Léopold Sédar Senghor, Poète et Chef d’Etat
Développement et Sociétés

POUR UNE PHILOSOPHIE NEGRO-AFRICAINE ET MODERNE

Ethiopiques numéro 23

révue socialiste

de culture

négro-africaine 1980

La Pensée africaine était, à l’origine, une thèse de doctorat d’Etat présentée à la Sorbonne. Elle a eu, en son temps, cette singularité d’être la première thèse sur la culture noire, sinon sur la Négritude, à obtenir la mention « très honorable » en France. Si j’écris cette préface, c’est moins pour cette raison-là que pour celle-ci : l’œuvre du professeur Alassane Ndaw est, dans son style comme dans sa pensée, une œuvre d’honnêteté. J’emploi le mot au sens où l’humaniste Jean Guéhenno disait du français qu’il était une « langue de gentillesse et d’honnêteté », c’est-à-dire une langue claire et précise. Il ne s’agit pas, dans cette préface, de résumer cette œuvre, ce qui est fait dans l’Introduction, suivie d’un Plan de l’Ouvrage, mais d’insister sur certains problèmes, singulièrement sur les « Formes du Savoir », traitées au chapitre premier, en appuyant l’argumentation du professeur Ndaw, quitte à la renforcer par d’autres faits et arguments.

Dans son « Introduction », le philosophe sénégalais, non seulement précise l’objet de sa thèse, mais encore pose clairement, non sans nuance ni courage, la double question que ne manquèrent sans doute pas de se poser les professeurs de Sorbonne, que ne manqueront certainement pas de faire les lecteurs négro-africains :

1°) Y a-t-il une philosophie négro-africaine traditionnelle, comme il y a, par exemple, une philosophie indienne ou chinoise ?

2°) Si oui, peut-on, sur cette base, fonder une philosophie négro-africaine moderne ?

Pour y répondre, Alassane Ndaw s’est posé deux autres questions : Qu’est-ce que la philosophie au sens technique du mot ? Qu’est-ce que la pensée humaine en général et, singulièrement, la pensée négro-africaine ? C’est dire qu’il a joué le jeu, se plaçant sur le terrain de la philosophie occidentale contemporaine, euraméricaine, et comme qui dirait « sur le terrain de l’adversaire ».

Avant de rappeler ses réponses, je voudrais, dans une première partie, essayer de donner une brève définition, historique, de la philosophie grecque, depuis la poésie théogonique jusqu’à Aristote. Car ce sont les Grecs qui ont fondé la Philosophie au sens où l’entendent les Euraméricains. L’ayant fait, cet historique, je reviendrai aux questions de Ndaw. Dans une deuxième partie, j’insisterai sur quelques faits majeurs montrant que la pensée négro-africaine est capable de nous donner, nous a donné une vision philosophique du monde. Dans une troisième partie enfin, je rappellerai les grands traits de cette vision : de ce « discours du monde », pour parler comme Jean Granier.

L’amour de la sophia

Nous nous arrêterons d’abord, sur le sens du mot philosophie chez les anciens Grecs. La philosophia [1] , la « philosophie », c’est l’amour et, partant, la recherche de la sophia. On traduit généralement ce dernier mot par « sagesse » ; mais ce dernier sens est l’aboutissement d’un long processus d’approfondissement et de généralisation, en même temps, du mot Sophia a, d’abord, signifié adresse dans les métiers manuels, puis habileté dans les arts, singulièrement dans l’art de jouer de la flûte ou de la lyre, puis talent. C’est seulement après que le mot a signifié savoir technique, science, enfin, sagesse c’est-à-dire connaissance des principes qui, étant derrière les phénomènes, les expliquent ou les produisent : les créent. C’est dans ce sens final, de philosophie qu’Aristote emploie parfois le mot, comme dans La Métaphysique ou l’Ethique à Nicomaque. C’est encore dans ce sens que Descartes, le fondateur de la pensée moderne, emploie le mot de philosophie.

Le sage doit donc, non seulement connaître les conclusions découlant des principes, mais encore posséder la vérité sur les principes eux-mêmes.

« La sagesse sera, ainsi, à la fois raison intuitive et science, science munie en quelque sorte d’une tête et portant sur les vérités les plus hautes » [2]

C’est moi qui souligne. Ces lignes sont d’une importance capitale, d’autant que c’est Aristote qui, achevant, accomplissant la philosophie grecque, fonde, par cela même, la philosophie euraméricaine.

Comment en étions-nous parvenus là ? Disons, d’abord, que dans le philein, l’aspect recherche est plus important que l’aspect amour. La philosophie, pour Socrate, c’est, avant même la réponse, le questionnement du questionneur. C’est une recherche opiniâtre, qui met en branle toutes les facultés de la raison et de l’âme. Recherche appuyée sur les connaissances non seulement scientifiques, mais techniques, se soutenant réciproquement, dialectiquement. Il reste que ces connaissances scientifiques et techniques ne s’acquièrent pas pour elles-mêmes. On les acquiert pour vivre mieux, corps et âme, en étant vertueux, pour parvenir à posséder le bien suprême dont nous verrons, bientôt, quelle est la nature. C’est ainsi que, de la connaissance à son application vécue, la philosophie se transforme en morale. Plus qu’une science, la Morale est une conduite juste, mesurée, équilibrée de sa vie, personnelle et communautaire. Comme l’écrit Alain dans ses Propos, « les anciens sages, dont Socrate est le modèle, vivaient à peu près comme des saints » [3] Je dirais : comme des dieux. Nous y reviendrons aussi.

Cela explique que les premiers écrits philosophiques soient, des poèmes théogoniques. Mais arrivons aux premiers philosophes dignes de ce nom. De Thalès à Anaxagore, en passant par Anaximène, Anaximandre, Héraclite, Parménide, Pythagore, Empédocle et Leucippe, il est significatif que les premiers philosophes intitulent, le plus souvent, leur œuvre Péri Physios, « de la Nature » ou, pour mieux dire, « Sur l’Origine des Choses ». Derrière les apparences, ils placent l’eau, l’air, le feu, un ou plusieurs éléments, comme la cause première, la substance qui sous-tend les « phénomènes », pour employer un mot contemporain. D’aucuns présentent celle-ci comme immuable, immutable, quand d’autres la montrent mobile et douée d’un mouvement éternel. D’autres encore trouvent la réalité dernière dans l’harmonie des nombres, jusqu’à Anaxagore, qui place le noûs, l’Esprit, à l’origine des choses. Nous découvrons, ainsi, qu’avant d’être une morale, la philosophie grecque était un au-delà de la physique : une méta-physique.

De Socrate à Aristote, elle va consolider ses conquêtes en augmentant, dans le noûs, l’activité de la raison discursive à côté de la raison intuitive. Ce n’est pas que Socrate n’ait pas fait progresser la métaphysique ni la morale ; son mérite est d’avoir essayé de les fonder sur la science en créant les conditions de la science : de l’épistemê authentique. Et il a réussi, encore une fois, en systématisant le questionnement, en en faisant un instrument, c’est-à-dire une méthode critique, qui seule permet d’arriver à la vérité, dont le critère essentiel est la non-contradiction ou la cohérence des idées.

Convaincre en charmant

Je ne m’arrêterai pas longtemps sur Platon, encore qu’il ait été, pour l’opinion courante, le meilleur disciple de Socrate et qu’il ait inauguré la philosophie du sujet. Paradoxalement, c’est sur son style que je mettrai l’accent, qui, comme nous le verrons, servira mon propos. Ce style, prêté à Socrate et qui, d’après l’Alcibiade du Phédon, « possédait » ceux qui l’écoutaient. Et de préciser : « Ses propos, oui, ceux de cet homme là m’arrachent des larmes, et je vois quantité d’autres personnes ressentir les mêmes émotions ! » [4]. C’est cette parole imagée de Socrate qu’a assimilée Platon, qui, loin de la rhétorique des sophistes et dans son style souple, souvent familier, se sert volontiers de mythes, d’images analogiques, pour instruire ses disciples, ses lecteurs.

A ce propos, j’invoquerai une remarque des frères Croiset, les grands hellénistes : au début de la littérature grecque, les philosophes qui ont écrit en vers sont bien plus convaincants que leurs émules prosateurs. C’est essentiellement, préciserai-je, que les philosophes-poètes convainquent en charmant au sens étymologique du mot, en enchantant leurs lecteurs par les images analogiques, la mélodie, le rythme.

Il est temps de passer à Aristote. Encore que disciple de Platon, il me paraît être le plus authentique continuateur de Socrate. Le premier, il a conçu, puis travaillé à réaliser la philosophie, moins comme une encyclopédie que comme un savoir total, qui, se fondant sur une science assurée, une physis, vise à la dépasser pour se faire métaphysique. Mais celle-ci doit être vécue dans une morale, qui, bien que du juste milieu, nous conduit, grâce à la vertu, à la possession et jouissance du Bien suprême.

L’apport essentiel d’Aristote, et décisif, est d’avoir, par-delà la méthode dialectique de Socrate, défini les règles de la Logique, qui conduisent à la vérité, définie comme « une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet » [5]

Il l’a fait, au départ, en distinguant les différents éléments de l’âme et, dans celle-ci, les différents éléments de la raison. Il s’agissait de construire une science encyclopédique. « Or, écrit-il dans l’Ethique à Nicomaque, il y a dans l’âme trois facteurs prédominants qui déterminent l’action et la vérité : sensation, intellect et désir » [ Ibidem, pp. 276 et 277]].

