SENGHOR : DE LA NEGRITUDE A LA FRANCOPHONIE
Ethiopiques n°69.
Hommage à L. S. Senghor
2ème semestre 2002
Aïssata Soumana KINDO [1]
Léopold Sédar Senghor, le poète qui savourait les mots de la langue française et savait si bien les utiliser, le défenseur des civilisations traditionnelles en général, et de la Négritude en particulier, l’humaniste qui souhaitait que l’Afrique soit présente au rendez-vous du « donner et du recevoir », aura été un des personnages – phares du XXe siècle.
En hommage à cet illustre homme de lettres qui demeure toujours aussi vivant grâce à son abondante production, nous avons voulu retracer une partie de son itinéraire à travers cette étude. Il s’agit pour nous de montrer quel a été l’apport de Senghor à l’édification de la Francophonie : comment en est-il venu à la Négritude et quel a été son cheminement de la Négritude à la Francophonie ?
- LA GENESE DU MOUVEMENT DE LA NEGRITUDE
Le mouvement de la Négritude fut le fait d’une poignée d’étudiants et d’intellectuels noirs vivant à Paris et nourris des œuvres des écrivains négro-américains. [2]
1.1. De Harlem au Quartier Latin
« La Négro Renaissance » est un mouvement littéraire né à Harlem (quartier noir de New York aux USA) qui se fait l’écho des vaines tentatives des intellectuels noirs d’être « intégrés », « assimilés », de l’injustice du sort qui pèse sur le Noir américain, de la peine et de la colère qui bouillonnent dans son âme, de la dénonciation des faits et des idées au moyen desquels on l’opprime. Le premier à avoir pensé la Négritude dans sa totalité et sa spécificité fut W.E.B. Du Bois dont le livre, Ames noires, paru en 1903, dénonçait la situation scandaleuse faite aux Noirs des Etats-Unis. Penseur et homme d’action, Du Bois montrait la nécessité d’effacer de l’esprit des Blancs et des Noirs l’image stéréotypée du Nègre sous – homme, taré et inconscient, et en fondant l’Association Nationale des Gens de Couleur (dont il dirigea la revue The Crisis), il jetait les bases d’une action politique susceptible d’infléchir les options du gouvernement américain.
« Véritable père de la Négritude », selon Lilyan Kesteloot [3], W.E.B. Du Bois influença profondément Léopold Sédar Senghor et ses amis par l’intermédiaire de Marcus Garvey et surtout de la Négro Renaissance. Senghor lui-même écrit :
« Au Quartier Latin, dans les années 30, nous étions sensibles, par-dessus tout, aux idées et à l’action de la Négro Renaissance dont nous rencontrions à Paris quelques-uns des représentants les plus dynamiques … Pour moi, je lisais régulièrement The Crisis … mais aussi The journal of Negro History qui consacrait de nombreux articles à la connaissance de l’Afrique. Mais mon livre de chevet, c’était The New Negro. (…) Les poètes de la négro renaissance qui nous influencèrent le plus sont Langston Hughes, Claude Mac Kay, Jean Toomer, James Weydon Johnson, Stirling Brown et Frank Marschall Davis. Ils nous ont prouvé le mouvement en marchant, la possibilité d’abord, en créant des œuvres d’art, de faire reconnaître et respecter la civilisation négro-africaine » [4].
