Littérature

OSEILLE/LES CITRONS DE MAXIME N’DEBEKA, OU LE DECLIC D’UNE NEGRITUDE DE LA DESILLUSION

Ethiopiques n°89.

Littérature, philosophie et art

2ème semestre 2012

La critique s’est évertuée après la Négritude, mouvement africain de l’ère coloniale, à formaliser, sinon, à inscrire en un même courant, toute la production poétique qui poignit tout de suite après, à l’ère des indépendances. A l’observation, les difficultés que constitueraient les dispersions, hésitations et indécisions quant à l’inscription systématique et canonisée dudit courant littéraire, seraient propices au déclenchement de quelque interrogation.

La locution « ère des indépendances » inspire un goût vague à tout sachant. Quelle est sa délimitation réelle ? Peut-on continuer à nommer par cette expression la période de cinquante années après cet événement historique ? En d’autres termes, peut-on se borner à appeler l’année 2012, par exemple, « ère des indépendances » ? Cette expression ne concernerait -elle que les dix premières années après 1960 ? L’aspect sémantique diaphane du nominal souligné serait, en partie, à l’origine de l’insuccès énoncé.

D’autre part, ce mépris de précision temporelle causerait un embarras pour ce qui est de la fixation d’un éventuel monolithisme ou pluralisme d’élans d’écriture depuis 1960 jusqu’à nos jours. Autrement dit, après la Négritude, y-a-t-il nécessairement un seul ou plusieurs courants de poésie ? Ce questionnement serait le prix de la lucidité de l’Histoire littéraire. A priori, après la Négritude ou, approximativement, après 1960, plusieurs petits courants, aussi proches ou distants les uns que les autres, semblent installer les meubles de leurs muses. En attendant que de futurs travaux baptismaux et profondément élaborés nous les fassent présenter à l’opinion, on peut évoquer l’existence des intimistes, des oralistes, des illusionnistes et des désillusionnistes ; la barrière entre ces élans d’écriture pouvant offrir à constater diversement, soit une démarcation, soit une mitoyenneté, soit une porosité, soit une confusion pure et simple.

Maxime N’debeka nous semble appartenir, à tout le moins, pour le cas précis de son œuvre Oseille/Les citrons, à la Négritude de la désillusion. Le terme de Négritude trouve, ici, son sens en ce qu’il y a préoccupation pour l’Afrique, pour son épanouissement culturel, social, politique et économique. En réalité, la Négritude ontologique, celle de Senghor, Césaire et Damas, avait eu tendance à dénoncer l’embrigadement culturel de l’Afrique, sous la coquille de son embrigadement politique. C’est pourquoi, à l’acquisition des indépendances, s’attachait une chaîne d’espoirs rêvés. Mais, très tôt, l’idylle cède la place au désenchantement. Les nouveaux dirigeants noirs, évidemment originaires des pays dont ils ont la gestion, censés, donc, être plus sensibles aux besoins des populations, sont malheureusement accrédités de déception ; ils sont le relais des intérêts de leurs anciens maîtres colonisateurs, ils entretiennent une clique de compatriotes à leur solde au détriment de la paupérisation générale, ils sombrent dans le culte de la personnalité au grand dam des préceptes démocratiques, ils exploitent les clivages ethniques comme une matière première politique, ils abandonnent les infrastructures à leur précarité… C’est ce dégoût qui est celui de la période indiquée, que traduit symboliquement le titre « L’oseille/Les citrons ». L’oseille est une plante potagère aux feuilles comestibles, de goût acide. Le limon du citron est aussi de goût acide. Les deux goûts associés produiraient une sensation de choc aux glandes salivaires et, par ricochet, indisposeraient tout le tube digestif. Cette indisposition image celle des populations africaines, malaisées, depuis l’indépendance de 1960.

Maxime N’debeka, né le 10 mai 1944 à Brazzaville, est l’auteur de trois recueils de poèmes qui forment un cycle. Il s’intéresse à trois moments fort symboliques de l’histoire du continent africain :

– l’Afrique des illusions, véhiculée dans Soleils neufs, portant sur la période de 1960 à 1968 ;

– l’Afrique des désillusions, dont L’oseille/Les citrons est la caisse de résonnance, s’étendant de 1968 à 1973 ;

– l’Afrique de la méditation profonde, que poétise Les signes du silence, qui concerne les années 1973 à 1975.

