L’oeuvre

SENGHOR ET TCHIKAYA La réécriture de Chaka, une épopée bantoue

Ethiopiques n°69. Hommage à L. S. Senghor

2ème semestre 2002

 

Marie-Rose ABOMO-MAURIN [1]

 

Quand on considère l’influence des grands hommes dont on chante les exploits, positifs ou cruels, en Afrique, la figure de Chaka compte parmi celles qui ont le plus marqué l’histoire de ce continent.

Personnage hors du commun, Chaka se révèle par sa cruauté. Ce Néron africain tuera de sang froid sa fiancée, sa mère, ses frères, et la liste de ses victimes peut s’allonger à l’infini. Il a vécu au début du XIXe siècle ; Ki-Zerbo [2] situe sa naissance vers 1787, mais reste vague quant à la date de sa mort. Le récit de Thomas Mofolo évoque les dates de 1786-1828, mais là aussi la date de sa mort reste approximative. Enfant illégitime de Nandi, Chaka subit la dure loi des foyers polygames. Son père, sous la pression de ses autres épouses, répudie la jeune Nandi, l’accusant d’être arrivée chez lui enceinte. Dès lors, le jeune homme est exposé aux sarcasmes de ses camarades qui l’humilient et le traitent de bâtard. Le sort de sa mère est pire. Elle doit baisser la tête, en signe de soumission et de défense. La mort du père seule les délivrera de cette situation, comme le dit Chaka lui-même :

 

« Tu n’es plus répudiée. Je ne suis plus renié. Pleure. A Qoubé, ici, personne ne se moquera d’une répudiée qui pleure l’homme qui a renié son fils premier-né. A Nobamba, les mères et les oncles de Ndingana, de Malangana te jetteront des pierres et ou de la cendre à la tête comme il convient en signe de deuil à une veuve » [3].

 

Loin de se résigner, le personnage refuse toute soumission et se révolte. Avant son exil chez Dingswayo, un suzerain de son père, le jeune homme se forge un caractère farouche, presque sauvage. Doté d’une énergie et d’une force exceptionnelles, il se fait remarquer parmi les autres, par des exploits qui lui attirent bientôt l’admiration des faibles, mais également la jalousie des demi-frères. Il doit partir, car il craint pour sa vie. Chez Dingswayo, son caractère s’affermit davantage. Il ne recule devant aucune épreuve. Ainsi, il devient un chef de guerre impitoyable, dont l’énergie implacable ne peut supporter la pitié. Devenu porte-parole et bras droit de son protecteur, il spolie les vaincus. La mort de son père lui permet, avant la disgrâce de sa mère et avec l’aide de son protecteur, de s’approprier l’héritage qui lui revient. Il devient chef de sa tribu, au grand déplaisir de ses demi-frères. Aussitôt promu à ce rang, Chaka commence par éliminer les premiers obstacles à son règne, à savoir ses parents rivaux. Il lance des raids contre les voisins, razziant et pillant ceux qui lui résistent. L’alliance conclue avec Dingswayo lui permet d’avoir la main de Nolivé, sœur de ce dernier. Les événements se précipitent et Dingswayo, en guerre contre Zwidé, son principal ennemi, est capturé par ruse et exécuté. Chaka arrive sur les lieux de l’exécution et trouve la tête de son bienfaiteur plantée au bout d’un piquet, sur la place publique. Ce crime ne peut rester impuni. Chaka bénéficie de l’appui des armées de son ami qui décident de se mettre sous ses ordres pour attaquer Zwidé et les siens. Selon la version de Tchicaya, Nolivé est persuadée que Chaka est le véritable assassin de son frère et qu’il a exécuté par la suite Zwidé pour le faire taire. Aussi ne cesse-t-elle pas de répéter :

 

« Non, non, celui qui l’a tué n’est pas mort ; demande à Chaka si je ne dis vrai […] L’assassin de mon frère n’est pas mort » [4].

