Culture et civilisations

REFLEXIONS SUR LE MASQUE AFRICAIN

Ethiopiques numéro 9

revue socialiste

de culture négro-africaine, 1977

« Toujours la beauté les a frappés,

droit comme lance,

à la racine de la vie ».

Léopold Sédar SENGHOR

Il était une fois… (Cela commence comme un conte de fées, mais les fées sont celles qui opèrent les métamorphoses) sur la rive gauche de la Seine, une petite revue qui s’appelait « l’Etudiant Noir ». C’était en 1934. Et l’étudiant que j’étais y apprit de Léopold Sédar Senghor et d’Aimé Césaire à engager ce que j’appelle aujourd’hui, plus de quarante ans après, le « Dialogue des Civilisations ».

Je ne sais plus bien ce que représentait alors pour moi le cri de la « négritude », mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il m’a donné, dès cette époque, comme blanc, pas seulement une « mauvaise conscience » mais aussi et surtout la certitude que « l’Occident » n’était pas le seul centre d’initiative historique et le seul créateur de valeurs.

J’étais convaincu désormais qu’un dialogue était nécessaire, et que le postulat de ce dialogue c’est que chacun a quelque chose à apprendre de l’autre, et que, pour nous européens, l’Afrique, sa culture, son art, c’était le défi de repenser nos rapports avec la nature, avec la société, avec le sacré.

Trente ans après je me suis mis systématiquement à l’étude de l’Afrique, en commençant par une réflexion sur son art.

Cet art africain constitue une véritable « sagesse écrite », une histoire sans anecdote. Car nous pouvons « lire » à travers ces œuvres l’organisation des sociétés et leur hiérarchie, leurs structures politiques, non les batailles mais le système militaire ; le système monétaire et ce que l’économie implique de valeurs morales à travers les poids sculptés ; les techniques agricoles ; les travaux et les jours, et les jeux et les chasses et les danses.

Le travail de déchiffrement a déjà commencé : déchiffrement de la symbolique Tschokvé dans les recherches de Mademoiselle M.L. Bastin (Tervueren) ; écritures Baluba et Bakuba par les travaux de Tirako-Fourche, langage des tissus Dogon, grâce à Madame Dieterlen, de l’architecture Fali, au Nord du Cameroun par J.P. Lebœuf ; symbolique Bamiléké et Bamoum (Ouest du Cameroun) par Englebert Mweng ; poids Ashanti, Akan, Baoulé et bijoux Adimkra de la Côte d’Ivoire et du Ghana, etc…

L’art africain fut révélé aux Occidentaux à trois reprises : avec les Cubistes, de 1905 à 1909, avec les Expressionnistes du Brücke, de 1904 à 1905, et, enfin, avec les Surréalistes, de 1919 à 1923.

Dans les trois cas, malheureusement, il a été détaché de son contexte propre. Son pouvoir d’expression fut séparé de ce qu’il devait exprimer. C’est la pire mésaventure dont puisse souffrir une œuvre d’art.

Les Cubistes, les Expressionnistes et les Surréalistes l’ont utilisé parce qu’il confirmait leur expérience esthétique du moment, se préoccupant bien davantage de sa plastique que de sa signification réelle.

On s’en est ainsi servi, dans des sens très divers, chaque fois qu’il répondait à une recherche de la nouvelle sensibilité esthétique européenne sans tenir compte de l’esprit qui l’animait.

Il importe d’étudier cet art, non comme un Européen qui feint de s’extasier devant les merveilles plastiques de l’Afrique mais en partant de son sens profond, pour tenter d’établir un véritable dialogue.

Je n’ai pas seulement habité les villes de la Côte mais à mille kilomètres à l’intérieur des terres, en plein bled, notamment chez les Bassari, du Sénégal – qui ne fabriquent pas de masques – et chez les Gouro et les Baoulé de Côte d’Ivoire – qui, eux, en fabriquent.

En contemplant des œuvres africaines, j’ai souvent éprouvé l’impression qu’il ne s’agissait pas d’œuvres d’art mais de bien autre chose.