De ces trois œuvres, l’élément constant qui se dégage est le soleil, astre brillant et incandescent de l’Univers. Et pour autant que le soleil soit garant de la lumière du jour, espace temporel de vie, de mobilité et d’activités, il devient, dans la mentalité négro-africaine, baromètre ou indicatif du jour entier en tant que repère distinct du calendrier hebdomadaire et même du temps, globalement appréhendé. C’est le « Téré » chez les Malinké dont est issu un Ahmadou Kourouma, par exemple, dont le roman Les soleils des indépendances traite narrativement des mêmes temps « acides » des indépendances. Il y a, dans cette conception, l’idée selon laquelle le temps est identifié par le contenu ou la nature des faits qu’il abrite. Chez Maxime N’debeka, donc, le soleil, indicatif du temps, a des aspects bienfaisants et malfaisants, signifiant simplement qu’il y a des moments de plaisir, de gaieté, et des moments difficiles. Seulement, en ce qui concerne l’Afrique, le bon moment n’a été que court, presqu’irréel ou pur produit de l’imagination, au regard des espoirs entretenus. Dans L’oseille/Les citrons, le poète, face à cette négation existentielle, ne se laisse pas écraser par le désespoir. Il s’évade en se réfugiant dans le rêve et, quand il en sort, il exalte ses concitoyens à l’action.

  1. LA SYMBOLIQUE DU SOLEIL

Maxime N’debeka fait du soleil le repère ou le point focal de sa poétisation dont les grandes phases de l’histoire de l’Afrique assurent la matière. Ainsi, selon que le soleil scintille ou qu’il soit terne ou blafard, il indique un état d’âme particulier du continent, séquentiellement marqué dans le temps.

Dans Soleils neufs, le symbole du soleil épouse son plein sens dénoté, celui d’un être de splendeur, à la mesure d’Apollon ou Hélios de la mythologie grecque, qui répand la lumière dans les cœurs. C’est l’époque des indépendances « tchatchatcha » [2] où le colonisateur, abdiquant, du moins, formellement, reconnaît à l’Africain le droit de s’autodéterminer. C’est l’époque des espérances folles et débridées, au seuil de l’idylle. Le poète, être de rêve par essence, ne peut que s’en faire l’écho :

Mais tournant mon regard sur les enfants _ Je vois dans leurs yeux _ Mille flammes _ Mille flammes _ Mille flammes _ J’y vois _ Des matins neufs _ La jeunesse qui sautille _ Je perçois _ Le ton des cantiques nouveaux _ De l’allégresse et de l’espérance _ Je découvre les portes… (Soleils neufs, p.41)

Le répertoire lexical constitué des termes ‘’Mille flammes’’, ‘’matins neufs’’, ‘’jeunesse qui sautille’’, ‘’cantiques nouveaux’’, ‘’allégresse’’, ‘’espérance’’, est le reflet linguistique de cette euphorie populaire. En dénote l’hyperbole ‘’Mille’’ dans ‘’Mille flammes’’, évoquée trois fois, successivement. C’est le stigmate d’une joie déraisonnante causant une espèce de trouble psychique révélé dans le langage. La flamme, ici, n’est pas celle qui consume, mais, plutôt, celle d’une marche au flambeau menée par ‘’les enfants’’ et qui déchire la voûte de l’obscurité, aux fins d’assurer un horizon de visibilité certain. Autrement dit, cette marche au flambeau est un superlatif d’espoir, solide, que même l’environnement des ténèbres ne saurait altérer. En outre, la stance relevée, charrieuse de foi, s’identifie brillamment par ‘’cantiques nouveaux’’, un legs biblique. En effet, les psaumes enseignent que louer l’Eternel avec des cantiques nouveaux lui est agréable et confirme le transport spirituel du dévot, en harmonie avec son Dieu et avec lui-même. L’expression ‘’cantiques nouveaux’’, dans ce sens, est l’élan d’une créativité permanente liée à une inspiration nouvelle et constamment renouvelée. Une telle disposition est l’apanage du développement, à l’actif des générations émergentes.

Cette idylle « surréelle » conduit, conséquemment, à une inspiration poétique débauchée, des plus inopinées. N’debeka en arrive à assimiler le soleil naissant de l’indépendance à un navire chargé d’une population d’espoirs sur le fleuve Congo totalement illuminé de son hôte :

Le Congo _ Rechante là-bas vers ses rapides (Soleils neufs, p.62).

L’émotion populaire est ressentie par les ‘’chants’’, ‘’danses’’, ‘’tam-tam’’, ‘’vins’’, ‘’rires’’ :

Une aube inonde mon âme _ Et ma plume se soûle de vins _ De chants, de danses, de tam-tam _ Des rires d’hommes et de femmes

De liberté enfin…enfin…

Une aube inonde mon âme… (Soleils neufs, p.47.)

Le poète reconnaît lui-même que sa plume ‘’se soûle de vins’’. En réalité, le langage poétique est un langage éminemment « ivre » qui, quand il s’intéresse à un phénomène de société ou de la nature, il le fait avec ébriété, rêve, grossissement ou dénaturation. Et ce, de façon conjointe à l’âme d’hypersensibilité qui est celle du poète. Cela est d’autant vérace que, au gré de l’acte de poétisation, aucun événement ou scène n’est poétique en lui-même. C’est plutôt la façon dont le poète « entre » dans la réalité appréhendée qui génère ou produit la poésie. Et c’est sa sensibilité, mieux, son hypersensibilité, qui lui permet de percevoir, de manière singulière, les événements. D’où la plume du poète ‘’se soûle de vins’’.

