PROGRES ET SPECIFICITE
Ethiopiques numéro 2
Revue socialiste
de culture négro-africaine
avril 1975
Si l’impérialisme a pu si longtemps dominer les peuples des trois continents pour le moins, s’il le fait encore en tant de lieux, de situations ou d’attitudes du monde présent, c’est qu’il avait su, qu’il sait encore, compter et utiliser, à ses propres fins, l’expansion de la civilisation technicienne et des rapports sociaux et mentaux qu’elle porte et qui la portent.
Car, même ainsi déformée, cette civilisation impliquait un sens de l’histoire et l’unification à terme de la planète. Elle a su longtemps faire considérer l’effacement au moins partiel, voire la disqualification des cultures et des sociétés exorbitantes au mode de production occidental, comme acquittant pour celles-ci, à leurs propres dépens, un droit d’accès à la future construction du monde ! Cette conviction, pour étonnant que cela puisse aujourd’hui nous paraître, s’imposait généralement à ceux qui en faisaient les frais. Il fallut les incohérences de l’impérialisme pour déniaiser beaucoup de complaisantes victimes. Encore n’est-on pas sur qu’il ne subsiste, en bien des sociétés tricontinentales, le sentiment masochiste que tout progrès comporte l’alignement sur un type central. Un sentiment qui trouve bien des alliés…
Quoi qu’il en soit, depuis la dernière guerre surtout, une idée contraire s’est répandue et déploie une croissante vigueur. La restauration des identités collectives, ou plutôt leur légitimation, en termes de progrès, s’est fait jour au moment où des élites sociales et culturelles, portées par la revendication des peuples colonisés comprirent et commencèrent à mettre en oeuvre qu’une abdication, même partielle, n’était pas plus inévitable qu’acceptable. Il apparut alors que la civilisation technicienne pouvait être non seulement assumée par ses anciennes victimes, mais par elles modelée à leurs propres fins. Cette nouvelle prise en charge comportait naturellement ses correspondances dans le domaine de la connaissance des autres, et de la conscience de soi. On ne pouvait plus désormais réduire la singularité des peuples à un exotisme pour voyageurs ou à un musée pour ethnologues. Le spécifique des cultures redécouvrit ses droits, et, par un retour bien compréhensible, il lui arriva de les outrepasser vers la suffisance et la xénophobie.
Tout comme la période précédente avait manqué de dissoudre, dans une généralité fallacieuse, les incarnations américano-latines, africaines, asiatiques de l’universel, le risque s’est fait jour à présent d’excès nationalistes détournant vers des revanches trop explicables le dynamisme qui devrait porter les uns comme les autres à plus d’humanisme encore et à une pratique des plus ouverte de la mondialité
Quelques détournements du mondial et du spécifique
Celle-ci, du reste, que mettent désormais à la portée de tous le développement des communications de masse, l’accélération des échanges matériels et idéologiques, l’expansion des typologies et des modes, a cessé d’être une pétition philosophique pour entrer dans le domaine de la vie quotidienne. Même les détournements qui en opèrent sous nos yeux : pertes de signification, conformismes pernicieux nouvelles dominations, nouvelles inégalités, nouveaux sophismes provoquent des contestations et des tensions dont les termes se correspondent de pays à pays. La révolution même peut devenir aujourd’hui tautologique. Il y a désormais une fausse mondialité comme une fausse histoire et une fausse conscience. Il n’est pas jusqu aux problématiques de l’analyse et de l’action qui ne soient conviées à opter entre des modèles en petit nombre, cautionnés par d’énormes étalages de puissance. Or si j’ai bien le droit, en effet, de choisir pour ma cause les alliés les plus efficaces, leur disproportion à moi m’épouvante. Ne serais-ce qu’appoint ou qu’enjeu ? Pis encore, ne resterais-je pas, de ces choix décisifs, absent pour l’essentiel ? Car enfin, ces modèles omnipotents, l’américain, le soviétique, et quelques autres pour responsables qu’ils soient du destin planétaire, ne laissent pas d’être spécifiques à eux-mêmes, et leur spécificité, couverte par leur expansive universalité, prend trop souvent la place de la mienne, dans les solutions qu ils répandent.
