mais New York, c’est aussi une cité dont l’artificialité l’empêche de vivre la chaleur humaine, de humer l’odeur sauvage de la nature :

« Mais quinze jours sur les trottoirs hauves de Manhattan

Quinze jours sans un puits ni paturage, tous les oiseaux de l’air tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses.

Pas un rire d’enfant en fleur, sa main dans ma main fraîche.

Pas un sein maternel des jambes de nylon.

Des jambes et des seins sans sueur ni odeur

Pas un mot tendre en l’absence de lèvres, rien que des coeurs artificiels payés en monnaie forte.

Et pas un livre où lire la sagesse ».

Cette absence de vie, de chaleur humaine dans leur état primitif est rendue par l’emploi anaphorique de l’élément négatif « Pas un » : absence d’arbres, de tendresse « élémentale » : absence de tout ce qui redonne la vie à un élément qui se meurt.

Chant II (ou strophe II).

New York, c’est aussi la cité, le quartier noir, le Harlem City, capitale négro-américaine, terre de misère et de souffrance des Nègres. Ce que le poète y découvre, c’est un peuple qui vit consubstantiellement avec la misère ; un monde noir avec ses réalités mystiques, son ivresse nocturne, les rythmes envoûtants du tam-tam qui crépite :

« Harlem Harlem ! voici ce que j’ai vu Harlem Harlem !

j’ai vu le ciel neiger au soir des fleurs de coton

et des ailes de saphins et des panaches de sorciers.

Ecoute New York ! Ô écoute ta voix

Mâle de cuivre vibrante de hautbois, l’angoisse bouchée de tes larmes tomber en gros caillots de sang.

Ecoute au loin battre ton coeur nocturne, rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam.

On retiendra aussi l’emploi de « l’angoisse bouchée », probablement une image analogique de l’expression chère à Léon Gontran Damas dans Pigments où « trompette bouchée », instrument musical de la communauté nègre des U.S.A., symbolise le moyen,lL’exutoire de défoulement de la souffrance du négro-américain.

Voila New York devenu Harlem, un couple uni New York / Harlem, dont le coeur bat à l’unisson, comme les pulsations du sang dans les veines, au rythme du tam-tam.

Chant III.

Le chant III s’ouvre sur une dénomination, une interpellation. Le poète en appelle à ses sens pour oeuvrer à la réconciliation des races et des cultures, des deux soeurs au même nombril, entendez l’Afrique et l’Europe. C’est grâce à cette symbiose de sang et des valeurs culturelles (ou l’apport nègre constitue un élément revitalisant dans cette civilisation de l’acier, du fer, de la matière dure, rude et agressive) que l’on peut voir « revenir les temps très anciens, l’unité retrouvée la réconciliation du Lion, du Taureau et de l’Arbre ».

« New York ! Je dis New- York, laisse affluer le sang noir dans ton sang ».

On notera, à cet effet les aspects revitalisants de la nature africaine qu’évoque le poète, et son invitation à la paix et à la réconciliation de tous les fils de la terre, conviés à chanter sous une même hampe « la Marseillaise catholique ».

Mais cette ville de New York peut devenir, dans la vision prophétique du poète, la capitale de rencontre, de réconciliation des races et des cultures ; le lieu de l’unité retrouvée.

Voila le futur rendu présent, l’ideal vécu avec espoir :

« Mais il suffit d’ouvrir les yeux à l’arc-en-ciel d’avril.

Et les oreilles, surtout les oreilles à Dieu qui d’un rire de saxophone créa le ciel et la terre en six jours ».

A n’en point douter, l’architecture de ce poème à trois chants correspond à la dialectique hégélienne, chère au poète. Senghor est un poète qui parle, un musicien des mots qui sait bâtir la poésie d’amour par les mots. Le schéma de sa pensée équivaudrait à la démarche suivante :

Thèse – New York

Antithèse – Afrique

Synthèse – Monde métissé.

  1. Humanisme

ruisseaux de lait noir

fleur de coton

la vie d’avant mémoire

(vie primordiale)

tam-tam

le sang noir

Huile de vie

l’Arc-en-ciel d’Avril

Vs Inhumanité (violence)

Pas un rire d’enfant

Pas un sein maternel

Pas un mot tendre

Pas un livre où lire la sagesse

fleuves en crue

pieds des chevaux de police

l’angoisse bouchée de tes larmes

caillots de sang

La beauté créée par les éléments artificiels s’oppose à la laideur issue de cette artificialité. La beauté de la technique suscite l’admiration, en même temps qu’elle éloigne l’homme de l’humanisme, de son bonheur.

On le voit : le poème New York est bâti sur une structure binaire qu’élucident ces isotopies : Naturel / Artificiel ; Tradition / Modernisme ; Humanisme / Inhumanité (violence) ; Beauté, joie / Laideur, Tristesse, malheur, souffrance ; Vitalité / mort ; Alliance, union / Désunion, Mésalliance ; Lumière / Obscurité, etc.

Le sème-clé.

