Les « Mémoires » de Roger DORSINVILLE

ROGER DORSINVILLE OU LE LANGAGE DES COMMENCEMENTS

Ethiopiques n° 43

revue trimestrielle

de culture négro-africaine

4e trimestre 1985 volume III n°4

L’itinéraire retracé dans Marche arrière [1] de Roger Dorsinville comporte plusieurs formes d’enseignement, dont celle d’une vie remplie à occcuper plus d’une douzaine de fonctions en Haïti, en Amérique du nord et du sud, ainsi qu’en Afrique, et celle contenue dans la structure choisie pour ces « Mémoires », le recours au témoignage oral.

Roger Dorsinville a été tour à tour (voire à la fois) : dactylographe, militaire, évangéliste, enseignant, journaliste, homme politique, petit commerçant, historien, ethnologue, conseiller culturel, libraire, éditeur, critique et écrivain. Mais il est surtout – et c’est là une constante que confirme le langage du mémorialiste – l’homme de la parole.

L’éventail des diverses fonctions occupées révèle une étonnante disponibilité au regard d’interprétation dont Marche arrière fixe le contexte social et historique. Le contexte le plus important, cependant, est la parole telle qu’entendue par les Anciens : le langage des commencements (le verbe, le logos, the word, nomo) qui nomme et crée l’objet dans un même discours. Le texte qui suit a pour but de développer une problématique incise dans le choix de langage du mémorialiste et de la proposer comme piste critique, sur trois étapes, pour comprendre l’unité d’un cheminement intellectuel et littéraire.

La structure des « Mémoires » et l’usage des guillemets pour nuancer le vocable ont une double origine : la seconde fonde l’entrée en matière de l’entretien ; mais, pour comprendre la raison de la formule de l’entretien, il faut remonter à une origine première qui se trouve dans la conclusion d’une entrevue intitulée « entretiens de Cary Hector avec Roger Dorsinville » que faisait paraître Collectif Paroles :

C.P. : Dans le prolongement de cette entrevue, Roger Dorsinville, est-ce que nous pouvons oser vous demander si vous avez pensé à commencer, un jour que nous espérons pas trop lointain, à écrire vos mémoires politiques ?

R.D. : Je n’y ai jamais vraiment pensé, et pour une raison très simple. C’est que je suis écrivain, je connais la valeur des mots et surtout le sens des genres. En tant que romancier, je peux dire beaucoup de vérités, je peux dire la vérité. En tant que homme écrivant mes mémoires, je me mettrais presqu’inévitablement – parce que c’est la loi du genre – à essayer de justifier certaines des choses que j’ai faites, certaines de mes démarches. (…) je dis donc que interviewé, je suis prêt à tout dire ; mémorialiste, je crois que je tomberais presqu’inévitablement dans la loi du genre qui est de… pas mentir, mais enfin camoufler certaines choses pour les rendre plus acceptables, pour présenter aux yeux des autres un personnage plus sympathique [2].

 

De plus, les « Mémoires » font référence à un autre entretien reproduit dans 1946-1976. Trente ans de pouvoir noir en Haïti [3]. Le lien profond entre ces trois rencontres échelonnées sur quelque dix ans est celui du recours à la parole et, entre les deux dernières, la conviction qu’il y a adéquation entre parole et vérité et, apparemment, écriture et mensonge.

D’entrée de jeu dans Marche arrière, Roger Dorsinville fait appel à un souci de vérité pour récuser un genre littéraire qu’il qualifie, sans hésitation, d’être « par essence, menteur » (p.1). L’acte d’écriture qu’il nécessite impose des choix, suppose des contraintes et, ce faisant, dé­nature les faits. Le langage saisi dans la spontanéité de l’expression verbale, dans le contexte du libre échange de l’entretien, par contré, est plus apte à véhiculer la vérité. Contre l’acte privé de l’écriture, le langage restitué à l’immédiateté élocutoire est préféré. Concluant ses réticences, Roger Dorsinville dit : « Cependant, je me suis toujours dit prêt à répondre spontanément à toutes les questions. Là, je n’ai pas le temps de camoufler, vous me prenez sur le vif et ça part sans effort de fabrication » (p.2).

Ce souci du langage vrai indique une sensibilisation quant aux différents niveaux d’usage d’une langue ; qu’un choix est exercé dans l’usage ; qu’un attribut moral s’y rattache ; et qu’une qualité esthétique sous-tend le rejet du « camouflage » et de la « fabrication » et la préférence de la « spontanéité ». Ces quatre points majeurs sont au centre de la structure de Marche arrière [4]. Ils expriment un rapport au mot identifié comme parole plutôt qu’écriture. Or, Roger Dorsinville est écrivain. S’il se présente comme tel dans la réponse citée précédemment, il s’empresse d’indiquer le caractère piège de l’écriture lorsqu’elle doit rendre compte d’une vérité autre que littéraire. L’écrit est un moyen et non une fin. Il serait un masque qui appelle le dévoilement. Le mot est un signe, un code qui doit être déchiffré, retourne à son sens premier de parole pour qu’il traduise la vérité. La parole pour Roger Dorsinville est à la fois l’usage verbal (et les choix qu’il suppose) d’une langue, une métaphore pour la « vérité littéraire » et la vérité à décoder dans tout acte d’écriture. Une telle conception privilégiée et plurielle du langage féconde la problématique pour l’examen critique d’un cheminement intellectuel et littéraire avec Marche arrière pour point de départ.

Le contenu et la structure de Marche arrière témoignent que le souci du langage est rarement absent de l’univers de Roger Dorsinville. Depuis l’enfance marquée par l’influence d’un père journaliste, l’adolescence rompue à l’apprentissage de l’écriture dans l’Essor du père, jusqu’a l’âge adulte, spécialiste de droit pénal et militaire, évangéliste pénètré de la Bible, polémiste prêchant un « socialisme biblique », orateur et rédacteur de discours célèbres, écrivain dans tous les genres littéraires, Roger Dorsinville a vécu par le mot. Une analyse documentée de son rapport au langage permet de distinguer trois grandes étapes, chacune caractérisée par un usage codifié par un ensemble communautaire tout en étant codé dans l’acte d’écriture.

Il y a au départ l’idée du partage, la mise en commun du langage comme moyen de communication et d’échange entre le locuteur et un auditoire toujours présent. Le langage étant bien public, à l’usage en tant que parole il est acte collectif. L’invitation a une participation communautaire, a la fusion du je et du nous, situe le point d’unité entre, dans un premier temps, le recours au code légal ; dans un deuxième temps, l’adhésion au code biblique ; et, dans un troisième temps, l’enracinement dans le code africain. Chacune de ces étapes a son répondant chronologique – le code légal résume la carrière du juriste militaire qui culmine avec son plaidoyer lors du procès Calixte, en 1938 ; le code biblique recoupe les années d’évangélisme et d’insertion en politique des années quarante a soixante ; le code africain identifie le passage en Afrique depuis les années soixante – mais c’est sous un jour thématique, nullement réductible au cloisonnement chronologique, qu’elle atteint sa pleine signification.