Ce fut, en effet, autour des années 20 à Harlem que se cristallisa le mouvement qui devait plus tard prendre l’appellation de « New Negro », la renaissance nègre (employé pour la première fois en 1925 par Alain Locke dans son Anthologie). Mouvement à caractère social et littéraire, il dénonçait la situation de mendiant culturel du Noir américain, manifestait la prise de conscience de son identité et traduisait sa volonté de réhabiliter un long passé déformé par l’idéologie esclavagiste. Plus qu’une simple réaction de compensation à l’impossible assimilation, le « New Negro » fut donc une quête spirituelle destinée à remettre le Noir américain en possession de sa personnalité aliénée par la culture dominante. Beaucoup de ces jeunes Noirs séjournèrent en Europe, particulièrement en France : Jean Toomer, Countee Cullen, Claude Mac Kay et quelques autres vinrent à Paris. Mac Kay, arrivé en France en 1923, séjourna à Paris puis à Marseille où il écrivit son roman Banjo publié en 1929. Banjo exhortait l’élite noire assimilée à résister à la culture européenne, et montrait que le destin du Nègre instruit n’est pas fondamentalement différent de celui de ses frères analphabètes. Le succès fut considérable et Banjo devint le livre de chevet des étudiants africains et antillais de Paris. Léopold Sédar Senghor écrit ainsi avec raison :
« Au sens général du mot, le mouvement de la Négritude – en tant que découverte des valeurs noires et la prise de conscience pour le Nègre de sa situation – est né aux Etats-Unis d’Amérique ».
1.2. La Revue du monde noir, Paris 1931.
Elle fut la première tribune où les Noirs du monde entier eurent enfin l’occasion de s’exprimer pour débattre de leurs problèmes spécifiques. La revue, bilingue (français/anglais), qui parut du 20 novembre 1931 au 20 avril 1932, avait été fondée par le docteur Sajous, ressortissant du Libéria, assisté des sœurs Andrée et Paulette Nardal.
Le salon littéraire ouvert par les deux sœurs antillaises permit également à plusieurs intellectuels noirs parisiens, Léopold Sédar Senghor, Léon Damas, Etienne Léro, René Ménil, de rencontrer les poètes et romanciers de la Renaissance nègre, ainsi que d’éminentes personnalités du monde noir telles que René Maran, Félix Eboué ou le docteur Price-Mars, sénateur de Haïti.
D’un ton modéré, la Revue du monde noir fut un lieu de rencontres fructueuses pour l’intelligentsia (noire et européenne puisque l’ethnologue Leo Frobenius y collabora) en même temps qu’un incontestable instrument d’éveil culturel. Elle mit sur pied un véritable programme qui affirmait l’originalité de la personnalité noire face à l’ethnocentrisme des Européens, récusait la vision manichéiste d’un monde primitif livré à la nécessaire mission civilisatrice de l’Occident. Cependant la définition de la Négritude avant la lettre à laquelle elle aboutit ne tenait pas suffisamment compte des disparités réelles entre américanité, antillanité et africanité, ni de la révolution littéraire et politique que vont prôner Légitime Défense et L’Etudiant Noir
1.3. Légitime Défense, Paris 1932
Il revint à Légitime Défense (revue des étudiants antillais) de définir et de proposer le modèle d’une littérature nègre [5]. Rédigée par une équipe dissidente de la Revue du monde noir jugée trop conciliante (elle bénéficiait d’une subvention du Ministère des Colonies), Légitime Défense, dont le titre délibérément provocant était emprunté à André Breton, fit l’effet d’une bombe dans les milieux lettrés de Fort-de-France. Ses auteurs, Etienne Léro, René Ménil et Jules Marcel Monnerot y dressaient, en effet, un sévère réquisitoire contre leurs compatriotes et, dans un manifeste programme agressif paru le 1er juin 1932, ils esquissaient une théorie de la nouvelle littérature antillaise dans un procès sur la forme et le contenu des œuvres récusant pour maîtres les symbolistes et parnassiens qui étaient les modèles favoris de leurs prédécesseurs.
Ces auteurs dénoncent le caractère factice de la littérature antillaise (œuvres conçues pour d’autres lecteurs et conformes en tous points aux idéaux de la société européenne dominante). Cela détourne l’Antillais de sa propre culture et en fait un être dépersonnalisé, enfermé dans le mimétisme.