L’autre face du soleil, celle qui est cachée et que nous ne voyons pas, c’est sa face ombrageuse. Déjà, dans Soleils neufs, le déclic semble naître :

Les chemins de l’aube se couvrent en nos jours _ Et de rosée et de brouillard et de rhume _ L’aube s’enrhume (Soleils neufs, p.41, 61,62).

Les termes ‘’se couvrent’’, ‘’rosée’’, ‘’brouillard’’, ‘’rhume’’, ‘’s’enrhume’’ dont l’’’aube’’ et ‘’nos jours’’ sont la cible, témoignent d’un début d’érosion de l’idylle chantée. L’accumulation insinuée par la conjonction de coordination ‘’et’’ dans le verset : « Et de rosée et de brouillard et de rhume » participe de cette dégradation naissante mais progressive de la situation sociale. Dans les premières pages de L’oseille/Les citrons, le désenchantement est total, proclamé, du reste :

Homme nul n’a sondé l’envers des soleils

Méfie-toi des métamorphoses des larves

Des costumes multicolores des caméléons

Des dandys aux monocles des soleils neufs

Un piteux voilier mordu par un banc de sable

Rate les roulis aux djiguidas de vertèbres

Je contemple mon âme se gaver de boue

De l’envers des soleils Matériau de nos échecs (L’oseille/Les citrons, P.18).

Les périphrases ‘’métamorphoses des larves’’, ‘’costumes multicolores des caméléons’’ seraient celles des dirigeants noirs dont les peuples n’ont naïvement pas pris garde à l’hypocrisie, la perfidie et la versatilité intempestives qui caractérisent leurs frères de nouveaux dirigeants. L’irréversibilité et la fatalité se discernent dans les figures soulignées ‘’métamorphoses des larves’’ et ‘’caméléons aux costumes multicolores’’. La larve, être vivant potentiel, se métamorphose nécessairement quand le caméléon a naturellement une multiplicité de couleurs, au gré des circonstances. C’est pourquoi, le poète éveille la vigilance du peuple qui a suffisamment été naïf : « Méfie-toi », impératif de conseil affectif. Tandis que le peuple souffre, ces ‘’dandys aux monocles des soleils neufs’’, autre périphrase de la même clique de dirigeants, esbroufent d’un entrain occidental, au mépris de la paupérisation générale. Le fait, c’est que le navire plein d’espoir jadis sur le fleuve Congo, a comme fait naufrage : « Un piteux voilier mordu par un banc de sable/ Rate les roulis aux djuiguidas de vertèbres ». S’assimilant au peuple, le poète déplore son désastre social par la description de la souillure dans laquelle baigne son âme, à la faveur du naufrage, expression de la déroute expressive des nouveaux dirigeants : « Je contemple mon âme se gaver de boue/ De l’envers des soleils Matériau de nos échecs ». Ici, le poète, après avoir pris un bain de « soleils neufs », revient, non en démiurge, mais en élément fondu dans le peuple. Selon le fameux mot de Paul Eluard, « le poète est celui qui inspire bien plus qu’il n’est inspiré ». Et Lautréamont de renchérir : « La poésie doit être faite par tous. Non par un ». Donc, à l’heure de l’oseille, N’debeka, comme l’exprime bien le préfacier, « ne s’affuble pas d’un habit de prophète, n’entre pas en transes pour annoncer la Révélation. C’est un homme, rien qu’un homme, pétri dans la même argile que nous ».

Dans L’oseille/Les citrons, le soleil perd de son éclat sans, pourtant, être acculé par quelque obscurité. La situation est si repoussante que le poète tente de nous la faire ressentir en nous transférant dans un contexte gustatif ; celui de l’acide que la langue peut expérimenter en mangeant de l’oseille et en buvant du jus de citron. Ce goût, voire ce dégoût qui fait frémir tout le corps est celui qui figure l’ambiance sociale congolaise et africaine, de la fin des années 60. Malencontreusement, le soleil si beau et si prometteur d’antan ne brille pas comme on l’aurait souhaité. Le doute né de la contrariété des faits vécus engendre cet amas d’interrogations :

Osera-ton demander au soleil

Pourquoi sa route est moins longue

Osera-t-on demander à la lune

Si les couloirs de la nuit sont déserts

Osera-t-on se demander

Pourquoi les seins des femmes sont secs

Pourquoi les fleuves ont tari

Pourquoi les greniers de la terre suintent

Pourquoi les réservoirs du ciel sont vides

Pourquoi la vie diminue

Pourquoi la vie diminue ici et

Pourquoi elle s’allonge là. (L’oseille/ les citrons, p.25)