« tam-tam » est un mot à usage métonymie et / ou métaphorique chez la plupart des poètes négro-africains. Du fait qu’il est l’instrument musical par excellence dans notre Afrique traditionnelle, le tam-tam porte loin le message de l’Afrique. Tout ce qu’il transmet, c’est la vie, la parole, l’âme, la voix de l’Afrique entière qui raisonne. C’est le monde négro-africain, l’Afrique, terre-mère, parfois divertissement nommée sous d’autres plumes : Femme noire, Rama Kam, Bois d’ébène, Congo, etc. Chacun de ces termes y est associé pour traduire la pérennité de l’âme et de la voix que portent ces « tam-tams crépitants ».

Senghor nous présente, à travers ces versets, une tentative d’évasion : évasion vers un lieu de délectation et de paix paradisiaque ; évasion qui postule une élévation vers la perfection. Le vocabulaire sera ainsi chargé de nous donner à la fois l’engendrement d’un univers pollué, sordide et de souffrance, de misère ; l’idéalisation prophétique d’un univers extatique, probablement né de cette évasion poétique. Le mouvement, donc simple, nous dirige de la terre d’exil et de misère (Harlem) vers la vision à la fois nostalgique et prophétique d’une terre de réconciliation, d’unité retrouvée (« l’Arc-en-ciel d’Avril »).

3.1 Le lexique du texte.

L’emploi d’un vocabulaire qui restitue à votre imagination la création d’un univers hors de notre espace constitue l’essentiel de technique poétique de Senghor.

Sa pensée est le plus souvent formulée en images. Un mot simple peut prendre sous sa plume une résonnance et une valeur particulière. Dans ce cas précis, il devient le ciment d’une pensée noble, une métaphore, mieux un symbole.

Dans ces lignes, nous voudrions procéder à l’élaboration des champs lexicaux, en établissant une configuration par paires d’opposition et en les ordonnant autour d’une logique. Parce qu’au bout de notre approche syntaxique, on constatera que la syntaxe contribue au sens du poème, en même temps qu’elle détermine certaines particularités du style de l’auteur.

A lire le poème on peut reconnaître les champs lexicaux qui se regroupent sous les isotopies suivantes :

  1. Maternel (tradition)

– sein maternel

– odeurs flamboyantes

– lamantins

– fleuves

– etc.

Vs Artificiel (modernisme)

éclipse du soleil

– Filles d’or aux jambes longues

– Coeurs artificiels

– les yeux de métal bleu

– gratte-ciel

– les ponts

– lumière sulfureuse

– tes articulations d’acier

– sirènes

– etc.

Le poème dessine déjà une opposition entre l’artificiel qui caractérise la ville de New York opposé au naturel qui lui fait défaut.

Le naturel n’est pas le seul élément qui fait défaut à New York : il y a également absence d’humanisme, marqué par la répétition de la négation « Pas un… ».

Les mots de ce poème peuvent être définis en deux types fondamentaux : concrets et abstraits. La métaphorisation même des vocables nous permet de les unir étroitement entre eux en fonction de l’expression figurée et de la fonction poétique du discours. Ainsi, pourra-t-on constater que le vocabulaire de Senghor correspond dans ce poème aux différents registres langagiers : registre de noblesse (ou épique), élégiaque (on lyrique) religieux (ou biblique ou tragique), etc.

  1. a) Le vocabulaire noble ou épique.

Il est manifeste et apparaît dans le choix des mots comme :

– foudroyer (dans « foudroient le ciel »)

– défier (dans « défient les cyclones »)

– « fers de lance »

– « masques fabuleux »

– « panaches de sorciers »

– « ballets de nénuphars » et les mots forts qui évoquent l’idée de la violence comme :

– « cadavres d’enfants »

– « fleuves en crue »

– « tes larmes tomber »

– « rouler des maisons basses »

– « ta voix vibrante ».

Cette noblesse de langue dont use Senghor traduit à la fois la noblesse de sa pensée. Le poète a certainement joué sur le pouvoir évocateur des rites légendaires et épiques en puissance dans ces mots. Cette caractéristique épique des mots est obtenue, soit par la dignité même du sujet ou du thème traité, soit par la noblesse du personnage (New York) qu’il institue en interlocuteur, soit par des adjectifs ou des déterminants désignant l’immensité, la gravité, l’impétuosité : grandes, longues, soleil, acier, follets, rayonnants, lance, fabuleux vibrante, sang, etc.

  1. b) Le vocabulaire élégiaque ou lyrique.

Le vocabulaire senghorien par le choix du sujet qui nous présente un monde idéal fait de concorde (une terre d’unité tel que devrait être ce monde, s’il n’était habité que des hommes épris d’esprit de dialogue, de paix ou de partage) nous replonge à coups sûrs dans un fonds de lexiques élégiaques.

Notre sensibilité se porte ainsi tout naturellement sur le coeur et l’esprit du poète : s’estompe ainsi le caractère banal des mots ou groupe de mots comme : sourire de givre les trottoirs chauves, coeur artificiels, odeurs flamboyantes, la fête de la Nuit, caillots de sang, la souplesse des lianes, etc.

On notera que ce vocabulaire, concret et ennobli par le thème développé est particulièrement poétisé ; le pluriel affecté d’une touche intime. Ainsi remarquera-t-on que certains qualificatifs et déterminants qui accompagnent certains mots transfigurent ou illuminent la pensée et l’intensifient :

– des coeurs artificiels

– des amours hygiéniques

– des trombones de Dieu

– d’odeurs flamboyantes

– caillots de sang

– ballets de nénuphars.