Ainsi, un idéal de justice anime le recours au code légal. Une lecture attentive du plaidoyer du Lieutenant Dorsinville juxtapose à certains silences de l’appareil légal démontre l’insuffisance de la loi des hommes. A partir d’une absence de corrélation entre légalité et justice, deux Constances dominent : la critique sociale qui traverse l’oeuvre politique et littéraire ; la soif d’amour qui débouche directement sur une phase évangélique dont la donnée de base (« j’ai établi comme règle de ne vivre que pour aimer » p. 110) devient principe de vie.

 

Un code biblique insufflé d’amour, de bonté et de fraternité au nom d’une loi supérieure a celle des hommes encadre les écrits des années quarante :

« En ce qui me concerne plus précisément, mon cheminement m’aura fait passer par ce que j’appellerai un socialisme biblique. C’est dans cet esprit qu’étaient écrits mes articles de 1945 c’est l’esprit que vous retrouvez dans les centaines d’articles que j’ai écrits de janvier à août (…) »

Ces écrits sont ceux d’un homme qui a derrière lui de années de lecture de la Bible, de années de prédication, des années de vie au contact des plus humbles des faubourgs (p. 160). Il reste à voir que les attentes de ce code débordent les années quarante et se retrouvent dans l’oeuvre pré-africaine, jusqu’à Toussaint Louverture part en 1965, et en partie dans l’œuvre soi-disant « africaine ».

Dès Kimby (1973), cependant une indéniable appréhension de la sagesse africaine semble mener à terme une soif de justice et d’amour insatisfaite aussi long temps qu’un « petit bourgeois » citadin reste tributaire d’un cadre culturel occidental [5]. Interrogeant les études de Tempels Kagame et Jahn sur la philosophie bantoue, mais surtout à la suite de ses rencontres « sur le terrain » avec les Vaï et autre ethnies de l’Hinterland libérien Roger Dorsinville assume un code africain pour déchiffrer l’oeuvre de Jacques Roumain. Ce faisant, il évoque le langage de commencements devenu pleinement sien :

« L’Africain (…) croit au mot avec vigueur dans le sens ambivalent d’instrument de dialogue et de ciel ésotérique. L’objet n’existe pas que par le mot qui le convoque, et le sentiment que par celui qui le qualifie. Le mot littéralement « crée » la situation. (…). Si l’Africain n’ajoute pas au concept, il enrichit l’usage du verbe créateur [6].

Cette dernière étape est à la fois aboutissement d’un parcours avec la parole pour fidélité, culmination d’un rapport au mot, dont l’entière signification émerge dans un contexte culturel africain, et retour sur soi puisque c’est la pénétration du code africain qui produit les « Mémoires ».

Le chapitre sept de Marche arrière brosse un tableau des conditions historiques (présidence de Vincent ; rapport de celui-ci avec la Garde d’Haïti rivalités au sein des hauts gradés autour de la question de couleur compromissions suite au massacre de 26.000 travailleurs haïtiens par l’armée dominicaine, etc.) qui mènent à ce qui s’appela le « complot Calixte » à l’époque et que le mémorialiste, avec le recul, qualifie maintenant d’« affaire Pérard ». Quoi qu’il en soit, les événements qui entourent la tentative d’assassinat du Major Durcé Armand, le 12 décembre 1937, peuvent être soumis à l’éclairage d’un témoignage double : le présent, disponible à quelque cinquante ans d’intervalle, et celui du Lieutenant Dorsinville, sous la forme de plaidoyer, lors du 1938.

La juxtaposition du présent témoignage et du plaidoyer ne permet pas nécessairement une concordance factuelle ; elle dégage, cependant, une remarquable unité symbolique quant au sens caché du crime imputé. Le seul point sur lequel le Lieutenant Dorsinville se reconnaît coupable dans son plaidoyer est celui de ne pas avoir dénoncé le chef de la Garde d’Haïti, après que celui-ci l’eut mis au courant de la « riposte » qu’il préparait face à des menaces alléguées contre sa vie. Or, aucun chef d’accusation n’a été retenu à cet égard : « Notre faute avouée, la non­dénonciation du Colonel Calixte, n’est pas en jugement ici, mais tout autre chose » [7]. Bien que la « non-dénonciation » de Calixte ne soit pas en cause, l’accusé quand même la justifie :

« Qu’on se mette à notre place : le Chef que nous estimions, en qui nous avions confiance, nous dit qu’il est comme une bête traquée, et non seulement lui, mais tous les hauts gradés, que c’est un péril immense pour la Garde et pour les pays – Comment ne l’aurions-nous pas cru, comment aurions-nous dénoncé ce qu’il appelait sa riposte et qu’il exposait comme nécessaire et légitime » [8].

Les mots clés tels que « Chef », « confiance », « cru », « légitime » renferment des principes fondamentaux du code militaire et de la moralité publique. Cette dimension morale a deux effets : elle laisse d’abord sous-entendre que le vrai enjeu du procès est évacué sous les deux chefs d’accusation puisque la moralité de l’ordre établi, représenté par le chef de la Garde, n’est pas inquiétée par le Tribunal ; et elle suggère que si il y a effectivement faute elle incombe à l’autorité gardienne de la moralité de la Garde, le Colonel Calixte, qui pourtant n’est pas accusé. Tout l’argument du Lieutenant Dorsinville repose sur le principe de la délégation des pouvoirs dont le chef de la Garde est dépositaire. Si il y a complot, et si il y a culpabilité, le chef est responsable. Lu attentivement, le plaidoyer absout non seulement les Lieutenants Dorsinville et Rigaux mais aussi les autres. Tous ont cru en la parole fausse du chef ; et ceux qui ont agi n’ont fait qu’obéir.

Le présent témoignage semble atténuer la culpabilité de Calixte lorsqu’il est dit : « Tout ce que je peux admettre, à la limite, c’est que Calixte ne fut pas l’initiateur de l’affaire. On lui fit un plan qu’il accepta » (p. 87). Mais cette diminution de la défense assumée en 1938, inscrite dans le contexte historique retracé dans Marche arrière, loin de disculper Calixte, fait plutôt ressortir ce qui fut l’enjeu fondamental du procès. Il fut poétique. Derrière Calixte, il est clair maintenant, se profile Vincent et la non-légitimité de l’autorité du chef. Marche arrière fait voir que Calixte trahit ses jeunes officiers (qu’il ait ou non institué la tentative d’assassinat) par son inaction qui renvoie l’image de l’inaction de l’autre chef Vincent, qui trahit son peuple lors du massacre des travailleurs. La symbolique dans les deux cas est la même et contient le sens caché du procès : la Trahison du Père. Et Calixte et Vincent ont en commun une autorité paternelle dénaturée qui s’affirme contre les « fils » qui l’interpellent, la parole menteuse de l’un répercute celle de l’autre (« M. le Colonel, je suis entre vos mains ». Et la réponse : « Vous ne sauriez être en de meilleures » (p. 93).