Légitime Défense proclama de surcroît son refus des valeurs périmées du capitalisme et du christianisme et affirmait son adhésion au marxisme, au surréalisme et à la psychologie des profondeurs dont Freud venait de révéler les insondables ressources. Leur programme définissait les grandes lignes de la voix à suivre par l’écrivain antillais : une plus grande sincérité dans sa démarche et le recours à une thématique authentiquement africaine ; recouvrant aussi bien le sentiment de sa révolte devant l’injustice séculaire dont il est victime que l’expression de son lyrisme viscéral. Mais la tentative de Légitime Défense, plus politique que littéraire, fut sans lendemain (un seul numéro) et ne dépassa pas le niveau théorique. Elle devait toutefois éveiller des échos durables dans les rangs des intellectuels négro-africains du monde entier.
1.4. L’Étudiant noir, Paris 1934 – 1940
Ce petit périodique corporatif rédigé par un groupe d’étudiants africains et antillais réunis autour d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor et de Léon Damas, et qui comprenait, entre autres, Léonard Sainville, Birago Diop et Ousmane Socé, succéda à l’apparition fulgurante de Légitime Défense. L’Etudiant noir, selon Damas, « se proposait surtout de mettre fin au système clanique en vigueur au Quartier Latin » et de « rattacher les Noirs à leur histoire, leurs traditions et leurs langues ».
Et Senghor de surenchérir :
« Nous étions alors plongés (entre 1932 et 1935), avec quelques autres étudiants noirs, dans une sorte de désespoir panique. L’horizon était bouché. Nulle réforme en perspective, et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n’avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, ni sculpté, ni chanté… Pour asseoir une révolution efficace, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt, ceux de l’assimilation, et affirmer notre être, c’est-à-dire notre négritude » [6].
L’Étudiant noir, qui allait devenir l’organe de la Négritude naissante, fut un intense foyer de fermentation intellectuelle. Désireux de se démarquer par rapport à son prédécesseur, L’Etudiant noir rejette en grande partie les thèses de Légitime Défense, qu’il jugeait trop assimilationnistes, et préconisa un repli fervent autour des valeurs culturelles spécifiquement nègres. Le rejet porta sur le marxisme et le surréalisme soupçonné d’être des facteurs de récupération (le Mouvement de l’Internationale Communiste recherchait l’amitié des peuples colonisés). On proclama alors la nécessité d’une révolution culturelle ayant pour objectifs la réconciliation des Noirs avec eux-mêmes, l’affirmation de leur singularité ethnique et la reprise en main de leur propre destin.
Senghor s’interroge à ce sujet : « Que veut la jeunesse noire ? Vivre. Mais pour vivre vraiment il faut rester soi. L’acteur est l’homme qui ne vit pas vraiment. Il fait vivre une multitude d’hommes – affaire de rôles – mais il ne se fait pas vivre. La jeunesse noire ne veut jouer aucun rôle : elle veut être soi. L’histoire des Nègres est un drame en trois épisodes. Les Nègres furent d’abord asservis (des idiots et des brutes disait-on)… Puis on tourna vers eux un regard indulgent. On s’est dit. : ils valent mieux que leur réputation. Et on a essayé de les former. On les a assimilés. Ils furent à l’école des maîtres, « de grands enfants » disait-on. Car seul l’enfant est perpétuellement à l’école des maîtres. Les jeunes nègres d’aujourd’hui ne veulent ni asservissement, ni « assimilation ». Ils veulent l’émancipation. Des hommes, dira-t-on, car seul l’homme marche sans précepteur sur les grands chemins de la Pensée. Asservissement et assimilation se ressemblent : ce sont deux formes de passivité » [7].
On doit aux fondateurs de cette revue les premières grandes œuvres de la littérature négro-africaine de langue française comme on doit au Mouvement de la Négritude l’émancipation tant politique que culturelle de l’Afrique francophone. En effet, l’influence politique d’essais comme Le Retour de Guyane de Damas, Ce que l’homme noir apporte de Senghor et Discours sur le colonialisme de Césaire a été plus importante que celle de leurs poèmes sur les intellectuels qui furent artisans des indépendances africaines.