 

Après la défaite de Zwidé, le Zulu se retrouve à la tête de tout le peuple « Ngouni ». Cependant, le guerrier ne peut se contenter de ce nom pour les siens. « Ngouni » fait médiocre. Il faut un nom capable de retentir comme un tambour de guerre, comme l’orage qui gronde. Ainsi choisit-il « Zoulou » dont la prononciation lance l’écho de la notoriété de son chef. Il devient lui-même « Zoulu », c’est-à-dire « le fils de dieu ». Tandis que les habitants sont des « Amazoulou », « ceux des cieux ». Il instaure un culte à son nom. Pour Chaka, le pouvoir politique ne peut se concevoir sans une remise en question de la tradition, des pratiques sur lesquelles elle fonde son autorité. Une restructuration paraît indispensable, restructuration de la société et surtout de l’armée. Non seulement les jeunes des deux sexes sont obligés de suivre et de pratiquer des exercices militaires, mais ils doivent aussi, entre deux guerres, vivre dans des camps où ils s’adonnent à des entraînements militaires quotidiens et intensifs. La répartition des tâches se fait suivant les sexes [5]. La sévérité du régime qu’impose Chaka surprend et déconcerte.

La discipline à observer sur le champ de bataille ne laisse aucune place à la désertion ni à la faiblesse, erreur qui coûte aussitôt la vie à qui y succombe. Parmi les exigences du chef guerrier, celle que ses sujets supportent le moins bien, c’est le contrôle de leur vie sentimentale. Le mariage n’est autorisé que si le soldat a entre 30 et 40 ans et s’il a su se distinguer au cours des batailles livrées.

 

Hubert Deschamps [6] situe généralement la période faste des conquêtes de Chaka entre 1816 et 1828. Mais, très tôt, des mouvements dissidents s’amorcent un peu partout. Chaka devient de plus en plus cruel. Il tue Nolivé et tant d’autres. C’est la descente aux enfers de la solitude et de la bestialité. Trahi par ses amis mêmes, il se retrouve isolé. Il mourra de la main de ses frères.

Telle est l’histoire de Chaka Zoulou que reprendront à leur manière Thomas Mofolo [7], Senghor [8] et Tchicaya U Tam’Si [9]. Mofolo publie d’abord Chaka en basouto, sa langue maternelle. L’œuvre sera ensuite traduite en anglais par l’Institut international des Langues et Civilisations africaines. La première version en langue française, chez Gallimard, date de 1940. Senghor a donc pu prendre connaissance de cette épopée à ce moment-là, et ce, d’autant plus que nous sommes en pleine période coloniale. Chaka représente la résistance au pouvoir colonial.

Le poème dramatique de Senghor paraît dans Ethiopiques, publié en 1956. Ce poème se compose de deux chants où s’élèvent plusieurs voix. Dédié aux martyrs bantous de l’Afrique du Sud, il est la représentation moderne du chef zoulou. L’histoire de Senghor commence au moment où s’arrête celle de Mofolo. Chaka, abattu par ses frères agonise et se souvient. « La voix blanche » essaie de lui faire admettre sa culpabilité et sa cruauté.

Sous la forme d’un dialogue qui tient à la fois de la tragédie grecque, avec la présence d’un chœur et d’un coryphée, de l’Evangile et d’un opéra en version africaine, le Chaka de Senghor donne à l’intrigue de Mofolo un autre aspect. Loin d’être ce guerrier farouche et cruel, c’est un moribond, redevenu homme, qui tente de sauver et d’expliquer sa politique, sous les quolibets de la Voix blanche. Qu’est devenu ce héros proche de la chanson de geste ?

Oublié, abandonné, trahi et blessé, Chaka n’est plus qu’un homme aux abois, complètement subjugué par le souvenir de Nolivé, un amant qui avoue n’avoir jamais cessé de l’aimer. Ses paroles dont la fluidité épouse la pente d’une vie touchant à sa fin apportent à cette « pièce » une tonalité lyrique envoûtante, dans laquelle le mouvement de la Négritude atteint ses lettres de noblesse, tout en éveillant chez l’Africain le sentiment d’appartenance à une terre :

 

« Ma Négresse blonde d’huile de palme à la taille plume

Cuisses de loutre en surprise et de neige du Kilimandjaro

Seins de rizières mûres et de collines d’acacias sous le Vent d’Est

Nolivé aux bras de boas, aux lèvres de serpent-minute

Nolivé aux yeux de constellation – point n’est besoin de lune pas de tam-tam » [10].

 

Deux idées essentielles se présentent à son esprit dans cet ultime moment où la vie ne tient plus qu’à un fil : légitimer son pouvoir et justifier sa carrière. Contournant délibérément l’histoire, Senghor situe son Chaka dans le contexte colonial et décide, par cette manipulation historique, d’analyser les méfaits de la colonisation et le désarroi du colonisé. Chaka ne peut accepter les insinuations de la Voix blanche qui dénigre l’Afrique précoloniale.