Un masque africain doit être avant tout considéré comme un condensateur d’énergie. La force qu’il contient et qu’il dégage a, pour sources, la nature, les ancêtres et les dieux.

Quand les Africains dansent avec leurs masques, ils y puisent une énergie qu’ils irradient dans toute la Communauté. Diastole et Systole du cœur noir. Pour moi, tel est l’essentiel. Mes rapports avec les Africains m’en ont profondément convaincu.

Sans faire une étude savante sur l’histoire de l’art africain, (il en existe d’excellentes) il est possible de témoigner du lien existant entre l’esprit qui l’anime, ses intentions profondes et les moyens plastiques mis en œuvre.

Pour un Africain, la nature est une sorte de champ magnétique où l’on puise la force. Une énergie unique anime la nature à des degrés d’intensité plus ou moins forts, une énergie répond à nos angoisses, à nos désirs, à nos espérances.

Le problème essentiel consiste à capter ces forces éparses et à former avec elles un noyau de réalité plus dense. Dans cet esprit, le masque agit en support visible des forces invisibles.

Le but à atteindre est de participer à une surréalité qui sous-tend l’univers.

L’art africain peut évoquer l’animal, l’ancêtre ou la divinité au moyen de la sculpture, de la musique ou de la danse – il s’agit d’un tout unique. Dans tous les cas, l’on assiste à une métamorphose de l’homme par le truchement d’une danse rituelle obéissant à des lois rythmiques, produisant une forte accumulation d’énergie.

Ce que nous considérons comme une œuvre d’art n’est qu’un objet défonctionnalisé. Il a perdu sa force. On le place dans un musée ou dans une collection… ou dans un coffre-fort à moins qu’il ne serve à un concert ou à un spectacle. Mais les œuvres africaines n’ont pas été créées pour la contemplation. Ce sont des objets de participation destinés à l’accomplissement de cérémonies rituelles. Détachés de leur contexte humain et sacré, ils perdent toute intelligibilité.

Malraux dit avec juste raison : « C’est le musée qui contraint le crucifix à devenir une sculpture ».

Il en va exactement de même avec les masques africains dont la fonction est de susciter une puissance surnaturelle.

Ce que nous appelons danse, musique, sculpture, ne sont que les composantes d’un même acte qui tend à capter et à transmettre une force dans le collectif qui l’invoque et qui l’évoque. On réactualise et on ranime la puissance d’un ancêtre ou d’un dieu en revivant le mythe par le rite.

Cette force recréée dépasse celle de chacun des membres de la Communauté. On atteint le surnaturel, au-delà de la simple addition des forces individuelles.

C’est le moment d’une action collective, mimique préparatoire où s’affirme, par une participation totale, la cohésion interne, religieuse, d’un groupe d’individus. Le groupe dépasse ses possibilités, aussi bien en matière de chasse, que de guerre, que d’agriculture ou de toute autre forme de création.

Aimé Césaire dit, en grand poète : « Ici, la vie captée et redistribuée selon la règle du chant et la justice de la danse ».

En sculptant le bois pour lui donner la forme d’un masque, le sculpteur ne cherche pas à imiter une apparence sensible mais à donner une forme visible à une présence invisible, surnaturelle – afin de s’en approprier le pouvoir.

Quel pouvoir ? Cela va de la vitesse de l’antilope -que recherchent certains « Ti wara » du Mali- à la puissance terrifiante de l’ancêtre -comme dans certains masques Guéré-Wobés de Côte d’Ivoire.

Les masques font abstraction de toute ressemblance physique, ils visent uniquement à évoquer la tension et la puissance de l’ancêtre au moyen d’un agencement rythmique des volumes.

L’apparence importe peu. Ce qui compte, c’est de créer une réalité qui suscite une puissance. La grandeur de la statuaire africaine repose sur ce principe.

La danse rituelle mime et résume par son rythme la marche du monde. En donnant un support visible à l’esprit des morts, la sculpture en rassemble les forces.

La signification de telles œuvres commande leur structure. Elle commence par se séparer du monde quotidien en refusant de l’imiter. Elle imagine une réalité nouvelle, comparable à celle d’une forme technique, ne cherchant pas à imiter une réalité existante.