Le mouvement de la Négritude est né ; peu importe l’origine et l’histoire du mot, l’essentiel est qu’il existe désormais une voix africaine dont les échos n’ont pas fini de retentir. Toutefois, la Négritude ne doit pas être dissociée d’un faisceau convergent de facteurs politiques, sociologiques et culturels dont l’apparition en France autour des années 30 coïncide avec une certaine remise en cause du principe de la mission civilisatrice de l’Occident vis-à-vis des pays réputés « sauvages ». La Négritude est fille de l’histoire a dit Lamine Diakhaté.
- LE SENS DU TERME NEGRITUDE
C’est un néologisme que Césaire a employé pour la première fois dans le Cahier d’un retour au pays natal en 1939. Voici une des définitions que l’auteur en donne :
« La négritude est la simple reconnaissance du fait d’être noir, l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ».
Mais avec le temps, ce concept de Négritude s’est développé et il est nécessaire d’en délimiter aujourd’hui l’étendue.
On peut dire, comme définition générale, que la Négritude est la façon dont les Négro-africains comprennent l’univers, c’est-à-dire le monde qui les entoure, la nature, les gens, les événements : c’est aussi la façon dont ils créent. Cette conception de la vie est déterminée par deux sortes de phénomènes : les phénomènes de civilisation et les phénomènes historiques.
2.1. Les phénomènes de civilisation
« Il n’y a pas de peuple sans culture » a écrit Claude Lévi- Strauss. L’Afrique a depuis l’Antiquité produit des cultures si riches et si originales que le savant allemand Leo Frobenius [8] constatait qu’il existait vraiment une civilisation africaine portant d’un bout à l’autre du continent noir « la même frappe », c’est-à-dire le même cachet. « Partout nous reconnaissons un esprit, un caractère, une essence semblables ». Cet ensemble de caractéristiques forme le « style africain » :
« Quiconque s’approche de lui reconnaît bientôt qu’il domine toute l’Afrique, comme l’expression même de son être. Il se manifeste dans les gestes de tous les peuples nègres autant que dans leur plastique. Il parle dans leurs danses comme dans leurs masques, dans leur sens religieux comme dans leur mode d’existence, leurs formes d’Etats et leurs destins de peuples. Il vit dans leurs fables, leurs contes, leurs légendes, leurs mythes… ».
Cela veut simplement dire que les Noirs d’Afrique ont créé au cours des siècles des religions, des sociétés, des littératures et des arts tellement particuliers qu’on les reconnaît entre toutes les autres civilisations de la terre. Cela veut dire encore que cette civilisation africaine a marqué de façon indélébile les manières de penser, de sentir et d’agir des Négro-africains.
Si l’Africain est différent des autres, c’est parce qu’il hérite d’une civilisation différente et de laquelle il réapprend à être fier et non pas qu’il n’avait qu’une civilisation inférieure ou même pas de civilisation du tout comme on le lui a enseigné pour mieux le dominer.
Tous les spécialistes de l’étude des civilisations sont d’accord aujourd’hui pour reconnaître que l’Afrique a inventé une civilisation valable et intéressante.
L’Afrique avant l’arrivée des Blancs n’était absolument pas sous-développée sur les plans artistique, littéraire, religieux, familial, juridique, moral, politique etc., même si elle accusait un retard technique. Ainsi « l’idée du nègre barbare est une invention européenne » a dit Frobenius.
La constante de la civilisation africaine et la psychologie particulière qui en résulte, forment les bases de la Négritude. C’est à cette constante culturelle que Thomas Melone se réfère lorsqu’il écrit : « la Négritude est le propre du nègre comme c’est le propre du zèbre de porter des zébrures ». C’est également à cette constante que pense Léopold Sédar Senghor quand il définit la Négritude comme étant le patrimoine culturel, les valeurs et surtout l’esprit de la civilisation négro-africaine.
2.2. Les phénomènes historiques
Mais l’harmonie de ces cultures, assez solides pour permettre à l’homme noir de vivre et d’être heureux en dépit d’un très faible essor technique, va être détruite par la chasse à l’homme que les Portugais inaugurèrent au XVe siècle et qui dura pratiquement jusqu’en 1870. La traite, qui coûta au continent africain environ cent millions d’hommes, désorganisa les sociétés côtières et propagea ses désordres dans l’intérieur, d’où l’on drainait les esclaves en caravanes vers les principaux marchés qui s’échelonnaient de la Guinée au Congo.