La raison d’Etat (l’autorité du Père) prévaudra et, sous le couvert d’actes d’accusation fallacieux, punira un groupe de jeunes officiers. Toute la dimension du procès se dévoile sous l’angle d’un code légal mystificateur, dans l’articulation d’un langage rituel qui occulte la vérité et la béance du code face au vrai crime commis.

De l’expérience vécue du crime contre-nature de la Trahison du Père, où il n’est de justice que selon la volonté du pouvoir paternel, résulteront les politiciens et les régimes politiques crapuleux du cycle romanesque des années soixante-dix. Du Président Sam, combinard, de l’Afrique des rois (1975) au « Fou Délirant » de Mourir pour Haïti (1980), en passant par l’éminence grise présidentielle d’Un homme en trois morceaux (1975) et le Ministre libidineux, Alioune, de Renaître à Dendé (1980), le Mal est incarné par des « pères » fossoyeurs de leurs « fils » et « filles ». Le seul roman de Roger Dorsinville qui contienne un Président éclairé et bon, Kimby, est aussi le seul où un « fils » (Cassel) ait des relations saines et fructueuses avec un « père » (Kimby). Les relations humaines se déroulent en harmonie avec l’ordre naturel : Kimby consent naturellement au changement proposé par Cassel. « Père » d’un temps révolu, il accepte d’être remplacé par le « fils » des temps nouveaux. Kimby, premier roman « libérien », est d’ailleurs l’œuvre majeure en ce qu’elle fait la somme de trois registres : le pouvoir politique est juste et bon (code légal), l’amour de son prochain (code biblique) se marie avec la sagesse africaine (code africain).

Kimby est presque à quarante ans de distance au moment où le procès Calixte prend fin avec la condamnation du Lieutenant Dorsinville aux travaux forcés et à la radiation de la Garde. Avant que le traumatisme de la Trahison du Père ne s’exorcise au contact de l’Afrique profonde et dans la création romanesque, il se répétera deux autres fois, à dix années d’intervalle fixe (1947­1957).

L’affirmation d’une loi supérieure à celle des hommes imprègne le langage du plaidoyer d’avril 1938 : « Non, nous sommes ceux qui ont commis une faute, une faute qui n’était pas un crime contre l’Etat, mais bien plutôt un péché contre l’Amour du prochain (…) » [9]. Seize mois de prison au total approfondiront la conversion à l’évangélisme, compensatoire à l’injustice humaine, et donneront accès à un code antérieur à Napoléon.

Si « amour », « bonté » et « fraternité » ponctuent les interventions de Roger Dorsinville à sa sortie de prison, l’influence d’un livre, la Bible (« Ce fut pour moi le plus beau des livres » p. 106) et de son enseignement leur donnent une forme codifiée dans une série de textes qui vont des écrits polémiques aux œuvres littéraires et d’érudition des années quarante à soixante. L’expérience partagée dans la fraternité évangélique

– « A ma sortie de prison, je m’étais rapproche des Eglises évangéliques, et comme on ne peut aimer sans partager, j’y parlais aux autres de mon expérience ; j’y prêchais l’abandon des voies égoïstes conduisant vers des bonheurs incertains, pour adopter comme règle la solidarité et le partage » p. 107 – livre un langage fait d’exhortation et tisse d’allusions bibliques. Qualifiant ses écrits polémiques des années quarante de « socialisme biblique », Roger Dorsinville signale leur « formulation optimale » (p. 160) dans la conclusion du discours de prestation de serment du Président Estime qu’il écrivit : « Si bergers du troupeau nous nous en constituons les loups ; si gardiens de la maison, nous nous faisons nous-mêmes les voleurs qui la brisent et la pillent (…) » [10]. On y reconnaît la parabole du Bon Pasteur et celle des Vendeurs du Temple ayant pour dénominateur le messianisme, dans l’Evangile selon Saint-Jean [11].

Lettres aux hommes clairs (1946) est assortie de références à la « famille » haïtienne divisée entre noirs et mulâtres : Nous n’avons pas été une seule famille composée de clairs et de bruns (…). Le pays était-il uni, une seule famille, noirs et clairs (…). Pense-t-on que le pays était uni, une seule famine (…) Fils d’une même famille (…) Fils d’une même famille (…) Fils d’une même famille (…). L’homme quelle que soit sa famille (…) La famille haïtienne. (…). Le pays était-il uni, dites-moi une seule famille (…) [12].

Le texte conclut : « Et c’est sur ce plan-là, sur le plan de l’égalité que nous désirons vous rencontrer, et nous unir à vous et vous unir à nous, comme étant réellement une seule famille (…) » [13]. La signification de la référence familiale, dépassant le cadre social et historique d’une revendication « noiriste », est tout entière dans la Genèse, dans « l’histoire de Joseph » qui raconte la division au sein de la famille de Jacob. Joseph, victime de la haine de ses frères, rudoyé, séquestré et vendu en captivité en Egypte triomphe dans l’adversité et retourne en sa terre natale de Canaan ; plutôt que de se venger il pardonne à ses frères [14]. L’exégèse accorde à la Genèse une promesse messianique, et c’est ainsi que l’image du Christ se confond avec celle de Joseph dans un paragraphe célèbre de Lettre aux hommes clairs dont l’auteur regrettera l’enflure métaphorique vu ses conséquence : actuelles, le régime politique au pouvoir en Haïti [15] :

« Et si même [le peuple] doit être à nouveau blessé, s’il doit être à nouveau crucifié, que ce soit au moins par l’un des siens. Alors il montrera ses blessures et dira : « C’est dans la maison de mes frères qu’on me les a faites » – et il en ressentira peut-être une espèce de consolation » [16].

Dans la foulée d’une réplique de Serge Corvington à Lettre aux hommes clairs, Roger Dorsinville rédige Lettre à mon ami Serge Corvington (1947). Il y est question d’« hommes de bonne volonté » [17] et de la « famille haïtienne » [18] encore puisqu’il s’agit d’étoffer la preuve de sa division pour répéter l’appel à la réconciliation. La métaphore de la maison fraternelle est reprise : « Mais n’est-ce pas la maison de mon frère ? » [19]. Si l’exhortation morale est tamisée dans la démonstration, elle déborde par contre dans la péroraison qui invoque la « Bonne Nouvelle » du Christ pour légitimer l’amour fraternel :

« Le citoyen, Estimé, le Gouvernement Estimé sont un instant de notre combat. Ce combat va au-delà de chacun de nos propres destins. Commencé en 1804, plus haut, 1812, plus haut avec l’homme de Bréda, et plus loin dans le temps, et débordant l’espace, 89 et les droits de chaque homme, et plus loin et plus haut, beaucoup plus loin et beaucoup plus haut, là où un doux Nazaréen, marquant la limite de l’esprit d’esclavage et de mépris, prononce sur la terre lancée dans l’expérience, d’une civilisation nouvelle : Tous les hommes sont frères » [20].