Tout comme l’impérialisme classique proposait aux peuples des trois continents le progrès selon lui, au prix d’une aliénation complète ou partielle de leur personne, aujourd’hui d’autres avides généralités postulent des candidats au développement, à la démocratie, au socialisme, la même rançon préalable. Et comme jadis : l’évidence de l’archaïsme dans les sociétés traditionnelles, maintenant celle du détournement de bien des indépendances leur donnent apparemment raison.
Beaucoup de régimes tricontinentaux mettent naturellement en honneur l’identité récupérée. Mais ils la brandissent ou l’exploitent. Certains d’entre eux en font un synonyme de la conservation du passé. D’autres imputent à l’action de l’étranger la portée d’idéologies qui les gênent. D’autres, se réclament de socialismes dits spécifiques, donnent à l’un et l’autre de ces deux mots un contenu d’arbitraire ou de fantaisie. Presses entre les arrogances du pouvoir et l’inertie des masses, beaucoup d’intellectuels s’évadent dans un débat cosmopolite, ou prêchent des apocalypses libertaires qui font bon marché de l’acquis des autres et de leurs propres chances de persuasion. On dirait, en beaucoup de peuples hier dépendants, que l’identité collective, reployée sur les perfides satisfactions que lui aura données la restitution d’un nom sur la carte, s’effare d’elle-même. D’où la perplexité, d’où l’inconstance. Des chefs naguère plébiscités sont relégués, parfois avant leur mort, à l’hospice des héroïsmes fatigués, ou dans l’enfer des impostures. Aussi bien n’auraient- ils pas trahi ? Des idées forces d’il y a une génération ou seulement quelques années, parce qu’elles insistaient sur la personne renaissante, se voient sommées, dans des contextes qui ne sont plus les leurs, de réalisations dont elles sont incapables. Elles sont rejetées en tant que signes par les êtres et les choses dont elles-mêmes avaient rendu possible l’existence.
Il est vrai que ces invectives, ces remises en cause, et si l’on veut ces reniements, pourraient marquer un nécessaire avancement du problème. De même que l’imperialisme classique se fondait alors, que le néocolonialisme se fonde toujours sur cette sorte d’escroquerie au progrès : la manipulation unilatérale du pouvoir technologique, il se pourrait que les spécificités de peuple ou de culture, au nom desquels s’était inaugurée l’indépendance, fussent devenues, dans certains cas, la couverture du passéisme et de la falsification.
La grande faiblesse des champions du spécifique est que ce nous dont ils proclament les droits, ils aient échoué jusqu’ici à le définir. Parce qu’il procède avant tout d’un sentiment hérité, il s’abuse sur sa propre consistance, qu’il interprète comme tradition plus que comme innovation. Alors que sa continuité lui transmet du passé les potentiels toujours disponibles plutôt que des acquis fixés une fois pour toutes, ce sont ces derniers qu’il s’assigne comme objectifs. Comment distinguerait-il en lui-même, dans ce jeu perpétuel de l’invariance et de la variation, ce qui le fonde ? L’agencement qui le constitue de dimensions et de niveaux, dans leur interférence toujours singulière, ne peut, dans le moment et selon Ie sentiment, que se trahir. Mais pas plus qu’on ne saurait réduire l’identité d’une population africaine, par exemple, au pittoresque et à l’anomalique en quoi le regard européen la dissout, non plus d’ailleurs qu’aux images et aux rythmes qui la font elle-même se percevoir, on ne peut réduire une spécificité aux traits qui la manifestent. Une telle réduction, en effet, serait non seulement arbitraire, mais réactionnaire, puisque, par une opération rétrospective, elle reporte, sur l’essence et l’origine son phénomène du présent. D’historique, de projetable dans l’avenir, elle devient alors tout ensemble opportuniste et passéiste. A tout le moins, émigre- t-elle du champ des dynamiques collectives vers celui des nostalgies et du mythe, un champ propice à toutes les contrefaçons.
Cependant, les sophismes et les abus du spécifique ne doivent pas conduire à sa ruineuse prétérition, mais à l’analyse de ce qui, véritablement, le fonde. C’est pour l’avoir négligée que tant d’idées et d’actions échouent, dans ces peuples à prendre corps. On ne s’impose que d’en haut, suscitant la crainte imitative plus que l’adhésion participante. Il pourrait en être ainsi de certaines politiques de développement.