Contrairement à J. Tricot, je traduirais noûs par « raison ». En effet, ce dernier mot veut dire, à la fois, « raison intuitive » et « raison discursive », celle-ci correspondant à la dianoïa.

Donc, le premier travail de la philosophie est, grâce à la dianoïa, de fonder une science, une épistêmê solide. Solide parce qu’elle aura embrassé tous les aspects, tous les domaines de la nature, de la physis, surtout, qu’elle aura reposé, auparavant, sur une méthode et des principes précis et féconds.

C’est pourquoi Aristote a écrit des traités sur les principaux aspects de la nature et de l’homme, dont les plus importants sont : De la Philosophie, l’Organon, une collection de traités sur la logique, la Métaphysique, la Physique, l’Ethique à Nicomaque et la Politique. Il s’agit, après les recherches et découvertes, de recenser et définir tous les aspects de la nature, tous les « phénomènes », comme disent les philosophes contemporains : les faits physiques, matériels, bien sûr, mais aussi les psychiques, voire spirituels.

Cependant, ces faits, pour les découvrir et recenser, surtout pour les exposer avec clarté, précision et cohérence, il a fallu, auparavant, inventer une méthode d’analyse et d’exposition appropriée, mais aussi définir les axiomes ou principes premiers sur lesquels fixer un raisonnement ou une démonstration pertinente, où les arguments sont attachés l’un à l’autre comme les anneaux d’une chaîne.

C’est ainsi que, dans le raisonnement, pour trouver la vérité ou l’exposer par la démonstration, on trouve, selon Aristote, trois éléments :

1°) l’objet, dont l’analyse fait apparaître les propriétés ou attributs ;

2°) les principes, c’est-à-dire les vérités premières, indémontrables mais évidentes, dont part le raisonnement ou la démonstration ;

3°) les règles de la logique formelle, qu’appliquent le raisonnement ou la démonstration pour aboutir à une conclusion sûre.

Voilà pour la vérité scientifique, qui est nécessaire à l’action et qui résulte d’une symbiose de la sensibilité, de la raison et du désir. Il reste que la science n’est pas un but, mais un moyen. Dès la première phrase de l’Ethique à Nicomaque, Aristote nous indique l’objectif : « Tout art [6] et toute investigation et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes choses tendent » [7]

Mais qu’est-ce que ce Bien avec une majuscule ? C’est le « S ouverain Bien », que le philosophe identifie avec le « bonheur ». Mais qu’est-ce, à son tour, que le bonheur ? Aristote répond que « le bonheur est une certaine activité de l’âme en accord avec une vertu parfaite ». Et de préciser que « c’est la nature de la vertu qu’il nous faut examiner » [8]

Nous voilà donc passés de la science à la Morale. Le fait est assez important, du point de vue philosophique, pour être souligné. J’y reviendrai. « Le principe de ’action morale poursuit, plus loin, Aristote, « est aussi le libre choix, et celui du choix est le désir et la règle dirigée vers quelque fin. C’est pourquoi le choix ne peut exister ici sans intellect et pensée ni sans une disposition morale, la bonne conduite et son contraire dans le domaine de l’action n’existant pas sans pensée et sans caractère » [9] C’est moi qui souligne.

Morale de la juste mesure

Mais qu’est-ce donc que la « vertu » pour Aristote et, partant, la morale ? On a souvent présenté celle-ci comme d’ordre purement intellectuel. En vérité, la morale d’Aristote est à mi-chemin entre celle de Socrate et celle de Platon. Elle participe, à la fois, de l’entendement et de l’âme. Elle procède de la synésis, de l’intelligence, et de la phronésis, de la prudence ou sagesse pratique. C’est la morale de la juste mesure : du mèden agan.

Il reste que tout cela ne nous a pas encore fait parvenir au Bien suprême, au bonheur, car nous n’avons pas encore atteint la « vertu parfaite », qui s’identifie avec la « sagesse théorétique », dont traite Aristote au livre X de l’Ethique à Nicomaque. La sagesse théorétique, c’est la sagesse au sens dernier, au sens plein du mot. La théoria grecque, la « théorie », c’est, en effet, non pas précisément l’acte, mais l’action de voir, d’observer, de contempler, d’assimiler. Or donc, précise Aristote, la vertu parfaite, la sagesse vraie, le Bien suprême et, partant, le bonheur, c’est d’exercer son « activité » sur « les plus hauts de tous les objets » [10] Or, par-delà les sciences, précisément la mathématique et la physique, ces derniers objets sont ceux de la Méta-Physique, c’est la forme éternelle et pure, c’est-à-dire Dieu. Et le philosophe de préciser, ainsi, le but de sa philosophie : « Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée aux choses humaines et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible, s’immortaliser et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble en lui » [11] J’ai souligné.

Si j’ai insisté sur Aristote c’est encore une fois, qu’en accomplissant la philosophie grecque, il a, du même coup, fondé la Philosophie, avec, organisant les sciences mais les dépassant : la Psychologie, la Logique, la Morale et la Métaphysique, en quoi consiste encore aujourd’hui l’enseignement de la philosophie. Tous les philosophes modernes de l’Euramérique, de Descartes et Hume à Heidegger et Teilhard de Chardin, lui doivent quelque chose : l’essentiel. Descartes ne nous dit-il pas que la « raison », c’est le « penser », le « vouloir » et le « sentir » ? Et « l’union créatrice » de Teilhard de Chardin ne rappelle-t-elle pas la « sagesse théorétique » d’Aristote ? Car, pour celui-ci, tout ce qui vit a une âme et tout ce qui vit dans la nature est emporté dans un universel mouvement d’amour vers Dieu, pensée vivante, pensée en acte.

Il est temps de revenir à Alassane Ndaw. Revenons donc au philosophe sénégalais, qui, en introduction à sa thèse, pose, je le rappelle, une double question, qui est l’objet de sa recherche : Qu’est-ce que la philosophie aujourd’hui ? Qu’est-ce que la pensée humaine, et singulièrement, la pensée négro-africaine ?

A la première question, il répond : « Elle est une discipline stricte parce qu’elle constitue l’engagement théorique de mener à bonne fin l’investigation des causes ultimes, au moyen de la démonstration ou de la preuve. Elle est la critique de sa propre méthode, de même que les données objectives qui en sont le fondement constituent la garantie de sa pureté et de sa rigueur scientifique ». Rien d’essentiel ne manque à cette définition ndawienne de la philosophie au sens euraméricain du mot : recherche des causes ultimes, démonstration par le raisonnement logique ou la production des faits. Rien n’y manque : ni l’interrogation critique, ni une certaine assimilation de la philosophie à la science.

Plus loin, Alassane Ndaw pose la deuxième question : « Que signifie penser ? » A quoi, il répond : « On prendra ce mot aussi bien dans le sens courant d’action et d’effet de penser que dans le sens idéal de ce qui a été pensé ; mais la pensée, dans cette acception, n’est pas seulement la représentation logique et rationnelle, mais aussi le fruit de l’imagination et de l’intuition poétique ». Et de préciser : « La pensée ainsi entendue n’exige pas nécessairement la démonstration des idées proposées ou une base de données réelles pour conserver le caractère qui lui est propre ».

Cette précision est d’une importance majeure. Comme cette autre idée selon laquelle pensée et philosophie supposent « toujours une grande capacité abstractive ». Ce qui permet de mieux comprendre la définition ndawienne de la « pensée africaine », que d’aucuns, comme moi, n’hésitent pas à qualifier de « philosophie ». « Ce qu’il est convenu présentement d’appeler philosophie africaine, écrit Ndaw, n’est rien d’autre que la tentative de donner un fondement conceptuel à la vision de la réalité propre aux peuples d’Afrique ».

Alassane Ndaw ayant bien posé le problème de la philosophie et, en même temps, de la pensée, voyons donc s’il y a une philosophie ou seulement une pensée négro-africaine.

Qu’il y ait une pensée négro-africaine, personne ne peut plus nier après la découverte, au début du siècle, de l’Art nègre, qu’André Malraux a défini comme puissance de l’imagination et fruit de l’intuition Poétique.

Quant à la philosophie négro-africaine, depuis La Philosophie bantoue du Père Placide Tempels, qui a fait scandale en 1949, elle fait question, et nombre d’études lui ont été consacrées. Celle d’Alassane Ndaw a le mérite en s’appuyant sur ces études et d’autres, qui concernent la civilisation négro-africaine, de poser le problème avec une précision et une ampleur rares.

Les maîtres de savoir

Mais revenons à Aristote, qui nous a dit, dans la Métaphysique : « La science nommée philosophie est généralement conçue comme ayant pour objet les premières causes et les principes des êtres » [12] Il ne faudrait pas prendre le mot « science » dans son sens du XXe siècle, car le mot grec épistêmê désigne simplement le savoir authentique. Qu’il y ait une philosophie négro-africaine au sens des premiers philosophes grecs, y compris Aristote, au sens d’une métaphysique, c’est ce que nous disent la majorité des africanistes, et avant même 1949. Ce n’est pas hasard si nos philosophes traditionnels, comme le Sénégalais Kotche Barma, étaient appelés « maîtres de savoir », borom xamxam, pour prendre l’exemple des Wolofs. Ce n’est pas non plus hasard si ce dernier mot, xamxam, a exactement la même signification qu’épistêmê.

