Notes

OU VA ISRAEL, Nahum GOLDMANN Calmann-Lévy 188 pages

Ethiopiques numéro 6

revue socialiste de culture négro-africain

1976

« Ayant consacré la plus grande partie de ma vie à contribuer à la création de l’Etat d’Israël, plus préoccupé que jamais de la situation actuelle (…) je considère comme un devoir de ne pas laisser les attaques m’empêcher d’élever la voix. J’estime que j’ai, tout autant qu’un autre Juif, le droit et le devoir, dans cette situation critique, voire tragique, de lancer cette mise en garde ».

Mise en garde, tel est bien en effet le caractère de ce document placide mais lucide. Venant d’un homme, aujourd’hui président octogénaire du Congrès juif mondial, qui a été associé de si près à l’action politique de son pays et s’est ainsi acquis une large audience internationale, le propos mérite sans doute attention. C’est d’ailleurs la première fois que l’auteur expose aussi publiquement et complétement ses conceptions, à partir de l’expérience des années écoulées depuis la naissance d’Israël.

Deux thèmes bien distincts dominent les neuf chapitres : la politique israélienne au sens le plus large, et le sionisme en tant que mythe, que réalité et, surtout, qu’espoir. On se souviendra à cette occasion que Goldmann a en son temps essayé de freiner une création trop hâtive d’Israël pour éviter l’état de guerre chronique qu’il sentait poindre inexorablement. C’est pourquoi sans doute les Israéliens l’ont longtemps relégué parmi leurs « marginaux politiques ». Goldmann, il est vrai, répétait ce que nul ne souhaitait alors entendre : que les généraux prenaient trop de place, que le provincialisme étouffait le pays, et, d’abord, que l’avenir d’Israël se trouvait davantage dans un statut de neutralité internationale de type suisse que dans l’engagement de plus en plus marqué dans la politique du bloc occidental.

Aujourd’hui, Nahum Goldmann est enfin « démarginalisé » : dans « Mon Pays » (éditions Buchet-Chastel), l’ancien ministre des Affaires étrangères Abba Eban rejoint ses thèses et les théories du « vieil original » rencontrent un écho grandissant chez le « Moked » (gauche du Parti socialiste Mapam).

Dans les chapitres politiques, après avoir fait clairement ressortir les limites de la diplomatie des « petits pas » de Kissinger, Goldmann précise les fondements d’un règlement du conflit : évacuation et démilitarisation des territoires occupés (sauf Jérusalem où Goldmann continue de penser que « les Juifs ont une priorité », et la création d’un Etat palestinien, mesures accompagnées d’une garantie internationale et d’une neutralisation d’Israël sous le couvert des grandes puissances. Aussi la mise en garde s’adresse-t-elle à tous : aux « Grands », bien sûr, sur qui repose en fait la paix ou la guerre, mais également à l’opinion et aux dirigeants israéliens comme à la diaspora. De chacun, Goldmann sollicite un effort d’imagination, le courage politique et des révisions difficiles, parce qu’il est convaincu que l’immobilisme serait plus lourd encore de conséquences, en un mot parce qu’il refuse « de regarder l’avenir sans confiance ».

En contrepoint de ces chapitres d’actualité brûlante, figurent dans « Où va Israël ? » des pages sur le sionisme dont on sent bien qu’elles sont l’essence même de la pensée de l’auteur et auxquelles la résolution de l’O.N.U. assimilant sionisme et racisme confère une signification nouvelle, quasi prophétique. De quoi s’agit-il ? de resubstantialiser en quelque sorte un terme exécré parce que, soutient Goldmann, effectivement dévoyé. La moitié du livre s’efforce donc de redonner au sionisme forme plus humaine, mais pas à n’importe quel sionisme, pas en tout cas à celui qui n’a gardé des origines que la cuirasse. « Si tant de gens autrefois partisans de cette idée, notamment chez les non-juifs éclairés et libéraux, ont été amenés à douter ou à nier que le sionisme ait une justification, c’est parce que ce qui a été créé depuis la fondation de l’Etat en Israël est très éloigné et très différent de ce que l’Idéal sioniste entendait créer » (P. 26).

Au contraire, Goldmann songe au sionisme des « haloutzim », des pionniers et des penseurs, aux antipodes de la loi du Retour. « L’ambition de ces animateurs idéologiques du mouvement sioniste ne consistait pas uniquement à créer un territoire à majorité juive où le peuple juif serait maître de son destin mais aussi à se servir de cette patrie pour mettre en application les idées fondamentales de l’histoire juive. Cette ambition a trouvé son expression non seulement dans l’essentiel de la philosophie sioniste, mais aussi dans le travail concret de ceux qui allèrent en Palestine pour poser les fondations d’une nouvelle société juive. La plupart de ces Juifs étaient tout autant des socialistes que des nationalistes (…) La réalité… que ces pionniers voulaient créer avait pour base de nouvelles formes de vie collective : elle a produit en fait des formes de vie originales comme celles du kibboutz ou du moshav, qui ont servi de modèles à beaucoup d’autres pays » (p. 28).

Il faut donc, dit Goldmann, pour juger le sionisme en tant que tel, tenir compte aussi de cet aspect humaniste qui lui a valu, dans sa phase initiale, la sympathie des groupes progressistes non-juifs. Rappelons nous seulement le soutien apporté par l’Union Soviétique aux premiers pas d’Israël. Mais, « cette synthèse du contenu juif et de la forme moderne européenne du sionisme a provoqué une sorte de conflit et même de contradiction permanente entre l’idéologie du sionisme et sa mise en œuvre (…) La réalité d’Israël, depuis sa naissance, exprime sous plus d’une forme cette antinomie fondamentale » (P. 30). La distorsion entre l’idée sioniste et la réalité étatique est d’ailleurs aussi sensible en politique intérieure (économique et sociale) qu’en politique étrangère. Un culte excessif de l’Etat s’est fait jour qui semble oublier que cet état ne doit être qu’un moyen de faire émarger l’identité d’un peuple. Autrement dit, Israël est en train de tourner le dos aux principes même qui ont participé à son avènement et à l’unicité de sa démarche.

« Il est tragique d’avoir à justifier et l’idée et sa réalisation, c’est-à-dire l’Etat d’Israël, 27 années après sa création, conclut Nahum Goldmann, mais, c’est l’évidence, un fossé sépare encore le sionisme des origines, éclairant un chemin pour l’humanité, de la pratique contemporaine de ce petit état « trop comme les autres ».