L’esclavage dans les plantations d’Amérique, puis, à peine la traite terminée, la colonisation qui, de 1850 à 1960, s’étendit sur tout le territoire africain, les innombrables brimades dont les Nègres du monde entier furent l’objet, que ce soit la ségrégation ou l’assimilation, les lynchages ou les travaux forcés, les préjugés raciaux ou culturels ont causé une série de traumatismes qui ont profondément altéré la Négritude première et ont détruit l’équilibre même de l’homme et des sociétés noirs.
Le psychiatre Frantz Fanon a particulièrement bien analysé les troubles chez les Noirs des Antilles dans son livre Peau noire, masques blancs : le complexe d’infériorité, la honte de sa couleur, la passivité et la paresse qui sont des signes de découragement social ou encore l’imitation, la singerie du Blanc dans l’espoir de ressembler au maître, la tentation de se « blanchir » même physiquement (en se poudrant, s’enduisant de fards clairs, en se défrisant les cheveux), même biologiquement (en cherchant à épouser un Européen ou à avoir un enfant mulâtre), l’abandon quasi général des coutumes et croyances africaines pour acquérir l’instruction, les religions, les habitudes et les objets européens, tout cela traduit jusqu’à quel point les Noirs ont été ébranlés dans leur confiance en eux-mêmes, jusqu’à quel point ils ont essayé d’échapper à leur Négritude. L’esclavage et la colonisation ont vraiment failli réussir un « génocide culturel » a dit Marcien Towa [9].
Aussi les manifestations d’agressivité raciste contre les Blancs au Congo ou en Amérique, la susceptibilité des Africains récemment décolonisés, les cris de révolte, la condamnation globale de l’Europe, y compris de sa civilisation, l’exaltation de la valeur de sa race ne sont qu’une réaction normale, peut-être même nécessaire, une vraie « Légitime Défense » contre ce génocide. Ce que Jean Paul Sartre appelle « la négation de la négation du nègre ».
2.3. L’Avenir de la Négritude
L’histoire continue d’avancer et de nouvelles variables remplacent ou modifient les anciennes. Senghor s’adresse ainsi à la jeune génération qui réclame une autre Négritude :
« Nous n’avons été que des précurseurs, nous avons commencé, c’est à vous de continuer. Il nous faut toujours réinventer la Négritude, donner au mot une nouvelle forme de la Négritude mais le fond de la Négritude, le style de la Négritude est un style éternel, car c’est le style nègre, qui est aujourd’hui le style le plus nécessaire au monde, le style qui n’est pas symétrique, le style qui n’est pas monotonie, le style qui n’est pas répétition, le style qui n’est pas soumission, le style qui n’est pas logique. Il faut briser cet ordre ancien, cet ordre mort – on a toujours besoin, le monde aura toujours besoin des valeurs de la Négritude car ce monde devra toujours détruire le mort, réinventer la vie » [10].
Avec les indépendances africaines nous assistons à une nouvelle transformation de la Négritude. Le Nègre, comme l’a dit René Maran, redevient « un homme pareil aux autres » en liquidant ses anciens complexes tant d’infériorité que d’agressivité compensatoire.
Quels que soient leur rang social et les marques de l’éducation européenne, les Noirs conservent, pour peu qu’ils restent en groupe important, les traits suffisamment intacts d’une psychologie africaine et d’une culture africaine, qui donnent à leurs œuvres et à leur comportement moderne un cachet aisément reconnaissable :
– en musique, c’est le rythme bien particulier du jazz ;
– en littérature – qu’ils écrivent en anglais ou en français – les poètes et prosateurs négro-africains impriment à ces langues des rythmes, des images, des raisonnements, des expressions purement africaines. Pour Senghor, « le Noir donne l’impression qu’il est facilement assimilable, alors que c’est lui qui assimile ». Ainsi la Négritude de demain fera la synthèse de cette civilisation ancestrale et des apports étrangers – particulièrement scientifique et technique – qui permettront à l’Afrique de s’adapter au monde moderne.