A la fin, donc, des années 60, le soleil, annoncé ou pressenti, a plutôt été réticent (« Pourquoi sa route est moins longue »). Il n’a agi que dans le contre-sens des espérances ; il a asséché le lait dans le sein des femmes (« Pourquoi les seins des femmes sont secs »), il a fait tarir les eaux (« Pourquoi les fleuves ont tari »), il a rendu toxique la nourriture (« Pourquoi les greniers de la terre suintent »), il a suspendu la pluie (« Pourquoi les réservoirs du ciel sont vides »), il a réduit l’espérance de vie (« Pourquoi la vie diminue »)…Le décor décrit est propre à une calamité sociale, corollaire du sous-développement. Manifestement, de l’inconscience euphorique, on est passé à la conscience dysphorique.

Dans L’oseille/Les citrons, donc, le soleil ne présente plus les mêmes traits de caractère que dans Soleils neufs. Ici, le soleil est voilé. Il est même impuissant. C’est qu’avec la baisse de l’intensité de la chaleur et de la lumière du soleil, les ombres de doute inondent les pensées. Nul n’ose ni exprimer son état d’âme, ni œuvrer en faveur d’un quelconque changement. C’est la période des signes du silence qui, selon N’debeka, lui est imposé de l’extérieur à lui et à son peuple par une tyrannie dictatoriale. En espérant tout de même sortir de cette pénombre, on fait place à des questionnements dont Qui osera ? en apparaît le vecteur dans L’oseille/Les citrons.

Suffisamment désillusionné, le poète, nié par les réalités en cours, se réfugie dans un rêve ou une évasion salutaire.

  1. L’EVASION DU POETE

Une évasion est un changement de cadre permettant à l’esprit humain de se recréer, de prendre du tonus, d’avoir un regain de renouvèlement ou de recréation, à l’effet de lui rendre supportable la corruption existentielle. Car, l’existence (espace de vie, fait de vie, temps, circonstance, décor, activités, cours de la vie, air ambiant…) se corrompt du fait de la monotonie quotidienne. A cet égard, l’existence africaine des années 60, comme en fait cas L’oseille, se trouve usée et rouillée en raison des tares dont se sont rendus coupables les premiers hommes d’Etat africains ; ils entretiennent une clique de gens, fauteurs d’actes éhontés, au détriment de la dignité sociale du grand peuple. Pire, ils sont enclins à l’extinction de la survie humaine ; ils sont responsables de la massification du chômage, indolents à la précarité des infrastructures, fussent-elles régaliennes, ils sont réfractaires aux préceptes démocratiques…

Le changement de cadre évoqué, consubstantiellement à l’idée d’évasion, prend la forme d’une dynamique plurielle, d’un cadre physique à un autre cadre physique réellement foulé ou simplement pensé, de la déconnexion d’un cadre physique à la navigation dans un univers de lecture, de l’échappée d’un cadre physique décevant à la plongée dans un décor imaginaire, onirique ou symbolique. Cette dernière acception de l’évasion est celle du poète de L’oseille. Il la vit à travers trois expédients : l’amour, le chant de la nature, l’exil intérieur.

L’amour a le mystère d’ériger un îlot pour deux sujets s’aimant, les inscrivant, mieux, les isolant dans une sorte d’univers dans l’Univers. C’est ce qui point entre le poète et sa bien-aimée, suspendus dans un monde de déception où les nouveaux dirigeants noirs rendent acide (témoin l’oseille) la vie du peuple :

Amour mon amour je n’ai plus que toi. Toi seul maintenant que je doute de la capacité de l’homme de se débarrasser de son impur, de son négatif (L’oseille/ Les citrons, p.46).

La structure « Amour mon amour je n’ai plus que toi. » est captivante ; le premier « Amour » se comporte comme un nom propre de personne apostrophée. Et sa réédition dans le nominatif possessif « mon amour » inspirerait quelque vertige issu de la croissance d’intimité sentimentale. Le dogme ici c’est que l’intimité sentimentale s’accroît quand le contact avec l’entourage se restreint en raison d’une disgrâce ou d’un déficit d’aisance qui marque ce contact. La restriction grammaticale « je n’ai plus que toi » qui achève la phrase, suivie, comme par insistance, de « Toi seule », témoigne de l’ambiance décrite. Le poète lui-même le confesse, d’une humilité dénotative : maintenant que je doute de la capacité de l’homme de se/ débarrasser de son impur, de son négatif. Les hypostases « son impur », « son négatif » conceptualisent le débat qui, devenant philosophique, ne s’inscrit plus dans des particularités. Les propos du poète, soulignés sont de ceux qu’on tient à une bien-aimée, fidèle, irréductible, inconditionnelle, qu’on a comme legs ou patrimoine lorsqu’on a tout perdu ou qu’on est lâché par tout. Cela justifierait l’effusion romantique du poète, à l’enseigne de l’eros :

Peut-il encore être aimé mon visage

avec des tumeurs de honte

et des brûlures de l’angoisse

Tu l’arraches des mains des autres

O toi amour Madé mon Amour

dans le creux de ton ventre

tu le polis avec la crème de tes seins

pour donner un nom

à mon visage sans visage

un nom l’unique.