Ces écrits polémiques ont une fonction politique, mais ils véhiculent au fond un discours évangélique par le biais d’un code fait de mots récurrents tels que « frères », « famille », « maison » et d’un cadre métaphorique nettement messianique (« bergers », « gardiens », « crucifié », « Nazaréen » ).

L’œuvre littéraire proprement dite est également chargée d’imagerie et de symbolisme religieux. Barrières (1945) s’articule autour de deux familles, l’une noire (les Rabeau), l’autre mulâtre (les Roberval) et a pour sujet l’amour impossible entre le jeune Rabeau et la jeune Roberval. Cet « amour impossible », à cause des préjugés de couleur entretenus de paît et d’autre par les élites noire et mulâtre, à la forme d’un drame domestique, reflet direct du conflit idéologique qui concerne les écrits polémiques. D’un point de vue littéraire, l’affabulation a pour sources tant le théâtre sha­kespearien (Roméo et Juliette) que celui de Corneille (Horace). Mais c’est le personnage du jeune Rabeau, dans sa symbolique de héros sacrificatoire, qui retient l’attention. Avocat, comme son père, il est en plus écrivain et journaliste. Il mène une triple carrière sur une même assise : le langage. Pourtant, éperdument amoureux, naïf, ignorant des contraintes sociales, il ne saisit son vrai rôle qu’à la fin du drame sous le signe du renoncement à la jeune Roberval : « Moi, je te laisse aller. Moi, je te donne. Moi, je te détache de moi. Moi, je te déchire de moi. Ne me demande pas au prix de quelles souffrances » [21]. La signification profonde de l’acte de renoncement est transmise cependant dans les paroles du père Rabeau, à la fin du premier Acte, lorsqu’il à écrit la « mission » qui attend son fils :

« Tu as regardé dans la mauvaise direction, et parce que tu es écrivain, journaliste, avocat, tu oublies qu’il y a derrière toi des gens qui te ressemblent et qui ont besoin de toi. (…) On t’empêchera de passer la frontière. Tu seras repoussé, refoulé vers tes frères. Alors quand tu auras appris que tu es l’un d’eux, que tu leur appartiens, tu les accepteras pour tiens, tu les aimeras, tu chercheras le moyen de les servir et de leur être utiles » [22].

Une identité définie par le mot et qui pour s’épanouir doit se rapprocher des « frères » réfléchit une image fondamentale inscrite dans le « Prologue » de l’Evangile selon Saint-Jean : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » [23]. Si l’on souligne que le paroles citées plus haut sont celles d’un père s’adressant à son fils unique, la phrase qui suit dans l’Evangile (« Et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu’un Père donne à son Fils unique, plein de grâce et de vérité » [24] fait clairement ressortir l’image du Christ qu’incarne le jeune Rabeau.

Le messianisme est à nouveau dans deux textes postérieurs de quelque vingt ans à Barrières. Dans le Grand devoir (1962), le symbole du Christ est utilisé pour centrer l’histoire du nègre son fardeau de sacrifice :

« C’est l’histoire de Simon

– de Cyrène ­

quand passait le Christ

et le bourreau de Christ

ayant pitié de Christ

dit au nègre Simon : prends la croix de Christ

et Simon, sans surprise, porta le poids de Christ » [25].

Toussaint Louverture (1965) est sous-titré ou la vocation de la liberté. Mais cette œuvre commencée à Costa-Rica, complétée à Dakar et publiée à Paris marque apparemment un point de rupture. Le Grand devoir, qui a aussi un début d’exil pour genèse, est traversé par le mot « terre ». Tour à tour précédé de l’adjectif possessif (« ma terre », « sa terre »), de l’article défini (« la terre ») ou indéfini (« une terre »), il est repris sous une forme incantatoire qui n’est pas sans rappeler celle du mot « famille » dans Lettre aux hommes clairs. Cette « terre », à un niveau concret, représente Haïti et, plus généralement, l’Amérique des laissés-pour-compte. Au registre des associations internes des premières images (« eau », « air », « feu », (« jardin », « soleil ») la vision est d’abord édénique. La suite du poème, alors use le possessif des débuts (« ma terre ») cède à l’impersonnel (« la terre »), démontre que le déroulement de l’Histoire ravit Adam à son paradis. C’est d’un point de chute que celui-ci contemple un paradis perdu devenu Terre Promise. Le « grand devoir » revendiqué, celui d’un retour à ce qui fut paradis ou d’accès à ce qui est terre promise, est donc codifié par des métaphores tirées de la Genèse et l’Exode : le Paradis, la Chute, la Captivité et, surtout, l’attente d’un Sauveur annoncé par un Moïse ou un Jean-Baptiste (le « Précurseur » titre dont est décoré Toussaint dans la conclusion de l’étude citée plus haut [26].

Le messianisme confiant et triomphateur des écrits des années quarante (« Tous les hommes sont frères ») se transforme durant les années soixante en position d’attente : l’image du Dieu-fait-homme (Christ) est remplacée par celle de l’homme ­annonçant – Dieu Moïse, Jean­Baptiste. Pour comprendre l’ampleur de la chute de ce qui fut paradis et qui maintenant, de l’exil, n’est plus que terre promise, Pour célébrer la terre (1955), publié dix ans après les premières représentations de Barrières et dix ans avant la parution de Toussaint Louverture, est une œuvre charnière.

Une série de dichotomies agence ce long poème lyrique ; le jour est opposé à la nuit, la terre à la ville, les jardins aux usines, la solidarité à l’isolement, la fécondité à la stérilité, la danse à l’inertie. Et il se termine sur une note de réconciliation des contraires et d’harmonie. Contrairement au Grand devoir, la « terre » chantée n’en est pas une d’absence ; elle est plutôt celle de la féconde présence des jardins. L image du jardin centralise le poème. Dans un premier temps, la vision idyllique qui s’y manifeste est en apparence redevable de Virgile ; ce jardin est labouré, travaillé dans le quotidien du rapport du paysan avec la terre :

« Jardins O jardins

jardins d’efforts

à tant d’efforts

de la terre arrachés

du ventre de la terre

par la sueur arrachés » [27].