Portée et limites du technologique
Ce dernier terme s’est substitué à celui de progrès dans nos discours et nos programmes. Et le progrès même est bien loin de recouvrir le bonheur collectif ! Déjà, au milieu du XVIIIe siècle, l’un des premiers écrits de Rousseau faisait ressortir un inquiétant décalage entre ces deux dernières notions. Que dire de notre temps ou, si la rationalité économique ne se donne plus avec autant d’arrogance que jadis pour critère central et décisif, la production et la répartition des surplus semblent à beaucoup promettre « tout le reste par surcroît » ! Le socialisme marxien, qui propose une morale et un mode de vie des temps industriels, s’axe cependant lui aussi sur la production. Or, pour extensivement qu’on interprète celle-ci et ses rapports, à moins d’y inclure, métaphoriquement, toutes les autres catégories de la vie des hommes, on échouera toujours à en tirer le bonheur, le progrès, et même le développement. Devant l’évidence de déceptions élargies à l’échelle de la planète, des doutes s’élèvent de partout, et en viennent à remettre en cause ce qui est le moins contestable.
Certains, reprenant à leur compte les vieilles antipathies que l’essor industriel avait inspirées à beaucoup de nostalgiques, érige, contre l’apprenti sorcier que nous serions, la menace trop plausible de l’universelle destruction. Significativement, ce n’est pas les abus de la technique qu’ils incriminent, non plus que ses mauvais usages, mais un péril qui lui serait inhérent, et pour tout dire une malédiction initiale. La pénurie des matières premières, la raréfaction de l’espace, la pollution de l’eau et des airs, l’expansion même de la vie nous imposerait non pas la correction des rapports sociaux qui les provoquent, mais l’arrêt de la croissance, c’est-à-dire un statu quo du monde, à son stade présent d’inégalité.
Cette démission de l’homme prométhéen aurait naguère été dénoncée pour ce qu’elle est : un combat de retardement des nantis contre la récupération des pauvres. Elle précède avant tout du refus d’imputer des risques et des maux trop réels à leurs véritables responsables. Quels responsables ? Le fétichisme de la production, le cynisme de la rétribution, eux-mêmes résultant d’un désordre dans le choix des priorités, et d’une scandaleuse négligence des fins sociales et individuelles. Or, ces fins ne peuvent pas plus se réduire, comme le veulent les économistes libéraux, à la maximation du profit, que les objectifs socialistes eux-mêmes, tels qu’ils sont habituellement pratiques, ne suffisent à les saisir dans leur exigence fondamentale.
Ce n’est pas qu’il faille, pour autant, renvoyer dos-à-dos, comme deux versions rivales de la même usurpation productiviste, le capitalisme et le marxisme. De celui-ci, nous retiendrons volontiers l’optimisme industriel, c’est-à-dire la confiance dans la perfectibilité du rapport de l’homme avec son travail et avec la Nature. L’humanisation de la nature et la naturalisation, si l’on peut dire, de l’homme nous paraissent plus que jamais s’imposer comme programme et comme éthique dans la phase présente. Et si nous ne considérons plus l’économique comme la seule structure de base, nous accepterons hautement le technologique non seulement comme transformateur du milieu, mais comme propulseur de tous les autres rythmes de devenir collectif.
De la pluridimensionalité du groupe…
Toute vie collective s’exerce selon de multiples dimensions, originales mais corrélatives les unes par rapport aux autres. Il ne s’agit pas pour certaines d’entre elles, telles par exemple que l’organisation, la croyance, l’esthétique, la sexualité, le jeu d’obéir à une autre, en l’espece la technologique, ou encore moins de la « traduire », de la « refléter », ou d’en « découler ». Cette pétition naïve du positivisme ne peut être aujourd’hui soutenue. Ce qui s’observe, c’est l’interference, la réciproque convertibilité de ces catégories, pour autant qu’on puisse les distinguer, ou même les dénommer les unes par rapport aux autres. Il s’agit en tout cas pour cette pluralité, selon chacune de ses lignes maîtresses, de répondre, par l’invention de formes, l’enrichissement des contenus, l’intensité existentielle, au rythme de ce temps ascendant dont la révolution scientifique et technologique a doté l’histoire des hommes. A ce temps ascendant, la plupart des sociétés tricontinentales, naguère plongées dans les misères naïves du stade préindustriel, puis dans les détériorations du stade colonial, refusent de renoncer. Pour elles du moins le progrès n’est pas un vain mot !