Or donc nos sages, comme les premiers philosophes grecs, ont fondé leur science de la sagesse, leur philosophie, sur ce qu’ils considéraient comme les « premiers éléments » : l’eau, la terre, le feu et l’air, auxquels le philosophe macédonien ajoutera l’éther. Comme pour y faire écho, Dominique Zahan, dans son ouvrage majeur, intitulé Religion, Spiritualité et Pensée africaines – il y a donc une pensée africaine ! -, écrit : « Terre, ciel et eau, ce sont, là, en effet, les notions qui ont présidé, en Afrique, à la constitution d’une philosophie et d’une religion de la matière » [13]Mais Aristote, toujours dans la Métaphysique, critique, et la matérialité, et la multiplicité des principes de ses prédécesseurs, y compris les « Idées » de Platon [14] C’est ainsi que, nous l’avons, par delà la physique, Aristote a édifié un savoir méta-physique, pour ne pas dire une science, qui lui a permis, de trouver ce qu’il cherchait : une substance immatérielle, spirituelle, qui serait cause première et fin ultime de tous les êtres. C’est, par-delà le noûs d’Anaxagore, Dieu, pensée consciente d’elle-même, qui se pense parfaitement. Comme le précise Aristote, « l’intelligence se pense elle-même en saisissant l’intelligible » [15] Nous verrons, plus loin, que les sages négro-africains, eux aussi, dépassant les éléments premiers de la matière, et même le principe unique, la Force vitale, trouveront Dieu.

Mais Alassane Ndaw n’a pas éludé l’une des objections fondamentales faites à l’idée de « philosophie négro-africaine ». On nous dit, en effet, que, pour élaborer une méta-physique et, partant, une philosophie, il faut, auparavant, fonder, scientifiquement, une physique. Or comment le pourrait-on avec une « mentalité pré-logique », qui, n’ayant pas de mots abstraits, pense par images ?

Il est question, dans la deuxième partie de cette Préface de répondre à cette objection, majeure, et à d’autres.

Comme on le sait, Lucien Lévy-Bruhl, l’inventeur de la « mentalité pré-logique », a fini par se rétracter dans ses Carnets de 1949, en concédant que la pensée mythique, mystique, était plus ou moins présente chez tous les hommes. Parmi ceux qui ont critiqué, avec le plus de pertinence, la thèse de Lévy-Bruhl, je retiendrai le nom d’Alexis Kagamé, un Rwandais de l’Afrique centrale.

Après avoir publié une étude intitulée La philosophie Bantu-Rwandaise de l’Etre, M. Kagamé, ayant voulu faire une étude plus générale et, partant, plus solide, nous a donnée son œuvre la plus importante : La philosophie Bantu comparée [16] La plus importante, en effet, car le philosophe rwandais s’était, auparavant, appuyé sur quelque « 405 titres » ou études. On retiendra, plus particulièrement, les chapitres II et III. Dans celui-là, intitulé Les « Bantu » et leur Civilisation, Kagamé nous rappelle « qu’aucun groupe humain ne peut se perpétuer sans mener son existence au sein d’une Civilisation, laquelle conditionne sa survie » [17]

Je ne retiendrai, parmi les onze critères de la « Civilisation objective » qu’il énumère, que ce qui suffit à mon propos : « un système linguistique », « un système économique efficace », « un ensemble de connaissances techniques », un ensemble de connaissances scientifiques » et « un système de pensée profonde (ou philosophique), qui sera sûrement vrai s’il est implicitement vécu ».

Nous reviendrons sur ce dernier détail de la pensée philosophique, vécue comme réalité. En attendant, je voudrais dire qu’il y a une science, une épistémé négro-africaine.

Nous l’avons vu, pour qu’il y ait science, il faut établir exactement les phénomènes ou faits et, d’autre part, les lier dans un raisonnement cohérent. Il faut, en outre, les appliquer à la réalité, à la nature, pour la mettre au service de l’homme grâce à la technique. Il s’agit, comme l’écrit Descartes, de se « r endre maître et possesseur de la nature ».

Induction et syllogisme

L’homme, pour revenir à Aristote, connaît les faits à travers son expérience, qui est « une connaissance de l’individuel » [18] Ce sont les sens, instruments de notre expérience, qui, grâce aux sensations, « nous fournissent les connaissances les plus autorisées sur les choses individuelles » [19]

Il se trouve, précisément, que les Négro-Africains ont les sens particulièrement développés, et comme d’une fraîcheur juvénile. Ce qui donne à leur expérience de la nature une profondeur remarquable, « c ar, écrit Zahan, nulle part – peut-être – le monde sensible n’a été, autant que sur le continent noir, recherché, observé, sondé, pensé » [20]

« Pensé ». Ce dernier mot n’est pas le moins important, car c’est en s’appuyant sur l’expérience, dont Aristote fait un des trois modes de la connaissance humaine, que l’homme se met à penser. Le philosophe grec précise, en effet : « L’expérience paraît être de la même nature que la science et l’art, mais, en réalité, la science et l’art viennent aux hommes par l’intermédiaire de l’expérience » [21]

Encore une fois, il faut entendre par le mot « art » la technique en général, d’autant que le mot grec est technê, d’où vient « technique ».

Mais, précise le même philosophe dans les Topiques [22] , « il y a deux espèces de raisonnements dialectiques : l’induction et le syllogisme ». Et il commente. « Quant à l’induction, c’est le passage des cas particuliers à l’universel… L’induction est un procédé plus convaincant et plus clair, plus facilement connu par le moyen de la sensation, et par suite accessible au vulgaire. Mais le raisonnement a plus de force et il est plus efficace pour répondre aux contradicteurs » [23]

Encore une fois, je préfère la traduction de l’Aristote d’André Cresson du moins pour la dernière proposition : « le syllogisme – car c’est de cela qu’il s’agit – « est plus pressant et plus efficace pour la controverse » [24]

Hommes d’expérience pleins pendant, ils ne dédaignent pas, loin de là, de se servir du syllogisme. Alexis Kagamé lui consacre même un paragraphe, intitulé « Le Syllogisme Signe du Raisonnement », dans le chapitre III de La Philosophie Bantu comparée. Il écrit : « En culture bantu, le Syllogisme est toujours elliptique : on formule parfois l’une des prémisses, et on passe à la conclusion » [25] Il y a mieux, et Alassane Ndaw nous parlera du « polysyllogisme » bambara.

Tout cela – et l’on pourrait multiplier les preuves – prouve qu’en vérité, chaque peuple préférant telle forme de raisonnement, mais surtout telle expression, la pensée humaine reste identique à elle-même sur tous les continents, dans toutes les races, ethnies et nations. C’est l’une des solides vérités qu’expose, avec force, Alassane Ndaw en s’appuyant sur les travaux des meilleurs spécialistes : des ethnologues, des sociologues, des philosophes, y compris le Lévy-Bruhl des Carnets. Tous les hommes raisonnent donc par induction et déduction, sans oublier les hypothèses, avancées à partir des faits de l’expérience. On me rétorquera : « Mais surtout de l’expérimentation » . A quoi je répondrai : « D’accord, mais l’expérimentation existait déjà sur tous les continents avant l’invention de la machine à vapeur »

Notre adepte de la « mentalité prélogique », nullement décontenancé, nous sortira, alors, l’argument massue : : « Au demeurant, comme on le sait, les Nègres pensent par images et non par concepts. La meilleure preuve en est qu’ils n’ont pas de mots abstraits ».

Alexis Kagamé a également répondu à cet argument. On sait que les langues bantoues sont des langues à classes nominales. On range, dans celles-ci, non seulement tous les êtres, mais encore les idées. « Pour exprimer l’Abstrait, précise Kagamé, le système Bantu a introduit une Classe spéciale, indiquée par le Classificateur BU en Afrique interlacustre ». Ce BU présente des variantes BO, O, VU et U. Dans les langues du « groupe sénégalo-guinéen » – sérère, peul, wolof, diola, etc -, on retrouve, mais multipliée, la faculté de former des mots abstraits. Ainsi en peul. Dans le poular, dialecte sénégalais du peul, on peut, dans 9 classes sur 18 du singulier, former des mots abstraits [26]

La parole noire

Notre contradicteur jette une dernière flèche, empoisonnée « Il reste que les Négro-Africains préfèrent parler par images analogiques, par mythes, surtout lorsqu’il s’agit d’exprimer des idées ».

C’est vrai, et la partie la plus solide de l’étude de Ndaw est, au chapitre premier, celle où il explique le style ou, mieux, la Parole noire. Nous y reviendrons. Il reste que, non seulement le Négro-Africain peut penser par concepts, mais encore, comme le montre Paul Griéger dans La Caractérologie ethnique [27] la pensée il « prédominance d’images » n’est pas seulement le fait des Noirs : il est celui de tous les Fluctuants : Méditerranéens, Latino-Américains, japonais, etc. Il y a mieux, cette prédominance de l’imaginaire est aussi celui des Introvertis, dont les Scandinaves et les Allemands sont les meilleurs représentants. Dans ses Types psychologiques, C.G. Jung écrit de l’ethnotype allemand : « Elle crée des théories pour l’amour d’elle-même, apparemment en considération de faits existants, ou tout au moins possibles, mais avec une tendance très nette à passer de l’idéal au pur imaginaire » [28] C’est moi qui souligne. Qui osera soutenir que la pensée allemande soit inapte à la Philosophie ?