Ton pagne se déroule

mes mains s’agrippent

amour toi Mon amour (L’oseille/Les citrons, p.44).

Les scènes bien encodées de l’intimité érotique, portées par l’écriture du poète, tout en lui redonnant sa dignité, le consolent et l’isolent, le mettant comme à l’abri des persécutions outrageantes de son temps. Cette forme d’insularité dont est capable l’amour trouve aussi des traces dans la littérature française. Dans son poème ‘’Lacs’’ extrait des Méditations poétiques, Lamartine écrit : « O Temps ! Suspends ton vol ». Le temps est assimilé à un oiseau portant à califourchon deux amoureux qu’il soustrait à leur jardin d’éden pour les retourner ou les jeter à nouveau dans le grand ensemble du monde rocailleux, puant l’hérésie, presque. Cette poétisation de l’illusion amoureuse par la logique de l’oiseau-temps, est un trait éducateur. Le temps, notion intuitive selon Henri Bergson et Saint Augustin, est reconnu pour son écoulement ou sa fluidité irréversible, inéluctable et irrémédiable. A cet effet, étant l’un des cadres naturels de la Raison, dans une perspective kantienne, le temps s’avère être une marque fondamentale de la finitude du monde. Le temps des espoirs rêvés, placés dans les indépendances fut court, faisant place au temps de la désolation, plus long et interminable, lui.

Le poète ne s’évade pas que par le refuge de l’amour. Il y a que ses sens, bercés par le chant de la nature, fêtent intensément et le soulagent, fût-ce brièvement :

Les forêts les fleuves les rivières _ Savent aussi chanter ces mélodies _ aux odeurs de lumière _ L’oreille du chasseur se fend et saigne _ un moustique agile et malin _ sous le piège de la main ouverte _ n’en cesse de bourdonner (L’oseille/ Les citrons, p.44).

L’absence de la virgule dans l’énumération des éléments de l’écosystème (« Les forêts les fleurs les rivières ») crée une accumulation qui semble interpréter la part d’effort de la nature pour combler le vide que les laideurs des indépendances ont créé dans l’esprit du poète. C’est certainement à ce dessein que concourt aussi l’entremêlement de l’olfactif et du visuel : « Aux odeurs de lumière », « aux couleurs de lumière », pour entretenir quelque survie. La conséquence de cette symphonie à la fois sylvestre et aquatique, c’est cette hyperbole : « L’oreille du chasseur se fend et saigne », révélant la dégradation des sens, à l’échelle du plaisir ressenti.

Pour accomplir le cycle de son évasion, le poète, s’étant amèrement aperçu de l’apathie du peuple meurtri par le régime politique de l’heure, opère un exil intérieur, à la synonymie d’une méditation profonde. C’est l’idée qu’on pourrait se faire en sondant le passage suivant :

Quand

Et où donc se termine le rêve

Est-ce la réalité qui rêve

Ou le rêve qui se réalise (Les signes du silence, p.57).

Une méditation est une réflexion ponctuée d’auto-interrogations. Les termes interrogatifs ‘’Quand’’, ‘’où’’, y offrent leurs services. Le phonème /u/ prononcé deux fois, au vers 2 : « Et où donc se termine le rêve » et au vers4 : « Ou le rêve qui se réalise » attise réflexion ; le premier /u/ est un pronom interrogatif. Le second est plutôt une conjonction de coordination véhiculant une idée de choix. Le premier se combinant au second, produit une interrogation relative à une mise en situation de choix entre deux options éventuelles, s’excluant l’une l’autre. Le principe est qu’on ne saurait rêver et être éveillé synchroniquement ; soit qu’on rêve, donc, qu’on est dans l’irréel, soit qu’on vit la réalité. C’est que le poète, par le biais d’un croisement chiasmatique, se demande si rêve et réalité sont associables ou s’ils sont naturellement dissociés. La double occurrence du phonème /u/, dans ce contexte, semble contraindre à l’alternative entre deux éventualités non compatibles, intellectuellement s’entend. Ce faisant, il médite le sort du peuple. Car, la brulante réalité en cours, même si elle ressemble à un rêve acide parce qu’inespérée du peuple, ce dernier se doit tout de même de recouvrer ses sens pour prendre des initiatives et éviter de subir la fatalité proposée. C’est ce qui explique, dans L’oseille/Les citrons, la récurrence de la question Qui osera ?, fondamentale, du reste, et constituant une porte par laquelle le poète, réalisant les limites du rêve, revient de son évasion.