Mais l’aurait-il été pour les sociétés plus avancées ? En elles aussi se font jour, avec le recul du temps, d’étonnants synchronismes entre les diverses catégories de l’exercice collectif. Le premier en date fut celui-là même qu’ont perçu les contemporains, et sur lequel, par la suite, se fonda Marx, entre la première construction industrielle britannique, la révolution française et l’essor de la philosophie allemande. L’essor compensatoire du romantisme et du socialisme peut être aussi, croyons-nous, mis en rapport avec les développements consécutifs de la technologie. Il serait beaucoup plus délicat, mais non certes impossible, de relever de telles procédures (susceptibles, bien sûr, de régressions ou de pauses) dans des catégories telles que l’art ou la croyance. Certes, le monothéisme d’Abraham, la métaphysique des Upanishads, la première statuaire égyptienne, qui date de la pierre polie, paraîtront à beaucoup représenter le suprême développement dans ces domaines. Aux yeux de beaucoup, la sacralité comme l’esthétique entrent « dans l’avenir à reculons », et leurs idéaux sont pour bonne part rétrospectifs. Mais la performance ne constitue pas en l’espèce le seul critère d’avancement. L’expansion sociale, l’approfondissement individuel, le progrès dans la problématique en fournissent, croyons-nous, de plus sûrs. Ils nous permettraient de saisir d’autres contrepoints entre séries diverses. Après tout, l’idée même de progrès ou de démocratie ne consiste-t-elle pas dans le report sur l’éthique individuelle et collective d’une temporalité qui a fait ses preuves, pourrait-on dire, et les fait toujours en matière de création industrielle ?
Certes, il n’est que trop vrai que le report est largement imparfait. L’Occident, par exemple, n’a nullement équilibré la croissance de ses pouvoirs de construction et de destruction matérielle par celle d’une morale personnelle, nationale et internationale qui en contrôlerait les effets. Aussi bien ces régulations n’ont-elles rien d’automatique ni de fatal. Elles se proposent seulement à la conscience et à la volonté des hommes comme un objectif aléatoire. Peut-être même que la dynamique globale d’un groupe tient à des ruptures de niveaux, souvent génératrices d’efforts. Mais que ceux-ci prennent une tournure progressive ou révolutionnaire, leur but n’en est pas moins le réajustement à terme des dynamiques partielles et le rétablissement de leurs conversions.
Sans doute échouons-nous à détailler les étapes de ces régulations et de ces déréglages : c’est que nos méthodes sont encore impotentes en l’objet. Si nous saisissons d’évidence que toute logique de progrès ne peut être que plurale, les mouvements propres à chacune de ses lignes nous échappent en grande partie. Les reconnaître différentiellement, en déterminer les rapports d’homologie et de corrélation avec les phases de la révolution scientifique et technique, tel devrait être l’un des objectifs majeurs des sciences sociales.
…aux bases et au vécu collectif
De telles variations tiennent à ce pluralisme psychologique sur lequel Fourier cherchait à fonder ses « harmonies ». Mais bien plus qu’à une nature humaine articulée en multiples sortes de motivation, c’est à une base historique que nous allons ramener la consistance et la possibilité même de déploiement.
Cette base, nous la voyons avant tout dans les rapports que toute société entretient avec son substrat naturel. Mais ceux-ci ne se réduisent pas à une écologie, laquelle d’ailleurs évolue sans cesse parce qu’incorporant de façon cumulative les transformations que lui imprime la société. L’effort s’incarne aussi dans certains rôles collectifs : paysans et ouvriers en premier lieu. Nous pouvons donc aussi définir la base en termes de classes. Nous la saisirions encore comme assise psychologique, ou si l’on veut comme archéologie du comportement.