Sur un plan plus général, depuis ce que j’appelle la « Révolution de 1889 », a commencé, avec l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience, une nouvelle philosophie, qui s’exprime autant, sinon plus, par l’image analogique que par le concept. Je songe, outre Henri Bergson, à Pierre Teilhard de Chardin, à Martin Heidegger. A travers la valorisation de l’intuition et, partant, de l’image analogique, c’est la primauté de la pensée, de la logique discursive, linéaire, qui est elle-même remise en cause. Tout cela avait été, au demeurant, favorisé par la traversée du ciel poétique par le météore Arthur Rimbaud.

Ce qui ramène à l’imaginaire des Nègres. Pourquoi ceux-ci s’expriment-ils par images analogiques plutôt que par concepts ? C’est d’abord, que les Nègres, ainsi que les autres races et ethnies, pour connaître la nature et agir sur elle, ont, à leur disposition, comme nous l’a dit Aristote, au chapitre VI, 2, de l’Ethique à Nicomaque, la « sensation », la « raison » et le « désir » , ou, pour employer les termes, modernes, de Descartes, qui reprendra l’idée dans ses Méditations, le « sentir », le « penser » et le « vouloir. ». Il se trouve, d’autre part, que les Nègres ont une sensibilité profonde et nuancée en même temps, comme vient d’y insister Dominique Zahan.

Moi-même, j’ai souvent insisté sur la « psycho-physiologie » des Nègres : sur leur « puissance d’émotion ». Des ethnologues sont allés jusqu’à parler de la « sensualité » de leur sensibilité, tout en insistant sur la « pureté » en même temps. C’est, là, un trait important que me confirme ma propre expérience. Je me rappelle la Conférence générale de l’UNESCO tenue à Florence – la Ve, je crois. J’ai passé, alors, je l’avoue, une bonne partie de la Conférence dans les Musées, avec François Mauriac. A la vue de ces tableaux, de ces statues voire de ces monuments, j’étais soulevé je « tremblais », dirai-je en langue sénégalaise – par une è-motion sensuelle. Et cependant aucune pensée féminine ne me caressait. C’était comme lors de ma première communion. Pourquoi je dis que, chez le Nègre, la spiritualité est enracinée, in-carnée dans la chair.

Toujours dans son chapitre premier, Alassane Ndaw s’étend longuement, à la fin, sur l’imaginaire négro-africain, qui s’exprime, dans la phrase, par images symboliques et, dans le discours, récit ou poème, par mythe. Il en voit la raison dans le fait que l’esprit négro-africain, sans renoncer à l’analyse, met l’accent sur la synthèse, mais surtout dans cet autre fait, que, s’il distingue, dans l’univers, le visible et l’invisible, l’homme et le monde, le profane et le sacré, ce même esprit unit les deux versants de l’être grâce aux signes concrets que sont les images analogiques.

Je l’ai souvent dit, dans les langues négro-africaines, les mots sont enceints d’images, surtout quand ils sont greffés de suffixes ou de préfixes de classificateurs, comme dans les langues bantoues ou les langues « semi-bantoues » que sont celles du « groupe sénégalo-guinéen ». D’où l’insistance des sages, de nos philosophes négro-africains à rappeler la classe ou l’étymologie du mot. C’est, en somme, ce que fait souvent Martin Heidegger. Je renvoie les lecteurs francophones à deux œuvres du philosophe allemand, traduites sous les titres de Introduction à la Métaphysique [29] et Essais et Conférences [30]

Ils y verront comment Heidegger, en remontant à l’étymologie, c’est-à-dire à la source des mots essentiels, et aujourd’hui les plus abstraits, nous montre qu’ils sont encore enceints d’images pour peu que l’écrivain leur rende leur sens originel, fort, plein, total. Ainsi en est-il, dans les langues indo-européennes, de mots comme être et parole. Et Heidegger conclut : « Dans cette mise en route, la langue, en tant qu’en elle l’être devient parole, fut poésie. La langue est la poésie originelle, dans laquelle un peuple dit l’être. Inversement, la grande poésie, par laquelle un peuple entre dans l’histoire, est ce qui commence à donner forme à la langue de ce peuple. Les Grecs, avec Homère, ont créé et connu cette poésie. La langue était présente à leur être. Là comme départ dans l’être, comme un façonnement de l’étant, qui révèle l’étant » [31] C’est moi qui souligne.

Une vision neuve du monde

C’est, là, un texte capital qui nous aide à mieux comprendre la poésie négro-africaine et pourquoi, chaque fois qu’il s’agit d’exprimer l’Etre, le Négro-Africain a recours à l’expression poétique. C’est le moment de rappeler, d’abord, que la Poésie, comme la Philosophie, c’est une vision neuve du monde dans lequel l’homme est inséré, in-carné. Ensuite, que l’expression poétique est faite essentiellement des images analogiques, de la mélodie et du rythme les plus propres à nous faire saisir intuitivement cet être du monde que nous présente le Poète. Je renvoie le lecteurwwwwwww [32] , qui confirme, et la théorie de Heidegger, et la valeur, le sens de Parole nègre. Il écrit : « Dans la langue poétique, délivrée de toute opposition, les mots retrouvent leur identité à soi et, du même coup, leur totale plénitude sémantique » [33]

Et encore : « La poésie, à l’opposé, intensifie le langage au point de le rendre pathétique (qui fait sentir). Sa fonction réside dans une transformation qualitative du sens, qu’elle fait passer – par l’intermédiaire des images, des sons et du rythme – du monde du concept à celui de l’affectivité » [34]

Si le Négro-Africain se sert de mots abstraits, c’est surtout quand il est confronté avec des problèmes matériels, concrets, techniques : quand il s’agit de se « rendre maître et possesseur de la nature ». Et aussi dans ses explications et commentaires d’une pensée artistique, religieuse, philosophique. Je pense à l’enseignement donné dans les écoles d’initiation. Quand il est question, par contre, d’exprimer le Beau, le Bien , l’Etre dans sa vérité, de faire saisir aux hommes ces réalités essentielles ou, plus exactement, de faire saisir les hommes – au sens de Léo Frobenius par celles-ci, alors l’Homo Niger emploie le langage poétique, à la manière des Grecs de Heidegger, avec, entre autres, des images symboliques. Une preuve significative du phénomène nous est fournie, encore une fois, par les frères Croiset, qui ont noté que les premiers philosophes grecs, pour mieux convaincre, avaient dû exprimer leur pensée en vers. Et Platon, après eux, s’est servi du langage du mythe, qui n’est qu’une longue allégorie, faite de métaphores.

Il y a mieux.Le langage des sciences, y compris celui de la Mathématique, est métaphorique. Il y a seulement qu’ici, la métaphore est réduite à sa structure, à sa quantité. Souleymane Niang, doyen de la Faculté des Sciences de l’Université de Dakar, a donné des preuves pertinentes de cette vérité dans une communication faite, le 12 avril 1971, au « Colloque sur la Négritude » et intitulée Négritude et Mathématique. Dans cette communication, le professeur Niang a commencé par montrer comment, dans la mathématique contemporaine, l’intuition jouait un rôle nécessaire, au moins aussi important que celui de la logique. Après quoi, il a souligné que, grâce à ce rôle, la puissance de l’émotion négro-africaine pouvait contribuer au développement de la recherche et de la pédagogie mathématiques.

Je m’arrêterai à la première partie de la communication du professeur de mathématiques. Ayant avancé que « la langue mathématique a besoin… d’une langue lyrique de support », qui permet de forger des « symboles idéographiques », celui-ci affirme que « la mathématique se construit à partir du monde physique sensible – c’est-à-dire du réel et se développe par l’intuition ». Allant plus loin dans ses explications, il précise les rapports de la raison intuitive et de la raison discursive ou, plus précisément, de l’intuition et de la logique, en montrant comment elles se complètent en collaborant : « L’activité mathématique s’exerce, d’abord sur le concret, et l’intuition, impulsée par l’émotion, en donne alors une première schématisation ou idéalisation, à partir de laquelle, grâce à la logique, s’élabore la construction abstraite d’une théorie dont toute la base repose essentiellement sur la puissance émotive que le réel peut avoir sur le chercheur ». Et de conclure : « L’émotion joue un rôle capital en mathématique, notamment dans le domaine de la recherche », qui est, ajouterais-je, l’essentiel.

Le lecteur comprendra mieux, maintenant, deux choses : d’une part, comment tout langage, même le plus abstrait, comme ceux de la mathématique et de la philosophie, est plus ou moins métaphorique ; d’autre part, comment le Négro-Africain est capable d’abstraction. Il n’est pas étonnant, dès lors, qu’au Sénégal, ce soit en mathématiques que nous ayons le plus de professeurs hautement qualifiés. Au demeurant, comme on le sait, les mathématiques sont nées en Egypte : dans une Egypte alors plus noire que blanche.