Ainsi, si le chant I présente le dialogue entre la Voix blanche et Chaka, sur un fond sonore de tam-tam funèbre, c’est pour marquer la lutte entre les convictions profondes du héros et la voix accusatrice qui l’accable. Le héros se retrouve dans la position du Christ sur la croix. Alors sort de sa bouche le chant de louange à Nolivé, cette négresse tant aimée et dont la mort n’a jamais cessé de hanter l’assassin. Elle devient le symbole de la Négritude, emblème du peuple noir, dans la fraternité avec tous les travailleurs spoliés et exploités.

Le chant II appartient à un mouvement transcendantal qui participe à la transmutation du guerrier cruel en poète : un purgatoire inéluctable pour parvenir à la véritable gloire. D’où ce chant d’apaisement qui baigne toute cette partie, grâce aux incantations et aux invocations du chœur et du coryphée. C’est l’hymne à la nuit, à la beauté, à la femme. Le chant se transforme en une mélodie du pardon. Ainsi, la disparition du personnage ouvre-t-elle une nouvelle ère. Elle annonce un Nouveau Monde.

Lorsque Tchicaya écrit Le Zulu en 1977, quelques années nous séparent déjà de l’époque coloniale et la plupart des pays africains ont acquis leur indépendance. L’auteur adopte lui aussi une écriture dramatique. La pièce, qui est une tragédie en trois actes, composée de trente et une scènes, reprend d’une certaine manière l’intrigue de Mofolo et la véritable vie du personnage. Seule la façon de mourir change. Avec Tchicaya, le Zulu se suicide.

Des personnages relativement nombreux occupent l’espace théâtral et recomposent la cour du grand guerrier. L’auteur tâche de faire de nous des témoins de leur fonction, de leurs attributs, des relations des uns avec les autres. L’analyse psychologique prend ici une place importante. Les didascalies rendent plus explicites les nuances que comporte le texte.

On est parfois frappé par les liens de similitude qui rapprochent la pièce de Tchicaya de Macbeth de Shakespeare. Les personnages centraux sont mis en garde par des prophéties, alors que la nuit couvre toutes leurs actions. Le rêve devient une constante dans laquelle tout se brouille : sommeil et état de veille, plongeant la scène dans cette atmosphère grise, ce clair-obscur qui annonce le meurtre, la mort, le sang versé. Les fantômes occupent l’espace au même titre que les vivants et donnent à la nuit un aspect équivoque et tragique. Cette nuit que célèbre Senghor pour sa beauté, Tchicaya la rend d’autant plus redoutable, que les traîtres bénéficient de ses faveurs pour perpétrer leurs forfaits, même si Ndlébé veille [11].

Seulement Chaka ne peut plus dormir, il ne sait plus dormir et ses moments de veille sont hantés par le spectre de Nolivé :

 

« Noliwé, tais-toi, tais-toi ! Tu es déjà morte ! Reste morte. Laisse-moi vivre !

(se débattant) Ne t’éloigne pas. Reste, Noliwé ! Epervier, regarde, elle s’en va ! Elle tient son ventre pour empêcher le ventre de tomber… Or, un ventre ne tombe jamais sans le corps qui le porte. Epervier !… Mais où es-tu ? Ils sont tous partis… (Il étouffe)… On meurt seul d’être seul » [12].

 

Pour Chaka, la nuit se fait enfer, par la longue insomnie qui transforme chaque rêve en cauchemar. Comme dans toute tragédie, la folie et la mort se côtoient. La dégradation que subit le personnage semble d’autant plus inéluctable et irréversible qu’il se retrouve incapable d’empêcher la décomposition de cette société qu’il a bâtie, au prix du sang. Plusieurs fois assassin, il a tout d’un Néron, lorsqu’il décide de la mort de sa mère. Dans cette pièce remplie de cris, de souffle et de souffrance, naît un autre Christophe, ressemblant à celui de Césaire. Comme dans la Tragédie du roi Christophe où le monarque érige une citadelle, Chaka entreprend de grands travaux, il construit une digue pour protéger son peuple de l’ « écume de la mer ». Seulement, l’un et l’autre, surestimant les capacités de leurs peuples, leur demandent plus que ceux-ci ne peuvent faire. Ce qui explique leur échec final.

Les différentes versions de l’histoire du Zoulou laissent percevoir à la fois des aspects permanents d’un texte à l’autre, ainsi que des variantes. D’un point de vue purement thématique, ces permanences sont au nombre de trois : la personnalité extraordinaire et somme toute tragique du guerrier, sa lutte acharnée contre l’occupation et la colonisation, enfin une volonté farouche d’unification et de consolidation de la nation zouloue.