Il faudra être attentifs à restituer aux mots leur pleine valeur originelle. Authentique et à percevoir les reflets simultanés. Ainsi les mots :

– couleurs solennels, eaux obscures (symbole de la mort )

– éléments amphibies : naturellement susceptibles de mener deux vies on milieux différents : sur terre ou dans l’eau.

  1. c) Le vocabulaire religieux (biblique ou tragique)

Le religieux est par essence, tragique. Pensons ici à la genèse de la messe dans l’Antiquité gréco-romaine. Voilà justifié notre choix de réunir sous cette rubrique tous les mots à connotation biblique, religieuse ou dramatique.

Senghor est un chrétien, marqué par la bible en même temps qu’il demeure attentif aux interpellations de son Joal foncièrement terrien et animiste.

On comprendra ainsi ses aspirations païennes en même temps qu’il nous paraît fort possible de retrouver dans ce vocabulaire des influences d’un christianisme primitif, authentique probablement la réminiscence d’une enfance qui se destinait à la prêtrise.

– « Le temps de la manne et de l’hysope » : tout ce syntagme est par excellence prophétique et renvoie manifestement à la vie chrétienne.

– Nuits d’insomnie, amours hygiéniques : cet emploi pluriel confère aux mots une coloration biblique nette. C’est là une imitation flagrante de la langue et des traductions bibliques : les oiseaux de l’air, les hautes cendres flammes en crue. Les trombones de Dieu, des seins sans odeur, ruisseaux de lait.

Dieu (…) créa le ciel et la terre… Allusion à l’œuvre de la création divine. La terme, s’il ne figure pas dans la Traduction des Septante, le Nouveau Testament, au contraire, reconnaît Deus et partant, Dieu, généralement employé dans un vaste champ sémantique, à partir de sa racine hébraïque (ADON = Maître). On comprend, dès lors, que Dieu est un terme qui revêt une coloration biblique d’omnipuisance, de pouvoir, etc. A ce titre, le vocable résulte d’éléments néo-testamentaires.

On remarquera aussi que la négation forte, en construction anaphorique PAS UN (4 fois répété en chant dans les versets Il, 12, 13 et 14) marque l’absence de la vie, de l’humanisme à New- York en même temps qu’elle fait contraste avec la permanence agressive et foudroyante des acquis de la technologie à New York.

V2 – tes yeux de métal bleu

– ton sourire de givre

V3 – des rues à gratte-ciel

V 4 – Sulfureuse ta lumière et les fût livides

V 5 – Les gratte-ciel qui défient les cyclones Sur leurs muscles d’acier.

V 13 – rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forte

V 15 – les klaxons hurlent des heures vides

V 16 – des fleurs en crue des cadavres d’enfants.

On notera surtout que plusieurs figures métonymiques s’entrelacent à ces figures de type métaphysique : les grandes filles d’or (V 1) sont des gratte-ciel qui s’élèvent, charmants et splendides, imposants et éclatants, à la conquête de l’espace ; ils foudroient le ciel ; ton sourire de givre (V2) est une al1iance de mots oxymoriques qui évoque sans doue un univers glacé, figé, morne, « cadavérique » et sans âme ; une nature prise dans l’extrême congélation et qui, par le fait même, glace aussi le poète, désormais saisi, angoissé, « si timide » ; le poète pétrifié par l’éclipse du soleil (V 4), c’est-à-dire l’absence de vie, de chaleur humai ne ; un monde voué à la déchéance Sur le plan « humanistique » (L.S.SENGHOR). Les Nuits d’insomnies (V 15), enivrantes, fiévreuses et démoniaques, « si agitées de feux fouets » produisent un bruit sourd qui agace, perturbe la vie paisible comme on en connaît en Afrique noire ; tandis que lait noir (V25) désigne en réalité, par opposition au « rhum blanc » (qui est l’image des visages blancs de l’ivresse et de l’abondance, de la richesse orgueilleuse et insolente de l’homme blanc), les visages noirs de la paix, de l’abondance candide, de la simplicité et de la soumission du nègre. On le voit bien : l’écriture senghorienne est extrêmement pleine d’images et cette analyse y a décelé un réseau d’images complexes. Les mots y sont « enceints d’images » – le terme est de L.S. SENGHOR – chargés de signification profonde. Ce jeu d’images et ces prestigieuses connotations des mots qui fonctionnent délibérément dans ce poème concourent à donner au texte un caractère particulièrement lourd de sens.

3.2. La syntaxe.

L’utilisation de divers outils grammaticaux prolonge les valeurs lexicologiques et s’explique en fonction d’intentions esthétiques. L’article défini, si fréquent, correspond à une présentation soutenue et insistante des êtres et des choses. Il est renforcé par le démonstratif qui reprend, précise et souligne ces indications. Ainsi ces séquences :

* Les fûts livides

les têtes foudroient le ciel

Les gratte-ciel qui défient les cyclones

le temps de la manne et de l’hysope

Les trottoirs chauves

Les trombones de Dieu

Les yeux à l’arc-en-ciel d’avril

L’idée liée à l’acte l’oreille au cœur le signe au sens

* ces grandes filles d’or…

Voici ce que je vois…

Notre regard est ainsi orienté avec curiosité et particulière autorité vers cette effrayante réalité qui, lourde de significations, fait sourdre « l’angoisse bouchée des larmes ».