Dans la deuxième partie de cette préface, il s’agissait bien de prouver, comme l’avait suggéré Alassane Ndaw, qu’il y avait, non seulement une pensée négro-africaine, capable d’abstraction et, partant, de raisonnement cohérent, mais encore de science efficace dans ses applications à la nature : d’épistêmê et de technê, comme disaient les Grecs. Je ne remonterai pas aux Négroïdes du Néolithique, qui furent les « premiers colons des vallées orientales », selon Alexandre Moret [35] , et dont les descendants, plus ou moins métissés, inventèrent les trois premières écritures du monde : l’égyptienne, la sumérienne et l’indiano-dravidienne ; je m’arrêterai plutôt sur la médecine ou, plus exactement, la pharmacopée négro-africaine. Avant même la colonisation européenne, en effet, les magiciens et autres guérisseurs d’Afrique noire savaient diagnostiquer et guérir les maladies, comme le prouvent nombre d’études. Parmi d’autres, je citerai : Les plantes bienfaisantes du Ruanda Urundi par J. M. Durand [36] , La Médecine indigène au Rwanda par A. Lestrade [37] et La Pharmacopée sénégalaise traditionnelle, Plantes médicinales et toxiques par M. J. Kérharo [38]

L’amour, la poésie, la foi…

Ainsi donc, les Négro-Africains ont fondé des sciences, dont la Médecine, et de nombreuses techniques dans les domaines les plus divers : agriculture, élevage, écriture, industrie, etc. Cependant, la question qu’a posée Alassane Ndaw revient : « Ont-ils une pensée, et philosophique ? » Avec lui, nous y avons répondu en partie. Il est donc prouvé que, sachant percevoir, avec profondeur et non sans nuances, les divers aspects des phénomènes, et disposant, au demeurant, d’un grand nombre de mots abstraits, les Négro-Africains ont réussi, par hypothèse, induction et déduction, à créer des sciences et des techniques aux applications efficaces.

En ce qui concerne la philosophie négro-africaine, nous avons vu qu’elle existait, comme en témoignent de nombreuses études, qu’on trouvera aussi bien dans la bibliographie d’Alassane Ndaw que dans celle d’Alexis Kagamé. Il est question, en s’appuyant sur le premier, de résumer les grandes lignes de sa thèse, en mettant l’accent sur les idées essentielles, qui confirment qu’il y a bien une philosophie négro-africaine. Mais, auparavant, je voudrais invoquer, ici, contre des préjugés tenaces, le témoignage d’un philosophe contemporain, Roger Garaudy, qui s’est spécialisé dans le dialogue des civilisations. Il dirige, au demeurant, l’Institut international pour le Dialogue des civilisations. « Qu’est-ce que la philosophie ? »

Répondant à ma question, Garaudy commentait ainsi : « La conséquence de cet état de chose (réduire la Philosophie à celle de l’Occident) est un rétrécissement effrayant de la conception même de la philosophie. Dans cette perspective réductionniste la philosophie est affaire de la seule intelligence (et non de la vie, dans sa plénitude et sa totalité) ;

« – l’intelligence est définie par le seul concept et son maniement logique.

« C’est en ce sens que Socrate était accusé par Nietzsche d’être un homme anormal parce qu’il réduisait la réalité au seul concept, alors qu’il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que n’en peut contenir le concept : l’amour, la poésie, le sacrifice, la foi, etc…

« Seuls Marx, du côté de l’action et de la transformation du monde, et Nietzsche, du côté de l’affirmation de la vie, ont dépassé cet intellectualisme unilatéral.

« A mon sens, la philosophie est entrée en décadence à partir du moment où elle a substitué, à la connaissance des choses, la connaissance de notre concept des choses…

« Aujourd’hui, en Occident, l’on assiste à une double dégénérescence de la philosophie.

– « 1°) Ou bien on l’élimine au nom du préjugé positiviste et scientiste selon lequel la science serait un but en soi, et où l’on prétend définir la réalité comme si non seulement Dieu mais l’homme en était absent, et l’on en arrive aux théologies de la mort de Dieu, ou aux philosophies de la mort de l’homme » (Foucault).

– « 2°) Ou bien l’on fait de la connaissance le seul objet de la connaissance, comme une littérature décadente fait de l’acte d’écrire l’objet du roman, ou une peinture décadente fait l’acte de peindre l’objet du peintre.

« Si nous prenons nos distances à l’égard de cette conception occidentale de la philosophie (ce qui me paraît l’une des visées du dialogue des cultures), nous accédons à une vue plus vaste de la philosophie, telle qu’elle s’est épanouie dans tout le reste du monde :

« – elle concerne la vie dans toutes ses dimensions (et pas seulement l’intelligence) ;

« – elle concerne l’ensemble des rapports de l’homme avec le monde et avec le divin.

« Dans cette perspective universelle, l’on peut définir la philosophie comme la manière dont les hommes conçoivent et vivent leurs rapports avec la nature, avec la société, avec le divin ».

« De ce point de vue, l’on peut distinguer trois types fondamentaux de philosophies :

– « 1°) des philosophies mystiques de l’homme et de sa connaissance de soi, pour prendre conscience de sa vraie nature et pour atteindre l’identification avec l’absolu (exemples : hindouisme, boudhisme, taoïsme, vision africaine du monde Zen) ;

– « 2°) des philosophies prophétiques, partant de Dieu et de sa révélation à l’homme pour le faire participer à la création continue de l’univers (exemples : Zarathoustra, judaïsme, christianisme, islam) ;

– « 3°) des philosophies critiques, se repliant frileusement sur l’acte de connaître, et se fondant sur le dualisme du sujet et de l’objet ». C’est Garaudy qui souligne.

La vérité et l’être

Si je l’ai cité si longuement, c’est qu’il est, non seulement professeur de philosophie, mais philosophe authentique – son œuvre en témoigne -, et marxiste. Je retiens, de sa lettre, que la philosophie ne se réduit ni au concept, ni à la logique, ni à la seule « critique de la connaissance » ; que c’est, essentiellement comme il le souligne, « la manière dont les hommes conçoivent et vivent leurs rapports avec la nature, avec la société, avec le divin ». Dans ce sens, il y a, incontestablement, une philosophie négro-africaine, et c’est ce que démontre, avec pertinence, la thèse d’Alassane Ndaw dans ses chapitres II, III, IV, V et VI. C’est pourquoi je voudrais, ici, puisque la philosophie est définie comme la connaissance de l’Etre ou encore, pour reprendre l’expression d’Aristote, celle des « vérités les plus hautes », commencer par m’arrêter sur les deux notions de vérité et d’être.

La Vérité est toujours, pour Aristote, nous l’avons vu, « une certaine ressemblance et affinité entre le sujet et l’objet ». Depuis le philosophe macédonien, on n’a pas ajouté grand-chose à cette définition. Jean Granier, qui, dans un ouvrage remarquable, nous donne une définition moderne contemporaine, de la philosophie en présentant celle-ci comme une relation entre « la pensée et son corrélat ». Et il précise : « La vérité ne saurait être une révélation immédiate et totale ; elle est conquise sur les apparences, dans un combat difficile avec la pluralité des phénomènes » [39]. Nous retiendrons cette précision, et que c’est Granier qui souligne.

Quant à l’Etre, Aristote, après avoir reconnu que ses sens étaient « nombreux », conclut : « Par conséquent, l’Etre, au sens fondamental, non pas tel mode de l’Etre, mais l’Etre absolument parlant, doit être la Substance » [40]

Depuis, on n’a rien ajouté à cette définition. Le grand dictionnaire Robert définit l’être : « Ce qui est ». L’important n’est pas dans cette tautologie, mais dans la remarque, mise entre parenthèses : « Ne s’emploie pratiquement que pour ce qui est vivant et animé ou ce qu’on imagine comme tel ». Comme tout à l’heure nous allons ajouter le commentaire de Granier : « Si la vérité implique toujours l’être, donc que l’être lui est coextensif, l’être, en revanche est plus ample que la vérité, puisqu’il soutient à l’être des négativités qui se situent en deçà du vrai et du faux… La vérité n’est donc pas le tout de l’être ; elle n’est qu’un certain arrangement de sens à l’intérieur de l’être » [41]

Par l’intuition, l’homme « s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses » [42]

Les Africanistes ne disent pas autre chose quand ils parlent de la connaissance par « participation » des Négro-Africains. Pourquoi je parle d’une connaissance par conjonction amoureuse avec l’autre, d’une mort à soi pour renaître dans l’Autre ou, pour parler comme Claudel, d’une co-naissance à l’Autre. C’est cette connaissance charnelle, sensuelle, rythmique qu’expriment images symboliques et mythes.

Rien n’est plus étranger à la pensée négro-africaine que la rupture épistémologique entre raison intuitive et raison discursive. C’est le deuxième trait que je voudrais marquer ici. Comme le fait remarquer le professeur E.E. Kutto [43], les définitions de l’âme, voire de la pensée, s’expriment toujours, en Afrique subsaharienne, par des images corporelles : le « souffle », « l’ombre », le « double », les « graines claviculaires » le « fantôme », le « cœur », le « cerveau ».