Le rapport aux bases est pour une communauté comme pour un individu, authentifiant par excellence. Encore faut-il qu’il affleure au vivre individuel et collectif, qu’il lui soit présent, ou du moins récapitulable. Or, il n’en est pas ainsi dans toutes les sociétés. Beaucoup d’entre elles, parmi les plus avancées, ont perdu la richesse de ces correspondances verticales. Et l’appauvrissement de leur vécu, s’il privilégie en elles l’acquis et le transforme, ôte à leurs conduites une part de leurs références au fondamental, que ce dernier soit puisé dans la nature ou dans la surnature. Elles peuvent bien, ces sociétés, se vouloir radicales c’est-à-dire « reprendre les choses à la racine », invoquer la volonté des bases ou le retour à la base, elles rencontrent dans cet effort les obstacles d’une structure étagée. De cet état de choses, la pensée du XXe siècle, qui en constatait le ravage dans les sociétés européennes, a fait un constat fondamental. Mais si justement que la division du travail, la distinction entre structures et superstructures, la stratification de classes aient correspondu ou correspondent dans ces sociétés à des réalités concrètes, il importe aussi de les mettre en rapports, comme faits ou comme concepts, avec un primat du compartimenté et du classificatoire : deux conditions, deux résultats entre autres d’une médiateté que nous pourrons dire capitaliste ou occidentale.
Réciproquement, le progrès ne consistera pas seulement dans le développement de la production, même assorti de plus de justice dans la répartition, mais dans une reprise radicale à partir d’une dynamique globale. L’immédiateté du vécu à ses bases, le déploiement de toutes les dimensions de l’humain, l’accélération de leur échange et conversion, réciproques, dans l’accession de toutes au temps ascendant de la technologie, en seraient à la fois le signe, les conditions et le résultat.
Retour sur la spécificité
Un tel objectif implique, on l’a vu, une remise en cause du modèle occidental, ou plutôt une analyse différentielle qui mette en rapport les défaillances de la civilisation industrielle, ou prétendue telle, avec ses particularités de nation et de phase. Comment pourrait-il en être autrement ? Accuser certaines défaillances, c’est évoquer leurs causes et, partant, leurs remèdes. Réciproquement, parler des dimensions plurales d’une vie de groupe, ce n’est pas lancer une optimiste tautologie sur la richesse de la complexité de l’humain. L’humain ne s’offre jamais à sa propre épreuve qu’agence en conjonctions particulières. Toute collectivité observable se définit par la spécialité de cet agencement. L’homme n’y vaut que selon telle conjonction, sous telle accentuation distinctive. Les dimensions qu’il déploie, en se déployant lui-même indéfiniment le construisent. L’ensemble qui pointe de ces variations n’a rien d’une entité ou d’une substance. Entre ses lieux, ses régimes ou ses phases règnent une tension et une réciprocité dont se dégagent une allure et un sens d’autant plus explicites que l’ensemble s’éprouve davantage dans les faits. Son identité ne résulte pas d’une prémisse métaphysique, mais d’une succession inlassable de vécus. Or ces vécus, pour être significatifs à eux-mêmes et aux autres, doivent s’organiser distinctivement. C’est cette organisation distinctive que nous appelons spécificité.
Si cela est vrai, on comprendra que tout épanouissement individuel ou social, tout progrès vers le bonheur de la personne et de la collectivité, et la possibilité même d’une généralisation planétaire où coopèrent librement cultures et nations diverses, ne puissent s’atteindre qu’au travers de spécificités. C’est du reste ce dont on commence à faire l’expérience au moins négativement.
A moins que la modernité, qui rompt les équilibres anciens du monde, tout en s’en cherchant de nouveaux, par et malgré l’innovation sans cesse accélérée des forces, des rapports et des expressions de la vie, ne liquide en pures et simples incohérences tant de communautés venues du fond des âges, et n’élimine pour autant, faute d’interlocuteurs, toute possibilité de langage mondial, elle requiert des sujets qui l’assument.
On comprend que se multiplient à ce stade les provocations sémantiques : le nous fièrement répété, et qui relègue aux poubelles de l’histoire ces ils méprisants, dont le colonisateur et l’ethnologue se seront si longtemps servis ; les symboles de la totalité, tels que le drapeau, l’hymne national, les blasons idéologiques et leurs agitateurs humains : le parti, le chef, les militants ; la proclamation de l’unité, contre une diversité qu’avait outrageusement mise en œuvre le rapport colonial ; l’adhésion des masses spontanée, provoquée, voire seulement présumée ; la revendication du personnel et de l’original, poussée parfois jusqu’à la prosopopée lyrique, mais n’est-ce pas ainsi qu’avait fait Jules Michelet pour la France et son Jacques Bonhomme ?… Et dire que cette provocation nécessaire, et par excellence réaliste, puisqu’elle l’a emporté sur la plupart des signes et sur une part des réalités de l’archaïsme, de la sujétion et de l’exploitation par autrui, puisse se porter à l’outrance et jusqu’à l’inadéquation, qu’elle puisse se crisper en chauvinisme et en sectarisme, c’est faire un constat nécessaire, lequel du reste demande à être attentivement particularisé, sans pour autant remettre en cause le principe.