Substituer le signe à l’image

Ensuite, la volonté de condenser dans cette forme la présence et la puissance du « Tout » implique une rigoureuse subordination de chaque élément à l’unité de l’ensemble. C’est une constance de la création artistique, toujours menacée par la tentation naturaliste ou par la « mimesis », chère aux Occidentaux jusqu’à ce qu’ils aient découvert les arts du Japon, de l’Afrique, de l’Islam.

La déformation n’existe que par rapport à un mode extérieur. On devrait plutôt parler de « formation ».

La nécessité de rendre visible l’invisible conduit à un symbolisme qui substitue le signe à l’image. Le signe désigne ce qui est au-delà de l’apparence et lui donne un sens.

Le problème, pour nous, consiste à apprendre le langage d’un tel art. Cela nous conduit à expérimenter une autre forme de rapport entre l’homme et le monde, entre l’homme et l’homme, entre l’homme et son avenir.

Un dernier aspect de l’art africain me semble caractéristique. La captation des forces immanentes de la nature, la nécessité de les grouper en un noyau de puissance -au paroxysme de sa tension-, amène au dépouillement absolu de tout ce qui serait anecdotique et accidentel. De là, le caractère monumental d’œuvres même de petit format.

Une statue sénoufo de 30 cm de hauteur donne l’impression d’être aussi grande qu’une pyramide. Chaque élément de la forme est réduit à sa géométrie éternelle, composant une sorte « d’en soi ».

En raison de leur fonction et de leur sens, de telles œuvres procèdent d’une démarche exactement inverse de celle de l’art occidental depuis la Renaissance.

Au contraire de l’art grec -qui part de l’individuel pour en extraire les lignes essentielles-, le créateur africain part de son expérience vécue du grand « Tout » pour donner une forme concrète à ses talismans.

En Occident, un artiste a merveilleusement compris cela : Juan Gris. Il a trouvé dans cette inversion une confirmation de sa propre démarche.

Il écrit, en 1920 : « Les sculptures nègres nous donnent une preuve flagrante de la possibilité d’un art anti-idéaliste. Animées de l’esprit religieux, elles sont des manifestations diverses et précises de grands principes et d’idées générales. Comment peut-on ne pas admettre un art qui, procédant de cette façon, arrive à individualiser ce qui est général et, chaque fois, d’une manière différente. Il est le contraire de l’art grec qui se basait sur l’individu pour essayer de suggérer un type idéal ».

Le sculpteur africain ne part pas d’idées générales, comme l’affirme Juan Gris, mais de l’expérience vécue à travers la force immanente de la nature. A cette nuance près, Juan Gris a très lucidement discerné le sens de la grande inversion. L’artiste noir passe de la force de l’ancêtre à la forme qui en constitue le réceptacle alors que le Grec cherche à exprimer le divin à partir des figures humaines dont il s’inspire.

Quelle est la technique d’expression plastique qui découle de ces exigences de structure ?

Quand la réalisation d’une œuvre ne se trouve pas limitée par des contraintes de conformité optique propres à un modèle précis, mais, au contraire, est lié à la volonté d’établir un rapport avec l’ensemble des forces du monde ambiant -pour former un réceptacle de ces forces-, l’impératif majeur est de nous permettre d’éprouver physiquement la tension des lignes, des surfaces, des volumes et le rythme profond qui préside à leur organisation.

Le symbolisme n’est pas seulement extérieur. Il ne suffit pas d’évoquer la fécondité en représentant un ventre, un sein ou un sexe dont les dimensions imposent la présence. Il ne suffit pas de prétendre capter la puissance en soulignant, par la vigueur du trait, la comme du buffle ou la gueule du crocodile. Il faut savoir l’exprimer par le dynamisme des signes et leur ordonnance volontaire.

De là découlent les simplifications grandioses qui inspirent le respect du monumental. Ceci, non seulement grâce à la frontalité et à la symétrie caractéristiques des œuvres d’inspiration hiératiques, mais grâce à une géométrisation des formes qui nous projette vers un autre monde -non pas celui des apparences mais des archétypes.