Dans l’un et l’autre textes, la personnalité de Chaka, en tant que guerrier redoutable, ne fait aucun doute. Le coryphée rappelle dans le chant II ses attributs d’autrefois, attributs qui rendent compte de cette force dont il était doté :

 

« Ô Zoulou Ô Chaka ! Tu n’es plus le lion rouge dont les yeux incendient les villages au loin…

Tu n’es plus l’Eléphant qui piétine patates douces, qui arrache palme d’orgueil !…

Tu n’es plus le Buffle terrible plus que Lion et plus qu’Eléphant

Le Buffle qui brise tout bouclier des braves » [13].

 

Epervier reconnaît également en Chaka un guerrier hors du commun, lorsqu’il dresse son portrait à Dingiswayo :

 

« Ah ! Là, oui ! Un soldat. Il sera le plus grand que la terre ait jamais porté… Un soldat, pas à notre manière à toi et à moi ; je l’ai toujours vu sans enthousiasme à la fin d’une bataille gagnée… Je m’en suis étonné devant lui la dernière fois. Je venais de le féliciter de la manière dont il avait organisé le combat. Sais-tu ce qu’il m’a répondu ? « Ça ne sert à rien de gagner une bataille si la suite n’est pas le commencement d’un nouvel ordre des choses ». Je n’ai rien compris » [14].

 

Force physique et force de caractère, voilà les atouts que célèbrent Senghor et Tchicaya et qui placent le héros au rang de chef incontesté, à qui rien ne doit résister. Admirable volonté célébrée dans sa conception toute particulière de sa mission, mission qui l’emporte sur toute considération d’ordre personnel et sur les sentiments égoïstes d’homme. La transformation de Chaka reste à fois fulgurante et sidérante. Le petit berger méprisé de tous s’est affirmé en peu de temps face aux siens et face aux ennemis. Il reconnaît les massacres qu’il a perpétrés, mais confesse avoir agi pour le bien de son peuple. Et lorsque la Voix blanche le harcèle, l’accable, il avoue :

 

« Une basse-cour cacardante, une sourde volière de mange-mil oui !

Oui des cent régiments bien astiqués, velours peluché aigrettes de soie, luisants de graisse comme cuivre rouge.

J’ai porté la cognée dans ce bois mort, allumé l’incendie dans la brousse stérile

En propriétaire prudent. C’étaient cendres pour les semailles d’hivernage » [15].

 

« Propriétaire prudent », Chaka reste aussi celui qui doit nourrir son peuple. Le rapprochement avec le Kaya-Magan [16] se veut évident. Chaka, « personne première » [17], justifie son rôle par les liens presque mystiques qui le lient à son peuple. N’est-il pas lui-même le Zoulou, le fils du Ciel ? Comme le père, il doit abattre la forêt pour préparer les semailles.

C’est dans cette marche vers l’idéal et dans l’accomplissement de sa mission qu’on doit situer le meurtre de Nolivé, sa fiancée. Aucun obstacle ne peut empêcher d’atteindre le but fixé. Or Nolivé constitue cet obstacle. Elle représente la faiblesse par l’amour qui l’unit au héros. Sa mort même devient un paradoxe. Senghor refuse de la présenter comme une incapacité du héros à éprouver des sentiments tendres. Le poète confirme par ce meurtre une certaine logique que traduit le cri de désespoir enveloppé dans une litote :

 

« Je ne l’aurais pas tuée si moins aimée Il fallait échapper au doute ». [18] La mort de Nolivé est différemment interprétée par Tchicaya. Chaka s’explique : « Elle voulait que je sois infirme, oui ! [19] […] Dans le ventre de Nolivé il n’y avait qu’un peu de mon sang mêlé au sien, donc avarié par beaucoup de folie » [20].

 

Beaucoup plus cynique à l’acte III, scène 6 [21], Chaka présente la mort de Nolivé à sa mère comme une simple guérison, donc un acte de commisération.

Cause de doute chez Senghor, folie chez Tchicaya, Nolivé reste une victime expiatoire sacrifiée sur l’autel de l’ambition du chef zoulou. On a l’impression que l’exercice du pouvoir, malgré les allégations de Chaka, qui soutient être sur terre pour accomplir une mission, passe par la création d’un mythe personnel, celui du Zoulou, descendant des dieux, mythe à consolider quels que soient les moyens utilisés. La guerre, les interminables batailles entreprises ne doivent se réaliser que dans la mesure où elles servent à asseoir une plus grande autorité personnelle.