L’emploi du déterminant possessif sert, non seulement à marquer un rapport d’appartenance avec rigueur, mais aussi une réprobation et une désapprobation de l’horreur de New york et la distance entre Harlem et son visiteur : « Ecoute New York ! Ô écoute ta voix mâle de cuivre ta voix vibrante de hautbois, l’angoisse bouchée de tes larmes tomber en gros caillots de sang » (V 15).

Comptons :

Chant I

ta beauté (VI)

tes yeux (V2)

ton sourire (V2)

ta lumière (V5)

sa main (V 11)

ma main (V 11)

Chant II

ton cœur (V3)

ton sang (V3)

ta voix (V31) 2 fois

tes larmes (V31)

ton cœur (V32)

Chant III

ton sang (V33)

tes articulations (V34)

tes ponts (V35)

tes fleuves (V38)

Le matériel grammatical offre donc prise à un examen stylistique encore plus net. D’abord, l’utilisation fréquente de ces déterminants possessifs de la deuxième personne du singulier et / ou du pluriel. Non moins habile, le jeu de ces déterminants nous oblige à avoir constamment notre regard dirigée vers l’interlocuteur du poète : New York.

On comprendra aisément ici que l’éclatement des triomphants : ta beauté, ton sourire, ta lumière (chant 1), un monde de lait, apparaissent antithétiques à : ton sang, tes larmes, ton nocturne, un monde de violence et de tumulte.

On remarquera aussi l’insistance temporelle dans ce poème où prédomine le présent. Peut-on penser à une réalité quie se vit et se palpe ? Une plaie qui saigne à Harlem où « sang du tam-tam, tam-tam et sang » battent à l’unisson ? Les temps s’opposent d’une manière élémentaire dans ce poème où abondent les ellipses verbales(« sulfureuse, ta lumière » (V5), etc.). Le passé composé – d’un emploi sporadique dans « j’ai été confondu », « j’ai vu » (en reprise anaphorique aux versets 4, 6, 9, 13, 14 du chant II) – combine avec leprésentatemporel. Ce qui laisse supposer que cette réalité, cet horrible spectacle qu’offre Harlem est d’une permanence prenante. C’est pourquoi le poète introduit, à la fin du poème, des instants de passage dans cette durée linéaire, grâce au passé simple :

« Et les oreilles, surtout les oreilles à Dieu qui d’un rire de saxophone créa le ciel et la terre en six jours.

Et le septième jour, il dormit du grand sommeil nègre » (V41 -42)

La progression temporelle est aussi marquée par des mots invariables, à valeur implicite comme : d’abord (VI), au bout de (V8), avant (V23) et des mots de circonstance temporelle, à valeur explicite comme jours, Nuit l’heure etc.

L’instance temporelle est fort significative dans ce poème. Bien que le poète emploie un passé (composé ou simple) apparemment coupé de la réalité atroce qu’il vit actuellement, il convient de préciser que ces trois tableaux se déroulent sur un éclairage unique : le présent.

Senghor nous présente visiblement les scènes de Harlem, de Manhattan. Pris aux racines, ce spectacle échappe au temps ; il est vu en dehors de celui-ci et s’insère ainsi dans une durée illimitée, atemporelle et où passé et présent se complètent harmonieusement, sous une certaine forme d’éternité. Dans cette méditation extatique, le temps est restitué, retrouvé, et la vision symbolique de New York s’offre lumineusement à l’intention spirituelle du poète. A quoi aspire-t-il, sinon à une communion inter-raciale des hommes ? La prière en demeure ainsi imminente, pressante. D’où, l’usage de l’impératif où le singulier marque le degré d’intimité et de familiarité du poète avec New York :

« Ecoute New York ! ô écoute ta voix mâle de cuivre…

Ecoute au loin battre ton coeur nocturne…

New York ! Je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang…

Qu’il dérouille tes articulations d’acier…

Qu’il donne à tes ponts la courbe des croupes… »

L’on notera aussi, curieusement, la récurrence de la conjonction élémentaire et qui acquiert ici diverses valeurs, bien que parfois cet élément revienne en position anaphorique : 7 fois en chant I, 9 fois en II et 7 fois en III :

* Valeur de simple liaison

– … ta lumière et les fûts livides (V5)

– … des jambes et des seins (V 12)

-… le temps des signes et des comptes (V I 7)

– … le temps de la manne et de l’hysope (V 18)

– … rythme et sang du tam-tam (V32)

– … la courbe des croupes etla souplesse des lianes (V35)

– … caïmans musqués et de lamantins… (V38)

– … Dieu qui d’un rire de saxophone créa le ciel et la terre (V41).

* Valeur conclusive

Et le septième jour il dormit du grand sommeil nègre (V42)

* Tremplin d’un mouvement respiratoire

Et les oreilles, surtout les oreilles à Dieu… (V41)

* Aspect oppositionnel

Et nul besoin d’inventer les sirènes (V39).