Mais parce que l’image du jardin est encadrée par un réseau de métaphores qui font écho (clarté, solidarité, fécondité, abondance, innocence, pureté, bonheur) elle est le symbole d’un chant d’allégresse à résonance mythique ; celui d’un temps précédant la chute. L’archétype de jardin est l’Eden qui reflètent les métaphores :

« dans la clarté seul et droit

couronné de clarté

vivant dans la clarté

vivant de clarté

(…)

et l’abreuvoir au bout de la

clarté

et le don des sentiers

l’homme à l’homme

la maison à la maison

l’univers à l’univers

(…)

riche et gonflée de terre riche

couronnée comme la terre

ventre de la terre

des bulbes de la terre

(…)

au bout du rêve de mes pas

des enfants délivrés

sans paniers

sans balais

légers

où galope

comme le sang de la terre

la douceur de la vie » [28].

Nonobstant Pour célébrer la terre, le code biblique qui relie un discours de circonstance et une œuvre d’érudition sur deux décennies est pourvoyeur d’images fortes et de symboles saisissants qui sont essentiellement promesse, annonce de jour meilleur. L’attentisme, en définitive, le singularise dans la récurrence messianique. Le souci d’un mieux-être humain sous un jour de justice et d’amour a recours à Dieu et à son Message pour éclairer l’homme. La mythologie africaine, par contre, renverse la fonction du signe, l’homme est Dieu, son humanité exprime le Verbe [29].

On n’aura rien compris à l’œuvre de Roger Dorsinville, toutefois, si l’on s’imagine que son déplacement géographique et idéologique vers l’Afrique, dès Kimby (1973), signale une rupture fondamentale avec l’œuvre « Haïtienne ». Les œuvres « haïtienne » et « africaine » ne font qu’une en réalité. Ce qui paraît comme « déplacement » n’est en fait qu’approfondissement d’une même problématique ; celle du sort de l’homme issu d’anciennes colonies aussi paradoxales qu’Haïti et le Libéria, premières républiques nègres. De plus, le code africain qui caractérise les écrits depuis Kimby représente un aboutissement et un retour sur soi ; il prolonge plutôt qu’il ne rejette des démarches antérieures. C’est ainsi qu’une éthique faite d’« amour » (Kimby, Renaître à Dendé), une vision pastorale (les quatre romans « libériens » ont un village pour cadre réel ou symbolique), le symbolisme du personnage de l’Etranger ou du Messager annonçant les temps nouveaux (Cassel dans Kimby, Cassan dans un Homme en trois morceaux, Martin dans l’Afrique des rois, la croyance en la parole libératrice (tous les héros précités sont des « instruits » dans l’acceptation occidentale, judéo­chrétienne, du terme ; ils sont « éclairés » comparés aux forces qu’ils opposent) rappellent les temps forts du code biblique. La présence de ce code est indéniable dans le langage que tient Cassel (dont le nom évoque et comporte le même nombre de lettres que celui du Christ) à l’adresse de Kimby à la fin du roman. Saint-Jean (par ailleurs nom de famille d’Aldo de Mourir pour Haïti) rapporte les paroles du Christ : « ce que je vous prescris, c’est de vous aimer les uns les autres » [30]. Cassel dit : « Je vous donne une règle (…) ; elle est bonne pour toutes les situations. Souvenez-vous en dans toutes les situations entre la loi et les hommes : aimer est la plus grande des lois » [31].

La série romanesque « africaine » n’exprime pas une rupture mais un transfert métaphorique, pour l’essentiel, à un code africain fait l’emprunt aux strates sociales, croyances, coutumes et lieux géographiques de l’Hinterland libérien. Des études ethnologiques telles que Dans un monde de dieux (1970), The Bassa Mask (1973), des monographies sur différents aspects de l’art africain rédigées au cours de sept ans de travail comme conseiller culturel au Libéria, ne laissent aucun doute quant à l’Etat des connaissances exactes de Roger Dorsinville sur les ethnies libériennes. Ce qu’il importe de souligner est l’usage métaphorique auquel elles sont assujetties dans un cadre romanesque et la vérité recherchée.

Le « troupeau » ou « les frères » de l’œuvre « haïtienne » sont maintenant représentés par la « communauté de base » ou le village omniprésent dans la série romanesque « libérienne ». Niang dans Kimby, Bendu dans Un Homme en trois morceaux, Diallaw dans l’Afrique des rois et Dendé dans Renaître à Dendé sont un seul et même lieu ; le village constituant, ce qui ailleurs s’appelle « le peuple », la société traditionnelle. Il est assorti de liens hiérarchiques éprouvés par le temps et repose sur une harmonisation des rapports entre l’homme et la nature. Le village se particularise par l’homogénéité du groupe, l’enracinement dans la tradition, l’accouplement aux rites telluriques et les rapports sociaux ayant pour bases l’échange et le partage. Il est significatif que ces attributs relevés par l’ethnographie classique ne sont retenus que pour leur fonction symbolique dans l’œuvre de Roger Dorsinville.

L’idée du village est approfondie, mais sa réalité est dépassée dans l’espace temporel de la narration. Au moment historique où se déroule la narration dans chacun des quatre romans « libériens », celui de la modernité, le village, présent sous une forme régressive, isolée, marginalisée, manipulée, est une instance vouée au dépassement ou à une revalorisation sous la pulsion d’une force extérieure. Cette vision critique s’impose dès Kimby.

Le village de Niang est divisé entre un pouvoir coutumier, représenté par le vieux Keta, et un pouvoir nouveau voulu par l’Etat, campé par Yanga. Niang est appelé à se démembrer suite à une directive de la capitale enjoignant le concours de jeunes volontaires accompagnés de leur Maître tambourineur (aussi Maître des initiés), Kimby, à l’érection d’un village culturel (cultural center) dans la capitale où se tiendront les préparatifs d’une participation nationale libérienne multi-ethnique au Festival des Arts Nègres à Dakar. Il est évident que ce festival, qui eut lieu effectivement en 1966, sert de support symbolique au roman. Que ce qui fut une (« fête » même panafricaine, mais passagère, soit l’occasion d’une profonde mutation sociale ne peut être compris hors d’un cadre hautement métaphorique. Son sens premier est que la soumission du village (centre de vie traditionnelle) au pouvoir de la capitale (la modernité) est en soi un partage des eaux, un renversement dans l’ordre des choses qui peut, néanmoins, se faire moyennant le concours d’un pouvoir éclairé et la souplesse d’une sagesse coutumière. Cette coopération se faisant manifeste dans le relais Keta-Yanga, dans un premier temps à Niang, et dans la relation Kimby-Cassel, dans un deuxième temps à Monrovia, une évolution harmonieuse a lieu. D’homogène, passéiste, rétrograde et isolé, Niang se métamorphose en un village culturel, hétérogène, progressiste et ouvert sur l’avenir. Métaphore de l’Etat idéal, en conclusion, il devient de plus, après la compénétration des cultures au festival de Dakar, emblème de l’Afrique moderne recoridée par l’interaction internationale. Le pouvoir divisé à Niang entre l’ancien et le moderne (keta et Yanga) est réconcilié dans la capitale lorsque Kimby, Maître des initiés, fait corps avec le Maître de danse, Cassel, maître d’œuvre de l’interculturalisme. L’oiseau du matin, la pie cendrée, qui réveille Kimby au début du roman se change en « l’oiseau de fer » (le jet) à bord duquel Kimby et Cassel reviennent de Dakar à la fin. Le lieu concret de la « communauté de base » est remplacé par un milieu fruit d’une communauté nouvelle fondée sur l’idée de base. L’idéal atteint d’interaction culturelle et internationale passe par le canal obligé du partage et de l’échange dont l’idée du village est dépositaire.