Cette double implication de l’esprit et du corps, de l’idée et de la chose, du penser et du sentir fait qu’on ne peut infléchir la pensée négro-africaine ni vers le matérialisme, ni vers l’intellectualisme – je ne dis pas le spiritualisme. Comme nous le verrons tout à l’heure, entre le sujet et l’objet, entre l’homme et l’Etre, il y a la nature, il y a le cosmos, que parcourent les sens. Ceux-ci cueillent mille aspects, mille images, qui traduisent, signifient l’Etre, et qu’interprétera la pensée, la raison, tour à tour intuitive et discursive, intuition et logique. C’est dire que la pensée négro-africaine est dialectique : quelle joue sur les deux clefs les deux tableaux du monde et, partant, de la connaissance.

Vivre la connaissance

Le troisième trait de la pensée négro-africaine est qu’elle est pratique en même temps que théorique, comme nous le montre Alassane Ndaw dans les paragraphes du chapitre premier intitulé La Pensée mythique, La Divination, Pensée africaine et Vie mystique, Initiation et Connaissance. La pensée africaine se fait connaissance, savoir, par le moyen majeur du mythe, qui est un récit tissé d’images symboliques. Mais ce mythe, pour devenir connaissance, a besoin, non seulement de commentaires, où le Maître, l’Initiateur, se sert de concepts exprimés en mots abstraits, mais encore de réalisations vécues : de pratique.

C’est cette pratique, dans la divination, l’initiation, la vie mystique, que nous décrit Alassane Ndaw dans les paragraphes que voilà. Ainsi, dans la divination par le pomdo ou le kala, ainsi dans les cérémonies d’initiation, ainsi, d’une façon plus générale, dans les manifestations, singulièrement les cérémonies de la vie mystique. Tous les moyens de l’art sont, alors, employés : masque, chant, poème, danse, drame. Il s’agit de pratiquer, de vivre la connaissance – et intensément – par les puissants moyens qu’offre l’art. Il s’agit de vivre les images analogiques, les symboles : le mythe. Comme le résumera le philosophe sénégalais, « la vie mystique apparaît comme une pratique du symbolisme, pratique de purification dans laquelle entre, non seulement la saisie intellectuelle de la signification des symboles, mais aussi la saisie intuitive du sens, c’est-à-dire la vision totale, immédiate et indivisible de la relation ontologique homme-Cosmos ». C’est moi qui souligne. Admirable phrase, car rien n y manque pour caractériser la connaissance négro-africaine ; mais aucun mot n’y est de trop.

Quatrième trait de cette pensée spécifique : la connaissance coïncide avec l’Etre. « Dans l’acte même de cette vision, écrit Alassane Ndaw, l’homme fait un saut métaphysique, qui le transforme et lui fait découvrir sa véritable nature ». Véritablement, la connaissance devient co-nnaissance.

Cinquième trait : entre l’homme et le cosmos, le visible et l’invisible, l’intuition et la discursion, le signifiant et le signifié, il y a une faille, une zone de silence, un secret, qui est, à la fois, imperfection et perfection. De l’importance du secret dans la connaissance négro-africaine, du silence dans la parole négro-africaine, dans sa poésie pour prendre cet exemple majeur.

Sixième trait, et paradoxal : ce que les ethnologues ont, tour à tour, appelé la « dialectique », la « logique polyvalente », la « superlogique » négro-africaine. C’est ce à quoi fait allusion Alassane Ndaw, qui écrit : « Le processus initiatique propose à l’adepte un circuit systématique et global. Systématique, car le savoir communiqué au gré des étapes, loin d’être une somme anarchique, s’articule logiquement, donnant de l’univers une image raisonnée, une armature logique et progressive, correspondant à la démarche que l’on peut, sans hésiter, qualifier de méthodologique ». Et le professeur de philosophie de faire remarquer que « nous nous trouvons, là, en présence d’un souci propre à la pensée moderne, à savoir le souci de rigueur, d’ordre ». Ce n’est pas la première fois que nous aurons noté la rencontre de l’épistémologie négro-africaine et de l’épistémologie moderne.

C’est à partir de cette épistémologie, comme théorie de la connaissance négro-africaine, qu’Alassane Ndaw a, encore une fois, exposé la substance, je veux dire les éléments fondamentaux de ce que j’appelle la Philosophie négro-africaine.

Cet univers, ordonné, ce cosmos, qui contient l’homme, le philosophe sénégalais nous le décrit, au chapitre II, selon les modalités que nous venons de définir et qui sont informés par la psycho-physiologie du Négro-Africain.

Ce cosmos, l’Euraméricain le conçoit abstraitement à travers les notions de l’espace et du temps, celui-ci étant assimilé à celui-là. En face, le Négro-Africain perçoit l’espace-temps également comme une seule catégorie, que l’on range dans la même classe nominale mais encore comme une réalité, sentie et vécue par l’homme : comme une qualité, non comme une quantité abstraite, géométrique. D’un mot, le Négro-Africain vit personnellement, mais en société, l’espace et le temps, l’espace-temps mythique.

Ce qui caractérise le mieux le cosmos négro-africain, outre cette primauté donnée au réel existentiellement vécu, c’est son anthropocentrisme et, partant, son humanisme.

C’est ainsi que, pour revenir au mythe, l’homme et le cosmos se reflètent réciproquement entretiennent, entre eux, de multiples liens, qui s’expriment en images symboliques, en correspondances. L’homme est le microcosme du macrocosme qu’est le cosmos. Mais il y a mieux, leurs correspondances sont les signes de forces, d’actions réciproques. C’est sur le modèle de l’homme et du cosmos que sera édifiée, que s’organisera la société : la maison, l’autel, le temple, le village, le royaume.

Mythologie des origines

Nous comprendrons mieux cette vérité en nous référant à la mythologie des origines, telle que l’expose Alassane Ndaw. Non seulement la création du monde a été faite pour l’Homme, mais elle a été réalisée par l’Homme : par un héros ou, souvent et mieux, par un couple, qui s’est substitué à Dieu, en qui Dieu s’est incarné. Et la Femme – ce n’est pas un détail – y a souvent joué un rôle non négligeable. Et dans l’œuvre de la création, l’Homme prend parti pour les génies propices contre les génies malfaisants. Et ses activités les plus essentielles, les plus humaines consistent à nourrir et fortifier les forces propices, parmi lesquelles sont les Ancêtres. Il le fait, de préférence, dans les cérémonies rituelles, en ressuscitant le temps mythique, grâce aux techniques de l’art, qui produisent de la force vitale : grâce, encore une fois, au masque, au chant, au poème, à la danse, voire au drame, c’est-à-dire au théâtre.

La troisième caractéristique du cosmos négro-africain, on l’aura remarqué, c’est le symbolisme qui l’exprime. La maison, l’autel, le temple, le village, le royaume ne représentent pas seulement l’homme et le cosmos par une logique de l’intuition, de l’imaginaire, ils répondent, parallèlement et complémentairement, à une logique pratique. La maison, le village, le royaume sont composés, organisés efficacement. Ils sont opérationnels. Nous avons ici, dans l’interprétation, la saisie du monde, une symbiose de l’imaginaire et du concret, du rationnel et du réel, du spirituel et du matériel.

Après avoir décrit, plus exactement défini, le cosmos négro-africain, dans lequel l’homme est inséré, comme microcosme, et avec lequel celui-ci entretient des rapports dynamiques, Alassane Ndaw va, au chapitre III, s’arrêter sur la notion de personne pour la définir à son tour. Tout en la laissant dans le cosmos, il mettra l’accent sur sa situation dans son groupe, c’est-à-dire sa famille et son ethnie, bref, sa société. _A la persona,concept latin, enrichi par le Christianisme, Ndaw oppose le concept négro-africain. La personne au sens euraméricain est un être autonome et responsable, un individu qui occupe un rang social déterminé, avec charges et honneurs. A ce concept, que l’on veut tout de rationalité, la pensée négro-africaine oppose une notion plus complexe parce que plus sociale qu’individuelle.

J’ai dit « plus complexe ». En effet, la personne négro-africaine est, verticalement, enracinée dans sa famille, dans l’Ancêtre primordial sinon en Dieu ; horizontalement, elle est liée à son groupe, à la société et, nous l’avons vu, au cosmos. C’est parce qu’elle ne s’oppose pas que la personne s’enrichit et s’épanouit par les liens de réciprocité, qu’elle entretient activement.

C’est donc bien avant sa naissance que la personne, sous la forme de son « âme pré-existante », est prise en charge par toute une lignée d’ancêtres, jusqu’au placenta, à la « Mère primordiale », qui ont commencé de l’informer.

Quant au tissu de la personne elle-même, la pensée négro-africaine nous la présente comme complexe, ai-je dit, formée qu’elle serait de plusieurs éléments composants, matériels et spirituels. Dogons et Bambaras nous en présentent quatre [44], dont le plus original, l’essentiel, est le double « point de fission à la frontière du conscient et de l’inconscient ».

Cependant, et nous l’avons laissé deviner en parlant du cosmos fruit d’une dynamique famille, individu, société-individu, le tout lié à l’univers, la personne négro-africaine ne peut se développer et s’épanouir que par les étapes de la vie familiale et sociale, de la pré-naissance à l’au-delà, en passant par la naissance, la dentition, la puberté, la ménopause, la mort.