Vers l’appropriation de la modernité
Un constat encore plus évident sera que la modernité, tant qu’elle apparaît à un peuple comme venant du dehors, par voie d’objets et d’appareillages, et de modes d’emploi et d’habitudes de consommation, et naturellement aussi de modèles de raisonnement, provoque les mêmes distorsions, et souffre des mêmes obstacles que tant d’autres expansions de divers ordres, qu’un peuple récepteur ne peut reconnaître siennes qu’à charge de se les approprier.
« Se les approprier » ? Je veux dire les rendre au jeu de soi-même. Or c’est ce jeu que la période précédente avait dangereusement proscrit. Le rayonnement d’un Centre prétendu de l’Univers – l’Empereur que Fichte revenant d’une revue de Napoléon saluait avec enthousiasme, l’Hégémonie, la Métropole, la grande métallurgie, et la production de masse, vers de prétendues périphéries : tout le reste de la Planète, et des dizaines de civilisations tricontinentales, ce mouvement coïncidait avec celui-là même que faisait prévaloir le raisonnement causal, principe de toutes les performances machinistes, sur tous les autres modes du penser, du sentir, de l’agir. Aujourd’hui que l’impérialisme a dépouillé ses procédures naïves : le fortin, la canonnière, la ferme de colonisation, le « nos pères les Gaulois », et que la Machine-à-cause passe ses pouvoirs à la Machine-à-signes, la domination centraliste se réfugie dans les Modèles, et n’en est que plus difficile à débusquer.
L’un de ces modèles est désormais celui du primat du technologique. Lui qui avait affecté notre conception même de la société et de son progrès, au point que ce dernier terme, et plus encore celui de bonheur, aient été prudemment bannis, doit faire place à une conception pluraliste de l’humain. Et ce ne sera pas la vaine pétition d’humanisme, et démission devant l’histoire prométhéenne, mais énergique retour aux fondements mêmes de cette histoire étendue, cette fois, à tous les foyers de la Planète. Se réapproprier le technologique, ce n’est pas seulement réassumer une initiative jusque-là égoïstement monopolisée par quelques-uns. C’est rendre ses droits aux espaces vivants de la Terre et de soi-même. C’est abolir en moi-même et dans les faits les rigidités qui avaient interdit jusque-là le surgissement multiforme de la vie. C’est en finir avec les éthiques centralistes et avec l’histoire-tétanos.
C’est enfin libérer, en soi et partout dans le monde, une créativité des formes et des choses jusque-là jugulée par l’exercice unilatéral de la puissance et du profit. Car il n’est pas, dans l’historique et l’anthropologique, d’enchaînement sans réversibilité ; tout stimulant ne vaut que par la réponse qu’il suscite. Il n’agit qu’à condition d’être significatif. Or le gros de ces significations, à défaut desquelles les pesées les plus insistantes, les voisinages les plus pressants, les déterminations apparemment les plus contraignantes resteront sans effet, tiennent à l’agencement propre de toute identité collective, et sa mise en dialogue avec d’autres identités. Après même les indépendances, quand le pouvoir national croit avoir en mains l’initiative, enfin, des mutations souhaitées, ses efforts resteront largement inefficaces tant qu’ils n’émouvront point ces ressorts cachés, et ne sauront agir par le spécifique sur l’universel. Tant il est vrai qu’on ne saisit une société, et qu’elle ne se saisit elle-même que par son for intérieur. Et cette intériorité, trop aisément dénoncée comme subjective ou purement et simplement balayée par ces pseudo-objectivistes : l’idéologue péremptoire et l’impérialiste perclus, n’est en définitive que l’histoire vécue et actionnée du dedans.