Un même projet de dépassement s’affirme dans les romans suivants. Diallaw, le village dans l’Afrique des rois, est sujet à exploitation par une compagnie multinationale qui puise sans donner en retour. Seule une « Opération Salut » conçue par Martin et des camarades venus de l’extérieur identifie les balises d’un changement fait d’harmonisation entre l’ancien et le nouveau, l’accouplement du passé et du présent. L’espoir d’un tel changement contre la réalité d’une mainmise néocoloniale charpentée par un appareil d’Etat clôt le roman. Cassan, d’autre part, est exilé de son village natal, dans un Homme en trois morceaux, et finit victime de son engagement conflictuel envers le progrès et la tradition lorsqu’il retourne au Bois Sacré. Ousmane aussi connaît l’exil et revient dans un village, après quinze ans d’absence, dans Renaître à Dendé. A l’instar des autres héros, il représente le progrès et l’altruisme. Tout le roman repose sur le symbolisme d’un retour aux origines porteur de renaissance. La mesure du succès réel n’est pas certaine toutefois. Des années après la mort d’Ousmane (mort de quoi ? On ne le sait), sa veuve, Martha, qui est restée au village dit qu’il a été « transformé » par « le passage du père » [32]. Dans ce nouveau village, pourtant « il y a un cinéma non loin de notre maison. Bruce Lee ou le génocide indien installés au centre de mon village » [33].

Si le village, en tant que lieu vital ; paraît disqualifié dans un cadre historique et social, un ensemble de pratiques qui s’y rattachent sont évoquées, mises en situation, retenues si elles sont d’utilité présente et porteuses de sens ou bien elles sont rejetées lors lorsqu’elles constituent un empêchement à l’épanouissement humain.

La tradition, par exemple, qui recouvre des coutumes allant de l’initiative à la hiérarchisation du pouvoir communautaire, est au premier plan de trois des quatre romans « libériens ». Dans Kimby, elle est envisagée avec respect et sympathie par Cassel. Par contre, la texture du roman (symbolisme, imagerie, psychologie, structure) véhicule le constant global que tout code doit être remplacé lorsque les circonstances l’exigent. C’est ce qu’il faut comprendre lorsque Cassel dit à Kimby qu’il faut substituer une loi supérieure à celle de Niang. La loi de l’« amour » proposée laisse sous­entendre que l’inverse aurait prévalu sous l’empire de la tradition [34]. Le texte est émaillé de scènes et d’images critiques : image de l’initié crachant du sang après une correction de Kimby [35] ; celle du vieux Keta mourant alors que le village culturel prend vie [36] ; remplacement de Kimby par Cassel dans la conduite des jeunes [37] refus des jeunes de rendre aux vieux l’argent rapporté au village culturel [38] ; évolution de l’initiation traditionnelle au Bois Sacré à l’interaction culturelle, nationale et internationale ; libération sexuelle, etc. [39].

L’initiation (« le mot clé de la culture africaine » [40], par ailleurs, est abordée indirectement dans Kimby, par le biais de l’image du sang de l’initié citée plus haut et par celui d’une remise en question de la tradition. Confrontée directement dans Un homme en trois morceaux, elle est dépeinte de façon problématique. L’ambivalence qui la caractérise reflète l’identité multiple de Cassan, alias Boy (nom de la famille dont il fut un domestique), Kondée (nom porté au Bois Sacré) et Gaba (l’initié). Avocat, il est ainsi chef de police : homme de la ville, pourtant fils de la campagne ; engagé dans la modernité, il n’oublie pas qu’il est l’initié. Au nom de la fraternité vécue avec un camarade du Bois Sacré injustement accusé de crime, il renonce à son poste de chef de police et se dresse contre le pouvoir étatique. Cassan rede­vient Gaba lorsqu’en Sulfa (le soidisant criminel) il reconnaît Flomo, son frère protecteur.

La poursuite du « criminel » ramène Cassan au Bois Sacré. Le regardant, Cassan songe à son passé et, dans un premier temps, affirme : « Ce lieu doit disparaître » [41]. Pourtant, ce n’est pas en justicier, fort de la puissance des armes, qu’il pénètre l’enceinte du Bois Sacré. Il le fait en tant que Gaba, le fidèle rompu au protocole du lieu. Son entretien avec les Anciens est ritualisé par les cadeaux ; les silences et les sous-entendus. Avant de pénétrer le Bois, Cassan, le « civilisé », dit : « j’aurais tout donné pour ne pas entrer là. Pour le peu d’utilité dont cela aura été, en fin de compte, dans notre monde. Souffrir était le commandement et nous avons enduré » [42]. Une grande leçon, en effet, a été apprise, celle du « commandement » impliquant obéissance et discipline ; son appel nuance la critique : « Dans quelque direction que ce soi il y a avait un ordre, et il fallait obéir ») [43]. Et c’est cette leçon qui ramène Cassan à Gaba, au sens du vrai devoir : c’est comme « fils » et « Frère » qu’il se retrouve dans l’Eglise)) du Bois Sacré [44].

D’un certain point de vue, donc, Sulfa-Flomo est le double de Cassan. Son image fausse de « criminel » renvoie celle également fausse de Cassan en tant qu’avocat et chef de police. Le retour au Bois Sacré, la redécouverte de Flomo, signifie l’accès de Cassan à son vrai moi. Cette vraie identité est toutefois « criminelle » aux yeux du pouvoir. L’assumant, Cassan n’a pas d’autre choix que de démissionner et le confronter en prenant la défense de Flomo. La vérité est que l’Etat est coupable et se cherche un bouc émissaire dans ce dernier. Son autorité, indigne parce que manipulée par les Americos (lire mulâtres), repose sur l’ostracisme et le mépris des natives (lire noirs). L’Etat, incarnant la volonté d’un Père dénaturé, est l’assassin.