Au total, une syntaxe conforme à l’esprit de l’orthodoxie grammaticale classique, mais soumise à des intentions poétiques, le tout dans un élan psychologique : rapidité, souplesse, légèreté de l’énoncé. La phrase elle-même se plie fidèlement aux divers mouvements psychologiques : surprise, émotion, extase, gêne, tristesse, effort de lucidité, prière, rêve, élévation de l’âme…

L’étude du vocabulaire et de l’organisaiion de la phrase de ce texte nous a permis de découvrir au seuil des intentions stylistiques, une poésie lyrique très noble : une expression mesuré, élégiaque.

Venons-en à la prosodie proprement dite du texte.

3.3. De la prosodie

Contrairement à la prose, « la poésie écrit Paul DELBOLILLE est un mode d’écriture et de composition qui répond à des exigences formelles nombreuses » dont la prosodie et la rhétorique constituent le ciment (1987 : 155).

Dans ces lignes, le premier aspect nous intéresse particulièrement. Nous voudrions caractériser et spécifier le rythme (= son et mouvement) et étudier simultanément les éventuelles relations structurales qu’engendrent les divers procèdes stylistiques de ce poème plein d’images [1].

Le thème d’unité, de réconciliation et de communion symbolise par l’image de « l’Arc-en-ciel » découle d’une dualité d’un constant jeu d’oppositions binaires entre les couples : le jour la nuit ; les sirènes / les lamantins ; les chevaux de police les mangues d’amour ; le Lion, le Taureau ; les articulations d’acier / le sang noir, etc. ce mouvement bipolaire est, à son tour, symbolisé par le passage du Ciel à la Terre.

Ainsi, la plupart des versets de poème sont-ils généralement articulés selon un rythme binaire oratoire, formant une antithèse sur laquelle repose tout le développement de la pensée senghorienne dans ce poème.

Voyons, dès lors ce que le rythme doit à cette méditation poétique (et vice versa). Il s’agira donc d’étudier ou d’examiner de plus près la cadence le son, et le mouvement, les accents de durée et d’intensité de ce poème, à l’issue d’une lecture orale [2].

Senghor désire passionnément une cadence élégiaque qui guide toute son intention. Les autres images (peu importe leur mode bien classique de présentation) sont surtout littéraires ; encore qu’il faille être attentif au rapport sirènes-lamantins, Ciel-Terre (3e p), destiné à marquer le lien entre les deux mondes qui doivent coexister dans un même corps. Et pour les capter par la magie des mots, Senghor fait appel à presque tous les sens qu’il met en éveil : la vue (J’ai vu… J’ai vu…), le toucher (léger, aux pieds de chevaux…), l’ouïe (Pas un rire, Ecoute…) et les sensations kinésithérapeutes, bien représentées grâce, principalement au verbe (tombant soudain foudroient…). Mais ce qui frappe, c’est que des groupes organisés d’accents toniques sont distribués à des intervalles plus larges, de façon irrégulière. Le propre d’un poème à vers blancs. Mais ici l’harmonie prête, par moments, au rythme, la puissance de son instrumentation : Comptons :

a)

  1. Si timide Et l’angoisse au fond des rues à gratte-ciel

4            11

  1. Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses

4            11

  1. Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan

4            10

  1. Je proclame la nuit plus véridique que le jour.

4            10

  1. Harlem Harlem ! voici ce que j’ai Harlem Harlem !

4            6            4

b)

  1. New York !or voici le temps de la manne et de l’hysope

2            9            4

  1. J’ai vu dans Harlem bourdonnant de bruits de couleurs solennelles              et d’odeurs flamboyantes

2            15          6

  1. J’ai vu se préparer la fête de la Nuit et la fuite du jour

2            16

  1. J’ai vu le ciel neiger au soir des fleurs et de coton         et des ailes de séraphins           et des panaches de sorciers

2            11          8            8

c)

  1. Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil

8            8

  1. Sulfureuse la lumière et les fûts livides,           dont les têtes foudroient le ciel

8            6            8

  1. Pas un rire d’enfant en fleur , sa main dans ma main fraîche

8            6

d)

  1. Si timide d’abord devant tes yeuxde métal bleu   ton sourire de givre

6            8            6

  1. Pas un sein maternel , des jambes de nylon   . Des jambes     et des seins sans sueur ni odeur

2            6            3            8

  1. Mais il suffit d’ouvrir les yeux à l’arc-en-ciel d’avril

6            8

  1. Et le septième jour il dormit             du grand sommeil nègre

6            3            5

Resumons :

5 versets

  1. a) * 4 – 11

* 4 – 11

* 4 – 10

* 4 – 10

* 4 – 6 – 4

3 versets

  1. b) * 2 – 9 – 4

* 2 – 15 – 6

* 2 – 11 – 8 – 8

3 versets

  1. c) * 8 – 8

* 8 – 6 – 8

* 8 – 6

4 versets

  1. d) * 6 – 8 – 6

* 6 – 6 – 3 – 8

* 6 – 8

* 6 – 3 – 6

Au regard de cette distribution rythmique, l’on peut dire que ce poème dont on a retenu en échantillon 15 versets, se repartit ainsi : d’abord, sept versets dont le rythme oscille entre 6 et 8 : le premier verset de c) est très équilibré (8 – 8), ce qui fait qu’au centre intervient le moment fort du verset, faisant figure d’hémistiche. La syncope intervient finalement en c)3 et en d)4. Les autres versets notamment en a), s’équilibrent en 4 – 10 et 4 – 11 assurant ainsi au reste du poème en balancement soutenu, efficace.