  1. L’AUDACE

Un régime dictatorial et totalitaire, comme c’est le cas des années 60 africaines, est généralement oppressif. Lui porter la contradiction serait une forme de mise en péril de sa quiétude et même de sa vie. Le faire relèverait d’un héroïsme, à l’orée du tragique. De toute l’histoire littéraire, Antigone est le symbole de l’audace. Voici un extrait de l’œuvre éponyme de Sophocle, rapporté par Maxime N’debeka, à l’une des pages préliminaires de L’oseille/Les citrons, juste après la préface :

Faire partie des gens qui ont été capables de dire non.

Le plus grand personnage de l’histoire du monde, n’est-ce pas Antigone.

Créon lui dit :

-De quel droit es-tu venue enterrer tes frères contre

la loi ? Puisque l’un a combattu pour la cité et l’autre, contre elle, il y en avait un qui avait tort.

Antigone répond :

– Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine,

Je suis venue partager l’amour (L’oseille/ Les citrons, p.13).

Certainement, N’debeka s’identifie, lui et toute la race des défavorisés des années 60, à Antigone. Dès cet instant, l’on perçoit le profil d’un héros tragique ; il est intrépide, sachant bien que sa prise de position peut lui coûter la vie. Il va de soit que, affronter ou narguer un régime d’un entrain de la féodalité moyenâgeuse, c’est s’offrir en pâture à son appareil de répression. Assurément, ce qui consolide l’ivresse de son intrépidité, c’est l’amour divin que l’Antigone éprouverait pour sa communauté. Le personnage de Sophocle l’avoue d’ailleurs : « Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, je suis venue pour partager l’amour ». Ainsi, le héros tragique semble devoir son audace à une mission sacerdotale, sous l’instigation des dieux. En ancrant son sort et celui de son peuple dans la tragédie grecque, Maxime N’debeka donne une dimension hautement élitiste au combat envisagé.

Le poème 980000 de L’oseille affiche symboliquement les mobiles de l’audace et, donc, de l’incitation au combat. Il s’établit, au nom de la dialectique, que, dès lors que les intérêts divergent, les camps se constituent et c’est la fracture sociale. La configuration des deux camps, selon la présentation qu’en fait le texte, est d’un manichéisme grossier : d’un côté, 20000 prophètes, camp des opulents, prometteurs et « faiseurs de miracles » ; de l’autre, 980000, camp des défavorisés, de la populace, qui croule sous le poids de l’existence. C’est le règne inflexible de l’infime minorité sur l’écrasante majorité. Les 980000, c’est le camp de l’ensemble des paysans, ouvriers, chômeurs, étudiants « Qui n’ont plus droit qu’à une fraction de vie » (L’oseille, p.26). Et le mal est d’autant révoltant que l’insinue ce paradoxe :

L’usine produit

La terre est fertile

Deux plus deux, c’est bien quatre pourtant (L’oseille, p.26).

On comprend difficilement que l’usine produise, que la terre soit fertile, pendant que la famine et autres formes de disette sévissent. C’est à juste titre que, intellectuellement, s’éjecte l’équation « deux plus deux, c’est bien quatre pourtant ». L’intervention du connecteur logique d’opposition « pourtant » qui ponctue l’équation édictée, montre l’inacceptation de la situation en cours. L’adverbe « bien » précédant « quatre », en soutenant l’inacceptation, sonde la lucidité intellectuelle. C’est la logique déconcertante de « BOUCHE PLEINE VENTRE VIDE » [3]. Les extraits suivants sont la marque de la poétisation tragique et vertigineuse de l’impasse sociale :

De nuit comme de jour

La cheminée de Kinssoundi fume

De nuit comme de jour

Le paysan songe à son champ

L’étudiant est tendu

Vers son diplôme (L’oseille, p.26).

Année après année

Un milliard de plus

Mais pour nous la vie diminue

Les gorges sont des déserts

Les ventres des océans en colère

Les yeux des oubliettes

Les corps des oranges sucées (L’oseille, p.27).

Nous venons des usines

Nous venons des forêts

des campagnes

des rues

Avec des feux dans la gorge

des crampes dans l’estomac

des trous béants dans les yeux

des varices le long du corps

Et des bras durs

Et des mains calleuses

Et des pieds comme du roc (L’oseille/Les citrons, p.26).