Telles sont les conclusions auxquelles mène le symbolisme des personnages, des situations et des couches sociales dramatisés dans Un Homme en trois morceaux Cassan n’a pas plus le temps d’en faire la preuve devant le tribunal qu’un « fils » n’a de chance de succès à interpeller un Père dénaturé, mais omnipotent. La raison d’Etat prévaut. Elle prend les suivants : et Flomo et Cassan sont exécutés.

L’initiation, dans ce second roman, renferme un code moral qui définit l’authenticité individuelle. Sous des dehors de roman policier, Un Homme en trois morceaux exorcise en lait les tenants et aboutissants de l’« affaire Pérard » ou « complot Calixte ». L’approfondissement du sens de l’engagement de l’initié vis-à-vis de sa « classe d’âge », qui vaut le renversement des situations et des personnages, traduit la solidarité des jeunes officiers, camarades de promotion, et la trahison dont ils furent victimes. Cassan et Flomo renvoient une seule image : Gaba. L’« Eglise » ou le Bois Sacré, rejeté ailleurs parce qu’il est contraire à la modernité, se trouve ici valorisé ; l’homme se confond avec le rituel, l’un n’a pas de sens sans l’autre. A l’Etat qui se prolonge en Cassan, comme justicier, celui-ci préfère le Bois Sacré. Fidèle à une loi supérieure enracinée dans la fraternité, il se sacrifie. Il participe d’une ontologie (jeu de miroir Cassan­Flomo) où se dévouer pour l’autre recoupe son moi profond.

L’opposition semble nette entre le passé et le présent, la tradition et la modernité, le Bois Sacré et la ville, Gaba et le policier-avocat. Elle ne l’est pas autant dans la dimension symbolique de la narration qui met en regard la surface visible des évènements et le sens caché des choses. L’initiation est source de valeurs profondes dans un langage codé, et non ethnologique, même si elle ritualise et exorcise le traumatisme de la génération des années trente en Haïti.

Quant à son sens ethnologique, l’initiation prend la forme de l’ablation d’un organe génital de la femme et elle est le support dramatique qui sert au rejet de cette coutume dans Renaître à Dendé. L’attitude de deux femmes est révélatrice à cet égard. La sœur d’Ousmane « la jeune institutrice, refusant de se prêter aux coutumes arriérées, avait résisté aux agents du Bois Sacré et pris la décision de soustraire son garçonnet et sa fillette à toute forme d’initiation » [45]. Martha qualifie l’excision à laquelle, enfant, elle fut soumise de « charcuterie » : « je devais être charcutée, selon la Tradition » [46]. La démarche narrative retrace, pour une large part, la lente et difficile accession de Martha à l’épanouissement affectif. Elle y arrive dans la mesure où elle s’accouple avec Ousmane qui, face à la pratique régressive de l’excision, incarne le dépassement possible de l’individu et de la société.

Autrement, l’ethnie, comme unité de rassemblement social, est éclatée tant par les origines multi-ethniques de personnages tels que Martha et Cassan, les mises en relation entre les ethnies Vaï, Kru, Gola, Bassa, Dan, Walibo, etc. dans Kimby, Un Homme en trois morceaux et Renaître à Dendé, que par les images de stérilité répercutées par l’homogéneité ethnique (Niang dans Kimby).

La danse, la palabre et une sagesse coutumière sont privilégiées dans la mesure où elles supposent l’échange et le partage. Toute une dimension humaniste de Kimby est véhiculée par l’image de la danse. Rite de passage, elle y est surtout métaphore du mouvement vers la modernité puisqu’elle accompagne le départ des jeunes de Niang pour le village culturel de Monrovia et le Festival de Dakar. Elle symbolise aussi bien les axes temporels : passé (Kimby), présent (Cassel) et futur (les jeunes). A un stade achevé, elle est nature et culture, symbiose des mondes matériel et spirituel. Emblème d’un code qui se veut présent à l’Afrique et au monde moderne, l’idée de réconciliation qu’elle propose se retrouve également dans Renaître à Dendé.

Ousmane, de retour au village, est fèté et au centre des regards des siens et des autres ; c’est alors qu’il choisit de se joindre à la danse. Celle-ci est signe de son engagement envers les siens plutôt que de son appartenance aux autres ; elle démontre l’harmonisation de la coutume et l’innovation, campée par Ousmane.

Le palabre nourrit le processus démocratique par lequel Niang convient d’accepter le changement proposé par la capitale. Elle est sous-entendue à l’« Opération Salut » conçue par Martin et ses camarades pour la restauration de la collectivité dans l’Afrique des rois. Elle est absente de la prise de décision qui vaut l’exécution de Cassan et de Flomo par l’Etat, alors qu’elle est assise de l’entretien avec les Anciens au Bois où Cassan retrouve sa vraie identité. La palabre est stylisée dans la rencontre d’Ousmane et ses collègues du Ministère dans Renaître à Dendé, mais elle est souveraine au village.

Finalement, « N’y a qu’à vivre », mot de sagesse répété tout au long de Kimby par vieux et jeunes, villageois des temps anciens et ceux des temps nouveaux, est la grande morale apprise par l’Etranger (Cassel) au contact de la culture profonde. C’est dans la réalité de l’acte, « vivre », que se reconnaît l’homme et c’est avec elle que doit composer toute loi. Parce qu’il a compris que le mieux-être des siens requiert l’acceptation d’une réalité qui exige la négation de ce qu’il fut à Niang pour naître à l’avenir du village culturel et du Festival de Dakar. Kimby personnifie le sens profond de « N’y a qu’à vivre », il sait accommoder le passé, le présent et l’avenir.

Kimby, premier roman de Roger Dorsinville, s’ouvre sur l’image de l’aube [47]. Retraçant l’histoire de sa vie, Cassan la fait débuter par une partie de chasse à l’aube [48]. Deux des six nouvelles de Gens de Dakar : « Les cinq prières de M.F. » et « La grande fille et le petit garçon », débutent au petit matin [49]. Le chant de la « pie cendrée » qui accompagne le réveil de Kimby est évoqué aussi pour celui de M.F. [50]. L’hécatombe dans laquelle se confondent truands et révolutionnaires dès les premières pages de Mourir pour Haïti se déroule tôt le matin [51]. Histoire vraie et imaginée, de Fatras bâton à Toussaint Louverture réconcilie une première lecture du révolutionnaire (texte de 1965) avec un second regard issu de l’enracinement africain pour s’ouvrir sur le matin d’une plantation [52]. Mais c’est dans Renaître à Dendé, au retour d’Ousmane dans son village natal, après quinze ans d’absence (comme Manuel dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain) [53] que l’image de l’autre atteint sa plénitude :

« Il était l’homme des petites heures d’avant le jour.