La répartition elle-même de la longueur et du volume des phrases de ce poème à trois chants est très remarquable : nous constatons une alternance de propositions indépendantes ou de structure élémentaire et des propositions dont l’architecture est complexe d’après un rythme d’effort de tension respiratoire et de repos musculaire (V. 12, 15, 29, 30…) ; ou parfois, ce sont des phrases dont l’organisation interne essouffle. Si elles ne sont pas longues – dans ce cas, il arrive que le sujet soit post-posé ou mis en relief.

« J’ai vu se préparer la fête de la

Nuit… » (I)

Ecoute au loin battre ton coeur nocturne… (II)

Voici venir les temps très anciens… (III)

Sulfureuse ta lumière (cas d’ellipse verbale)

elles sont seulement de longues propositions, en apposition et juxtaposition ou, alors, des propositions à valeur volitive. Leur but serait d’alléger l’allure ténébrante du message, en le débarrassant des mots-outils, accessoires ou secondaires. Le discours gagne ainsi en densité tragique, probablement la préoccupation du poète d’accentuer la puissance de l’écho suggestif du drame à Harlem.

La fréquence d’inversions assure (à elle seule) une cadence différente de l’allure relâchée de la prose. Ce qui est un moyen efficace d’élaguer la pensée et d’ennoblir le discours poétique et non une servitude de versification, c’est-à-dire la nécessité de séparer par l’hémistiche un nom de son régime comme dans ce vers de Moïse (Vigny) :

« Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte ».

Mais ici le procédé est au service d’une noble cause !

Outre ce mouvement, celui rendu par la conjonction ET (V14, 16. 29, 40, 41) en position anaphorique sert à relancer un développement de la pensée ou à donner à la conclusion un mouvement brusque d’élargissement (cas des deux derniers versets où la conjonction est employée avec une valeur expressive).

Cette anaphore, comme il en est de l’apostrophe (cf. Harlem Harlem ! New York) intervient surtout après une pause moins courte (en position initiale bien entendu), ce qui est légèrement différent des énumérations oratoires ou incantatoires que l’on trouve dans Symétha, par exemple, à l’imitation de la jeune Tarentine :

« et les bois odorants, berceaux des demi-dieux

et les coeurs cadencés dans les molles prairies,

et sous les marbres frais, les saintes théories ».

Il faut surtout prêter l’attention à la mise en valeur des mots essentiels aux places très bien indiquées et privilégiées : à la sixième syllabe correspondant à un faux hémistiche, parce qu’ici la métrique classique n’existe pas. Il convient toutefois de souligner aussi que certains versets de ligne prosodique acquièrent ainsi un surprenant relief, notamment dans les noms propres, porteurs d’un accent d’intensité et de durée :

– New York ! or voici le temps de la manne et de l’hysope

– Harlem Harlem ! Voici ce que j’ai vu Harlem Harlem !

– New york ! je dis New York, laisse affluer le sang noir dans ton sang.

Notons encore l’harmonie rendue par des mots propres qui offrent quelques exemples de glissements sur les sons vocaliques : Harlem Manhattan.

Le dernier verset du chant II, p. ex., offre une belle orchestration vocalique et consonantique à souhait, formant ainsi, sur le plan du rythme, allitérations et assonances (timbres homophoniques) des explosives dentales et des fricatives palatales :

« Ecoute au loin battre ton coeur nocturne rythme et sang du tam- tam, tam-tam ou encore :sang et tam-tam

Tombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses »

Ce jeu d’harmonie positive (recherche d’allitérations et d’assonances, complices de suggestions) de T et S n’a d’autre objet que de souligner avec force, lorsqu’il forme la répétition des sonorités, un gémissement, une triste mélopée.

Encore ce jeu si délié des voyelles graves (ã), (oe), (õ), (u) et surtout de la centrale /a/ qui crée une parfaite correspondance avec l’harmonie consonantique d’insistance où les nasales, les liquides et les explosives abondent : une ténébrante violence et en contraste avec la musique des voyelles : des images riantes. Une gamme savante : i, a ,e et des l, p, n, f.

Et pas un livre où lire la sagesse.

La palette du peintre fleurit des

Cristaux de corail

Nuit d’insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux de follets »

Ces phénomènes d’apparente discordante sont très évocateurs. Leur interprétation stylistique peut ouvrir à une plus vaste étude. Limitons-nous ici à préciser que grâce à ces phénomènes, le poète parvint à mettre en valeur et en attente expressive sa pensée. Senghor a su nous préparer à percevoir par-delà sa passion, son cri de révolte, son angoisse et son ardente intention poétique. Ainsi se ferment ces versets aux longueurs inégales, douce lamentation noble, grave et en même temps lyrique, grâce à ces échos intérieurs rendus ou dévoilés par le JE intime.