Sur ce dernier point, Tchicaya se distingue de Senghor, son aîné. Si ce dernier voit dans le personnage un symbole de la libération du peuple et de la lutte contre l’oppression, il fait du héros un bâtisseur, comme le Christophe de Césaire, un homme à l’ambition démesurée pour son peuple. Le Chaka de Tchicaya est plus machiavélique, chez qui la fin justifie les moyens. A la fois traître, sadique, meurtrier, toute occasion lui est bonne pour trahir. C’est ainsi qu’il agit envers son protecteur Dingiswayo et vis-à-vis de Zwidé. Il pousse le cynisme au point de demander la main de Nolivé, la sœur de celui qu’il trahit. Le Zoulou devient pour Tchicaya, non pas le libérateur que Senghor a vu en lui, mais un dictateur, une figure des gouvernants des pays africains indépendants qui, sûr de l’influence qu’il a sur son peuple, entend se réjouir de l’avoir guéri de la peur [22]. Seulement, au moment même où il chassait cette peur, il enracinait au fond d’eux un autre sentiment, celui de la haine du chef guerrier.

A quoi imputer cet aveuglement du Chaka de Tchicaya : à sa naïveté ou tout simplement à son incapacité à se rendre compte de la réalité des faits ? Toujours est-il que, progressivement, le désert se fait autour de lui, vide qui l’amène à prendre conscience enfin de l’isolement tragique dans lequel il s’est engouffré.

 

La solitude de l’homme politique sur laquelle s’accordent Senghor et Tchicaya ne fait aucun doute dans le cas de Chaka, car l’homme obéit aux événements qui souvent accroissent sa cruauté, étouffant au fond de l’être ce qu’il a d’essentiel, comme le reconnaît ici Senghor à travers son personnage :

 

« Je devins une tête un bras sans tremblement, ni guerrier ni boucher

Un politique tu l’as dit – je tuai le poète – un homme d’action seul

Un homme seul et déjà mort avant les autres, comme ceux que tu plains.

Qui saura ma passion ? » [23].

 

Senghor reprend ici la tragédie de l’homme politique : incompris à cause de l’inadéquation entre la volonté de son peuple et son désir de grandeur, aveuglé par un besoin tenace de refaire un monde à la mesure de son ambition, pour communiquer aux siens le même désir de grandeur, il oublie de se rendre compte de l’essentiel. En effet, il exige beaucoup plus de son peuple qu’il n’est capable de lui donner, plus qu’il ne peut s’offrir à lui-même. La démesure du projet, de l’ambition, transforme Chaka en un condamné qui se débat désespérément contre des forces supérieures à lui, forces qui s’incarnent dans les rêves et les cauchemars, dans les nuits qui n’en finissent pas.

L’échec s’inscrit ainsi dans l’action en cours et annonce la fin tragique du personnage. Clairvoyant au moment fatal, Chaka ouvre ses yeux et son cœur sur son amour, Nolivé. Avec Tchicaya, le personnage fait le bilan de sa vie et de son règne :

 

« Quel homme ai-je été ? Une caricature de moi-même, parce que je ne me suis rendu maître de l’écume de la mer ni féal du destin » [24].

 

Comme je l’ai déjà signalé, Chaka n’a pas connu la colonisation. Pourtant, il est présenté par nos deux auteurs comme un symbole de la lutte anti-coloniale et une force de dénonciation de la tyrannie d’un pouvoir. A travers le poème de Senghor, le poète fait une analyse habile du colonisé, en même temps qu’il y décrit les exactions du colonisateur. Si Chaka avoue ses meurtres sous la pression de la Voix blanche, c’est pour mieux contester la présentation que cette voix donne de l’Afrique pré-coloniale : un monde barbare, soumis aux ambitions personnelles des uns et des autres.

Il refuse toute soumission et toute aliénation. C’est la raison pour laquelle il se bat : « je n’ai haï que l’oppression » confie-t-il [25]. Cette oppression s’installe lentement, en trois temps. Elle commence par l’accueil naïf et généreux réservé par les Africains à ceux qui débarquent sur leurs côtes. Face à cette hospitalité, les Blancs n’ont manifesté que du mépris. L’oppression se matérialise dans un second temps par la volonté du Blanc, cet homme à « l’épiderme blanc les yeux clairs, la parole nue et la bouche mince » [26], de refaçonner le continent africain, « avec des règles, des équerres, des compas des sextants ».