Alassane Ndaw s’arrrête longuement, et à juste raison, sur La Formation de la Personne et l’Initiation, et il met l’accent sur celle-ci. Il faut le souligner, l’initiation n’est pas limitée à l’étape de la puberté, encore que celle-ci soit la principale ; elle commence à la naissance et peut comporter plus de six étapes, voire durer toute la vie. L’enseignement de la doctrine – osons dire de la philosophie – et du rituel se fait aussi bien par les compagnons de sa classe d’âge que par les aînés. Son but est de faire de l’individu, une personne dans sa plénitude. Il s’agit, contrairement aux préjugés en cours dans l’opinion euraméricaine, de faire, de l’individu, un homme de savoir et de devoir, intellectuellement libre et moralement fort. Et la sexualité occupe, dans cet enseignement, une place non négligeable, ce n’est pas pour maintenir une tension érotique mais un sens sensuel de la Beauté. Comme j’aime à le dire, la spiritualité, en Afrique noire, est incarnée dans le corps : dans la chair.

A côté donc de l’enseignement théorique, il y a surtout, encore une fois, l’enseignement pratique grâce aux cérémonies rituelles où l’art se crée, se réalise et réalise, en même temps, la personne dans sa plénitude : par le masque et la danse, la musique et le chant mêlés, par l’image symbolique, la mélodie et le rythme, qui font la poésie au sens étymologique du mot, c’est-à-dire la création.

C’est cela la fonction de l’initiation et son sens. Il s’agit, à chaque étape, de mourir à soi pour renaître dans l’Autre : dans l’enfant, l’adolescent, l’adulte, le vieillard, l’Ancêtre, et Dieu. Nous y reviendrons. De renaître plus savant, plus fort, plus beau, plus heureux parce que plus être.

Je ne m’arrêterai pas sur le chapitre IV, qui traite de la parenté parce que le problème a commencé d’être traité au chapitre précédent et qu’il n’est pas essentiel. J’arrive donc au chapitre V, intitulé Savoir de Dieu ou la Conception de la Divinité dans la Pensée négro-africaine.

Comme l’a fait remarquer Madeleine Barthélémy-Madaule dans Bergson et Teilhard de Chardin, [45] , la pensée occidentale, par réaction contre le Moyen-Age et depuis Descartes jusqu’à Bergson inclus, a pris l’habitude de séparer la religion de la philosophie. Si le Père Teilhard a rompu victorieusement avec cette habitude, c’est qu’il avait inséré la religion, nous dit Madeleine Barthélémy-Madaule, dans une « vision totale et harmonieuse des phénomènes ». C’est ce qu’Alassane Ndaw montre de la pensée négroafricaine, au chapitre V.

Dieu, la force des forces

La première question qui se pose, à propos d’une religion, est l’existence d’un être suprême : de Dieu. Ecartant, une fois de plus, les préjugés euraméricains et faisant appel aux témoignages d’écrivains d’il y a cinq, sept siècles et plus, le philosophe sénégalais souligne « l’existence d’un Dieu suprême et unique dans la pensée des différentes sociétés africaines ».Dieu ouranien d’autant plus suprême qu’il ne fait l’objet d’aucun culte. Mais quels sont les attributs de celui-ci ?

Tout d’abord il a créé le monde. Non pas qu’il l’ait modelé, dans les moindres détails, en créant la matière brute ; il l’a fait passer du non-être à l’être, laissant aux génies le soin de l’organiser.

Le second attribut de Dieu est, incréé, d’être non seulement une force vitale, mais la Force des forces, qui est la source de toute énergie : de toute vie.

De ces deux principes, découlent les actes proprement religieux, c’est-à-dire le culte, dont le sacrifice est l’acte le plus efficace. Il est rare que les hommes s’adressent directement à l’Etre suprême, qui siège dans son ciel inaccessible. Les offrandes, prières et, d’une façon générale les cérémonies du rituel sont adressées à Dieu par le canal des génies protecteurs, des forces intermédiaires reliées aux éléments naturels, qui les symbolisent.

Alassane Ndaw mettra l’accent sur le sacrifice. Il s’agit d’offrir, en l’immolant, un être, une force pour ren-forcer les génies et, à travers eux, l’Etre suprême. Le sacrifice est, au sens étymologique et plein du mot, communion du visible et de l’invisible, d’une force individuelle et de la Force suprême, de l’homme et de Dieu, d’un être et de l’Etre de l’Etre. « Ainsi, conclura Alassane Ndaw, le sacrifice est-il bien une union, ou réunion, ou renforcement réciproque des forces, chacune s’alimentant à l’autre ». Oui, dans la religion négro-africaine, Dieu a besoin des hommes. C’est, là, une des originalités essentielles de la philosophie négro-africaine, car nous voilà en pleine métaphysique. Il est temps de finir par l’Ontologie.

Citant, en tête du chapitre VI, quelques lignes de moi, dans lesquelles j’essayais de définir « l’ontologie négro-africaine », Alassane Ndaw pose la question : « Le terme d’ontologie est-il bien celui qui convient à une pensée qui ne pose pas explicitement le problème de l’être ? » Je souligne. C’est une précaution universitaire. En effet, si Kotche Barma, le sage sénégalais, ne posait pas théoriquement la question, il la résolvait par ses interrogations, mais surtout par ses réponses. Comme les devins, magiciens et autres guérisseurs, comme les Maîtres des initiés. Comme il nous le montre tout au long de son chapitre VI.

Si, dans le texte cité par Ndaw, j’ai parlé d’ontologie, c’est que je me référais à la Physique, encore plus à la Méta-Physique d’Aristote, pour la dernière fois, à sa fameuse phrase : « La science nommée philosophie est généralement conçue comme ayant pour objet les premières causes et les principes des êtres » [46]

C’est en ce sens que Marcel Griaule emploie, comme le signale Ndaw, les termes de « philosophie », « ontologie », « cosmologie » et « métaphysique ». Griaule, mais aussi le Père Placide Tempels. En ce sens, l’ontologie, c’est la science de l’être parce que des causes premières.

S’il y a un point qui fait l’accord de tous les grands africanistes, c’est bien la Weltanschauung, la vision négro-africaine du monde, que nous avons dans cette préface esquissée à plusieurs reprises et dont l’essence est constituée par la théorie de la Force vitale.

Alexis Kagamé rejoint, ici, Placide Tempels et l’école de Griaule. Or donc, les sages négro-africains, toujours et partout, aussi loin et profond que sont allées les enquêtes, ont toujours conçu – car c’est un concept – l’univers comme mu et formé, en dernière analyse, par des forces douées d’une grande vitalité et, partant, capables, comme je l’ai dit, de se renforcer ou de se dé-forcer. Et toute chose, en toute apparence sensible, depuis le grain de sable jusqu’au cosmos lui-même, jusqu’à l’espace et au temps, y compris l’homme et jusqu’à Dieu.

C’est ici, dans la métaphysique, qu’on peut le mieux comparer les deux pensées euraméricaine et négro-africaine, partant, les deux philosophies. Pour Anaxagore, nous l’avons vu, la cause première des choses, c’est le noûs, l’esprit, c’est-à-dire mêlées, la raison discursive et la raison intuitive. Pour Aristote bien qu’il reconnaisse, pour la connaissance de la vérité et l’action, la coopération de l’aïsthésis, du noûs et de l’oréxis, c’est-à-dire de la « sensation », de la « raison » et du « désir », son Dieu, Etre des êtres, est, nous l’avons vu, défini comme l’Intelligence se contemplant elle-même. Pour les sages négro-africains, au contraire, avant d’être intelligence, Dieu est force, mieux, Force des forces, mouvement, vie. C’est de lui qu’émanent, c’est vers lui que se dirigent, en lui que s’intègrent toute force, tout mouvement, toute vie : mieux, la vie se fortifiant, se vivant elle-même.

Dieu a besoin des hommes

Alassane Ndaw tire deux conséquences de cette théorie des forces.

La première est que toutes les forces sont hiérarchisées. Et cela pour harmoniser, non seulement les rapports sociaux, mais encore les relations entre les phénomènes de la nature. Il y a, d’abord, les demi-dieux ou génies. Viennent, ensuite, les ancêtres primordiaux, mythiques, puis les ancêtres ordinaires, puis les hommes vivants, par ordre de primo-géniture, puis les animaux, végétaux et minéraux. Il est entendu que, plus on se rapproche de Dieu, et plus on a de force vitale. Il reste que chaque être, même le plus humble, le plus apparemment inanimé, a une âme, une force. D’où le nom d’ « Animisme » souvent donné à la philosophie ou à la religion négro-africaine.

C’est sur cette théorie que repose la Morale négro-africaine, qui en est la seconde conséquence. Or donc, pour le Négro-Africain, le bien, c’est tout ce qui favorise, augmente la force parce que la Vie ; le mal, c’est ce qui la contrarie, la diminue. Toute l’ordonnance des cérémonies religieuses, nous l’avons vu, tout le rituel est organisé dans cette pensée d’accroissement de la Force vitale. C’est ainsi que l’Art nègre, par delà l’esthétique – et c’est ce qui caractérise celle-ci -, n’a comme but ultime, en réjouissant les sens et le cœur, que d’augmenter, de revitaliser la Vie. La morale négro-africaine vise, en un mot, à faire agir l’interaction de toutes les forces de tout l’univers en vue du Bien suprême, qui est la réalisation, dans sa plénitude, de la Vie : de l’Etre des êtres. « Rien, dit le Père Tempels, ne se meut dans cet univers sans influencer d’autres forces par son mouvement ».