Style de passion donc, avec des phrases généralement sans support verbal, mais « poésie au souffle profond et ample (…), la voix même du continent noir ! Chant incantatoire, la poésie de Senghor se veut source de réconciliation » note Marc Rombaut (1970:25-26). _ « Si timide d’abord devant les yeux de métal, ton sourire de givre

Si timide. Et d’angoisse au fond des rues à gratte-ciel »

La préférence donnée au nom verbal, c’est-à-dire l’infinitif (au lieu d’une forme personnelle) a pour but de présenter l’action considérée en elle-même. Ce n’est donc plus Senghor qui vit le drame de Harlem. Ce n’est pas lui non plus qui parle. A travers vers lui, c’est tout le monde noir qui parle. On voit encore ici les intentions de Senghor moraliste, l’homme de la paix, de l’amour et de la communion universelle.

Quel est le rythme fondamental de cette page lyrique d’Ethiopiques ? Un rythme généralement de progression binaire, très obsédant tant la pensée obsède l’âme et le coeur du poète et de son lecteur. Tels ces versets où nous avons un double mouvement d’ascension scandé par des métaphores articulatoires et des rimes intérieures.

Pas un rire d’enfant en fleur/, /sa main dans ma main fraîche.

Pas un sein maternel/, /des jambes de nylon.

Voici le temps des signes/ /et des comptes.

Je proclame la Nuit plus véridique/ /que le jour.

Et le septième jour/, /il dormit du grand sommeil nègre.

Rythme ternaire aussi, répondant à la pensée toujours dialectique, expression révélée de l’idée chère au poète, à savoir : le métissage culturel, déjà exprimé dans le poème Kaya-Magan où Senghor se dit le métis culturel, l’homme de symbiose et de rencontre, la porte « poreuse à tous les vents » pour l’édification de la civilisation de l’Universel :

« Car je suis les deux battants de la porte, rythme binaire de I’espace, et le troisième temps »

(« Ethiopiques », in Poèmes, p. 105)

 

Assurément, il est possible d’analyser le rythme de ces versets, en faisant apparaître la disposition des accents toniques. Si juste que puisse paraître notre étude – cela est sujet à caution !- elle ne rend pas compte du mouvement rythmique exact qui se marque d’abord par le refus de cadences traditionnelles (classiques ou romantiques) du type anapestique ou iambique.

A ce titre, on sera seulement sensible au rythme descendant de certains versets, tributaire de la structure oratoire où l’on prélèvera la prédominance des voyelles graves, des syllabes fermées, généralement longues, des groupes vocaliques, des voyelles nasales. Ainsi ces versets :

« Voici le temps des signes et des comptes

Il n’est que d’écouter les trombones de Dieu,

ton coeur battre au rythme du sang,

ton sang »

Encore ce cas de synérèse interne dans :

« J’ai vu se préparer la fête de la Nuit à la fuite du jour »

et les allitérations discrètes :

-les (F) du 1er chant peuvent évoquer le souffle imperceptible de l’air dans : confondu, filles, fond, sulfureuse, fûts, foudroient, défient, enfant, fleur, fraîche, artificiels, forte, fleurit, fleuves auxquels correspondent :

– les (V) du 2e chant, encore plus doux dans : voici, vu, livreur, véridique, la vie d’avant- mémoire, verte, pavés, chevaux, voix, cuivre…

En réalité pour décrire l’œuvre de la création Senghor a rendu le ciel et la terre complices eux-mêmes et témoins, du drame de Harlem, dignes des premiers temps de la création. Faut-il dès lors, voir dans ce dernier verset l’accusation par le poète de l’indifference du créateur à la douleur et à la souffrance du nègre à Harlem ?

Il faut naturellement, surtout dans un texte lyrique, établir une hiérarchie des accents ; nous venons d’indiquer la structure majeure, c’est-à-dire le refus d’une cadence uniforme (due à l’absence de la rime, et de la métrique) ; mais l’intérieur de ces versets désarticulés, pas de recherche systématique d’allitérations ou d’assonances tapageuses, mais plutôt une musicalité soutenue qui fond les timbres et les articulations antérieures et postérieures dans une unité propice au rêve : celui de la réconciliation. C’est ce que chante Senghor dans ces versets d’ « Elégie pour Georges Pompidou, chant V » : _ « J’ai vu rêvé d’un ciel d’amour, où l’on vit deux fois en une seule, éternelle

où l’on vit d’aimer pour aimer.

N ‘est-ce pas qu’ils iront au Paradis

Après tout, ceux qui s’aimèrent comme deux métaux purs mais fondus confondus

………………………………………………………………

Je chante un paradis de paix » (1979 :56-57).

 

La poésie de Senghor est, assurément comme l’a si bien dit Claude RENARD « une manière de vivre et de faire vivre » (Senghor. L.S. 1974 : 81).

Ce poème très profond est un pur poème lyrique, où le poète donne à sa méditation une ferveur personnelle qui émeut. On peut voir en l’auteur d’Hosties noires le plus bel exemple de l’écrivain pour qui la littérature est essentiellement un moyen de « s’éprouver soi-même », de creuser toujours davantage le problème de la condition existentielle de l’homme noir.