Sommairement, on en dénote le caractère aussi interminable qu’infernal du désastre social, comme en témoigne le vers « De nuit comme de jour », répétitif, hantant. C’est cette plèbe en branle bas, qui, à la question forcenée du poète, « Qui osera- Qui osera- Qui osera » (L’oseille, p.26), répond en chœur : « Nous oserons » (L’oseille, p.26), pourfendant ainsi la nef du silence et de la peur, voire la nef du silence peureux, comme le poète lui-même s’en fait le porte-étendard :

J’enfonce un clou dans le cerveau

Le geyser des rêves

Organise les bouquets de fleurs

De fleurs sur la nuque.

La vie bonne à danser

Sa danse bien sûr

Personne n’en doute (Les signes du silence, p.35).

L’expression phrastique « J’enfonce un clou » plus ou moins proche de cette autre : ‘’Crever l’abcès’’ : « Je crève l’abcès », est le cachet de l’audace. Il signifie : Agir vigoureusement, en tout cas, incisivement, dans un certain sens jusque-là non exploré, intouché, inabordé, en raison de quelque mythe ingurgité. L’objectif de cette action audacieuse, c’est le vécu des rêves (« Le Geyser de mes rêves »), cible de « J’enfonce le clou ». Le rêve, expression métaphorique de l’idylle ou du mieux-être, transparaît dans les expressions « bouquets de fleurs », « la vie bonne à danser »…

Les 980000, c’est le groupe des gens désabusés, qui ont résolu, non plus de se faire faire les miracles, mais, très certainement, de faire leurs propres miracles. C’est l’art à l’existentialisme, ainsi que le prônent Jean-Paul Sartre et Karl Marx. Cette nouvelle vision, a priori, est le résultat du dépit amoureux inspiré à la masse par les 20000 prophètes, diseurs de bonne aventure, propagateurs de bonnes nouvelles, prometteurs impénitents. C’est cette frange de la société, bureaucrate, prétentieuse, insolente, démagogue, esbroufant dans la cité, que le poète désigne dérisoirement par « Eux qui ».

Dans la fièvre de la révolution, la détermination du peuple est sans faille :

Mais nous ferons nous-mêmes _ Nos miracles _ Nous ferons nous-mêmes _ Pour nous-mêmes _ nos miracles _ Finis les jours raccourcis _ Nous ne voulons plus de mise à sac _ Plus de castes _ Plus de prophètes _ Plus d’ombres noires _ Plus de couloirs obscurs _ Plus de fonction publique gloutonne (L’oseille, p.27-28).

Ici, le futur simple, en tant que temps de l’indicatif, ne devrait pas être perçu dans le sens d’un projet lointain ou chimérique. Il devrait, de préférence, être perçu dans le sens d’une action imminente, si son cours n’est déjà amorcé. Le futur, ici, est celui d’une action qui, dès qu’elle est entamée, se poursuit jusqu’à obtention de satisfaction, concomitante au pli de l’obstacle.

De l’emploi du futur, le poète passe à celui du futur proche, signe d’un regain ascendant de confiance :

Nous allons briser

tous les murs

Nous allons briser

les couloirs

Où 20000 se terrent

Où les greniers de la terre

Regorgent de tout notre riz

de toutes nos pommes de terre

de tout notre sucre

de tout notre tabac

de tous nos tissus

de toute notre vie (L’oseille, p.28).

Le sens, donc, de la lutte du peuple, c’est d’en découdre avec ses dirigeants politiques corrompus, à l’effet de leur arracher ses biens confisqués : « notre riz », « nos pommes de terre », « tout notre sucre », « tout notre tabac », « tous nos tissus »… Et ce, au mépris de la peur, de la prison et même de la mort.

Evoluant, le poète et son peuple transcendent l’acquisition de la confiance et acquièrent de l’autorité, témoin le bond du futur proche de l’indicatif à l’impératif présent et le présent de l’indicatif, expression de la certitude de la victoire :

Venez, venez vous tous

Paysans ouvriers

Chômeurs étudiants

La terre est pour nous

20000 s’en sont emparés

Mais nos têtes rasées

enfumées

calcinées

Saisissent tout de même

Aujourd’hui les mathématiques

Un million moins 20000

Nous sommes 980000

Nous sommes les plus forts

Arrachons notre part (L’oseille, p.28).

Il est certain que l’audace, surtout quand elle est irréductible, elle confère de l’autorité. Visiblement, ce qui conforte cette victoire, c’est le droit : « La terre est pour nous », « Arrachons notre part », c’est aussi la loi du nombre : « Nous sommes 980000/Nous sommes les plus forts ». L’union, dit-on, fait la force. Cette maxime est nécessairement celle de la démocratie qu’assassinent injustement les 20000.