On peut conclure sur ce point en retenant que la Négritude peut être considérée comme :
– l’expression d’une race opprimée – à ce sujet Césaire (Cahier d’un retour au pays natal) parle de « la Négritude mesurée au compas de la souffrance »,
– la manifestation d’une manière d’être originale – Senghor dira « pour asseoir une révolution efficace, notre révolution, il nous fallait d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt – ceux de l’assimilation – et affirmer notre être, c’est à dire notre Négritude »,
– un instrument de lutte – Senghor y voit non « une pièce de musée », mais « l’instrument efficace de libération », tandis que Césaire affirme sa détermination d’être le « bêcheur » de sa race « pour que revienne le temps de promission, »
– un outil esthétique – Césaire qui se situe sur le terrain politique et sociologique définit la Négritude comme « la conscience d’être noir, la simple reconnaissance d’un fait, qui implique une acceptation, une prise en charge de son destin de noir, de son histoire et de sa culture », alors que Senghor qui se situe sur le plan littéraire croit y apercevoir une forme d’expression spécifique fondée sur le rythme et le ton : « La monotonie du ton c’est ce qui distingue la poésie de la prose, c’est le sceau de la Négritude, l’incantation qui fait accéder à la vérité des choses essentielles ».
- DE LA NEGRITUDE A LA FRANCOPHONIE
On peut suivre l’évolution subie par la Négritude telle qu’elle est prônée par Senghor depuis la naissance du mouvement. Dans un premier temps, elle fut l’expression de la colère et de la révolte de l’homme noir écrasé par la souffrance dans laquelle le plongeait son état de colonisé. Cette révolte se traduit par la violence verbale et aboutit à l’idéalisation mythique du passé pré colonial. La Négritude est une manière de demander au Noir de ne plus plier l’échine, de ne plus exhiber bêtement son rire banania, de se mettre debout, de se reconstruire et de s’imposer.
Puis elle franchit le pas qui sépare la révolte de la révolution. Senghor définit alors la Négritude comme une révolution culturelle fondée sur les préceptes suivants :
– réconciliation des nègres avec eux-mêmes,
– affirmation de leur singularité ethnique ou repli autour des valeurs culturelles spécifiquement nègres,
– reprise en main de leur propre destin.
Senghor dira qu’il nous fallait « pour asseoir une révolution efficace, notre Révolution, d’abord nous débarrasser de nos vêtements d’emprunt – ceux de l’assimilation – et affirmer notre être, c’est-à-dire notre Négritude ».
3.1. L’idéal francophone
La Négritude devient un instrument de lutte pour la libération culturelle mais aussi politique. Elle n’est plus subie, elle est assumée, revendiquée et organisée. C’est ainsi que, dans un second temps, elle va s’imposer sur le plan politique à côté du « Panafricanisme » : Senghor affirme alors la double postulation de la Négritude à la fois enracinement dans les valeurs du passé et contribution au monde de l’universel. Cette nouvelle idéologie s’efforce non seulement de tracer un profil de la civilisation et de la culture nègres mais aussi de définir le rôle de l’homme de culture dans l’Afrique contemporaine. Senghor estime que « les écrivains et les artistes doivent jouer un rôle de premier plan dans la lutte pour la décolonisation et qu’il leur appartient de rappeler aux politiques que la politique, l’administration de la cité n’est qu’un aspect de la culture ». Mais aussi que face à l’Occident, l’Afrique peut et doit jouer un rôle important dans la construction du monde de demain : « La civilisation mondiale et d’abord la paix sera l’œuvre de tous ou ne sera pas ». Le problème pour lui consiste donc à intégrer les valeurs du passé dans une culture qui demeure par ailleurs ouverte à tous les courants de pensée du monde contemporain. Ainsi, l’ensemble des valeurs de la Négritude constitue la contribution que le Nègre apporte à la civilisation universelle par le biais du métissage culturel.
