Notes

RENAITRE A DENDE de Roger DORSINVILLE

Ethiopiques numéro 24

révue socialiste

de culture négro-africaine

octobre 1980

Le dernier livre de Roger Dorsinville [1] Renaître à Dendé s’inscrit dans la thématique déjà longue de la situation de la femme africaine partagée entre une éducation traditionnelle qui l’a soumise à l’homme et le désir d’émancipation.

Plutôt que d’en résumer la matière, il nous paraît plus intéressant d’en faire saillir la portée polémique.

Le débat opposant les partisans des traditions indigènes à ceux qui défendent certaines valeurs occidentales est ancien. Il remonte aux années avant-guerre, époque, où Ousmane Socé rédige Karim roman sénégalais [2] dans lequel l’auteur recommande, par le biais de son héros, de « prendre en exemple les pays de vieille civilisation » (occidentale) tout en prônant simultanément les pratiques spécifiquement continentales telles les cours d’amour organisées en l’honneur d’une fiancée idéalement belle. C’est dire que le conflit entre les deux tendances est estompé et que les problèmes d’acculturation ne sont pas abordés. Dans Doguicimi [3] de Paul Hazoumé (mort en avril dernier), celle qui donne son nom à l’œuvre incarne la fidélité, le courage dans les épreuves et l’obéissance inconditionnelle à l’homme quelque soit son rang social.

Ailleurs, c’est le personnage maternel qui constitue le relais essentiel à la transmission et au respect des valeurs séculaires. Dans L’enfant noir de Camara Laye, Un piège sans fin d’Olympe Bhely-Quenum, on retrouve l’idée que l’épanouissement de la femme est dû à l’acceptation d’un sort tout entier décidé par le partenaire.

Bon nombre de textes plus récents offrent une perspective bien différente : citons parmi les plus représentatifs ceux de Sembène Ousmane, Mongo Bêti, Amadou Kourouma, Henri Lopès. Tous mettent à jour les difficultés que rencontre l’Africaine dans la vie quotidienne : problème de la jalousie entre co-épouses, de la répudiation, de la dureté des travaux domestiques, de la sincérité des promesses amoureuses, de l’éducation en milieu scolaire. Le roman de Roger Dorsinville s’inscrit au cœur de cette littérature contestataire, puisque l’héroïne Martha réclame son droit à la jouissance sexuelle et récuse (après les avoir subis à l’âge de six ans) l’excision comme les rites qui l’entourent.

La critique menée ici se développe à plusieurs niveaux : nous avons identifié le premier : le choix du sujet est en lui-même subversif ; dans la pensée authentiquement africaine, la revendication du plaisir amoureux chez la femme est pratiquement inconnue, celle-ci étant abolie dans le rôle de la maternité. Et le thème suffirait à assurer à l’ouvrage une place à part. Si l’on s’interroge sur la manière dont l’idée maîtresse est illustrée, d’autres points apparaissent :

  1. a) L’opposition à l’excision chez Martha n’est pas née d’une révélation, elle provient de rencontres avec des femmes appartenant à d’autres cultures, telle Cecilia, une Walibo, dont la société ignore cette pratique (p. 112) ou, « une compagne Européenne » (p. 95 qui lui révèle ses expériences érotiques. Le désir d’émancipation sexuelle a pour origine un contact (qui peut être physique comme c’est le cas avec la Walibo) avec des individus représentant d’autres systèmes de valeurs, d’autres vécus. C’est donc ce contact qui est générateur de l’esprit critique chez l’héroïne. Et la volonté de connaître d’autres mœurs, d’engager la discussion sur des problèmes tabouisés depuis toujours (l’orgasme) ne peut que mettre en question certaines idées-clefs de la civilisation traditionnelle. Par-delà se révèle l’enjeu du dialogue des cultures si à la mode actuellement dans certains milieux intellectuels. S’il élargit le domaine de la réflexion et des connaissances, il amène inéluctablement la faillite de conduites ou croyances encore vivaces.
  2. b) Cette libération ne sape pas simplement le système d’éducation ; elle permet à la femme de refuser la corruption en matière politique. Comme toute secrétaire d’un personnage important, Martha était passée par le lit pour arriver à une machine à écrire (p. 34). Elle en avait retiré un emploi enviable et quelques cadeaux de valeur (calendrier en or, stylo-encre « Parker », briquet en or) (p. 86).

Cela n’est pas nouveau : les auteurs africains n’ont guère été dupes des proclamations fracassantes faites par les régimes postérieurs aux indépendances. L’originalité du livre se trouve dans la liaison qu’il pose entre libération politique et émancipation sexuelle de la femme. Martha refuse sa soumission dorée (les cadeaux), dévoile les carences professionnelles et la petitesse d’esprit du ministre (p. 84), son patron et amant, dans le temps même où elle a pris la décision de rompre totalement avec les valeurs qui l’ont éduquée, de retrouver (du moins au niveau affectif) l’intégrité de son être physique. Certes, la femme n’a pas toujours été présentée comme passive dans la littérature africaine. Penda, la prostituée militante du livre de S. Ousmane, « Les bouts de bois de Dieu », prenait la tête de la marche de ses compatriotes de Thiès sur Dakar après avoir organisé d’autres révoltes. Dans le cas présent, la révolte naît du corps sexualisé et non plus opprimé seulement économiquement. Par là se découvre le pouvoir révolutionnaire du désir, dont William Reich et plus récemment Deleuze-Guattari et J.F. Lyotard ont été les théoriciens.

  1. c) Autre point qui ne peut manquer d’apparaître polémique : durant plusieurs décennies, les ethnologues ont demandé le respect à la différence, prônant l’originalité de tout ensemble culturel et le droit à concrétiser librement les principes qu’il recèle. Dorsinville est un de ceux qui défendent une supériorité intrinsèque de certains modes d’être sur d’autres, puisés dans une ère de vie et de pensée différente. Le statut de la femme émancipée érotiquement (européenne ou non) est en lui-même meilleur que celui de la femme prisonnière de situations qui flétrissent sa nature physique.

[1] Editions L’Harmattan. 132 P. – 1980.

[2] Nouvelles Editions Latines – 1938 – réédition 1966

[3] Edit. Larose – 1935 – Réédition 1978.