D’autre part, si Créon, concentré du pouvoir politique, représente les 20000, il apparaîtrait hypothétique qu’Antigone représente les 980000. Objectivement, les changements peu significatifs de la réalité politique en Afrique fait constater qu’ils sont peu nombreux les gens qui osent. En Afrique, peut-être, mais dans le monde, en général. A la vérité, tout porterait à faire croire qu’ « Antigone, cet être qui les incarne ne peut appartenir qu’à l’univers de la fiction et n’être par conséquent qu’un symbole, un idéal vers lequel l’on doit tendre » [4].

CONCLUSION

L’oseille/Les citrons est un pouls sonore de la poésie des indépendances africaines. Maxime N’debeka, militant marxiste, ayant étudié en Union soviétique et flirté avec la Chine populaire, vit, à travers le cycle que constitue ses trois œuvres, un atavisme évident. De ce fait, il est aventureux d’aborder l’une de ses trois œuvres sans établir une connexion logique ou faire allusion à l’une des deux autres ou aux deux autres à la fois. Sous le rapport de Soleils neufs, le poète est illusionniste comme tout Africain qui ne rêve que du bien de son martyr de continent ; à l’étape de L’oseille/Les citrons, le poète, maillon de sa société, est outré et désabusé, à l’échelle des disparités, du désordre et de la misère qu’il doit endurer. Les signes du silence, bouclant la trilogie initiée, évoque une Afrique en pleine méditation sur son sort. De façon réaliste, si le cycle littéraire synoptiquement décrit devrait se réduire en un tout unique, la tendance serait au dégoût dont L’oseille/Les citrons est l’identité représentative. Bref, Maxime N’debeka, poète d’Afrique centrale, du Congo Brazzaville, est le poète de L’Oseille/Les citrons. Il y reverse, au profit de son peuple, son expérience politique, littéraire et intellectuelle.

L’oseille/Les citrons, œuvre hautement philosophique, retrace la vie de Maxime, héros et héraut de son peuple abruti. Les espoirs qu’il a nourris, lui et son peuple, à l’unisson, son séjour en prison en 1973, le soutien de sa femme, amour fidèle pendant son séjour carcéral, l’apathie de son peuple souffrant, déteignent idéellement sur la verve poétique de L’oseille, scrutés à l’issue d’un discernement né du décodage des formes de ce recueil essentiellement écrit en prison. Les propos suivants de N’debeka, recueillis par une revue littéraire du Congo, résument ouvertement ce qui hante l’écriture de ce poète-philosophe :

Quand l’édifice chancelle, quand on vient à douter des camarades, de ses amis, pour ne pas être pris par le vertige, pour ne pas baisser les bras, pour ne pas se suicider, il faut s’accrocher à quelque choses qui tire en avant.

Cette chose a été pour moi l’Amour : ma femme et mes enfants. Ensuite j’ai traduit ce que j’ai vu en eux : la femme n’est plus la femme, (Mélanges, revue littéraire du Département de Lettres modernes de l’Université Marien N’gouabi de Brazzaville, cité par Amoa, Urbain, op.cit, p.79).

Il renchérit ainsi : « La femme pour nous tous qui avons été en prison c’est l’Amour, l’Amie qui est restée fidèle envers et contre tout » (Mélanges, cité par Amoa Urbain op. cit., p.79.

En s’appuyant sur ces acquis, on peut affirmer que le fondement de la poésie de Maxime N’debeka, c’est la femme, matérialisation de l’amour dans toutes ses déclinaisons.

Conceptuellement, l’amour est certainement la force spirituelle qui alimente l’écriture du poète, militant social avéré.

BIBLIOGRAPHIE

HAMA, Boubou, Les grands problèmes de l’Afrique des indépendances, Paris, P.J Oswald, 1974.

MATESO, Locha, Anthologie de la poésie d’Afrique noire d’expression française, Paris, Hatier, 1987.

-La littérature africaine et sa critique, Paris, ACCT-Khartala, 1986.

MOLINO, Jean, Vers et figures, Paris, P.U.F, 1982.

MOREAU, Pierre, La tradition française du poème en prose avant Baudelaire, archives de Lettres Modernes, n° 19/20, 1959.

N’DEBEKA, Maxime, Soleils neufs, Yaoundé, CLE, 1969.

-L’oseille/Les citrons, Paris, P.J. Oswald, 1975.

-Les signes du silence, Paris, Saint des prés, 1978.

NIAMKEY-KOFFI, Les images éclatées de la dialectique, Abidjan, P.U.C.I, 1996.

RACHET, Guy, La tragédie grecque, Paris, Payot, 1973.

[1] Université de Bouaké, Côte d’Ivoire

[2] Refrain de la chanson d’un groupe de musiciens congolais, ayant accompagné l’euphorie des indépendances dans les années 60.

[3] Ce vers est de Parulies rebelles (p.14) notre premier écrit artistique édité par L’Harmattan en 2007.

[4] AMOA, Urbain, Poétique de la poésie des tambours, Paris, L’Harmattan, 2002, p.74.