L’on aboutit ainsi à l’inversion volontaire des reliefs. Picasso qui, sous forme de boutade, s’écriait : « Art nègre ? Connais pas ! », s’est souvent inspiré de certains masques de Bacham. Une concavité exprime une protubérance d’une manière qui ne doit rien à la nature visible mais tout à la création visionnaire de l’homme.

Telle est aussi la raison de l’organisation et de l’enchaînement rythmique des courbes, des plans, des masses, qui ne doivent rien à la perception routinière du monde et tout à sa reconstruction depuis l’expérience vécue de sa force motrice.

Ainsi, par leurs vertus plastiques, provenant de leur fonction incantatoire, les instruments d’une religion qu’ils ignoraient ont réussi à émouvoir les artistes européens du XXe siècle.

Une fois de plus, nous possédons la preuve de l’influence du non-occidental sur l’occidental.

Les promoteurs du cubisme, Picasso, Braque, Gris, Léger, n’ont pas seulement collectionné les sculptures africaines, ils y ont trouvé confirmation des recherches qu’ils poursuivaient après Cézanne -afin de considérer un tableau comme un objet autonome. Ils se sont libérés des servitudes exigées par la reproduction d’un modèle pour organiser leur toile en fonction de ses exigences plastiques, avec unité interne de subordination de la partie au tout.

Le refus de tout moyen illusionniste a amené Braque et Picasso, vers les années 1912, à pratiquer systématiquement l’inversion des reliefs : le trou de la guitare ou celui des yeux est représenté par la saillie d’un cylindre ou d’un cône.

Gris a poussé à l’extrême les conséquences de cette inversion en partant, dans la composition de ses œuvres, d’une structure abstraite pour « qualifier » ensuite, selon son expression, les formes et les transformer en objets.

En 1923 au Théâtre des Champs Elysées, Fernand Léger faisait converger la musique de Darius Milhaud, la poésie de Blaise Cendrars, la chorégraphie de Rolf de Maré et de ses ballets suédois, avec sa propre conception des décors et des costumes réalisés par lui pour La création du monde, premier ballet d’inspiration négro-africaine.

Les expressionnistes nordiques et ceux du groupe allemand du Brücke, fascinés par les œuvres africaines découvertes par eux au musée ethnographique de Dresde, en 1904, s’inspirèrent de leur puissance d’expression immédiate. Nolde, dans la série de ses masques ou dans les vêtements de ses danseurs, cherche à égaler la violence des créations du Dahomey et de l’Océanie. Il dégage d’un visage son caractère dominant, lui subordonne ou même lui sacrifie tout le reste. Simplification des formes, intensité des contrastes de couleur, tout concourt au même but.

Les surréalistes, enfin, pensent retrouver, dans l’art de l’Afrique et de l’Océanie, l’expression des pulsions lointaines de l’individu ou de l’espèce, extériorisation plastique de l’inconscient sans aucun contrôle rationnel.

Autrement dit, les surréalistes croient découvrir ainsi les moyens de rendre à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs en usant de symboles agissant directement sur tous.

La psychanalyse de l’art primitif, le retour l’invention mythique devait pemettre de briser les carcans de la raison, les normes de la morale, du bien et du mal. A cet égard, l’art africain a ouvert une brèche dans les conceptions occidentales de l’art mais aussi de la vie.

Ces trois exemples sont significatifs de l’interprétation et de la tentative d’intégration esthétique de l’art africain.

Cependant, la rencontre de la culture occidentale avec celle de l’Afrique noire demeure encore superficielle. Elle ne sert généralement qu’à révéler la rupture et la négation de la culture et de l’esthétique traditionnelles en Occident.

La rencontre s’effectue notamment au niveau des moyens d’expression plastique et non des différentes attitudes adoptées par rapport au monde, à l’homme et à leur histoire.

Le dialogue des civilisations, interrompu par six siècles de colonialisme et de mépris des cultures non-occidentales, n’a repris qu’au XXe siècle. La mission du XXIe siècle sera, sans doute, de briser les derniers obstacles et de mener à son terme la réalisation d’un art et d’une culture planétaires.