Enfin, la colonisation donne lieu à une exploitation destructrice et dévastatrice du sol et des habitants. Superposant deux époques, celle de la spoliation des mines de l’Afrique du Sud, de l’exploitation meurtrière des populations, et celle de la colonisation dans ces années de lutte pour les indépendances, Senghor entretient volontairement cette confusion pour marquer, par la bouche de Chaka, le refus de toute cette souffrance. Dans le passage qui commence par « Mon calvaire » [27], le poète montre comment le colonisateur a introduit le déséquilibre dans des sociétés jusque-là autonomes et socialement hiérarchisées. Ce plaidoyer de Chaka se lit également comme une accusation, un cri de colère.

Au moment où les pays africains cherchaient à se débarrasser du colonisateur, Chaka devenait pour Senghor, homme politique, un exemple au même titre que le Kaya-Magan. Celui qui pose la question : « Pouvais-je rester sourd à tant de souffrances bafouées ? » [28] n’est autre que le poète lui-même. Dans le débat intérieur auquel il se livre et qui le mine, Senghor met en avant le dilemme permanent dans lequel se débat l’homme politique – également poète. C’est la question du choix entre l’action et l’amour ; c’est encore le questionnement intérieur pour savoir qui être : un homme politique ou un poète ?

La mort de Nolivé, qui devient chez Tchicaya la symbolique de la cruauté du tyran, était chez Senghor celle du sacrifice du député en campagne électorale, quand la femme aimée était ailleurs. Chaka, rongé par la culpabilité de la mort de sa fiancée, évoque ce corps dont il n’a pas pu jouir assez. Dès lors, le manque se compense par le verbe et la célébration. On comprend que ce qui intéresse Senghor, c’est de transformer Chaka en poète, en un mage qui a pressenti l’assujettissement de son peuple et qui lutte avec les armes dont il dispose. Chaka est aussi celui qui ouvre les consciences à la Négritude.

 

BIBLIOGRAPHIE

ABOMO-MAURIN, M.-R. et alii, Profil : les Corrigés Lettres, Tle L, ES, Bac, Paris, Hatier, 1998.

ABOMO-MVONDO/MAURIN, M.-R. « Toussaint Louverture et Haïti », in La France-Amérique (XVIe-XVIIIe siècles), Actes du XXXVe colloque international d’études humanistes, réunis pas Frank Lestringant, Paris, Champion, 1998, p.553-566.

Césaire, A. : La Tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine, 1963.

KI-ZERBO, J., Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978.

MOFOLO, T., Chaka, une épopée bantoue, Paris, Gallimard, 1940.

SENGHOR, L.S., Chaka, poème dramatique à plusieurs voix, in Ethiopiques, Paris, Seuil, 1964.

TCHICAYA U Tam’Si, Le Zulu, Nubia, 1977.

DESCHAMPS, H., Histoire générale de l’Afrique noire, Paris, PUF, 1970, 2 tomes.

 

 

[1] Chercheur, LLACAN/CNRS

 

[2] KI-ZERBO, Joseph, Histoire de l’Afrique noire, Paris, Hatier, 1978.

 

[3] Le Zulu, TCHICAYA U TAM’SI, I6, Nubia, 1977, p.40.

 

[4] Ibid. , III, p. 92.

 

[5] KI-ZERBO, J. p. 356.

 

[6] Histoire générale de l’Afrique noire, Paris, PUF, T2, p. 248.

 

[7] idem

 

[8] Ethiopiques in Œuvre poétique, Paris, Seuil, 1990, p 118-133

 

[9] Le Zulu, Nubia, 1977.

 

[10] Ethiopiques, op. cit., p. 121.

 

[11] Le Zulu, III, 7, p. 102.

 

[12] Ibid., III, 8, p.108-109.

 

[13] Le Zulu,, p. 128-129.

 

[14] Ibid., 8, p.49.

 

[15] Ethiopiques, p. 120.

 

[16] Ethiopiques, p. 103.

 

[17] Idem., ibidem.

 

[18] Ethiopiques, p. 121.

 

[19] Le Zulu, III 8, p. 106.

 

[20] Ibid., III 8, p. 107.

 

[21] Ibid., p 99.

 

[22] Ethiopiques, III, 7, p.103.

 

[23] Ibid, p. 122.

 

[24] Le Zulu, III, 15, p.130.

 

[25] Ethiopiques, p. 124.

 

[26] Ethiopques, p. 122.

 

[27] Ibid, p. 122-123.

 

[28] Ibid., p. 124.

 

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