Senghor, on l’a vu, se définit comme un métis culturel, donc comme un homme soumis à plusieurs influences dont celle de l’Afrique (Sénégal) et celle de l’Occident (France). Armand Guibert, son biographe, écrit à ce propos :
« S’il unit dans une commune admiration Claudel et les griots de son pays, Saint John Perse et les ménestrels américains, c’est qu’il a une conception œcuménique de l’homme et qu’il entend ne laisser aucune richesse tomber en déshérence. De même s’il a toujours su en politique se maintenir à la crête de la vague, c’est au faîte de sa double culture qu’il s’est haussé et qu’il se tient » [11].
Tout se passe comme si Senghor n’avait jamais pu ou voulu couper le cordon ombilical qui le relie à l’Occident et entendait au contraire renforcer les liens nombreux qui l’unissent particulièrement à la France.
Son métissage, Senghor le revendique dans sa poésie au caractère parfois un peu pompeux et solennel. Il ne faut pas cependant oublier que l’homme est grammairien et rhétoricien mais également sénégalais. C’est dire que pour lui, comme pour tout Africain, la poésie ne se distingue guère de la prose et que la musique et le rythme sont inhérents à son discours.
Senghor voudrait réaliser une harmonieuse symbiose des contraires. A l’opposition, il substitue donc la collaboration ; à travers le projet de la Francophonie, Senghor va chercher à réaliser l’unité de l’Afrique en regroupant ses frères de race autour d’un programme culturel, politique et économique qui, tout en définissant la personnalité africaine nouvelle, entend maintenir des liens vivants avec la vieille civilisation occidentale :
« Je pense que pour préparer le futur, il faut encore une fois résister aux idéologies montées à l’assaut de l’Afrique car c’est là notre plus grand danger. Il n’est pas question de s’enfermer dans un ghetto mais – nous en sommes sortis – nous croyons, et nous le disons, que l’avenir est au métissage, ainsi j’admets, nous admettons, nous recommandons même d’accueillir les apports étrangers. L’essentiel c’est une fois les apports étrangers admis, même sur le plan politique, une fois admises les idéologies étrangères, le socialisme par exemple, de l’assimiler en Nègre et pour les Nègres et c’est cela l’essentiel. C’est la raison pour laquelle il nous faut mettre la culture avant la politique » [12].
Francophonie est un mot forgé par le géographe Onésime Reclus en 1880 pour désigner l’ensemble des populations utilisant le français que Senghor relance dans la revue Esprit en novembre 1962. La Francophonie se fonde sur le partage de la langue française, pour l’épanouissement et l’enrichissement de tous les pays qui la composent. Or, une langue trouve son accomplissement dans l’activité littéraire, qui mobilise toutes ses ressources, qui la célèbre dans toutes ses beautés, qui l’oblige parfois à se renouveler ou à inventer des formes d’expression inouïes. Une langue ne vit et ne prospère que parce que des écrivains, des conteurs, des poètes – tous ouvriers du mot – la plient à leur volonté créatrice, la montrent dans tous ses états, la font penser, rire, rêver, agir… Les écrivains figurent donc au premier rang des artisans de la Francophonie.
En effet, l’existence d’une réalité francophone plurielle, et donc de littératures francophones autonomes, s’est peu à peu imposée. Quelques manifestes et profession de foi, et surtout les œuvres d’innombrables écrivains, lui ont donné corps et sens. Senghor justifie ainsi son initiative :
« Nous, politiques noirs, nous, écrivains noirs,nousnoussentons, pour le moins, aussi libres à l’intérieur du français que dans nos langues maternelles. Plus libres en vérité, puisque la liberté se mesure à la puissance de l’outil, à la force de création. (…) Il est question d’exprimer notre authenticité de métis culturels, d’hommes du XXe siècle. Au moment, que par totalisation et socialisation, se construit la civilisation de l’universel, il est, d’un mot, question de se servir de ce merveilleux outil, trouvé dans les décombres du Régime colonial. De cet outil qu’est la langue française » [13].