La deuxième conséquence de la théorie de la Force vitale est que, comme l’écrit Alassane Ndaw, « toute la création est centrée sur l’homme », que la philosophie négro-africaine est essentiellement « humaniste », qu’elle est moins une philosophie du sujet que de l’Homme.

Bien sûr dans l’univers négro-africain, nous l’avons vu, tout être, même une simple apparence, le moindre signe sensible, est doué d’une force singulière. Il reste que l’Homme, surtout l’homme vivant, est doué de ce privilège d’avoir la force la plus active, la plus dynamique. C’est un de ces « secrets », une de ces « fissions » qui donnent son cachet original à la philosophie négro-africaine. L’explication la plus rationnelle peut en être donnée ainsi. L’Homme, par l’enseignement qu’il a reçu dans l’initiation, par sa réflexion, par son action, a augmenté, plus que les autres êtres des règnes animal, végétal et minéral, sa capacité d’action sur les autres forces. Et l’homme vivant est plus actif que les ancêtres morts. Dieu lui-même, je l’ai signalé, pour se réaliser dans sa plénitude, a besoin des hommes : de leurs actions, de leurs sacrifices, de leurs manifestations, de leur poésie.

C’est ainsi qu’en réalisant Dieu, et l’univers, l’Homme se réalise en même temps. Dieu est, en effet, la fin de l’Homme, dans le sein duquel, celui-ci à sa mort, entrera pour s’identifier à Dieu, pour devenir Dieu lui-même.

Je ne voudrais pas conclure sur l’ontologie négro-africaine sans signaler une convergence de plus entre la pensée négro-africaine et celle du monde moderne, voire contemporain. La théorie de la force vitale peut se comparer, en effet, avec les dernières découvertes de la Physique. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Pierre Guaydier intitulé Les Grandes Découvertes de la Physique moderne [47]

Comme la physique moderne, l’ontologie négro-africaine est une énergétique où rien n’est perdu, où tout se transmue dans la discontinuité. Comme la physique moderne, qui tourne le dos à la science et à la philosophie classique, à celles de Platon et d’Aristote, mais aussi à celles des philosophes du XVIIe siècle européen, où tout était immuable, avec des lois absolues.

Avant de conclure, je voudrais récapituler les points de convergence entre la pensée négro-africaine et la pensée moderne, qu’Alassane Ndaw a notés tout au long de son étude, et que je formulerai comme voici :

– 1°) la pensée négro-africaine est catégorielle et classificatoire ;

– 2°) malgré cela, elle a une vision globale d’un monde unifié par une dialectique dynamique ;

3°) l’espace et le temps, qui appartiennent à la même clase, sont sentis, non pas quantitativement, mais qualitativement ;

4°) malgré la cohérence de la vision, et parce que la pensée négro-africaine mord, part du et mord sur le réel, il y a une faille, c’est-à-dire une non coïncidence, entre le signifiant et le signifié, le conscient et l’inconscient, bref, une discontinuité ;

– 5°) le désir, symbolisé par la féminité, joue un grand rôle dans la pensée et l’univers négro-africains ;

– 6°) dans cet univers, où Dieu lui-même a besoin de l’Homme, celui-ci constitue le centre ou, mieux, le moteur dynamique : le re-créateur ;

7°) l’Etre, comme cause première, est Force vitale, et la philosophie, une énergétique.

Dans sa conclusion, le professeur Alassane Ndaw nous invite, nous les intellectuels de l’Afrique noire, à élaborer une nouvelle philosophie, qui serait, en même temps, négro-africaine.

Tout d’abord une philosophie digne de ce nom, en ce sens qu’elle serait une science de l’Etre ou, plus précisément, une « conception du monde et de la vie ».

Mais cette philosophie serait négro-africaine parce qu’enracinée dans les valeurs de la Négritude et, d’abord, sur sa puissance d’émotion, de « sentir », exprimée par images symboliques.

Cependant, cette philosophie, pour « nègre » qu’elle devrait être, n’en devrait pas moins être moderne, c’est-à-dire « basée sur l’organisation et l’exploitation spéculatives du monde sensible ».

C’est dire qu’assimilant les vertus euraméricaines du « penser » de l’esprit d’organisation et de méthode, les nouveaux philosophes négro-africains développeront, en eux, avec le concept l’esprit de géométrie – plus exactement, d’algèbre.

C’est dire mon accord avec Alassane Ndaw. En cette fin du XXe siècle, où toutes les civilisations sont remises en question, surtout la notion même de Civilisation, il est question que chaque continent, voire chaque nation s’enracine, pour prendre vigueur, dans ces vertus originaires, mais qu’elle s’ouvre aux autres vertus, singulièrement à celles qui sont les plus différentes des siennes. Ne l’oublions pas, les premières et plus grandes civilisations – de l’Egypte, de Sumer, de la Grèce, de Rome, de l’Inde – naquirent d’une façon complémentaire, exemplaire, à la rencontre des Noirs et des Blancs. Comme l’Homo Sapiens, auparavant, par les vertus de son métissage, biologique et culturel.

[1] La plupart des lecteurs ne lisant pas le grec, j’ai pris l’habitude de transcrire avec les lettres de l’alphabet français.

[2] Ethique à Nicomaque, Introduction notes et index par J. Tricot Librairie J. Vrin, p. 290.

[3] 1er mars 1933.

[4] Platon : Œuvres complètes, Pléiade, NRF, 1, p. 755

[5] Ethique à Nicomaque, Librairie J. Vrin, p. 275.

[6] Plus exactement, toute « technique »

[7] Ibidem, p. 31.

[8] Ibidem, p. 80.

[9] Ibidem, p. 278.

[10] Ibidem, p. 509.

[11] Ibidem, pp. 512 et 513.

[12] A 2. J’ai préféré ici, la traduction de l’Aristote d’André Gresson, PUF, p. 68, a celle de la Métaphysique de la librairie Vrin, p. 12, bien que les deux traductions soient présentées comme étant de J. Tricot.

[13] Payot, Paris, p. 18.

[14] Cf. Métaphysique, Librairie Vrin traduction de J. Tricot, A 2, pp. 78-106.

[15] Ibidem, A 7, p. 681.

[16] Editions Présence Africaine, Paris.

[17] Ibidem, p. 48.

[18] Métaphysique, Librairie Vrin A 1 p 6

 

[19] Ibidem, A 1, p. 6.

[20] Religion, Spiritualité et Pensée africaines, Payot, p. 18.

[21] Métaphysique, Librairie Vrin, A 1, p. 5.

[22] Organon, V. Topiques, Librairie Vrin, Traduction J. Tricot.

[23] Ibidem, p. 29.

[24] PUF, p. 82.

[25] Présence Africaine, p. 100.

[26] Cf. Le Poular, Dialecte peul du Fouta sénégalais, par Henri Gaden Librairie Ernest Leroux, Paris, pp. 44 à 53.

[27] PUF, Paris.

[28] Traduction française, Genève. p. .392.

[29] Traduction de G. Kahn, PUF, Paris.

[30] Traduction de André Préau, Gallimard, Paris.

[31] Introduction à la Métaphysique, p. 185

[32] Editions Flammarion, Paris 1979.

[33] Ibidem, p. 126.

[34] Ibidem, p. 278.

[35] Cf. Histoire de l’Orient, PUF.

[36] Presses du Groupe scolaire, Butare, Rwanda.

[37] Académie royale des Sciences d’Outre-Mer, Bruxelles.

[38] (39) Vigot Frères, Paris.

[39] Le Discours du Monde Editions du Seuil, Paris, p. 236.

[40] La Métaphysique, traduction J. Tricot. Librairie J. Vrin, f. 1, p. 348.

[41] Op. cit. p. 116 et 117.]

Ce qui amène le philosophe français à définir la philosophie comme « l’interprétation du monde ».

Ce qui nous ramène à Alassane Ndaw et à la philosophie négro-africaine comme « discours du monde », pour reprendre l’expression de Granier. Il s’agit, bien entendu, de « l’interprétation » d’une nation au sens où l’entendent les Arabes, c’est-à-dire l’ensemble des peuples africains qui vivent au sud du Sahara et chez lesquels les ethnologues ont identifié, depuis l’Abbé Henri Grégoire et son ouvrage intitulé De la Littérature des Nègres.

Mais avant de porter l’accent sur les principaux traits de ce savoir philosophique, il faut revenir sur les modalités négro-africaines de ce savoir, en insistant, une fois de plus, sur la valeur de l’intuition dans la psycho-physiologie des Négro-Africains. Que l’intuition soit au début et à la fin du connaître non seulement Aristote l’a dit, mais encore et surtout nombre de philosophes du XXe siècle, dont Bergson et Teilhard de Chardin, voire des mathématiciens contemporains, comme nous l’avons vu. Pour Bergson, l’intuition est « conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence » [[La Pensée et le Mouvant, PUF Paris p.27.

[42] Ibidem, p. 216.

[43] Cf. sa conférence intitulée L’Homme africain devant la Mort

[44] Et même cinq, nous dira Germaine Dieterlen dans son Essai sur la Religion Bambara.

[45] Editions du Seuil, Paris.

[46] Al, 10. De nouveau, j’ai choisi la traduction de l’Aristote d’André Cresson, PUF, p. 68.

[47] Editions Correa, Paris, 1951.