Ce poème est comme un compte-rendu littéraire de la misère du martyre et des difficultés endurés par les fils de Cham dans leur rapport avec l’occident.

Notre réflexion sur une page lyrique et un homme aux multiples facettes nous a permis de redécouvrir les charmes du raffinement stylistique autant que l’adéquation authentique entre la pensée et la courageuse vérité. On y décèlera aussi l’usage de mots africains (lamantins, Dans, etc.) qui est une manière de rechercher la connivence du lecteur africain et, en même temps donner sa ration d’exotisme à un public plus vaste. « Celle dualité du poème, écrit Jean Louis Joubert, se laisse percevoir dans certains glissements d’un pôle culturel à l’autre, quand les figures de style rabattent l’Afrique sur l’Europe ou inversement » (1981 : 31 ).

Le charme de ces versets senghoriens tient, non seulement à l’homophonie vocalique yeux / bleu : sourire/givre ; loin/soudai, etc.) et aux effets sonores se répondant en échos multiples, mais surtout au fait que L. S. Senghor a pu faire entendre l’appel le plus secret de son coeur en cédant sans réserve à cette tentation ultime de la tendresse. Vraiment ici, Senghor a été visité par des souvenirs brûlants, en même temps qu’il est resté fidèle aux prestiges d’une technique due à une clairvoyante sensibilité. A n’en point douter, « la poésie de Senghor, écrit Kesteloot, L., séduit, charme, conjure apprivoise », tant elle est bonheur (1986 :116).

 

En guise de CONCLUSION

Comme on peut s’en rendre compte, les méthodes d’approche de réalité physique du verset senghorien sont nombreuses et variées, et aucune d’entre elles n’offre les assurances souhaitables. Toutes concourent à appréhender le discours littéraire dans ses multiples dimensions. Il demeure cependant que le poème apparaît comme un pur poème lyrique. On y entend, comme écho élégiaque, des réminiscences profondes qui font la nature même de la poésie / son et sens liés.

Mais Senghor a-t-il su nous donner dans sa méditation émouvante, la réponse à nos inquiétudes de négro-africain ? On comprendra aisément ici son refus d’une cadence uniforme, qui est la structure majeure de son lyrisme. Mais, à l’intérieur de ces vers presque désarticulés, par rapport au système romantique ou classique, les accents et le rythme soutiennent la progression de l’idée et du sentiment.

New York ! je dis New York, laisse affluer la sang noir dans ton sang » (V.33)

Cette prédilection pour les procédés répétitif et dénominatif – chers à Senghor- qui martèlent sur les vocables pour rendre, un dépassement extatique.

Outre que Senghor demeure étranger au fulgurances césairiennes ou rimbaldiennes, son langage, son style, apparemment « naïfs », exigeraient cependant du bon lecteur quelque minutieux examen. N’allie-t-il pas, lui qui se dit « l’empire de l’amour », ce que Robert MALLET appelle « la spontanéité et la science des primitifs » ?

Nous n’avons pas pu épuiser la matière de tous les procédés d’expression de L. S SENGHOR dans cette page lyrique d’ETHIOPIQUES. Néanmoins, avons-nous pu approcher de son « intention poétique », – le mot est de l’antillais Edouard GLISSANT.

A travers ce poème, le poète intente un procès contre New York. Le plus grand tort dont il accuse est la haine qu’a semée le modernisme sur un peuple qui, jadis, vivait dans la concorde et l’amour. Cet âge de la technique et de l’atome est aux yeux du poète qui a tous ses sens en éveil, une période de l’aliénation de nature. Mais l’avènement de Dieu Tout – Puissant réussira-t-il à anéantir tous ces maux ? La civilisation technique occidentale risque d’être un réel danger et victime d’elle-même. C’est un occident menacé par ses propres inventions techniques. Ainsi le poète l’invite à s’associer au monde africain, à l’Afrique, terre de vie, d’hospitalité et d’authenticité, car les vertus cardinales (et les attributs) de la négritude sont plus fortes, pour combattre la gangrène de la civilisation occidentale.

S’il fallait définir l’impression générale qui se dégage de ce poème, nous parlerions de tendre amour du poète pour la race opprimée et de la sincérité dans l’écriture. Mais, au total une âme qui milite pour la paix et la concorde parmi les hommes du monde. C’est pourquoi, chez le poète Senghor, tout est Amour et Prière. L’amour, l’homme… sont de l’ordre de l’absolu moral et métaphysique.

L’histoire de la vie à Harlem, c’est l’histoire de l’humanité tout entière. Ainsi, dans le rêve prométhéen du poète, Harlem doit-il être la cité capitale de toutes les races du monde. A ce titre, Harlem prend une valeur de symbole noble.

 

BIBLIOGRAPHIE

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10…., (1964), « Ethiopiques », in Poèmes, Seuil, pp. 99-168

11….,(1977). « Les Noirs dans l’antiquité méditerranéenne ». In Ethiopiques n° 11, revue socialiste de culture négro-africaine, Dakar.

[1] Dans cette étude nous n’avons pas abordé systématiquement la question de rhétorique, cet aspect ayant été concomitamment analysé dans les approches lexicales et syntaxiques.

[2] Nous avons pris le soin et la préparation d’éliminer, au préalable, les e muets en position finale du verset