L’aube : le meilleur moment pour travailler, pour penser, quelquefois aussi pour aimer. Il diviserait aisément les hommes en deux groupes : ceux qui connaissent et ceux qui ignorent la touche légère des premières brises, la magie des transparences incertaines quand les silhouettes des arbres, des toits, des collines, prennent l’en-soi de lignes qui se campent hors d’un fond de grisaille, et la résurrection des hommes : les premiers dans les rues, les premières portes entrouvertes, les premiers feux, puis l’armée en marche des vivants » [54].

L’aube était présente dans Pour célébrer la terre, et elle signifiait déjà naissance. Son encadrement dans l’image du jardin l’associait à une référence biblique. Reprise dans un contexte africain, un bref rappel chrétien (« résurrection ») est subordonné à une profusion de signes tirés du monde naturel (« brises », « arbres », « collines », « grisaille », « vivants ») et physique (« toits », « rues », « portes »), et l’aube représente une naissance à la vie concrète, telle qu’éprouvée par l’homme. La naissance devient alors une métaphore pour exprimer l’appréhension de l’ordre des choses ; elle symbolise l’acte initiatique, le rite de passage à la vie d’homme rappelé à chaque lever du jour. La fréquence de l’image de l’aube doit être rapprochée du leitmotiv « N’y a qu’à vivre », la sagesse transmise de Kimby à Cassel. « Aube » et « vivre » sont intimement reliés : la première annonce, exalte, célèbre la réalité constituée par le second, et envers laquelle l’homme se doit de s’engager. L’imbrication de l’image et de la parole sage exprime le sens profond du code africain.

Si l’aube est naissance, la parole est commencement. Le langage des commencements qui distingue l’œuvre de Roger Dorsinville émerge du brassage des grands mythes universels. Mythe de l’Eternel Retour : chacun des cinq romans décrit un héros qui revient au pays natal ou ancestral après une longue absence. Mythe de la Parole : Jacques Roumain. Mythe de la Création :

Chaque matin, elle sortait, la grande fille, chaque matin deux phares clairs, des épaules sinueuses et l’ogive colorée d’un pagne, comme seules elles savent porter l’arc-en-ciel, comme seules elles savent, les grandes filles, dépouiller des jardins, des vergers, et se vêtir d’une ogive couleur de fruits, de branches et de fleurs ; chaque matin elle sortait d’un long pas, éclairant le puits noir de sa porte, puis glissait dans l’air sous le regard ébloui du petit garçon » [55].

Ce langage des commencements qui nomme et crée l’objet dans un même discours contient en soi la permanence de sa quête de justice, d’amour et se sagesse.

[1] Les passages et les pages cités dans notre analyse renvoient au manuscrit sous presse, Montréal, Collectif Paroles, 1986.

[2] Collectif paroles, n° 15, décembre 1981 janvier 1982, p. 30.

[3] Les « authentiques » et le cercle enchanté du pouvoir, 1946-1976. Trente ans de pouvoir en Haïti, Montréal, Collectif Paroles, 1976, pp. 93-123.

[4] Seules les œuvres de maturité ont été retenues pour analyse. « Variations sur le tambour assôtor » et autres textes de jeunesse mentionnés dans Marche arrière ne sont malheureusement pas disponibles.

[5] Voir Collectif, Ibid., p. 20.

[6] Roger Dorsinville, Jacques Roumain, Paris, Présence Africaine, 1981, p. 97-98. Les études de Tempels, Kagame et Jahn sont respectivement La Philohophie bantou, Paris, Présence Africaine, 1948 ; La Philosophie bantu-rwandaise de l’être, Bruxelles, Académie Royale des Sciences Coloniales, 1956 ; Muntu, an outline of the New African Culture, New-York, Grave, 1961.

[7] Ibid., p. 2.

[8] Ibid., p. 2.

[9] Ibid., p. 1.

[10] In Colbert Bonhomme, Révolution et contre-révolution en Haïti de 1946 à 1957, Port-au-Prince, Imprimerie de l’Etat, 1957, p. 24.

[11] S. Jean 10, 1-16 ; 2, 13-17.

[12] Reproduite dans 1946-1976. Trente ans de pouvoir en Haïti, p. 152-154.

[13] Ibid., p. 159.

[14] La Genèse 37-50.

[15] Voir l’entretien paru dans 1946-1976. Trente ans de pouvoir en Haïti, p. 160. Egalement Marche arrière, p. 230.

[16] In 1946-1976. Trente ans de pouvoir en Haïti, p. 156.

[17] Port-au-Prince, Imprimerie de l’Etat, 1947, p.3.

[18] Ibid.

[19] Ibid., p. 4

[20] Ibid., p. 15.

[21] Barrières, Port-au-Prince, Editions Henri Deschamps, 1946, p. 28

[22] Ibid., p. 11-12.

[23] S.Jean 1, 14.

[24] S.Jean 1, 14.

 

[25] Le grand devoir, Madrid, Taller Grafico, 1962, p. 12.

[26] Toussaint Louverture, Paris, Julliard, 1965, p. 250.

[27] Pour célébrer la terre (1955), réédition Liechtenstein, Kraus Reprint, 1970, p. 25.

[28] Ibid., p. 3, p. 5, p. 15, p. 39.

[29] Voir Collectif, Ibid., p. 22-23.

[30] S. Jean 15, 17.

[31] Kimby ou la loi de Niang, Paris, Présence Africaine, 1973, p. 189.

[32] Renaître à Dendé, Paris, L’Harmattan, 1980, p. 24-25.

[33] Ibid., p. 25.

[34] Kimby, p. 188.

[35] Ibid., p. 23.

[36] Ibid., P. 157.

[37] Ibid., p. 135.

[38] Ibid., p. 126.

[39] Ibid., p. 172-173.

[40] Entrevue avec Roger Dorsinville, « Les retrouvailles africaines » in Jean Jonassaint. Le Pouvoir des mots (à paraître).

[41] Entrevue avec Roger Dorsinville, « Les retrouvailles africaines » in Jean Jonassaint. Le Pouvoir des mots (à paraître).

[42] Ibid, p. 92.

[43] Ibid.

[44] Ibid., p. 95-96.

[45] Renaître à Dendé, p. 125.

[46] Ibid., p. 12.

[47] Kimby, p. 9.

[48] Un homme en trois morceaux. p. 12.

[49] Gens de Dakar, Dakar, Nouvelles Editions Africaines, 1978, p. 25, p. 37.

[50] Ibid., p. 25.

[51] Mourir pour Haïti, Paris, L’Harmattan 1980, p. 9.

[52] De fatras bâton à ToussaintLouverture, Alger, Enal, 1983, p. 5.

[53] (1944), réédition Paris. Les Editeurs Français Réunis, 1946.

[54] Renaître à Dendé, p. 75.

[55] « La grande fille et le petit garçon », Gens de Dakar, p. 37.