Cette réalité francophone se traduit également sur le plan politique.
3.2. La Francophonie politique
Evoquée par le Président Senghor en mars 1962 à Bangui, l’idée de la formation d’une communauté des pays d’expression française fut reprise par le Président mauritanien Ould Daddah en avril 1964, puis par le Président tunisien Habib Bourguiba en 1965 et reprécisée par le chef de l’Etat sénégalais en 1966 au sommet de l’Organisation Commune Africaine et Malgache (OCAM.). Accueillie favorablement par le Prince Norodom Sihanouk du Cambodge, avec enthousiasme par le Président Diori Hamani du Niger et avec sympathie et prudence en France, elle va aboutir à la création d’une grande organisation multinationale. C’est certainement ce cheminement qui fait dire à Jacques Chirac que « la Francophonie est le résultat de combats qui ont été menés la plupart du temps hors de la France » [14].
La Francophonie, c’est aujourd’hui le regroupement d’environ cinquante cinq États et gouvernements, totalisant plus de cent soixante dix millions de locuteurs recensés de par le monde, ayant le français « en partage » et engagés à sauvegarder et promouvoir leurs diversités culturelles.
C’est au Niger que l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (A.C.C.T.) – aujourd’hui Agence Internationale de la Francophonie (A. I. F.) qui en est le précurseur institutionnel, a vu le jour le 20 mars 1970. C’est un organisme international francophone, avec pour ambition l’affirmation et le développement entre ses membres d’une coopération multilatérale étatique, dans les domaines de l’éducation, de la formation, de la culture, des sciences et techniques.
Même si, selon les circonstances, le mot francophonie est présenté avec des acceptions diverses, le fait francophone est aujourd’hui une réalité. Outil de solidarité et de coopération, la Francophonie est de nos jours partie prenante à tous les grands débats, au plan politique, économique, social et culturel qui façonnent le devenir de l’humanité dans le contexte très compétitif du phénomène envahissant de la mondialisation.
Dans son ambition de développer les échanges culturels, scientifiques et techniques, entre ses membres, plusieurs défis de taille sont à relever dans les domaines du développement, de la recherche scientifique, la réflexion humaniste et de la circulation des bien culturels. Le monde francophone doit, dans ces conditions, s’assumer en utilisant les moyens nouveaux de télécommunication pour que le français ne vive pas seulement comme valeur ajoutée dans la culture mais aussi qu’il soit davantage un véhicule de base sur les autoroutes de l’information et que la coopération et la solidarité tant prônées cessent d’être de simples discours à la consommation d’élites en mal d’identité pour servir de soutien de développement des moins nantis.
[1] Université Abdou Moumouni, Niger.
[2] Nous résumons ici les grandes étapes de cette aventure.
[3] Histoire de la littérature négro africaine, Paris, Karthala/Unesco, 2001.
[4] Présence Africaine, n°78, 1971.
[5] Cf. KESTELOOT, L. , op.cit.
[6] KESTELOOT, L., op.cit., p.340.
[7] KESTELOOT, L., op.cit.
[8] Histoire de la civilisation africaine, Paris, Gallimard, 1936.
[9] Senghor, L. S., Servitude ou Négritude, Yaoundé, Clé, 1971.
[10] « Senghor, L. S., par lui-même », propos recueilli par E. Maunick in Notre Librairie, n°147.
[11] GUIBERT, Armand, L. S. Senghor, Coll. Poètes d’aujourd’hui, Paris, Seghers, 1969 p. 104.
[12] MAUNICK, E., op.cit.
[13] KESTELOOT, L., op.cit.
[14] Jacques, Chirac, en 1984 au Québec, lors de la réunion de l’Association Internationale des Maires Francophones (A.I.M.F.).
-LA PENSEE SENGHORIENNE : UN TREMPLIN POUR DEMAIN
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